1Les quatre espèces de Juniperus L. du Maroc figurent dans la flore et la végétation du bassin de la Moulouya. Par ordre d'importance quant à leur fréquence, ce sont : J. phoenicea L., J. oxycedrus L, J. communis L et J. thurifera L. Mais seul le genévrier commun est spécifique au domaine moulouyen : en dehors de ce territoire, il fait pratiquement défaut. Juniperus communis étant très rare au Maroc, il n'est pas douteux que les stations recensées ici figurent parmi celles du pays qui en sont les plus riches.
2Juniperus communis est une Cupressacée largement distribuée à travers les régions holarctiques, des plaines scandinaves aux steppes alticoles marocaines. Plante cosmopolite et inégalement répartie, il est très polymorphe et présente des formes différentes selon le climat. Des sous-espèces, des variétés et des écotypes ont été reconnus (R.P. ADAMS, 2014).
3Ce taxon, avant tout médio-européen, assez fréquent, se trouve au Maroc en extrême limite méridionale de son aire de répartition. Bien que rare et ne constituant presque jamais l'élément dominant de groupements végétaux, le genévrier commun revêt un intérêt considérable dans le bassin de la Moulouya. En certains endroits, il marque la physionomie du paysage, essentiellement le long des plus hauts massifs dominant le couloir moulouyen. Il y représente un élément relictuel, tout à fait résiduel, occupant une niche écologique particulière, plus hygrophile que l'environnement immédiat, à la faveur de compensations hydriques de diverses origines. En limite extrême de son aire, les conditions d'exposition, d'ensoleillement et d'humidité, jouent un rôle sélectif important. Un relief particulièrement tourmenté s'accompagne d'une grande diversité des stations et le jeu des compensations entre latitude et altitude n'est nulle part ailleurs plus net.
4Il ne fait guère de doute que la forte disjonction actuelle des stations de genévrier commun est due à la rétraction progressive de l'aire d'extension de l'espèce, la raréfaction frappant en premier lieu les régions marginales.
5Rare et aux individus peu développés, Juniperus communis est longtemps resté méconnu au Maroc. La découverte récente de ce ligneux, pourtant assez facile à identifier, dans certains secteurs des massifs bordant le bassin de la Moulouya (djebels Tadrart et Bou Nacer ‒ Fig. 1) est une nouvelle preuve de l'adaptation dont il est capable (M. RHANEM, 2016).
Figure 1 - Localisation des massifs constituant les derniers refuges majeurs de genévrier commun sur le pourtour de la haute et moyenne Moulouya en extrême limite méridionale de son aire périméditerranéenne.
Les points bleus signalent les postes pluviométriques cités dans le texte (Ab : Aghbala ; Ag : Agoudim ; As : Assaka ; Id : Idikel ; In : Iganzar N'Oufounass ; Mk : Mitkane).
Source : image Google Earth.
6Cependant, depuis maintenant quelques années, nous avons entrepris des recherches sur ce taxon au Maroc (cartographie, étude des groupements végétaux, identification des facteurs de structuration et de distribution). Nous avons en outre abordé quelques problèmes relatifs aux aspects génético-taxonomique et biogéographique des localités à genévrier récemment découvertes (R.P. ADAMS et al., 2015 ; M. RHANEM, 2016).
7Si le recueil des données sur le terrain a rapidement progressé en ce qui concerne la localisation des principales stations à genévrier commun, il n'en a pas été de même pour les formes de croissance de ce taxon.
8Nous avons donc poursuivi l'étude, en nous préoccupant surtout de l'aspect physionomique. À voir les touffes de genévrier commun se cramponner aux pentes de reliefs aussi abrupts que les djebels Bou Nacer, Amkaidou, Tadrart et Maasker, on mesure son extraordinaire capacité à profiter des ressources disponibles et à résister aux contraintes du milieu.
9D'une manière générale, les formes des plantes dans la nature sont faites pour optimiser leur intégration dans le milieu et favoriser la photosynthèse (H.S. HORN, 1971 ; P.S. STEVENS, 1971 ; W. TRANQUILLINI, 1979 ; E.O. BOX, 2016). Il n'est pas rare, pour une même plante, de distinguer différentes formes de croissance en fonction des conditions stationnelles. Il devient dès lors intéressant de noter, en complément du type biologique de la plante, la forme de croissance observée, qui résulte des conditions locales du milieu. L'information sur la forme permet de distinguer des morphotypes dont la biologie n'est convergente qu'en apparence. Même s'il n'est pas d'une grande précision, cet outil est suffisant pour déterminer, à partir de simples observations de terrain, comment l'essence est adaptée aux conditions écologiques d'un site particulier. Il s'agit donc d'un moyen efficace, non seulement pour décrire une espèce, mais aussi comme révélateur de son fonctionnement.
10Des systèmes variés classant chaque plante entière en fonction de sa morphologie ont été proposés (S.A. CAIN, 1956). Certains reposent sur des caractères purement descriptifs (L.A. KENOYER, 1929 ; G.E. DU RIETZ, 1931), la classification la plus aboutie étant celle de C. RAUNKIÆR (1901). Depuis, d'autres approches ont amélioré ce système en y incorporant des informations d'ordre écologique (A. ELLENBERG et D. MUELLER-DOMBOIS, 1965/1966) ou ontogénique (F. HALLÉ et R.A.A. OLDEMAN, 1970).
11D'autres morphologistes ont plutôt cherché la signification fonctionnelle des caractères eux-mêmes. Certaines de ces recherches n'ont considéré que quelques éléments, tels que les feuilles, qui traduiraient l'état de santé de la plante et les conditions de son environnement (M.J.A. WERGER et G.A. ELLENBROEK, 1978 ; T. GIVNISH, 1979). Cette approche descriptive est également utilisée pour les caractérisations physionomiques de la végétation (P. DANSEREAU et J. ARROS, 1959). L'observation de caractères spécifiques encore plus nombreux (y compris morphologiques, phénologiques et physiologiques) peut définir des formes de croissance reflétant plus précisément l'adaptation aux facteurs environnementaux (F. ROMANE, 1987 ; G. ORSHAN et al., 1989 ; C. FLORET et al., 1990).
12Pour nos recherches, l'attention a été portée uniquement à la forme générale externe, sans se soucier de la géométrie interne, inaccessible en raison de la compacité des touffes. Cette silhouette générale doit bien sûr être vue comme la combinaison de tous les éléments de la plante (branches grosses ou fines, consistance foliaire, groupe de feuilles). À partir de cette analyse, il est possible de distinguer différentes physionomies et de les confronter aux conditions du milieu.
