Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Diana K. DAVIS, 2012
Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Editions Champ Vallon, 2012, 332 p.
Texte intégral
1Il s'agit de la traduction française d'un ouvrage paru en 2007 aux Ohio University Press. Après une préface de 7 pages sous la plume du traducteur, Grégory QUENET, le corps de l'ouvrage s'organise en 6 chapitres totalisant 218 pages, suivis d'une annexe (11 pages), de notes abondantes (74 pages) et d'une bibliographie fournie (25 pages). Il a reçu le Prix 2008 de l'American Society for Environmental History.
2Le chapitre I (18 pages) présente l'histoire coloniale et les preuves empiriques. Les chapitres suivants présentent l'évolution du discours décliniste selon une périodisation qui suit d'abord les grandes coupures de l'histoire politique de la France et du Maghreb : chapitre II, "Nature, Empire et naissance d'un récit, 1830-1848" (34 pages) et chapitre III, "Idéalisme, capitalisme et formation des récits, 1848-1870" (55 pages). Ensuite le découpage est indépendant de l'histoire des républiques françaises successives : chapitre IV, "Le triomphe du récit, 1870-1918" (47 pages), chapitre V, "Récit, science, politique et pratiques, de 1919 à l'indépendance" (36 pages), chapitre VI, "La décolonisation, le récit colonial et la politique environnementale aujourd'hui" (10 pages). L'annexe est une courte note sur la géographie et l'écologie du Maghreb.
3Cet ouvrage se situe dans la ligne des "post-colonial studies". Il en présente à la fois les forces – en revisitant l'histoire du point de vue des colonisés et en apportant un salutaire regard critique sur la période coloniale –, et les faiblesses – par un argumentaire trop souvent partial et une vision n'échappant pas à un certain manichéisme. L'important appareil de notes, regroupées en fin d'ouvrage, nuance parfois le propos.
4La thèse centrale de l'auteure est que les acteurs principaux de la colonisation de l'Algérie (la Tunisie et le Maroc n'apparaissent que très tardivement et peu, surtout la Tunisie) ont développé un discours décliniste qui mettait l'accent sur la dégradation considérable de l'environnement maghrébin (tout particulièrement la destruction des forêts) à partir des invasions arabes du XIème siècle principalement, alors que la région aurait été un des "greniers à blé de Rome".
5Cette expression "grenier de Rome" a été souvent mal interprétée : elle ne signifie pas une grande richesse agricole, mais plutôt que la province d'Afrique devait fournir coûte que coûte le blé nécessaire à la population de Rome, ce qui a eu pour conséquence, les années de mauvaise récolte, des disettes et même des famines (H. JAÏDI, 1990).
6L'auteure souligne justement les excès catastrophistes de ce récit décliniste (p. 95) qui ne sont pas sans annoncer les excès actuels, tout aussi peu désintéressés, sur les conséquences du réchauffement climatique ou sur la désertification. Ce récit décliniste colonial, fortement teinté de préjugés et relayé par les théories sur les stades de civilisation, a servi de justification à la politique coloniale française pendant toute la période de 1830 à 1962, alors que la végétation n'aurait jamais été véritablement forestière depuis 3000 ans (p. 215). Il imprègnerait encore largement les diagnostics scientifiques et les politiques environnementales (par exemple, le barrage vert, les politiques forestières) au sein des trois pays indépendants.
7L'auteure brasse ainsi un très grand nombre de problèmes environnementaux ou paléo-environnementaux : quand la déforestation est-elle apparue (et pourquoi ? excès de mise en culture, technique du brûlis, surpâturage) ? Quelle est son histoire (rôle des chasseurs-cueilleurs-prédateurs, des agriculteurs antiques, des éleveurs médiévaux et modernes, de l'armée française, des colons français) ? Dans quelle mesure la végétation méditerranéenne est-elle adaptée au feu (et on retrouve ici, la culture du feu caractéristique des États-Unis ou de l'Australie) ? Le climat est-il resté stable depuis plusieurs milliers d'années ? Dans la végétation actuelle, en particulier la steppe, quelle est la part de la nature (avec le concept de "climax") et quelle est la part des hommes ? Quelle est l'influence de la végétation sur le débit des sources et des rivières en général et sur les inondations en particulier ? Quel est le sens du déplacement des sables éoliens et quel est l'efficacité du barrage vert algérien (qui n'a pas été implanté dans le désert, p. 255) ? Quels sont les composants de l'écosystème ? Quel est le bilan du dry farming ? L'idée de la désertification est-elle une construction coloniale ?
