1Souvent associés aux ravinements, les mouvements de terrain sont des aléas très fréquents au Maghreb. En effet, les montagnes et les collines du Tell et du Rif offrent une multitude de sites favorables, du fait de la prédominance de fortes pentes développées dans des roches marneuses ou argileuses (G. MAURER, 1968 ; A. BENAISSA, 1984 ; A. MARRE, 1987-a ; H. AMIRÈCHE, 2001 ; A. SLIMI, 2008).Ces mouvements de terrain sont toujours le résultat de deux ensembles de facteurs : d'une part, des conditions naturelles qui contrôlent la stabilité des versants et, d'autre part, des facteurs déclencheurs, d'origine climatique et/ou anthropique (R. DIKAU et al., 1996 ; A. LANG et al., 1999 ; F.C. DAI et al., 2002 ; T. GLADE et M.J. CROZIER, 2005). Bien que d'importants progrès aient été faits pour isoler les différents mécanismes, il n'est toujours pas possible de déterminer la part exacte de chaque facteur engendrant le mouvement ou sa réactivation (F. GUZZETI et al., 1999 ; T.W.J. VAN ASCH et al., 2007).
2Le glissement étudié s'est produit le 22 novembre 2002 à 110 km à l'est d'Alger et 6 km à l'ouest de Bouira (Fig. 1). Il a endommagé le remblai de l'autoroute de contournement de la ville de Bouira, au point d'obliger à une modification du tracé autoroutier jusqu'en 2009.
Figure 1 - Situation géographique de la zone d'étude.
3Le site a fait l'objet de plusieurs études et expertises géotechniques qui ont permis de reconnaître la nature des terrains et de mesurer les déformations subies par le remblai et par le substrat (LCTP, 1999, 2001, 2003). La géologie propice aux mouvements de terrain et les travaux autoroutiers (déblai et remblai) n'ont provoqué que des déplacements limités jusqu'au déclenchement de la catastrophe, lors de conditions météorologiques exceptionnelles. L'étude géomorphologique du site et l'exploitation des mesures réalisées permettent de préciser les causes conduisant de l'instabilité à la rupture et de suggérer des mesures de prévention.
4Sur la bordure ouest du bassin de Bouira, à Sidi Maämar, l'autoroute traverse une topographie vallonnée. L'interfluve culmine à 642 m. Il suit une pente moyenne de 4° en direction du sud-ouest et présente des versants convexes avec des pentes allant de 7 à 25°. Deux talwegs secondaires, qui naissent vers 625 m d'altitude, entaillent légèrement le versant. Les pentes sont ici de 10 à 14°et la topographie a été légèrement bosselée par des glissements anciens. Dans les secteurs en creux, comme les têtes de ces deux vallons, l’autoroute a été construite sur du remblai formé de matériaux prélevés au sommet de l'interfluve.
5Situé au pied du Djurdjura, massif calcaire appartenant à l'Atlas Tellien, le bassin de Bouira est rempli de sédiments tertiaires et quaternaires. Le Tell-Rif (ou Maghrébides) est une chaîne de type alpin qui résulte de la fermeture de la Téthys occidentale (J.P. BOUILLIN, 1986). La tectonique de la phase alpine se divise en deux phases : une phase lutétienne et une phase miocène accompagnée du chevauchement de nappes de charriage vers le sud (D. FRIZON DE LAMOTTE et al., 2000 ; R. BRACÈNE et D. FRIZON DE LAMOTTE, 2002). Le versant sud du Djurdjura est formé par l'empilement de ces nappes qui chevauchent les sédiments du bassin de Bouira. Les mouvements peuvent être considérés comme n'étant pas totalement achevés, car la réactivation des chevauchements a dénivelé d'une dizaine de mètres le glacis et les cônes de déjection quaternaires situés à la rupture de pente entre le versant du Djurdjura et le bassin (A. BOUDIAF et al., 1999). La forte activité sismique actuelle, qui exploite des failles orientées NE-SO et ENE-OSO (A. YELLES-CHAOUCHE et al., 2006), montre que le soulèvement du Tell est toujours actif et que la bordure du bassin de Bouira est affectée par cette tectonique.