13Le présent article n'a pas pour objectif de tout expliquer de la répartition spatiale actuelle du genévrier commun sur le terrain d'étude. Il vise seulement à mieux faire connaître ses formes d'adaptation. L'approfondissement des connaissances morphologiques est, en effet, un des éléments à prendre en compte pour définir un mode de gestion qui préserve ce taxon et maintienne sa diversité génétique.
14Le terrain d'étude appartient au haut et moyen bassin de la Moulouya, qui présente un vaste ensemble de plaines et de plateaux que dominent les montagnes du Moyen Atlas et surtout du Haut Atlas de Midelt. Ce dernier, de direction moyenne N60-70° à l'ouest et N80-90° à l'est, constitue l'élément le plus marquant du relief (Fig. 1). En plan, le système atlasique présente un découpage déterminé par les plis des roches du Jurassique, constituées de calcaires compacts en gros bancs, parfois dolomitiques, encadrant les bassins mio-pliocènes de la haute et moyenne Moulouya, dont ils sont séparés par des marno-calcaires schisteux en contrebas des reliefs.
15L'aire d'étude est centrée sur les secteurs où s'observent les populations les plus nombreuses de genévrier commun. Il s'agit du nord au sud :
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du versant oriental de l'amphithéâtre d'Atchana qui, à l'ouest de Tirnest, échancre profondément l'adret du djebel Bou Nacer, massif le plus élevé du Moyen Atlas (3326 m) ;
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de la totalité du versant nord du djebel Amkaidou (3411 m) ;
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du tronçon centre-occidental de l'ubac du djebel Tadrart (3490 m) ;
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et de la partie orientale de l'ubac du djebel Maasker (3277 m).
16En dehors du bassin de la Moulouya, le djebel Tichchoukt n'abrite qu'une petite population et le genévrier commun a été signalé sur le djebel Bou Iblane (P. QUÉZEL et al., 1992), mais nous ne l'y avons pas retrouvé.
17Les massifs constituent des unités orographiques bien délimitées, car bordées de dépressions. Les lignes de faîte se maintiennent constamment au-dessus de 3000 m. Orientées NE-SO, elles se dressent en rempart face aux vents humides d'ouest, créant ainsi des fronts de condensation de l'humidité atmosphérique. Les précipitations sont donc abondantes, notamment sous forme de neige, ce qui contraste avec l'aridité marquée de la plaine de la Moulouya (Photos 1 et 2).
Photo 1 - Aspect général de la face nord du djebel Amkaidou. [Cliché : M. RHANEM, 5 février 2014]
Cette vue illustre les rapports entre la topographie et l'enneigement. Sur les pentes surplombant vers l'ouest la ville de Midelt, le genévrier commun se réfugie dans les niches de nivation où ses colonies ne voient le soleil que quelques semaines par an. C'est là qu'il abonde et qu'il est le plus performant.
Photo 2 - Vue panoramique du versant nord du djebel Maasker, qui forme une muraille au sud de Tounfite. [Cliché : M. RHANEM, 9 mars 2015]
Un tel relief est propice à une forte nivation, surtout en contrebas de l'escarpement calcaire sommital. Au premier plan, les pentes sur marno-calcaires schisteux supportent une formation sèche et très clairsemée à Juniperus phoenicea L. Vue prise à droite de la route qui mène vers Tounfite, à l'altitude de 2000 m.
18Les pentes raides de ces hauts massifs calcaires sont tapissées d'éboulis qui subissent de fréquents rajeunissements. Les conditions sont défavorables à la pédogenèse et les maigres sols subissent une érosion active sous la violence des précipitations orageuses.
19L'interaction des caractéristiques édaphiques et climatiques, spatialement variable en haute montagne calcaire, est à l'origine d'un large éventail de situations. En limite de l'aire locale de répartition du genévrier commun, les actions combinées des conditions stationnelles, qui peuvent agir dans le même sens ou de manière opposée, déterminent une multitude de microbiotopes plus ou moins favorables. Cela concourt à donner au genévrier un grand nombre de formes qui sont encore peu connues.
20Cette diversité se vérifie dans tout le secteur montagneux prospecté entre les localités de Tounfite et d'Outat-El-Haj (voir Fig. 1) où le genévrier commun s'est maintenu à la limite extrême de ses possibilités de développement naturel. Il montre là de remarquables adaptations à la vie sur les éboulis et dans les fissures de rochers qui, localement, lui permettent d'échapper à la concurrence d'autres espèces.
21Bien que ces hautes montagnes aient toutes leurs spécificités, elles n'en présentent pas moins de remarquables analogies, pour le relief comme pour le climat. De plus, elles ont en commun une grande extension de l'étage oroméditerranéen dans lequel s'inscrivent les populations majeures de genévrier commun, mais dont l'apparition est strictement limitée aux têtes de vallon à forte déclivité, tapissées d'éboulis, qui jalonnent sa partie juxta-sommitale.
22Le long de ces vallons, comme des secteurs qui les séparent, se succèdent, selon une toposéquence altitudinale, un certain nombre de groupements végétaux, depuis l'étage de haute montagne jusqu'au contact avec les piémonts.
23À l'échelle du versant, où les traits de la végétation sont surtout modifiés par l'altitude, nous avons adopté une méthode multifactorielle de caractérisation des types stationnels, combinant à la fois l'analyse phytosociologique et l'analyse des autres facteurs écologiques. Cette méthode, rapide et efficace, met l'accent sur les facteurs écologiques pouvant influencer directement les variations du couvert végétal. Dans cette optique, des transects, choisis pour être représentatifs de la diversité des situations, ont été levés, deux par massif. Chaque ligne, orientée dans le sens de la plus grande pente, joint un point culminant (vers 3100 m d'altitude) à un point bas du versant (à 2000 m environ).
24Mais pour mieux définir la place du genévrier sur le territoire et préciser les caractéristiques stationnelles des peuplements, nous avons également levé, dans chacun des massifs, cinq transects dans des couloirs d'éboulis, donc perpendiculairement à la pente générale du relief.
25Le long de chaque transect, un inventaire de la végétation, mais aussi du milieu, a été réalisé à tout changement notable de sa physionomie. La composition floristique a été notée, en nommant toutes les espèces selon la nomenclature de La flore pratique du Maroc (M. FENNANE et al., 1999, 2007, 2014). À chaque espèce a été affecté le coefficient d'abondance-dominance de la phytosociologie classique (M. GUINOCHET, 1973 ; V. WESTHOFF et E. VAN DER MAAREL et al., 1978).
26Ces approches ont pour objectif de déceler le rôle des facteurs de l'environnement, qu'ils soient biotiques ou abiotiques, sur la croissance du genévrier commun et donc aussi de mieux saisir les exigences de ce dernier par rapport au milieu.
