Lebart, Luce et Robert, Marie (dir.). Une histoire mondiale des femmes photographes
Lebart, Luce et Robert, Marie. 2020 (dir.). Une histoire mondiale des femmes photographes. Paris : Textuel.
Texte intégral
- 1 Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, cat. exp. (Paris, musée de l’Orangerie/musée d’Or (...)
1Publié à l’automne 2020 aux éditions Textuel, cet ouvrage dirigé par Luce Lebart et Marie Robert propose de réinterroger la place des femmes photographes, cinq ans après l’exposition du musée d’Orsay « Qui a peur des femmes photographes ? 1839-19451 » qui avait fait date. L’ouvrage est explicitement adressé à un public non académique et se présente dans un format qui oscille entre le beau livre et l’encyclopédie biographique. Il rassemble ainsi par ordre de naissance trois cents notices présentant des femmes photographes, de la britannique Anna Atkins (1799-1871) à l’iranienne Newsha Tavakolian (née en 1981), écrites par cent soixante-quatre autrices travaillant sur l’histoire de la photographie.
2Le livre s’ouvre sur un premier essai signé des deux directrices de l’ouvrage et intitulé « Pour une histoire mondiale des femmes photographes ». Celui-ci expose le constat initial ayant conduit à la rédaction de cette somme et en dévoile ensuite le projet. Y sont décrites tant l’absence des femmes photographes dans les histoires générales de la photographie publiées en France, les multiples études que des chercheuses anglo-saxonnes ont produites depuis les années 1970, que les tentatives récentes du champ français pour combler ces manques. L’ambition annoncée – par une rédaction collaborative et en faisant appel à des relais dans diverses zones géographiques – est de se situer « à rebours d’une histoire canonique encore trop souvent andro et ethno-centrée » et d’écrire « différemment une autre histoire » (p. 17).
3Un second essai de Marie Robert rappelle ensuite les multiples causes sociales, historiques mais aussi historiographiques qui ont mené à la « longue tradition de discrédit » dont font l’objet les femmes photographes. Celles-ci ont en effet été largement cantonnées à la sphère privée ou aux rôles de muses et de modèles, infériorisées dans les publicités où la mise en scène d’une femme manipulant un appareil se veut la preuve de sa facilité d’usage, assignées à des jugements esthétiques cherchant à identifier dans leur production des traces d’une prétendue féminité. L’autrice dénombre pourtant la multiplicité des femmes photographes qui, dès les débuts du médium, ont pratiqué la photographie loin de ces poncifs. On regrettera néanmoins que dans cette entreprise de revalorisation de la production des femmes, les stéréotypes masculinistes du photographe aventurier, héroïque et sportif n’aient pas été eux-mêmes déconstruits. Insister sur les qualités d’« aventurières » et d’« héroïnes » de ces femmes « bravant les climats extrêmes et les milieux hostiles, parcourant les territoires aux confins de la planète, […] voyageant souvent en solitaire » (p. 21) tend plutôt à perpétuer une mythologie viriliste.
4À la suite de ces deux essais, s’ouvre la galerie de portraits de femmes photographes, dans laquelle chacune est présentée par une notice biographique et une image. Le tour de force y est double : à la multiplicité des opératrices et créatrices étudiées s’ajoute celle des autrices. À une histoire et un monde institutionnel de la photographie encore largement andro-centrés, l’ouvrage répond par une double démonstration : historique d’abord, montrant l’omniprésence des femmes dans la production photographique depuis la naissance du médium ; et par le geste ensuite, en invitant cent soixante-quatre « historiennes, critiques, commissaires d’exposition, conservatrices, journalistes mais aussi photographes, autrices de monographies, de thèses ou d’ouvrages de référence » (p. 16) à écrire chacune de ces notices. L’ouvrage rend ainsi visible le dynamisme et la diversité des femmes présentes tant dans la communauté de la recherche que dans la production photographique.
- 2 Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris : Seuil, 2017.
5Parallèlement, néanmoins, la belle promesse du titre se trouve en décalage avec le contenu du livre en ce qui concerne la perspective d’une « histoire mondiale », qui ne peut être menée à bien du fait du format même de l’ouvrage. « Cette structuration le long d’une ligne du temps » (p. 16), juxtaposant les portraits, rend difficile le travail de connexions et de mises en relation des différents pôles et des différentes photographes. Ce serait pourtant bien là le programme de l’histoire mondiale qui cherche à s’écrire par-delà les frontières en étudiant les circulations, les migrations, les contaminations et les transferts. Dans ce courant scientifique, qui connaît un regain d’intérêt depuis quelques années dans le champ universitaire mais aussi auprès d’un public plus large – comme en témoigne le succès en librairie de l’Histoire mondiale de la France2 –, il ne s’agit en rien de lisser une géographie mondiale sous une universalité théorique, ni de compiler une multiplicité de territoires, mais de sortir des récits cloisonnés par des délimitations nationales ou continentales qui ne reflètent qu’insuffisamment la multiplicité des échanges entre les territoires. Or la construction biographique de l’ouvrage tend à occulter les enjeux différenciés en fonction des époques et des zones géographiques sous une mondialité totalisante et « une ligne du temps » sans discontinuité.
6Le format adopté a également pour effet de cacher les creux qu’il reste à combler. Car si la sélection des photographes présentées est une question de choix, parfois arbitraires – ce que les autrices assument –, il est aussi le résultat de contingences. En effet, malgré de réels efforts, malgré la multiplication des études actuelles sur les femmes photographes et leur redécouverte, il existe encore de nombreux territoires qui restent des angles morts de la recherche. Ainsi un regard attentif, au risque d’être un peu comptable, entrevoit l’absence quasi totale des femmes du Sud dans les premières décennies du médium mais aussi le peu de photographes d’Afrique subsaharienne qui jouissent pourtant aujourd’hui d’une reconnaissance et font l’objet d’études. Là encore, sans édulcorer l’immense travail de prospection et de compilation effectué par les autrices, un autre format aurait pu permettre d’esquisser une explication, une réflexion sur ces vides historiographiques encore existants.
7Ainsi l’ouvrage passe à côté de ce qu’aurait pu être une véritable « histoire mondiale » des femmes photographes. Néanmoins, il offre une galerie de portraits riche et inédite, et indéniablement il impressionne par l’ampleur du projet collaboratif qu’il a suscité, et par l’ambition réussie de faire sortir de l’ombre un grand nombre de femmes photographes issues de divers horizons géographiques, dont il faut espérer qu’elles intégreront dorénavant les histoires canoniques du médium.
Notes
1 Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, cat. exp. (Paris, musée de l’Orangerie/musée d’Orsay, 14 oct. 2015-24 janv. 2016), Paris : Musée d’Orsay/Hazan, 2015.
2 Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris : Seuil, 2017.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Alice Aigrain, « Lebart, Luce et Robert, Marie (dir.). Une histoire mondiale des femmes photographes », Photographica, 3 | 2021, 199-200.
Référence électronique
Alice Aigrain, « Lebart, Luce et Robert, Marie (dir.). Une histoire mondiale des femmes photographes », Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/689 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.689
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