6Le site étudié comprend trois ensembles lithologiques (Fig. 2). Les limons graveleux et les argiles à galets, qui forment la partie supérieure de la zone de glissement, appartiennent à la formation quaternaire d'origine colluviale et torrentielle qui a en partie colmaté les talwegs entaillant le versant. Le matériau, très rouge d'aspect, présente une bonne qualité géotechnique, ce qui explique son utilisation dans la réalisation du remblai autoroutier. Dessous, les argiles et marnes miocènes présentent un pendage de 30 à 45° conforme à la pente du versant. Plastiques et assez bien consolidées en profondeur, elles sont toujours très altérées en surface, sur des épaisseurs variant entre 3 et 8 m. Cette couche altérée présente une faible perméabilité et renferme souvent des nappes d'eau pelliculaires temporaires. L'évolution géomorphologique du site est schématisée sur la figure 3. Les talwegs creusés dans les marnes ont été colmatés en partie par des colluvions fines (limons à graviers) et par des apports torrentiels plus grossiers (argiles à galets) qui présentent un fort potentiel aquifère.
Figure 2 - Coupe géologique, d'après l'étude géotechnique.
Figure 3 - Évolution géomorphologique du site étudié.
7La région de Bouira jouit d'un climat méditerranéen caractérisé par des étés chauds et secs et des hivers doux et humides. La station de Bouira montre que sur la période 1970-2005, les températures moyennes mensuelles varient entre 12 °C l'hiver et 27 °C l'été. Les précipitations moyennes oscillent entre 400 et 660 mm par an, mais avec une grande irrégularité interannuelle et saisonnière. La saison fraîche concentre la majorité des pluies : ainsi pour la période 1989-2005, les mois de novembre, décembre et janvier ont reçu en moyenne 201 mm, soit 40 % du volume annuel. Ces pluies sont souvent assez intenses : par exemple, il est tombé 50 mm en 10 heures le 7 novembre 2002. La saison sèche, qui s'étend de juin à septembre, favorise la décohésion et la fissuration des sols argileux, mais elle peut subir exceptionnellement des averses orageuses de forte intensité, comme celle du 24 août 2002 qui a déversé 27 mm en 3 heures. Survenant sur des sols qui ont perdu leur cohésion pendant la sécheresse estivale, les averses de l'automne, plus abondantes qu'en été, multiplient les possibilités de ravinements et de glissements lents ou brutaux (G. HUGONIE, 2004). Ainsi l'automne concentre-t-il les plus forts risques, même si des précipitations supérieures à 20 mm/24 h, qui seules ont un rôle morphogénique, peuvent se produire en toutes saisons.
8L'analyse du glissement repose sur des levés de terrain et sur l'exploitation des forages et des résultats des expertises géotechniques. La campagne de reconnaissance géotechnique réalisée par le Laboratoire Central des Travaux Publics d'Alger (LCTP, 2001) a consisté en l'exécution de cinq sondages carottés et sept essais de pénétration statique (Fig. 4). Le principe des essais de pénétration statique consiste à enfoncer dans le sol un train de tiges muni d'une extrémité coupante, pour mesurer la résistance du sol (P. ANTOINE et D. FABRE, 1980). Un suivi du remblai a été réalisé à partir de mesures inclinométriques et piézométriques, entre juillet et novembre 2002 (juste avant le glissement), puis jusqu'en mai 2003 (après le glissement). L'inclinomètre est un appareil de mesure constitué d'une sonde coulissante guidée par un tube rainuré introduit verticalement dans le sol et ancré dans une tranche de terrain présumée stable. La sonde donne l'inclinaison du tube par rapport à la verticale. On peut ainsi suivre sa déformation au cours du temps. Les résultats obtenus permettent de tracer des courbes de déformation en fonction de la profondeur dans deux directions, transversalement (A) et longitudinalement (B) à l'axe du remblai. Le piézomètre est un instrument qui permet de mesurer le niveau de la nappe phréatique et de suivre l'évolution des pressions interstitielles.