27En haute montagne, là où se trouvent justement confinées les colonies de genévrier commun, non seulement peu d'espèces peuvent vivre, mais encore, parmi elles, très peu ont assez de plasticité pour couvrir toute la gamme des variations écologiques. Il en découle un cortège floristique différentiel très réduit, mais qui n'en constitue pas moins un indicateur de premier ordre au point de vue écologique. À ce niveau, les unités de végétation n'ont été distinguées que par la seule abondance (sans prendre en compte la dominance).
28Quoi qu'il en soit, nous ne prétendons pas nous être livrés à une étude floristique complète des différents groupements végétaux. Les relevés, bien qu'effectués à trois saisons (printemps, été, automne), ne rendent compte que partiellement de la richesse floristique du milieu. D'autre part, l'abroutissement souvent très important des hémicryptophytes a rendu la détermination de certaines de ces espèces assez difficile. La principale source d'information a donc été l'observation des espèces ligneuses.
29En ce qui concerne les descripteurs écologiques, l'hypothèse retenue est que la végétation s'ordonne suivant deux gradients, la température et l'enneigement, qui dépendent surtout de l'altitude, de l'ensoleillement et de l'exposition au vent.
30Pour l'étude des facteurs climatiques, les seules données chiffrées sont celles de stations de moyenne altitude voisines du djebel Maasker (voir Fig. 1). Pour esquisser une ébauche d'analyse climatique, nous en sommes donc réduit à formuler des hypothèses.
31En l'absence, en altitude, d'un vrai sol au sens pédologique du terme, les conditions édaphiques dépendent de la roche mère et des dépôts de pente. Le substrat a été classé selon la fissuration et la fragmentation : banc calcaire compact, banc diaclasé et banc concassé. Les éboulis ont été distingués par la taille des éléments, leur plus ou moins grande mobilité et leur richesse apparente en terre fine.
32Chaque nouvelle forme rencontrée a été caractérisée par les paramètres suivants : altitude, pente, exposition au soleil et/ou au vent, aspect du contour, étalement plus ou moins large de la ramure rampante à la surface du sol et hauteur des touffes, longueur des entre-nœuds, densité du feuillage, degré de ramification et orientation des axes. Enfin, la répartition de la masse foliaire a été appréciée par la présence de rameaux en brosse (feuilles agglomérées en paquet dans la périphérie supérieure du houppier), de fenêtres (trouée dans le houppier laissant voir une tâche de sol) ou au contraire d'un houppier feuillé opaque ne laissant quasiment pas voir le sol à travers.
33Les quatre chaînons constituent les pôles les plus humides du bassin versant de la Moulouya.
34Les précipitations diminuent d'ouest en est : précipitations annuelles moyennes de 650 mm à Aghbala (à 1800 m d'altitude) et 520 mm à Idikel (2030 m) à l'ouest, 349 mm à Iganzar N'Oufounass (1855 m) et 450 mm à Mitkane (1937 m) plus à l'est. Cette décroissance résulte de l'épuisement des vents pluvieux dominants soufflant d'ouest. Elle se traduit par une élévation de la limite inférieure du cèdre vers l'est.
35Au centre, la cuvette de Tounfite, à l'abri du chaînon d'Amalou n'Aït Ali ou Brahim, reçoit des précipitations annuelles moyennes de 350 mm à 1940 m d'altitude. Elle porte des peuplements clairsemés de Juniperus phoenicea L., xérophiles et thermophiles, avec présence ça et là de cèdres nains. Le flanc sud du djebel Maasker est encore beaucoup plus sec : 240 mm à Agoudim (1900 m). Ce déficit accusé atteint toutes les vallées, surtout les plus profondes, protégées des vents pluvieux par de très hauts versants. Cet effet d'abri est en outre responsable, dans les secteurs en contrebas du mur de foehn, sur les adrets, de températures plus clémentes que l'altitude le laisserait envisager.
36La tendance générale à la diminution vers l'est de l'influence océanique se trouve toutefois nuancée sur les massifs par les effets de l'altitude, qui se manifestent sur les températures, la pluviosité et l'enneigement. En l'absence de données climatologiques, la connaissance des conditions climatiques relève d'observations empiriques.
37Pour le djebel Maasker, par exemple, les connaissances peuvent être ainsi résumées :
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Les précipitations neigeuses débutent vers 1800 m d'altitude. Les premières neiges tombent en novembre, mais sont très faibles. Les fortes chutes se produisent de janvier à mars, et parfois jusqu'en avril. L'enneigement dure parfois jusqu'à la fin mai, en raison de la faible insolation et des basses températures.
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À partir de 2000 m, la neige persiste au moins 120 jours par an, car les chutes de neige représentent dès lors plus des 2/3 des précipitations. L'épaisseur de la neige augmente avec l'altitude, à raison de 8-10 cm pour 100 m d'élévation. Elle atteint déjà 50 cm à 2500 m d'altitude.
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Quatre mois d'enneigement quasi continu et une épaisseur de 1 à 1,20 m de neige paraissent des valeurs maximales aux alentours de 3000 m d'altitude.
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Le manteau neigeux est réduit précocement sur les escarpements calcaires sommitaux balayés par le vent, mais il subsiste longtemps au cœur des couloirs situés juste au-dessous, où la neige tend au contraire à s'accumuler. L'enneigement dure particulièrement longtemps sur le revers est des dépressions proches des sommets, car ils reçoivent les rayons du soleil le matin, alors qu'il fait frais (M. RHANEM, 2011).
38Ainsi, dans la frange correspondant à l'optimum de développement de Juniperus communis sur la partie orientale de l'ubac du djebel Maasker, entre 2700 et 2900 m d'altitude, les précipitations sont relativement abondantes. Cette bande altitudinale se trouve en outre assez souvent noyée dans les brumes, alors que les pentes des niveaux inférieurs sont dégagées, en particulier pendant la saison chaude et sèche. À ce moment, à chaque arrivée d'air humide océanique, les températures sont suffisamment élevées pour empêcher les condensations et les précipitations sur les basses pentes, mais pas sur le haut-versant, du moins pendant la nuit et au lever du jour.
39Ces considérations sur les précipitations concordent assez bien avec la carte des isohyètes annuelles établie par H. GAUSSEN et al. (1958), pour lesquels la partie sommitale de l'ubac du djebel Maasker se situe dans la tranche 900-1200 mm. Il est néanmoins raisonnable de penser que les stations à plus de 3000 m reçoivent plus d'un mètre d'eau/an et probablement jusqu'à 1300 ou 1400 mm. Cette abondance des précipitations neigeuses a par ailleurs pour corollaire une moyenne thermique très basse, avec des températures presque toujours négatives en hiver. Mais, faute de stations de mesure, il est impossible de percevoir des nuances autrement qu'à travers les témoignages de processus géomorphologiques (l'abondance des éboulis est à cet égard hautement révélatrice des rigueurs de l'hiver, avec ses gelées rudes et prolongées, particulièrement aux fortes altitudes où les froids actuels sont assez puissants pour induire de la cryoclastie) et de la végétation (étagement, recouvrement).