8Face à toutes ces questions, elle reste à un niveau général sans faire de distinctions parmi les chercheurs (elle invoque les "auteurs français", p. 27, "la" communauté scientifique, p. 110), ne pratique pas l'indispensable changement d'échelle spatiale à l'intérieur du Maghreb et néglige, en particulier, les facteurs édaphiques (roches et sols). L'auteure pointe la responsabilité des scientifiques et des forestiers, qu'elle réunit dans la catégorie des "savants de la colonisation" (p. 213), dans la construction du "récit colonial décliniste", qui a ensuite justifié des politiques défavorables aux populations locales (p. 189). Elle considère que "les personnes ayant travaillé sur l'environnement au Maghreb avaient le choix d'interpréter la végétation et son passé de manière différente" (chapitre I, note 52, p. 237). Heureusement, elle analyse plus loin le rôle du contexte idéologique et de l'avancée des sciences de l'époque dans ces conceptions : le paradigme du climax, l'approche foresto-centrée, les méthodes encore balbutiantes de l'écologie (chapitre III, p. 103-115). Elle questionne aussi la prévalence contemporaine de cet héritage scientifique, en particulier de la carte bioclimatique de la zone méditerranéenne établie par L. EMBERGER et H. GAUSSEN en 1962 et l'idée restée assez ancrée de la "dégradation" de la végétation, y compris dans d'autres pays africains (chapitre V). La cartographie et les catégories d'occupation du sol des travaux de SIG et télédétection n'échapperaient pas à cette influence (p. 218).
9Traiter de l'évolution du discours environnementaliste au Maghreb est une gageure que l'auteure peine à assumer pour de multiples raisons. Une des plus importantes est qu'elle tend à confondre "environnement" et "forêt", car elle parle peu des steppes et ne définit pas le Sahara, ni le "désert" qui, pour elle, semble avoir souvent le sens premier de "vide d'hommes". De même, la distinction entre arbres fruitiers, cultivés, arbres exploités (chêne-liège), plantations (eucalyptus) et arbres "sauvages" n'est pas toujours très claire (p. 175). Cela provient de la difficulté à qualifier de "forêt" des formations végétales ligneuses de densité très variable, et a fortiori à globaliser l'analyse au niveau "des pays du Maghreb" (p. 215), sans prendre en compte les différentes zones bioclimatiques (définies justement par L. EMBERGER).
10Écrit à destination de lecteurs anglo-saxons, cet ouvrage comporte des rappels historiques, des digressions que les Français pourraient considérer comme hors-sujet. L'auteure cependant s'appuie alors sur les nombreux ouvrages historiques français et anglais de qualité, sur les références desquels elle plaque, trop souvent, des considérations environnementalistes répétitives. Le lecteur français pourra trouver amusante la coutume anglo-saxonne de désigner les personnages par l'ensemble de leurs prénoms, mais s'agacera des erreurs historiques : J. FERRY n'était pas premier ministre, "peu de lois progressistes sociales ont été adoptées en France pendant la troisième République" (p. 124, contredit par la note 4), la mission civilisatrice de la France (le même discours était tenu par toutes les puissances coloniales, ce qui est heureusement évoqué en note 20, p. 233), 300000 Algériens morts (p. 120) ou 600000 (p. 126) à la fin des années 1860, le Service des forêts n'était pas un ministère, le Maroc romain n'allait pas jusqu'au Draa (p. 178), le napalm n'a pas défolié et il n'a (heureusement) pas été utilisé sur des centaines de milliers d'hectares pendant la guerre de Libération de l'Algérie (p. 211, citant M. BENNOUNE 1988), l'urbanisation coloniale n'a pas limité l'approvisionnement en eau (p. 211), le Maghreb n'était pas au centre de la civilisation arabe du Moyen Âge (p. 250), les pâturages n'ont pas été supprimés en France (p. 300) ; des approximations (les "environnements… imprévisibles" (p. 31, 203, 210), "haute altitude" des hauts plateaux ; des traductions incomplètes ou discutables (par exemple, herbe à alfa, carotte de pollens, alfalfa, petites zones de terres, champs agricoles, végétation veuve, désordre traduisant disturbance, zones en plein air) ; des confusions entre prairies (rares au Maghreb) et steppe ou pelouses (p. 109), entre Tell et Algérie, entre métayer et salarié (p. 131), entre étage et zone (p. 193), entre araire et charrue (p. 210), entre barrage et épuisement des eaux souterraines (p. 211).