Figure 4 - Localisation du glissement et des instruments de mesure.
9Nous avons cherché à reconstituer les topographies successives (avant tout aménagement, lors des travaux de terrassement et après le glissement) et à expliquer le glissement, en montrant principalement les relations entre l'évolution des déformations et les conditions météorologiques.
10Lors des travaux de terrassement du déblai durant l'été 2000 et après la réalisation du remblai dans le talweg, des signes d'instabilité se sont manifestés par le développement de fissures, par l'assèchement de puits et par l'apparition de déformations.
11Des fissures, dont l'ouverture a pu atteindre 10 cm de largeur, sont apparues sur la plateforme du remblai et, en amont, sur le talus du versant naturel. Elles ont contribué à augmenter la perméabilité des terrains et l'infiltration des eaux. Selon leur localisation et leur forme, trois systèmes de fissures peuvent être distingués. Le premier est formé de fissures de traction (les deux lèvres restent à la même hauteur) disposées en arcs de cercle et correspondant à des corps de glissement circulaires (Photo 1). Le second, produit par le cisaillement, montre des fissures longitudinales perpendiculaires au talus et au tracé de l'autoroute. Le troisième présente des fissures en forme de polygones qui se développent en surface dans les argiles desséchées (Photo 2). Les argiles gonflantes sont très sensibles aux variations d'humidité (V. ROBITAILLE et D. REMBLAY, 1997), leur rétraction causée par la dessiccation engendre une desquamation en copeaux incurvés et une polygonisation par un réseau de fentes. Les maisons situées à plus de 150 m du sommet du remblai ont subi des lézardes provoquées par la compression (Photos 3 et 4). C'est sur le versant sud-est, entre 40 et 100 m de la crête du talus, que les dommages ont été les plus importants.
Photo 1 - Fissures de traction à 150 m du sommet du talus au-dessus de la zone de glissement : parallèles à la pente, elles ne présentent aucun déplacement vertical (septembre 2005). [toutes les photographies présentées dans l'article ont été prises par A. SLIMI]
Photo 2 - Desquamation et polygones de dessiccation dans les argiles du talweg, à 200 m environ du front de glissement.
Photo 3 - Fissures dans un mur de maison, le plus proche de la crête du talus, à 400 m du front de glissement (septembre 2005).
Photo 4 - Fissures dans un mur de jardin parallèle à la pente, à 350 m du front de glissement (septembre 2005).
12Les 5 puits de la zone d'étude, profonds d'une dizaine de mètres, se sont asséchés en octobre 2001, suite au rabattement de la nappe piézométrique provoqué par les travaux de terrassement.
13Des déformations du sous-sol, qui ont été révélées par les mesures inclinométriques, ont provoqué à trois reprises la rupture d'une conduite d'eau. Selon le bureau d'études DORSCH Consult (2001), les 5 cm de déplacement qui ont été enregistrés, résultent de deux mouvements simultanés : un glissement plan affectant le substrat en amont du remblai et un glissement rotationnel affectant le remblai et le substrat (Fig. 5).
Figure 5 - Coupe du remblai de confortement avant le glissement.
14Les essais en laboratoire ont permis de montrer que les argiles issues de l'altération des marnes présentaient des résistances de pointe (Rp) nettement plus faibles que celles de la roche-mère : entre 5 et 12 bars pour la couche altérée et entre 54 et 60 bars pour le substrat sain. Les limites d'ATTERBERG (indices de liquidité et de plasticité) indiquent des matériaux très plastiques et donc très sensibles au fluage (Tab. I).
Tableau I - Essais géotechniques.