40Concernant les températures, nous avons retenu comme base d'estimation les données recueillies à Assaka (L. EMBERGER, 1939), au pied de l'extrémité occidentale du djebel Maasker. Les valeurs calculées (Tab. I) montrent, en première approximation, que les limites altitudinales supérieure et inférieure de la zone optimale de Juniperus communis reconnues sur le terrain, coïncident avec les valeurs moyennes des minimas du mois le plus froid (m) sensu EMBERGER (1971) comprises entre -9,3 et -8,3°C, alors que ses limites extrêmes doivent se situer aux alentours de -10,5 et -5,8°C, soit à 3150 et 2200 m d'altitude respectivement.
Tableau I - Moyennes interannuelles des minimas du mois le plus froid (m) estimées pour différentes altitudes sur la base d'un gradient thermique adiabatique de -0,5°C pour 100 m.
41En élargissant l'approche à d'autres paramètres, cinq secteurs écologiques peuvent être distingués sur le versant nord du djebel Maasker (Photo 3) :
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Un haut versant sommital, au-dessus de 2900 m d'altitude, où les pentes sont abruptes (≥ 40°). En dépit de l'abondance des précipitations, neigeuses essentiellement, l'humidité est modérément prononcée, car la neige est emportée par des vents violents. Dans ce secteur où la valeur m définie par EMBERGER avoisine -10°C, les cycles gel-dégel sont certainement quotidiens en automne et au printemps, mais sans doute aussi en hiver sur les arêtes non couvertes de neige. Des éboulis mouvants occupent de larges surfaces. Seul Alyssum spinosum L. arrive à se développer dans des conditions écologiques aussi contraignantes, parfois en association avec Arenaria dyris Humbert qui ne couvre que de très petites espaces.
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Un haut-versant juxta-sommital, entre 2700 et 2900 m d'altitude, aux pentes très fortes, entre 35 et 40°. Le climat local est froid et humide (m = -8,8°C ; P annuelles moyennes = 1100 mm). La fréquence des cycles gel-dégel est élevée, alimentant des éboulis mobiles. Les têtes de vallon, tapissées d'éboulis, forment de grands réceptacles où la neige s'accumule et peut se maintenir longtemps. Sous la couverture d'éboulis, une certaine humidité édaphique persiste en été. Cet étage bénéficie en outre d'un apport d'humidité non négligeable sous la forme de précipitations occultes. Le genévrier commun est ici remarquablement développé, en mosaïque avec Cotoneaster nummularia.
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Un mi-versant supérieur, entre 2700 et 2550 m d'altitude. Les pentes sont fortes, mais ne dépassent pas 30°. Ce niveau est légèrement moins froid (m sensu EMBERGER de l'ordre de -7,8°C) et moins humide (900 mm de pluie/an) que le précédent. Les éboulis sont beaucoup moins présents, peu mobiles et constitués surtout d'éclats de faibles dimensions. La terre fine apparaît à la surface en maints endroits. Le genévrier commun, qui n'a pas ici de rôle colonisateur, cède la place à Arenaria pungens.
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Un mi-versant inférieur, à des altitudes comprises entre 2550 et 2400 m. Les précipitations annuelles moyennes sont de l'ordre 700 mm et la moyenne interannuelle des minima du mois le plus froid de -7°C environ. On n'y trouve plus d'éboulis, mais une formation superficielle mélangeant des gravillons à de la terre fine. Les fonds de vallon, aux sols de type brun forestier, portent fréquemment des cédraies à Cedrus libani A. Richard relativement bien venantes (Photo 4). Ailleurs, les cédraies ont presque totalement disparu, les meilleures terres ayant été converties à la céréaliculture.
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Un bas-versant, entre 2400 à 2200 m d'altitude. Les pentes restent fortes (environ 30°). Les affleurements sont constitués de marno-calcaires dont la désagrégation libère des gravillons et des éléments fins. Les précipitations annuelles moyennes sont comprises entre 500 et 600 mm et la valeur de m est proche de -5,3°C. Toutes ces conditions concourent au développement de peuplements hétérogènes et clairsemés, à base de Quercus ilex L. et Juniperus phoenicea L.
Photo 3 - Ubac oriental du djebel Maasker. [cliché : M. RHANEM, 9 mars 2016]
Photo 4 - Limite aval des éboulis portant des touffes de genévrier commun avec passage à une cédraie dans un vallon du djebel Maasker. [cliché : M. RHANEM, 10 avril 2015]
42Dans les portions les plus élevées des hauts massifs montagneux étudiés, où règnent des conditions particulièrement sévères, les rameaux tortueux de genévrier commun, aux extrémités redressées, sont toujours maintenus nains, quasiment au ras du sol, rampant sur les pentes raides des versants. Il n'est donc pas ici une phanérophyte. On serait tenté de le classer parmi les chaméphytes, mais l'existence d'un tronc affirmé, bien que relativement court et généralement en grande partie masqué par un feuillage dense, permet de le ranger dans les nanophanérophytes.
43Sur les pentes enneigées, le genévrier commun plie à sa base dans sa jeunesse, courbant son pied vers l'aval. Mais cette dissymétrie est en outre accentuée par un développement inégal des bourgeons, seuls ceux de l'aval donnant naissance à de nouveaux organes (rameaux, feuilles, galbules). Se dessinent ainsi les traits communs à tous les halliers des montagnes de l'Atlas.
44Dans ces milieux à fortes contraintes, il se produit constamment une inhibition ou destruction du bourgeon terminal qui accompagne la naissance de cimes secondaires. Il en résulte un port nain, pour lequel le seul développement volumique possible est latéral, ce qui constitue le trait majeur de sa morphologie. Le glissement progressif, par gravité, de la neige compactée, combiné à la reptation des éboulis mobiles, entraîne très souvent la déformation des axes ligneux, de sorte que les branches ne soient pas écrasées sous le poids de la neige. De nombreuses branches plus ou moins longuement rampantes, plus ou moins serrées et bien fournies en feuilles aciculaires, s'étalent en direction de l'aval, avant de se redresser les unes contre les autres, toutes à la même hauteur. Ce lacis de tiges rampantes, d'abord couchées puis légèrement redressées, est très efficace contre le glissement de la neige. Ce dispositif permet aussi au genévrier commun de fixer les éboulis par le réseau de ses branchages et de résister à la descente du matériel minéral en divisant le flux et en le déviant latéralement.
