Congo ; un fleuve à la puissance contrariée, Roland POURTIER, 2021
Congo ; un fleuve à la puissance contrariée, CNRS Éditions, collection "Où coulent les fleuves", Paris, 300 p.
Texte intégral
1L'ouvrage ne traite pas exclusivement de géographie physique, mais apporte en la matière une masse d'informations que l'on ne saurait négliger, d'autant que les publications en langue française traitant du bassin du Congo sont rarement aussi accessibles. De très nombreuses notes (16 p.) et une riche bibliographie (8 p.) n'oubliant pas les bandes dessinées et la filmographie, renvoient à des travaux ‒ belges et congolais notamment ‒ ou à des documents parfois peu référencés dans la littérature universitaire usuelle. Enfin, des cartes de bonne facture et des photos témoignant d'une belle expérience de terrain, complètent un texte élégant et remarquablement informé. Un regret toutefois : la taille nécessairement modeste des cartes n'a pas toujours permis d'y reporter les toponymes mentionnés dans le développement, notamment dans le chapitre IV (cf. p. 135).
2Six chapitres précédés d'un prologue et suivis d'une conclusion en forme d'ouverture (Le Congo et après...) tentent de cerner la géographie d'un fleuve qui est aussi un territoire, qui plus est partagé en plusieurs États.
3Le premier chapitre (36 p.) s'intitule, et ce n'est pas un hasard, l'énigme. La connaissance de la physiographie réelle du bassin du Congo – il suffit de relire Jules VERNE et son Capitaine de quinze ans pour s'en persuader – a en effet été tardive, tant le fleuve, barré de rapides, s'est révélé peu accessible, l'étendue forestière ne l'étant pas moins. La difficulté de définir ses limites hydrographiques (p. 31) a, en fin de compte, concentré les efforts sur cette recherche géographique : l'espace régional, sensu lato, fut alors pensé en termes physiques, en particulier lors du congrès de Berlin (1885), en négligeant totalement les sociétés qui y vivaient (p. 43). Les représentations mentales des États se fondent encore sur les épisodes de cette approche naturaliste, que l'on en rejette (RDC) ou pas (RC) les acteurs (STANLEY vs BRAZZA). Une analyse originale – photos à l'appui – de la statuaire associée vient à point pour le montrer.
4Le chapitre II (36 p.) s'intitule au fil de l'eau et décrit les contextes climatique, géomorphologique et hydrologique, tout en explorant minutieusement le parcours du fleuve. On y trouvera les données utiles à la compréhension de cette "force qui va" : rappelons que le Congo rejette dans l'Atlantique "plus de la moitié des eaux de surface de la totalité du continent africain" (p. 72). Le fleuve se projette dans l'océan, et cela n'est pas sans conséquences sur les revendications concernant la zone économique exclusive de la RDC, déjà défavorisée par la géométrie de son bref littoral. Roland POURTIER fait, en remontant le cours du géant hydrologique, vivre les paysages dans une "géographie sensible" si nécessaire, quoiqu'elle soit trop oubliée, à notre discipline. Les variations des débits, marqueurs de changements climatiques moins faciles à interpréter qu'on ne l'imagine de loin, ont évidemment des conséquences en termes de navigabilité. Mais l'auteur montre que la déconfiture du réseau fluvial tient plus à la "décennie du chaos" (1990-2000) qu'au climat : il est plus facile d'incriminer des évolutions "globales" que des errements locaux. En tout cas, le tableau qu'il dresse de l'activité marchande, qui doit "compter sur la protection bienveillante des génies du fleuve", est assez pessimiste.
5Les gens du fleuve sont l'objet du troisième chapitre (36 p.). Le Congo impacte en effet la manière dont son immense bassin, ce "cœur opaque de l'Afrique" (p. 91) a été peuplé lors des migrations bantoues. S'il est plutôt un trait d'union jusqu'à Kisangani, il a au-delà fragmenté les sociétés installées à son amont, les chutes et les rapides entravant les communications et segmentant l'organisation politique du "haut" pays. "La sécession du Katanga en 1960 s'éclaire à la lumière de cette caractéristique d'un espace écartelé que le grand fleuve a été impuissant à rassembler" (p. 100). On pourrait peut-être critiquer ce qui semble relever d'un déterminisme géographique souvent raillé, mais la démonstration est ici menée solidement : les bassins électoraux du Congo et du Lualaba en témoignent depuis les élections libres de 2006, et le tribalisme n'est pas une donnée dépassée. La vie quotidienne est également, dans un contexte de conflits et de pauvreté rémanente, très contrainte par les ressources offertes par le fleuve. L'alimentation dépend souvent d'une pêche dont la durabilité est maintenant sujette à caution, en raison de prélèvements fortement accrus par une démographie explosive. L'autre ressource, l'espace forestier, est aussi sollicitée – peut-être à un niveau moindre – à mesure des besoins nouveaux. Les saisons peu différenciées permettent des travaux continus, même si les tsé-tsé sont un obstacle à leur progression. Toutefois le problème ne se réduit pas à une opposition entre nature et société (p. 121). Il est aussi celui d'une agriculture encore effectuée par des femmes "bêtes de somme" dans un "temps enroulé sur lui-même", sans même parler de la compétition foncière constamment aggravée dans l'aire des Grands Lacs.