15Les mesures piézométriques indiquent une montée du niveau de la nappe d'un peu plus de 2 m entre le 24 septembre et le 20 novembre 2002. Cette montée s'est effectuée à une vitesse moyenne de 3,48 cm/j. Elle dépend de l'infiltration de l'eau lors des pluies, et l'on a pu noter une accélération lors des pluies abondantes de l'automne (4,7 cm/j en novembre) (Fig. 6).
Figure 6 - Précipitations et mesures piézométriques de septembre à novembre 2002.
Les points rouges représentent la profondeur de la nappe phréatique mesurée en mètres.
16Les séries de mesures inclinométriques effectuées du 21 juillet au 4 novembre 2002 et du 21 juillet au 19 octobre de la même année montrent l'évolution du mouvement gravitaire en fonction de la profondeur (Fig. 7 et 8). Les déformations antérieures à la rupture ne se sont pas fait sentir au delà de 7 m de profondeur. Elles totalisent un déplacement limité à 15 cm dans la direction A (transversalement à l'axe du remblai) et à 7 cm dans le sens B (parallèlement à l'axe du remblai). Selon l'échelle cinématique des mouvements de terrain (J.F. CORTÉ et al., 1992), il s'agit de mouvements lents (inférieurs à 50 mm/mois). Le rythme des déplacements varie saisonnièrement et leur vitesse augmente avec le temps (Fig. 9) : 10 jours après l'installation des inclinomètres, une déformation de 1,5 cm était enregistrée ; en septembre, le déplacement mesurait 4 cm ; les 15 cm étaient atteints début novembre 2002.
Figure 7 - Déformations mesurées par inclinométrie avant le glissement.
En rouge : du 21 juillet au 4 novembre 2003. En bleu : du 21 juillet au 19 octobre 2003. A - longitudinalement à l'axe du remblai ; B - transversalement à l'axe du remblai. La position des inclinomètres est indiquée sur la figure 4.
Figure 8 - Déformations mesurées par inclinométrie après le glissement.
En rouge : du 18 juin au 14 août 2003. En bleu : du 4 mai au 18 août 2003. A - longitudinalement à l'axe du remblai ; B - transversalement à l'axe du remblai. La position des inclinomètres est indiquée sur la figure 4.
Figure 9 - Évolution du déplacement dans la zone de glissement entre le 21 juillet 2002 et la rupture du 22 novembre 2002.
17En stabilité précaire depuis le mois de juin 2002, le versant aménagé a fini par céder brutalement aux forces gravitaires, suite aux pluies abondantes survenues durant l'automne. Il est ainsi tombé 20,7 mm dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, 61,7 mm le 7 novembre et 21 mm le 15 novembre. Le mois de novembre a reçu 158 mm, soit 26 % du total pluviométrique de l'année 2002. Le 22 novembre, la rupture s'est produite sous forme d'un glissement rotationnel affectant environ 200000 à 300000 m3 de remblai et de substrat (Photo 5). Les observations sur le terrain indiquent que le remblai a été affecté sur une longueur de 300 m et que le déplacement dans le sens de la pente a été de l'ordre de 200 m. La dénivelée entre la tête et l'extrémité aval atteint 40 m, ce qui donne au versant actuel une pente topographique de 15°. La masse déplacée forme une langue qui occupe l'espace entre les deux vallons qui convergent au delà de la base du glissement (Photo 6). La plateforme du remblai est restée horizontale, sauf sur les bordures où des arrachements et des rampes courtes rejoignent le plan de glissement à faible profondeur, estimé à la cote 582 m. En glissant, le corps du remblai a entraîné un biseau de marnes sous-jacentes et la ligne de rupture a affecté une zone de terrain en place située à l'aval du remblai (Fig. 10).
Photo 5 - Rupture du versant avec constitution d'un bourrelet à l'aval (septembre 2005).
Photo 6 -Vue du glissement montrant le corps de glissement et la niche d'arrachement (septembre 2005).
Figure 10 - Coupe montrant une rupture le long d'un glissement rotationnel affectant le remblai et le substrat.