45Sous l'abondant et épais feuillage des touffes de genévrier commun, le sol s'épaissit en surface, par suite de l'accumulation de litière et de terre fine piégée. Le stade ultime de cette évolution est la formation d'une butte proéminente (Photo 5). Au sein de ce microrelief saillant, le genévrier, grâce à sa longévité, à son haut potentiel de production de litière et au piégeage de poussières minérales, engendre son propre "sol" et s'affranchit peu à peu totalement de la roche carbonatée sous-jacente. La matière organique évolue lentement vers un xéromor acide, brun à très noir (selon le degré d'ouverture de la butte), reposant directement sur la dalle calcaire plus ou moins lapiazée. Sous l'abondant et épais feuillage, un microclimat peut se créer : humidité de l'air plus élevée, lumière fortement atténuée, température régularisée (ce qui permet d'échapper aux chocs thermiques), déplacement de l'air par le vent annihilé, transpiration réduite (notamment par grand vent et par forte chaleur).
Photo 5 - Butte exhaussée de genévrier commun sur une surface légèrement inclinée en milieu forestier (cédraie). [cliché : Mustapha RHANEM, 2 août 2016]
La station se trouve sur une crête en face nord du djebel Bou Nacer, à 2400 m d'altitude, où la neige est constamment enlevée par le vent. La butte se compose d'une touffe isolée et bas-branchue édifiée sur un petit monticule organique mêlée de terre fine. Les averses violentes d'été entraînent peu à peu le sol de cette butte. Le vent violent d'ouest qui souffle à ce niveau accentue aussi l'érosion.
46Ces buttes constituent des micro-milieux beaucoup plus favorables au développement du genévrier que le climat des stations où il se rencontre. Mais d'autres espèces sylvatiques, laurifoliées ou caducifoliées, inhabituelles à pareille altitude, en profitent et se développent électivement à l'intérieur par effet nurserie. C'est en particulier le cas de Daphne laureola L. (Photo 6). Ce taxon appartient au type laurifolié, qui tire son nom du genre Laurus, dont les représentants, souvent sempervirents et hygrophile, à feuilles larges, colonisent surtout les régions subtropicales à climat assez humide et sans grands froids hivernaux.
Photo 6 - Hallier de micromorphes de genévrier commun ramassés en coussinet plus ou moins globuleux et serrés les uns contre les autres. [cliché : Mustapha RHANEM, 9 mai 2015]
La photo a été prise sur l'ubac du djebel Maasker, à 2700 m d'altitude. Le hallier de genévrier est visible au second plan, derrière des touffes de Daphne laureola (premier plan). Les coussinets atteignent de 1 à 1,2 m de diamètre et de hauteur. Au fond, quelques cépées de cotonéaster sont repérables à leurs rameaux arqués ou couchés.
47Dans d'autres cas, les buttes de genévrier peuvent être un foyer dynamique pour l'installation et le développement de quelques cèdres (Photo 7). Elles fournissent aux jeunes cèdres une protection quasi inexpugnable face à la dent des caprins, particulièrement au cœur des buttes où ils trouvent de surcroît des conditions microclimatiques et édaphiques plus favorables que dans les zones ouvertes adjacentes.
Photo 7 - Station à découvert de l'écotone supraforestier du djebel Amkaidou, entre 2400 et 2500 m d'altitude. [cliché : Mustapha RHANEM, 31 août 2013]
En dépit de l'effet nurserie induit par les buttes désunies de genévrier commun édifiées sur éboulis, les jeunes plants de cèdre subissent l'action dévastatrice du vent : aspect moribond des tiges multiples qui en émergent. En arrière plan, présence de jeunes pousses de cèdre de l'Atlas à côté de vieux individus en "nid de cigogne" qui les protègent des vents forts d'ouest.
48Par ailleurs, dans ces milieux ventés, si la pression régulière et orientée de la reptation de la neige contribue à donner au genévrier un port strictement rampant proliférant toujours dans le sens de la plus grande pente, les facteurs édaphiques ont également un rôle non négligeable, en particulier la lithologie. Ceux-ci modifient ici les conditions locales du climat dans le sens de l'aridité et influencent en conséquence l'expression synthétique de la physionomie du genévrier, tant verticalement qu'horizontalement (Photo 8). Il importe enfin de préciser que nulle part autant que sur les versants raides et les escarpements rocheux cette dissymétrie ne se présente accentuée et toujours orientée dans le même sens.
Photo 8 - Touffe rupicole rase et disjointe de genévrier commun plaquée contre une dalle conglomératique exposée au vent et aux contrastes thermiques (mi-versant de l'ubac d'Amkaidou entre 2400 et 2500 m d'altitude). [cliché : Mustapha RHANEM, 20 août 2013]
Se comportant ici en chaméphyte, le genévrier déploie, presque à partir du collet, de longs rameaux minces et dissymétriques rampant dans le sens de la plus grande pente. L'aridité édaphique de cette station de l'écotone supra-forestier se double d'une aridité climatique due aux vents forts.
49Le genévrier commun est essentiellement bâti autour de deux types de physionomies bien distincts. Le port aplati se caractérise par un appareil végétatif largement étalé sur la surface du sol, tandis que le type bombé, en fortes touffes, est plus ou moins ramassé. Même si la hauteurs des touffes varie de 20 à 150 cm, chacune d'elles est assez régulière dans son aspect de surface. Leur contour peut néanmoins présenter une symétrie bilatérale, une fausse symétrie axiale ou ne pas être symétrique.
50Ces formes élémentaires sont plus ou moins parfaitement réalisées et des intermédiaires existent. La localisation de l'un ou l'autre de ces morphotypes dépend des conditions stationnelles : affleurement de la roche mère, présence d'éboulis plus ou moins instables, hygrophilie/xérophilie du site et exposition au vent.
51Cette forme rase est la plus fréquente en haute montagne (Photos 8 et 9). Elle est réalisée dans les stations particulièrement exposées aux vents les plus violents, ce qui oblige le genévrier commun à développer ses rameaux au plus près du sol. Le profil dissymétrique est affirmé. Cette disposition permet aussi à la plante de résister à l'écrasement par les neiges lourdes. Une tendance au redressement se manifeste néanmoins aux extrémités raméales, mais elle reste très limitée.
Photo 9 - Halliers rabougris en paillasson de genévriers aux touffes désunies, à 2800 m d'altitude en ubac du djebel Amkaidou. [cliché : Mustapha RHANEM, 16 septembre 2014]
Les genévriers ne sont nulle part aussi largement étendus en nappe que sur ces versants très pentus où ils colonisent des éboulis. Au second plan, au centre du cliché, présence au pied d'un ressaut calcaire d'une petite plage sub-rupicole très dense exposée au sud-est.
