Hofman, Jean-Marc, Mélandri Magali et Thomas David-Sean (dir.). Paris 1910-1937. Promenades dans les collections Albert-Kahn. Cat. exp. (Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 16 septembre 2020-5 juillet 2021)
Hofman, Jean-Marc, Mélandri Magali et Thomas David-Sean. 2020 (dir.). Paris 1910-1937. Promenades dans les collections Albert-Kahn. Cat. exp. (Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 16 septembre 2020-5 juillet 2021). Paris/Boulogne-Billancourt : Lienart Éditions/Cité de l’architecture et du patrimoine/Musée départemental Albert-Kahn.
Texte intégral
1L’exposition « Paris 1910-1937 : promenades dans les collections Albert-Kahn », qui s’est tenue au palais de Chaillot entre 2020 et 2021, propose une déambulation à travers 140 reproductions de photographies autochromes et une dizaine de films des Archives de la Planète (ADLP), en dialogue avec des documents graphiques, maquettes et plans anciens provenant des collections de la Cité de l’architecture et du patrimoine et d’autres institutions franciliennes. Le catalogue, conçu par les commissaires de l’exposition Jean-Marc Hofman, Magali Mélandri et David-Sean Thomas, réunit des essais d’histoire, de sociologie, d’architecture, d’urbanisme, d’études cinématographiques et d’art contemporain.
- 1 <http://collections.albert-kahn.hauts-de-seine.fr/?page=themes&sub=commerces>.
- 2 Quelque 5 000 autochromes, 90 000 mètres de films, 600 Filmcolor Lumière et 200 plaques stéréosco (...)
- 3 Voir par exemple Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (dir.), Albert Kahn, 1860-1940. Réalités d’une u (...)
- 4 Diane Toubert, « Perlès, Valérie. 2019 (dir.). Les Archives de la Planète. Marinone, Isabelle. 20 (...)
2Avec pour mission d’établir « un dossier de l’humanité prise en pleine vie1 », Albert Kahn envoie à partir de 1908 dans 60 pays des photographes et des opérateurs, rassemblant au total 4 000 clichés noir et blanc, 72 000 autochromes et 183 000 mètres de films. Puisant dans le fonds parisien des ADLP2, l’exposition « Paris 1910-1937 » et son catalogue poursuivent les nombreuses recherches sur ces archives, depuis la publication d’ouvrages collectifs dans les années 19903, jusqu’aux volumes pluridisciplinaires parus en 20194. Ces études démontrent le lien établi entre le musée départemental Albert-Kahn – qui abrite les ADLP – et le monde académique – avec des chercheurs de tous horizons : historiens, géographes, ethnographes, historiens de la photographie et du cinéma – dans la valorisation et la compréhension de la collection du banquier philanthrope. Elles témoignent en outre de la volonté d’analyser les conditions de production et de diffusion des images ainsi que le contexte idéologique, politique et économique dans lequel ce projet d’inventaire visuel du monde s’est développé.
- 5 Première photographie couleur produite industriellement, l’autochrome est inventée en 1903 par le (...)
- 6 Sur pellicule nitrate 35 mm en cadre muet.
3L’exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine apporte une analyse spécifique sur la transformation de Paris, montrant le glissement d’une ville en cours de patrimonialisation vers une métropole moderne, à travers des représentations photographiques et cinématographiques. Mettant en évidence la complémentarité des moyens techniques utilisés par les protagonistes des ADLP pour constituer un ensemble visuel documentaire, la salle introductive présente ainsi les deux procédés : autochrome5 et film noir et blanc6. Les plaques autochromes originales (9 x 12 cm), destinées initialement à être projetées mais trop fragiles pour être exposées, ont été reproduites sur des caissons rétro-éclairés, comme d’ailleurs pour toutes les expositions du musée auparavant. Cette contrainte guide la scénographie de l’exposition, conçue par l’atelier Maciej Fiszer, sur l’idée d’une promenade immersive au travers des images qui semblent flotter dans l’espace. Dans le catalogue, ces autochromes imprimés sur du papier blanc évoquent parfois la teinte des aquarelles. Optant pour des mises en forme simples qui orientent une approche sensible des images, l’exposition et le catalogue se structurent sur deux sections principales qui révèlent la double aspiration de Kahn et du géographe Jean Brunhes, directeur scientifique des ADLP à partir de 1912, à capturer à la fois le patrimoine et les signes de la modernité.
- 7 L’exposition présente aussi deux dossiers parmi les 2 000 qui composent le Casier archéologique, (...)
4La première partie de l’exposition (« Persistances. Un portrait de ville ») s’ouvre sur des images qui fixent les perspectives les plus emblématiques de Paris, à travers un regard symétrique et frontal sur les monuments. La série consacrée à la Première Guerre mondiale montre plusieurs statues protégées sous une gangue de sacs de sable, des vitrines couvertes de bandes de papier gommé, permettant d’éviter la projection des éclats en cas d’explosion. La Seine est à la fois objet de contemplation, espace de l’activité économique et lieu de divertissement. Son débordement en janvier 1924 bénéficie d’une importante couverture photographique, de même que l’Exposition des arts décoratifs. Les façades des salles de cinéma, de spectacle et de concert rendent compte de la vitalité de la programmation – les Grands Boulevards sont en particulier immortalisés comme un haut lieu de la vie sociale et culturelle – alors que de nombreux clichés pris dans les dédales du Vieux Paris donnent une vision pittoresque et nostalgique des quartiers hérités du Moyen Âge menacés de démolition. Ces images de ruelles sombres et tortueuses parsemées d’enseignes et d’échoppes sont associées aux célèbres séries d’Eugène Atget, qui sillonne le Vieux Paris à partir de 1897, réalisant plus de 10 000 clichés7. Le catalogue comporte ainsi une étude comparative des entreprises des Archives de la Planète et d’Atget, avec l’essai de Guillaume Le Gall. Certains des textes mettent en lien par ailleurs les images des ADLP et les autres composantes de l’œuvre de Kahn : l’histoire des idées politiques (Anne Sigaud) ainsi qu’une réflexion sur les films, participant avec les « symphonies urbaines » à la construction d’un régime scopique propre à la métropole moderne (Teresa Castro).