18Depuis novembre 2002, date de la rupture du remblai, il n'y a eu aucun aménagement à l'emplacement du glissement. En mars 2003, le recueil des mesures faites à partir des deux inclinomètres situées à proximité de l'autoroute (localisés sur la figure 4), montre encore des déformations millimétriques plus de 8 mois après la fin de la construction. Ces deux inclinomètres indiquent des mouvements selon les directions A et B assez réguliers jusqu'à la profondeur de 10 à 12 mètres. En dessous, l'évolution apparaît beaucoup plus irrégulière et vers 30 m de profondeur, la tendance s'inverse avant de s'annuler (retour au point zéro à la base du profil mesuré).
19Le phénomène, depuis son déclenchement, peut être résumé en mettant en avant deux hypothèses complémentaires :1/ le mouvement dans son ensemble est représentatif d'un développement gravitaire,
2/ le mouvement a atteint une stabilisation dans sa nouvelle configuration.
20En mai 2003, le LCTP a procédé à deux sondages carottés et à deux essais de pénétration statique à l'emplacement du glissement, afin de définir approximativement la profondeur du plan de rupture (LCTP, 2003). Les pénétromètres statiques permettent d'identifier une couche de résistance pratiquement nulle à 9 m de profondeur, et une résistance de pointe très faible, à 13 m de profondeur. À partir des résultats de ces sondages, le plan de glissement se situerait donc dans la couche sous-jacente au remblai argilo-graveleux, à environ 7 m de profondeur.
21En juillet 2007, des travaux ont été entrepris. Ils avaient pour but de remodeler le remblai existant qui avait été remanié par le glissement afin d'assurer sa stabilité dans le futur. En attendant la stabilisation totale du site, l'axe de l'autoroute a été dévié au niveau du glissement (Fig. 4). En mars 2009, l'autoroute a retrouvé son tracé initial.
22Les caractéristiques structurales du versant favorisent son instabilité. Le pendage des strates (30 à 45°) est conforme à la pente du versant qui ne dépasse guère 14° et l'angle de frottement d'environ 10°, plus petit que la pente, est propice aux glissements. L'instabilité potentielle du substrat a été aggravée par les travaux de déblaiement et de remblaiement. Le talus ouest de l'autoroute révèle en octobre 2001 diverses déformations et quelques ruptures en arcs de cercle développées dans les argiles marneuses du substrat (Photo 7). Les mesures du coefficient de sécurité effectuées sur plusieurs plans de rupture critique en 2001 (Tab. II) indiquent que la stabilité est très précaire, car les coefficients sont partout inférieurs à 1,5. En effet, un versant est jugé instable quand le coefficient est inférieur à 1, à la limite de la stabilité quand il est situé entre 1 et 1,2, et stable lorsqu'il dépasse 1,5 (V. ROBITAILLE et D. REMBLAY, 1997). Les essais mécaniques ont souligné l'instabilité des matériaux du remblai et surtout du substrat altéré. Pour la couche d'argile altérée, la cohésion (Cu) est de 0,4 à 0,5 bars et l'angle de frottement est situé entre 0 et 10 degrés ; cela traduit un équilibre instable qui devient vite déséquilibre en cas de saturation en eau. D'après R.E. MAYER (2003), l'instabilité se matérialise lorsque les contraintes de cisaillement (poids des matériaux, pression d'eau interstitielle, surcharges locales de la partie supérieure du talus) sont supérieures à la résistance au cisaillement (cohésion et frottement propres aux matériaux). Le remblai, qui atteint une épaisseur maximale de 17 m, exerce par son poids un effet dynamique important sur le substrat. Ainsi il comprime les argiles sous-jacentes en y augmentant la pression interstitielle jusqu'à ce que l'eau en surplus soit écoulée. Cette pression se propage vers le bas et permet un déplacement latéral suivant la courbe de rupture qui dépasse le front du remblai. En outre, la réalisation du remblai a probablement provoqué la rupture du terrain sous-jacent, en permettant aux eaux d'infiltration d'atteindre le substrat instable.