52Sur les éboulis, ce port rustique prostré est doté d'un fort pouvoir d'expansion latérale malgré les conditions écologiques contraignantes. Les souches de genévrier, vigoureuses et excentrées, sont longuement étirées dans le sens de la pente. L'ensemble forme des sortes de touffes, souvent lâches, bas-branchues et extrêmement aplaties, qui ne dépassent guère ordinairement 30 à 40 cm de hauteur (Photo 9, au premier plan).
53 En situation d'abri sub-rupicole (Photo 9, au plan moyen), les touffes de genévrier sont strictement limitées par le rocher protecteur du côté au vent, mais elles peuvent s'étendre sous le vent. Les rameaux s'alignent pratiquement à la même hauteur. Dans cet espace très exigu, les branches se resserrent et s'entrelacent davantage en formant une masse, certes moins étendue, mais plus compacte. Ce lacis impénétrable favorise l'interception de l'humidité (précipitations occultes) et réduit l'évapotranspiration.
54Cependant le taux de croissance est réduit, aussi bien pour la longueur que pour la grosseur des rameaux. Cela s'accompagne d'une production très forte de feuilles de petite taille, ce qui rend le feuillage particulièrement dense et épineux, et l'ensemble de l'appareil aérien quasi impénétrable. Si les ramifications semblent ici plus abondantes, c'est que les pousses annuelles sont courtes, nombreuses et très rapprochées. Les branches s'allongent faiblement et se ramifient. Les feuilles aciculaires sont par ailleurs plus fermes avec des pointes très piquantes.
55Contrairement au cas précédent, c'est un micromorphe peu fréquent à l'étage de haute montagne où il n'apparaît que dans des conditions très particulières (voir Photo 6). En revanche, il est fréquent dans les écotones supraforestiers et en milieux forestiers. Les touffes de genévrier, toujours naines et bas branchues, sont densément groupées et imbriquées. La tige principale des genévriers, un peu moins courte que dans le cas du morphotype aplati, est généralement masquée par un feuillage très dense, qui se développe à peu près dans tous les sens. Les rameaux rampants, en revanche, sont plus courts et forment des enchevêtrements inextricables. Juxtaposées et intriquant leurs branches contournées et tortueuses, les touffes constituent ensemble une masse extrêmement dense, de 1 à 1,5 m de hauteur. Les individus situés au centre ont une forme en dôme ou en boule, tandis que ceux positionnés aux marges sont plus petits et plus dissymétriques en raison de leur exposition à des conditions climatiques brutales.
56Sur la photo 10, on peut voir comment le vent déjette les ramifications du genévrier et en régularise en même temps la surface. De cette manière, en effet, la prise au vent est réduite. Les touffes de genévrier situées sur le bord au vent du hallier sont inclinées dans le sens des vents dominants d'ouest qui agissent avec une particulière violence. En surface, leurs rameaux se joignent et les touffes sont imbriquées, formant un véritable paravent ; celui-ci constitue un rempart compact et biseauté perpendiculairement à la direction des vents dominants. Le côté du hallier sous le vent présente une morphologie bien différente (Photo 11).
Photo 10 - Hallier de touffes de genévrier, en dôme surbaissé et incliné à orientation éolienne (ubac du Tadrart à 2450 m d'altitude). [cliché : Mustapha RHANEM, 9 août 2016]
Le front du hallier fait face aux vents d'ouest, à mi-versant sur une pente moyenne.
Photo 11 - Vue de la face opposée, sous le vent, du hallier de la Photo 10. [cliché : Mustapha RHANEM, 9 août 2016]
Par rapport à la face du hallier au vent, les déformations des genévriers sont beaucoup moins fortes. Les rameaux extérieurs ne sont plus déjetés par le vent. Les touffes, plus volumineuses, sont plus ou moins écartées les unes des autres et, surtout, leur surface montre des variations de hauteur. Cependant les sommets plus moins arqués des touffes se maintiennent globalement au même niveau moyen.
57L'extension du hallier se fait dans la direction imposée par les vents d'ouest, perpendiculaires à la pente du versant. Sous le vent, de nouvelles pousses s'ajoutent à l'édifice, mais aucune ne dépasse le niveau général du hallier. Près de la surface, l'aspect des branches indique que leur croissance a été bloquée par des conditions climatiques très dures.
58La hauteur des touffes correspond vraisemblablement à celle de l'enneigement protecteur. Le blocage de la croissance des rameaux vers la surface oblige ceux situés immédiatement au-dessous à s'étendre latéralement (croissance sympodiale). Sur le bord au vent, la masse feuillue dessine un plan incliné sur lequel glisse le vent. Au toit du hallier, les rameaux feuillés forme une voûte presque toujours close, comme taillée au sécateur.
59En revanche, au bord est du hallier (Photo 11), abrité de l'action violente des vents d'ouest, les touffes de genévrier se présentent comme des coussins volumineux et peu déformés. Ils forment des dômes, des cloches ou même des coupoles, qui présentent une belle symétrie, le sommet étant situé à peu près au centre. En fait, sous cette apparente régularité externe, se cache une grande complexité. Chaque touffe est généralement constituée par un pied unique de genévrier dont l'axe, resté très court, bas et ordinairement couché, forme une grosse souche cachée sous la multitude des branches ramifiées au ras du sol. En écartant les rameaux extérieurs, se révèle un fouillis de branches. Si certaines sont grosses, d'autres sont grêles et longues et vont, de côté ou en haut, porter leurs rameaux feuillés à la surface extérieure. Par son port en coussinet et l'allure xérophile du feuillage, le genévrier commun se présente sous la forme de petites nattes de verdure semblables à celles que peuvent également former dans l'étage de haute montagne les xérophytes épineuses.
60Si les halliers précédents se caractérisent par l'homogénéité des déformations subies par les touffes, il n'est pas rare aussi d'observer, au sein d'une même plage, des différences entre les touffes, la surface du hallier décrivant des ondulations. C'est sur le bord immédiat des falaises que ce phénomène est le plus évident (Photo 12).
Photo 12 - Hallier complexe et étagé montrant des variations d'épaisseur sur le versant moulouyen du djebel Nacer, à 2400 m d'altitude, en exposition nord. [cliché : Mustapha RHANEM, 5 août 2016]
À noter les contours sinusoïdaux des extrémités raméales des touffes coalescentes. Cette tendance à croître en décrivant des ondulations est générale pour tous les rameaux. La protection des rameaux contre le poids de la neige est à l'origine des différences d'épaisseur de ce hallier.