6Le territoire, objet du quatrième chapitre (28 p.) est donc enclavé, et naturellement enclavé : longtemps, le portage forcé a été le seul moyen de remédier à cet obstacle physique. Certes, les colonisateurs ont tenté d'ouvrir le pays, mais à quel prix ! On a encore bien des difficultés à évaluer ce qu'a coûté en vies humaines l'établissement du chemin de fer Congo-Océan. Au Congo belge, la collecte du caoutchouc par des concessionnaires livrés à eux-mêmes, a été particulièrement brutale : une "force publique" coupait des mains pour se faire respecter (p. 130). Les infrastructures de transport subsistantes, en particulier les ports fluviaux, sont aujourd'hui menacées par un climat équatorial particulièrement agressif. Mais la faillite gestionnaire des pouvoirs publics pèse encore plus lourd dans la balance. Le Congo n'est de ce fait plus un axe structurant et n'exerce aucun effet de centralité : les liens avec les marges, surtout dans l'Est de la RDC, sont plus importants qu'avec l'artère fluviale.
7Qu'en est-il alors de la puissance (chapitre V) du fleuve évoquée dans le titre de l'ouvrage ? Elle est celle, naturelle mais largement en devenir, liée à son potentiel hydroélectrique. À Inga, en aval de Kinshasa, il est de 40000 MW, double de celui des Trois Gorges chinoises, mais seule une partie infime en est exploitée. Les projets antérieurement menés à grands frais, comme celui de relier Inga au Shaba (Katanga) par une ligne à haute tension étaient surtout idéologiques et irrationnels. Si les entreprises chinoises s'intéressent actuellement aux grands équipements et à leur possible financement, c'est surtout pour obtenir des permis miniers prédateurs. Enfin, la puissance du fleuve, c'est aussi son débit. L'idée de vendre une très petite partie de son eau – une centaine de m3/s – aux pays septentrionaux moins bien dotés provoque une levée de boucliers en RDC et en RC, même si en réalité ces pays ne font à peu près rien du débit total. Roland POURTIER se pose néanmoins la question de l'émergence d'une hydropolitique associant les présidents SASSOU NGUESSO et TSCHISEKEDI. Cela reste à voir...
8Le dernier chapitre (48 p.) traite des rivages urbains. Il est clair que la dimension naturaliste, souvent prégnante dans ce qui le précédait, est bien moindre. Elle apparaît cependant dans le maillage fluvial de beaucoup de villes, mais aussi dans la relation entre leur croissance exponentielle et leur environnement, notamment celle des capitales jumelles, Kinshasa et Brazzaville. Dans cette dernière, l'ignorance par les Chinois des contraintes morphologiques ont par exemple conduit à l'effondrement d'une partie de la corniche sud, bâtie sur des sols sableux instables déposés par le fleuve. Cette relation s'exprime également, rejoignant les préoccupations du chapitre précédent, par l'accès très insuffisant des populations à une eau salubre. Elle est enfin la cause de la dévastation environnementale des villes pétrolières de l'estuaire. Mais les lecteurs de Physio-Géo ne manqueront cependant pas les très belles pages consacrées à Brazzaville et Kinshasa et notamment à leur vie culturelle (p. 218), trop souvent occultée par les propos raisonnablement pessimistes que l'on tient sur cette Afrique équatoriale.
9La conclusion – le Congo et après – est brève (9 p.) et insiste sur l'enjeu majeur du bassin du Congo, qui, pour Roland POURTIER, est peut-être moins la gestion du fleuve éponyme que la préservation de la richesse forestière. Il s'agirait aussi de desserrer l'emprise du "scandale géologique" – l’expression est celle du géologue belge Jules CORNET –, l’incroyable richesse minière du haut Katanga (p. 235). Mais, d'une certaine façon, n'est-ce pas substituer, pour la perception des potentialités, un fait de nature à un autre ? Si cela intéresse au plus haut point les géographes physiciens et explique le regard attentif que nous avons pu porter à ce livre, cette approche ne suffit pas : l'auteur insiste au final sur bien d'autres limites au développement : l'excessive fécondité des populations, l'insuffisance de leur formation, sans même parler de la mauvaise gouvernance. Pourtant, il ne méconnaît pas les "infinis possibles" d'un vaste territoire qu'il nous fait découvrir avec émotion, mêlant faits de nature et de société dans une très belle leçon de géographie régionale. Qu'il en soit ici remercié.
Pour citer cet article
Référence papier
Bertrand Lemartinel, « Congo ; un fleuve à la puissance contrariée, Roland POURTIER, 2021 », Physio-Géo, Volume 16 | -1, 1-3.
Référence électronique
Bertrand Lemartinel, « Congo ; un fleuve à la puissance contrariée, Roland POURTIER, 2021 », Physio-Géo [En ligne], Volume 16 | 2021, mis en ligne le 08 juin 2021, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/physio-geo/12473 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/physio-geo.12473
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