Photo 7 - Déformation et petites ruptures isolées sur le talus raide de l'autoroute (septembre 2001).
Tableau II - Facteur de sécurité sur plusieurs plans de rupture (SAETI, 2001, 2002).
23De plus, la réactivation d'un glissement ancien apparaît très probable. En effet, le remblai a été construit sur la rive gauche d'un talweg marqué par des boursouflures témoignant de mouvements anciens affectant les marnes miocènes. De plus, les observations faites tant sur les affleurements que sur les carottes de sondage révèlent que le substrat a été remanié et présente de nombreuses surfaces lustrées et striées par les cisaillements à l'origine de glissements anciens.
24Les précipitations jouent un rôle important dans le développement des mouvements de terrain. De bonnes corrélations ont été observées entre la vitesse des mouvements et la quantité mensuelle ou journalière de précipitations (T. GLADE, 1998 ; J. COROMINAS et J. MOYA, 1999 ; J.P. FOLLACCI, 1999 ; T.W.J. VAN ASCH et al., 1999 ; F.C. DAI et C.F. LEE, 2001). Pour le site étudié, on observe que les déformations profondes apparaissent rythmées par le volume des précipitations : ainsi le déplacement s'accélère après les pluies d'automne qui sont responsables du déclenchement du glissement. Bien que les relations établies entre les précipitations et les niveaux piézométriques ne soient pas linéaires (T.A. BOGAARD, 2001), on constate ici que la montée du niveau de la nappe apparaît en relation étroite avec le volume des précipitations. Mais ces pluies n'ont pas généré de glissements généralisés sur les versants de pente semblable, car d'autres facteurs interviennent.
25La saturation en eau des terrains ne se produit que si une grande partie de l'eau des pluies s'infiltre au lieu de ruisseler. Les fentes de dessiccation provoquées par la sécheresse estivale et les fissures liées aux déformations profondes favorisent l'infiltration de l'eau qui exerce alors une pression hydrostatique qui peut faire atteindre aux matériaux argileux la limite de plasticité nécessaire au fluage. Les températures élevées apparaissent propices à la fissuration : à Bouira, elles dépassent 25°C de juin à septembre et le jour du glissement, la température a été estimée à 20°C à 14 h. Ces infiltrations élèvent aussi le niveau des nappes phréatiques, favorisant la saturation du substrat. Or une augmentation de la teneur en eau réduit la cohésion des matériaux argileux (G. AVENARD, 1962) et stimule le fonctionnement des mouvements de masse (R. NEBOIT, 1991 ; J.M. GRANDJEAN et al., 2006). Les travaux de terrassement, en ameublissant le matériel, ont favorisé l'infiltration. Au moment du glissement, la nappe a probablement imbibé une partie du remblai et modifié l'équilibre des forces par la poussée d'Archimède qu'elle a exercée de bas en haut (M. DERRUAU, 1988). En effet, la vitesse des déplacements augmente quand les niveaux piézométriques dépassent un certain seuil (P. POUGET et M. LIVET, 1994). Le déclenchement du glissement résulte donc de la succession de sècheresses d'été et de fortes pluies automnales, qui s'apparente à l'enchaînement climatique montré par A. MARRE (1987-b) pour le glissement champenois de Rilly-la-Montagne.
26Les séismes sont des phénomènes fréquents en Algérie (plusieurs centaines par an). Si la plupart ne sont pas ressentis par l'homme, une dizaine ont cependant causé des dommages en Kabylie au cours des 20 dernières années, comme par exemple celui d'Alger (de magnitude 5,6) le 4 septembre1996 ou celui de Bouira (de magnitude 4) le 17 février 2006. Leur succession a fait l'objet d'une étude détaillée aboutissant à l'élaboration d'une carte d'isoséistes (J. BETBEDER-MATIBET, 2003). Les secousses sismiques produisent des forces horizontales qui s'ajoutent aux pressions décrites précédemment, sans modifier la résistance au cisaillement des terrains (P. HABIB, 1997). Aussi les séismes sont-ils souvent à l'origine du déclenchement de glissements de terrain (Y. GUGLIELMI et al., 1995). La rupture du 22 novembre 2002 ne correspond toutefois pas à un séisme important, mais les nombreuses secousses précédentes, liées à la néotectonique active du secteur (A. BOUDIAF et al., 1999 ; A. YELLES-CHAOUCHE et al., 2006), ont pu fragiliser le versant par la répétition des pressions exercées (P. DUFFAUT, 2003).