11Dans une acception "militante" des post-colonial studies, l'auteur en arrive à abuser des jugements moraux, souvent à l'emporte-pièce : "colons… vicieux" (p. 87), "hypothèses fantaisistes" (à propos des phyto-géographes, p. 185), "l'aventure française" (p. 207), "analyses écologiques fallacieuses" (p. 213), "on ignore que EMBERGER a défini les zones (sic) du climat méditerranéen" (p. 217). Les travaux des phyto-écologues, notamment ceux de L. EMBERGER, ont certes conduit à des généralisations excessives sur la "dégradation" de la végétation, mais on déplore l'amalgame qui consiste à assimiler ces interprétations scientifiques au "récit décliniste colonial", qui comportait une charge idéologique et raciste dont ils étaient exempts (p. 213). Le choix sémantique de désigner les colons par le terme "les Français" conduit aussi à des décalages. L'auteur fait ainsi référence à la méconnaissance et à la critique des pratiques de gestion paysanne et collective par les "Français", alors qu'à la même époque d'autres "Français ", en particulier les paysans du Midi méditerranéen de "métropole", étaient visés par les mêmes critiques.
12Finalement, l'auteure défend une sorte de paradis perdu des éleveurs traditionnels d'avant la colonisation, d'autosuffisance alimentaire (p. 46) (position qu'on peut souvent entendre défendre au Maghreb), négligeant certaines considérations humaines ou sociales (esclavage, insécurité, statut inférieur de la femme, maladies, guerres tribales, famines). Elle conteste, avec juste raison, le discours décliniste sur la "dégradation", mais en déduit que la "végétation méditerranéenne et désertique" est adaptée aux perturbations (feu, pâturage), sans tenir compte de leur intensité et leur rythmicité, dans une vision idyllique et globalisée de leur résilience.
13Elle convoque des travaux de palynologie montrant une tendance à l'aridification bien antérieure (2 à 3000 ans) à la deuxième vague des invasions arabes (XIème siècle), remettant certes en cause le récit décliniste mais n'excluant pas le rôle d'une dégradation d'origine humaine de la végétation (p. 27-28). L'auteure en déduit étrangement que ces études "confirment la repousse historique de nombreux arbres et autres végétations [sic] supprimés à un moment ou à un autre" (p. 29), les arbres coupés ou brûlés repoussant "vigoureusement". Plus loin, elle invoque des "preuves irréfutables" que les "pays du Maghreb" n'auraient "jamais été vraiment boisés depuis 3000 ans" (p. 215), alors que les études précédentes, essentiellement conduites dans le Moyen Atlas, convergent sur la présence significative de pollens d'espèces arborées au cours de cette période. L'annexe dédiée à la géographie et à l'écologie est empreinte de la même vision schématique, insistant sur le rôle bienfaisant de la gestion du milieu naturel par le feu et l'adaptation de ce dernier au "pâturage intensif" (p. 227), sans échapper aux confusions et approximations.
14Les exemples abondent dans l'ouvrage où, après une analyse fine et bien documentée des sources historiques ou scientifiques, la conclusion étonne par son schématisme, voire par son parti-pris. Ainsi les récits des premiers voyageurs, décrivant plutôt favorablement la seule bande côtière et son agriculture, l'amènent à conclure qu'ils ne mentionnent pas de déboisement par les nomades sur l'ensemble du territoire (p. 37). Le surpâturage – limité selon elle aux zones péri-urbaines de concentration du bétail – n'influerait pas sur l'érosion, essentiellement liée à l'intensité des pluies selon des "recherches récentes "(note 19, p. 232) ; la réalité est beaucoup plus complexe, faite d'interactions entre de nombreux facteurs naturels et humains. L'auteure critique les calculs de taux de boisement de P. BOUDY (par exemple, p. 179) et leur utilisation par des auteurs contemporains (p. 217) lorsqu'ils amènent à incriminer les pratiques des populations locales, mais les considère comme une "source qui fait autorité" lorsqu'ils attestent des effets négatifs de la colonisation française sur les forêts (note 30, p. 233).