61Dans cette station à topographie contrastée, c'est au pied de l'escarpement rocheux que les congères sont les plus épaisses en hiver. Les touffes de la partie médiane du hallier s'abaissent donc au maximum, afin d'éviter le tassement, voire l'écrasement, des branches. La partie proximale, relativement aplatie, est plaquée contre la falaise. La partie distale se trouve en dehors de la zone où s'accumulent les congères. Les ramifications y forment un bourrelet, convexe à l'aval, donnant un port bombé hémisphérique. L'expansion du hallier, tant verticale qu'horizontale, se fait essentiellement vers l'aval.
62Très touffu, le hallier est absolument impénétrable, tant par la densité de sa ramure que par ses feuilles aciculaires. En outre, il est à noter qu'au bas de la falaise, les pousses feuillées sont imbriquées comme les tuiles d'un toit. Cela tient au fait que les rameaux ont tendance à pousser vers l'extérieur et vers le haut. Cette tendance peut s'exprimer lorsque les genévriers sont dans une situation pas trop exposée au vent. Nous allons le voir de façon plus évidente encore avec le morphotype en brosse.
63Parmi les formes qui se distinguent des cas présentés supra, l'une est particulièrement énigmatique, celle d'un hallier multilobé rencontré sur le djebel Tadrart (Photo 13).
Photo 13 - Hallier multilobé de genévrier commun sur le djebel Tadrart, en exposition nord-ouest, vers 2400 m d'altitude. [cliché : Mustapha RHANEM, 16 août 2016]
64Mais, au terme de cette typologie, il faut surtout mentionner le morphotype en brosse. Cette forme de croissance correspond à des pieds isolés de genévrier. La plante n'étant en compétition avec aucun autre individu, de genévrier ou d'une autre espèce, les ramifications sont plus lâches. Il est donc possible d'observer l'architecture à l'intérieur de la touffe.
65Les rameaux sont bien sûr disposés selon la ligne de plus grande pente et ils sont d'autant plus courts qu'ils démarrent près de la souche. Le feuillage est moins épais du côté amont, où se trouve la souche. Les rameaux sont plaqués au sol dans leurs parties âgées (aux longs entre-nœuds), alors que les plus jeunes (aux courts entre-nœuds) sont relevés à leurs parties distales, comme les branches d'un candélabre. Cela est d'autant plus net que l'on s'éloigne de la souche. De plus, partant de divers points, le redressement des ramifications terminales des branches, dénudées sur plusieurs entre-nœuds, s'accompagne de l'édification d'une plus grande densité raméale et d'un feuillage plus dense dont l'aspect général simule celui d'une brosse. Les feuilles sont alors plus souples, longues et aigues, mais moins piquantes.
66Un exemple remarquable de ce morphotype se trouve sur le site de Takhamt-n-Bou-Ifsr, au voisinage immédiat du djebel Amkaidou, en milieu forestier, vers 2300 m d'altitude (Photo 14).
Photo 14 - Morphotype en brosse induit par une déformation dissymétrique de la touffe de genévrier tout entière. [cliché : Mustapha RHANEM, 16 août 2014]
67À la lueur de ces différentes observations, il semble utile d'insister sur le fait que le port nain rampant du genévrier sur le terrain d'étude, lui confère un aspect physionomique assez différent de celui que l'on observe à des latitudes plus élevées.
68Ici comme partout dans son aire d'extension, il présente la capacité de développer sur certains rameaux, proches de la surface du sol, des racines adventives filiformes. Ce phénomène peut se produire sur plusieurs branches basses d'un même pied et donne naissance, probablement par marcottage, à une colonie qui se développe vers l'aval. Cependant les connaissances actuelles ne nous permettent pas de déterminer avec certitude si toutes les halliers de genévrier associant des touffes d'âges différents (Photo 15) sont de vraies colonies ou s'ils proviennent de semis.
Photo 15 - Halliers de genévrier alternant avec de grandes taches de sol nu parsemées de pieds d'Alyssum spinosum (ubac du djebel Amkaidou, entre 2700 et 2900 m d'altitude). [cliché : Mustapha RHANEM, 16 septembre 2014]
Quoique éloignés les uns des autres, les paillassons de genévrier n'en sont pas moins proches par les systèmes racinaires qui se déploient sur une surface considérable. Cette mosaïque tigrée, apparemment désordonnée, est en réalité le reflet d'une juxtaposition de biotopes différents. Les pieds d'Alyssum spinosum se présentent sous la forme de touffes grises.
69Il convient aussi de signaler que le genévrier commun, espèce ornithochore par excellence, produit des galbules charnus, bleuâtres à violet terne. Ils sont consommés par des oiseaux frugivores qui en disséminent les graines. Au cours de leurs déplacements, ces oiseaux restituent des graines intactes et aptes à germer, soit par régurgitation, soit dans leurs excréments. Ce mode de diffusion contribue à renforcer l'aspect tigré très caractéristique des populations de genévrier (Photo 15). Il explique également la présence de semis de Juniperus communis sous les cèdres qui servent de perchoirs privilégiés aux oiseaux.
70Quand ils ne sont pas consommés par les oiseaux, leur poids empêche la dispersion des galbules ailleurs qu'à l'aplomb des porte-graines. De nombreuses "baies" tombent au sol sous le couvert du semencier, ce qui favorise a priori l'accroissement de volume des halliers. Ce mode de diffusion des genévriers n'est pas très efficace et privilégie une régénérescence locale à l'abri de touffes déjà constituées. De plus, l'extension des halliers est freinée par leur croissance unidirectionnelle dans le sens de la pente. Mais c'est la concurrence d'autres espèces qui contribue le plus à ce que les plages de genévriers restent dispersées (Photo 16).
Photo 16 - Coussinets d'Alyssum spinosum et halliers de genévriers communs dans un couloir à l'ubac du djebel Amkaidou. [cliché : Mustapha RHANEM, 16 septembre 2014]
Cette vue prise dans le même secteur que la photo 15 permet de mesurer la plus faible extension de Juniperus communis par rapport à Alyssum spinosum.
71Juniperus communis présente son développement optimal à l'étage oroméditerranéen. Nulle part ailleurs comme ici, il n'est capable de s'imposer visuellement dans les paysages végétaux, même si les xérophytes épineuses sont plus nombreuses et couvrent au total une plus grande superficie.
72Partout sur le terrain d'étude, de l'étage asylvatique de haute montagne jusqu'au milieu forestier, le genévrier commun se présente en plages à contour régulier, plus ou moins distantes, ne formant jamais un tapis continu. Mais du fait de leur visibilité, ces plages confèrent souvent au paysage végétal, une structure en mosaïque.