27En conclusion, le glissement de terrain a été favorisé par quatre principaux facteurs :
-
l'action de l'eau dans le remblai et dans le substrat altéré a engendré des pressions interstitielles supérieures à la résistance au cisaillement, permettant le développement des forces motrices nécessaires au déplacement,
-
les matériaux argileux du versant présentent des caractéristiques physiques défavorables, car ils ont une faible résistance, sont compressibles et sensibles au gonflement,
-
l'existence d'un glissement ancien,
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et les aménagements : travaux de déblaiement et poids du remblai, ont dérangé l'équilibre précaire du versant. Ce dernier facteur explique l'ampleur du mouvement de masse du 22 novembre 2002.
28L'ensemble des causes du glissement suggère les solutions suivantes :
291/ Pour éviter toute saturation en eau du substrat et du remblai, il conviendrait de réaliser un système de drainage efficace, composé de tranchées drainantes et de fossés en amont et en aval du remblai. La réduction des pressions neutres interstitielles dans les couches superficielles augmenterait la résistance au cisaillement et réduirait l'infiltration en profondeur. De plus, en collectant les eaux de ruissellement, les fossés éviteraient les phénomènes de ravinements. Afin d'éliminer les infiltrations dans les fissures développées sur le replat situé dans la zone amont du remblai, il suffirait de colmater les fissures existantes et de niveler la topographie pour éviter la stagnation des eaux. Il faudrait aussi prévoir un pompage de la nappe souterraine vers un réservoir pour assurer la sécurité du talus du déblai.
302/ La plantation de végétaux sur tout le talus du déblai contribuerait à assécher le versant par l'évapotranspiration et à augmenter la résistance du sol au cisaillement. En effet, en retenant le sol par ses racines et en régulant la température et l'humidité, la végétation réduit fortement le jeu des dilatations et des contractions dans les couches superficielles (J.C. FLAGEOLLET, 1989). L'association de graminées et d'acacias serait souhaitable, car les graminées ont un fort potentiel d'évapotranspiration alors que les acacias résistent bien à la sécheresse et retiennent bien les matériaux par leurs racines.
313/ Enfin, pour assurer la stabilité du remblai et du substrat altéré, l'installation d'un rideau de pieux en béton armé ancrés jusqu'à 15 m de profondeur est préconisé. Les ancrages ont pour but de reporter en profondeur les pressions qui ne pourraient être supportées en surface. Pour réduire le poids des remblais, il est possible d'utiliser, là où le risque de glissement est grand, des matériaux de faible masse volumique, comme le polystyrène expansé, la sciure de bois ou les pneus déchiquetés. Le polystyrène expansé est utilisé avec succès en remblai routier en France depuis 1983.
32Ainsi cette étude rappelle que la région est très sensible aux mouvements de terrain. L'exemple étudié permet de distinguer les facteurs permanents (le contexte structural et le contexte géomorphologique avec des glissements anciens) et les facteurs déclencheurs (les fortes pluies automnales et les secousses sismiques liées à la néotectonique), mais les aménagements (travaux de déblaiement et poids du remblai) jouent le rôle essentiel et expliquent l'ampleur du glissement. Des travaux de correction sont possibles, mais ils apparaissent relativement coûteux.
Remerciements : Nous remercions François BÉTARD pour la mise au net des figures. Cet article a bénéficié des suggestions et critiques constructives d'Alain MARRE, de Claude MARTIN et d'un relecteur anonyme.