15La période qui va de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à l'actuel est expédiée rapidement, car elle est plus riche en discours contestataires du discours décliniste, aussi bien de la part de chercheurs français qu'algériens, ce qui aurait pu apporter un contrepoint intéressant à ce discours et introduire plus de complexité politique, culturelle et sociale dans la présentation trop linéaire, trop à charge, qui ne fait que rarement référence aux chercheurs opposés au discours dominant au XIXème siècle (G. HARDY, S. GSELL, J.A. BATTANDIER, L. TRABUT) et dans la première moitié du XXème (J. DRESCH, dès les années 1930).
16Malgré l'abondance de la bibliographie, on décèle des manques, par exemple des auteurs classiques comme SALLUSTE ("la terre (est) fertile, propre à l'élevage, sans arbres"), mais aussi les protagonistes du débat sur le rôle des Hilaliens à la fin des années 1960, ainsi que des quaternaristes, des paléoenvironnementalistes (dont certains parfois cités mais insuffisamment exploités) dont l'utilisation des travaux aurait permis de nuancer singulièrement l'affirmation de la stabilité de la végétation et du climat depuis trois millénaires, appuyée sur une interprétation orientée des travaux de palynologie. En particulier, les fluctuations de la morphogénèse (éolienne et hydrique) ne sont pas suffisamment prises en compte : si l'exploitation par la colonisation agricole romaine a joué un rôle très important dans la dégradation de l'environnement (p. 20), c'est bien plus par l'érosion des sols que par la destruction de la végétation.
17Méconnaissant les travaux de géographes et phyto-écologues critiques du XXème siècle, elle conclut que "très peu de chercheurs ont enquêté sur les allégations de dégradation" (p. 215). J. DRESCH discutait pourtant dès 1971 des différents discours sur l'environnement du Maghreb (grenier à blé versus dégradation), tout en évitant les généralisations hâtives (HÉRODOTE, 1979). De même, les travaux de la RCP 249 sur le Maroc, entre 1973 et 1978, préfacés par C. SAUVAGE, montrent comment les travaux de L. EMBERGER et de ses suiveurs ont été critiqués, voire remis en question (par C. PEYRE) de même mis en évidence le rôle environnemental néfaste de la colonisation (par G. FAY), à partir d'analyses précises de terrain. Des thèses récentes traitant de questions proches (J. GARDIN, M. CHALVET) pourtant publiées avant la clôture du travail de l'auteure (2005) sont également ignorées.
18Cet ouvrage peut irriter un chercheur français à sa lecture, car l'auteure n'est, à l'évidence, pas spécialiste d'environnement, ce qu'il lui faudrait être, en plus d'être historienne, pour maîtriser les nombreuses questions abordées. Le fait qu'elle soit étasunienne a l'avantage de lui permettre une distanciation plus forte que celle d'un chercheur français, surtout de la génération qui a participé à la "Guerre d'Algérie". On ne peut exclure que certains malentendus pointés dans cette note de lecture proviennent de difficultés de traduction. Sa démonstration sur la construction historique du récit décliniste colonial est bien documentée et convaincante. Mais son ignorance du terrain maghrébin est un handicap que son érudition ne lui a pas permis de dépasser.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Louis Ballais, Alain Marre et Marianne Cohen, « Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Diana K. DAVIS, 2012 », Physio-Géo, Volume 7 | -1, 15-19.
Référence électronique
Jean-Louis Ballais, Alain Marre et Marianne Cohen, « Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Diana K. DAVIS, 2012 », Physio-Géo [En ligne], Volume 7 | 2013, mis en ligne le 07 juin 2013, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/physio-geo/3474 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/physio-geo.3474
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