73Les stations à Juniperus communis de la haute et moyenne Moulouya sont situées essentiellement à l'ubac du Haut Atlas. Les nombreux exemples que nous avons pris sur les djebels Maasker, Amkaidou et Tadrart en sont significatifs. Mais les localités découvertes à l'adret du Moyen Atlas ne sont pas si différentes. Elles se trouvent en effet sur le versant oriental d'une large échancrure qui affecte le djebel Bou Nacer et elles regardent globalement vers l'ouest ou le nord-ouest (Photos 17). Ainsi tous les sites à genévrier commun du bassin moulouyen, outre qu'ils connaissent un fort enneigement, sont soumis à la violence des vents d'ouest.
Photos 17 - Genévrier commun, sur une pente exposée au nord-ouest (a) et au fond d'un vallon regardant vers l'ouest-sud-ouest (b), sur le versant oriental de l'amphithéâtre d'Atchana sur le djebel Bou Nacer. [clichés : Mustapha RHANEM, 5 août 2016]
Outre Juniperus communis, ces clichés montrent : en a, Daphne laureola L. (au tout premier plan) et Alyssum spinosum L. ; en b, Bupleurum spinosum L. (au premier plan) et Artemisia flahaultii Emb. & Maire, espèce endémique du Bou Nacer (derrière l'extrémité du baton).
74Juniperus communis est connu pour se présenter habituellement sous la forme d'une phanérophyte. Pourtant, dans toutes les stations que nous avons prospectées, le genévrier apparaît soit comme une chaméphyte ou, le plus souvent, une nanophanérophyte. Les individus dépassent rarement un mètre de haut et, de surcroît, rampent sur les haut versants fortement inclinés.
75Les micromorphes de genévrier commun rencontrées dans le Moyen et le Haut Atlas témoignent d'une adaptation au milieu montagnard et donc à des contraintes, en particulier climatiques, d'autant plus sélectives que l'altitude est élevée. La couverture neigeuse hivernale, soumise à reptation, et la violence des vents dominants d'ouest imposent à ce genévrier une allure basse, plus large que haute. Subissant la pression de la neige, les branches sont plaquées près du sol. La reptation de la neige ploie les souches vers l'aval et détermine la disposition des rameaux dans le sens de la pente. Le vent, quant à lui, impose la forme des contours des halliers qui ne sont pas en position d'abri.
76Cette essence, strictement orophile dans la région, y manifeste une tendance à s'aplatir, ce qui constitue un fait phytogéographique tout à fait remarquable. Cette tendance se manifeste de manière d'autant plus nette que l'on monte sur les versants. Toutefois, en quelque point que ce soit, ce taxon se présente sous une forme buissonnante, en touffes plus ou moins compactes. Les rameaux, tous plus ou moins nettement déjetés dans le sens de la pente, sont portés à se redresser, mais la forme naine demeure un caractère fixe.
77Les contrastes stationnels déterminent des variantes morphologiques. Mais, pour la plupart, les morphotypes correspondent à un modèle rampant de l'occupation du sol. Il y a donc bien une unité biologique, qui résulte de l'organisation même du genévrier.
78Les morphotypes que nous avons distingués, diffèrent essentiellement par le dessin des contours, en relation avec l'adaptation des modes de croissance aux conditions stationnelles. Ils peuvent donc être considérés, en ce sens, comme des indices écologiques.
79Dans les massifs étudiés, le genévrier commun est présent dans plusieurs entités écobiocénotiques. Les différences entre les micromorphes sont particulièrement accentuées entre l'étage oroméditerranéen et l'étage montagnard méditerranéen. Dans le premier, le genévrier trouve son optimum bioclimatique et acquiert donc son maximum de densité, mais les individus présentent déjà le plus souvent une nette réduction de leur envergure et un aplatissement très marqué des touffes. Dans le second, où il participe modestement au sous-bois de quelques groupements arborés, le genévrier a un aspect beaucoup plus bombé. Entre ces deux morphotypes, existe toute une gamme de micromorphes intermédiaires, pour les touffes isolées comme pour les groupements en halliers. Elles sont l'expression des déformations de l'architecture externe des touffes du genévrier en relation avec les conditions (édaphiques, climatiques et topographiques) propres au site, qui sont toujours rigoureuses et contraignantes. Les caractéristiques stationnelles sont particulièrement variées dans l'étage de haute montagne, ce qui apporte une infinité de variantes aux formes principales que nous avons définies.
80Bien que constituant généralement d'indiscutables buissons d'apparence hémisphérique, le genévrier commun doit être considéré ici comme une véritable nanophanérophyte susceptible de supporter des conditions écologiques extrêmement sévères. En effet, grâce à leur contraction et à la densité de leur appareil végétatif, les touffes de genévrier créent en leur sein des microbiotopes favorables à leur survie et à leur développement, ce qui peut d'ailleurs aussi profiter à d'autres espèces.
81Cet état des lieux n'est certainement pas exhaustif, bien des recherches restant à mener. Il devrait néanmoins jeter les premières base d'une comparaison entre les fonctionnements des écosystèmes à base de genévrier commun de la région méditerranéenne marocaine et des autres régions du monde. À cet égard, il faut signaler que des formes prostrées et rampantes de Juniperus communis s'observent dans d'autres régions du monde. Comme l'a remarqué P. OZENDA (1985), ces formes sont des accommodats ou des sous-espèces en voie d'isolement. Ces micromorphes, souvent hémisphériques, sont habituellement considérées comme appartenant à deux sous-espèces : hemisphaerica (Presl) Nyman et nana (Hook.) Syme. Cependant les connaissances génétiques actuelles ne différencient pas nettement le genévrier commun des montagnes de l'Atlas du Juniperus communis L. européen typique (P. ADAMS et al., 2015), même si ce dernier se présente sous la forme d'arbres et d'arbustes.
82Sur le plan de la conservation, deux points importants méritent d'être soulignés. En priorité, des dispositions doivent être prises pour empêcher la destruction des stations de genévrier commun, car il ne bénéficie actuellement d'aucun statut de protection. Cette mesure implique la mise en œuvre d'une collaboration étroite entre tous les acteurs concernés. Dans un second temps, il importera de prolonger l'effort de préservation par la prise en compte d'impératifs propres à la conservation des ressources génétiques du genévrier commun. Une analyse génétique comparative des populations actuelles serait d'ailleurs, de ce point de vue, très utile pour choisir une stratégie de conservation du pool génétique présent. Mais la délimitation des populations sur le terrain est loin d'être terminée. L'implication des forestiers pourrait aider à à recueillir de riches informations sur leur répartition.
Remerciements : J'exprime ma reconnaissance à Frédéric ALEXANDRE et à un second relecteur, resté anonyme, pour leurs critiques constructives et leurs conseils, ainsi qu'à Marianne COHEN, qui a supervisé la révision de notre projet d'article. J'adresse également mes remerciements à Claude MARTIN, pour le temps qu'il a consacré à condenser le texte et en finaliser la rédaction.