- 8 Un extrait du film La zone. Au pays des chiffonniers de Georges Lacombe réalisé en 1928 est égale (...)
5La seconde partie de l’exposition (« Mutations. Les perspectives du progrès ») débute avec des images consacrées aux thèmes du logement, de l’hygiène et de la salubrité, documentant par exemple une part des dix-sept îlots de la capitale déclarés insalubres en 1920 au terme de vastes enquêtes sanitaires, ainsi que les maisons closes, auxquelles Frédéric Gadmer consacre une série photographique en octobre et novembre 1920. Dans la section consacrée à l’évolution des modes de locomotion – omnibus à traction hippomobile puis autobus, tramways à traction électrique, fiacres, automobiles… qui dialoguent avec le piéton ou le tireur de charrette à bras –, la frénésie et la vitalité des rues et des boulevards captés par les films contrastent avec le calme et le vide étrange des autochromes. Plusieurs photographies montrent ensuite l’ampleur des travaux de renforcement des infrastructures, surtout à partir de 1924 : la reconstruction du pont de la Tournelle, l’extension de la gare de l’Est et l’achèvement du percement du boulevard Haussmann. Elles immortalisent l’enceinte de Thiers, ainsi que la « zone », une bande de terre interdite de construction qui la borde côté banlieue8. C’est du démantèlement de cette fortification que procède la construction des îlots d’immeubles d’habitation à loyer bon marché (HBM) et l’éclosion de la Cité universitaire internationale, lieu qui répond aux aspirations humanistes et progressistes de Kahn. Dans le catalogue, trois essais approfondissent les thématiques traitées par cette deuxième partie de l’exposition, se focalisant sur la relation entre transformations urbaines et cadres de vie des habitants (Isabelle Backouche), sur Paris comme matrice des cultures plurielles du transport et de la mobilité (Mathieu Flonneau), et sur l’évolution manquée d’une esthétique urbaine en un grand projet urbain (Simon Texier).
6La deuxième section du catalogue expose ainsi certaines problématiques sociales, architecturales et urbanistiques du début du xxe siècle – comme celles liées aux frontières du Grand Paris – qui semblent toujours d’actualité, alors que l’épilogue d’Alain Fleicher revient sur la matérialité et la temporalité des images, et propose de voir dans cette collection d’autochromes l’invention d’un genre : le « relevé de l’architecture et de l’urbanisme d’une époque, d’où s’est effacée, à l’instar d’une épure parfaite, toute anecdote de l’activité humaine » (p. 144). La faible sensibilité à la lumière de l’autochrome nécessite en effet l’utilisation systématique d’un pied ainsi qu’un long temps de pose. Les figures humaines et les véhicules en mouvement n’ont pas le temps d’impressionner la plaque, apparaissant ici et là sous forme de spectres.
7Le projet sur Paris que nous venons de décrire propose donc, comme l’indique le titre, des « promenades dans les collections Albert-Kahn », et assume ainsi le parti pris d’une déambulation basée sur le charme et l’attraction des images du passé en couleur, révélant les transformations de la ville en métropole moderne. Au-delà de la nostalgie visuelle cependant, le propos de l’exposition est enrichi de nombreuses comparaisons, entre film et photographie, ou entre les collections du musée Albert-Kahn et d’autres ensembles photographiques constitués, qui donnent du sens à l’existence même des images.
Notes
1 <http://collections.albert-kahn.hauts-de-seine.fr/?page=themes&sub=commerces>.
2 Quelque 5 000 autochromes, 90 000 mètres de films, 600 Filmcolor Lumière et 200 plaques stéréoscopiques produits durant près de trois décennies par huit opérateurs (Georges Chevalier, Fernand Cuville, Roger Dumas, Frédéric Gadmer, Léonard Jules Martial Lachalarde, Auguste Léon, Stéphane Passet et Camille Sauvageot).
3 Voir par exemple Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (dir.), Albert Kahn, 1860-1940. Réalités d’une utopie. Cat. exp. (Boulogne-Billancourt, musée départemental Albert-Kahn, 28 nov. 1995-18 sept. 1996), Boulogne-Billancourt : Musée Albert-Kahn, 1995.
4 Diane Toubert, « Perlès, Valérie. 2019 (dir.). Les Archives de la Planète. Marinone, Isabelle. 2019 (dir.). Un monde et son double. Regards sur l’entreprise visuelle des Archives de la Planète, 1919-1931 », Photographica, no 1, 2020, p. 173-174, <https://devisu.inha.fr/photographica/252>. Voir aussi Valérie Perlès et Anne Sigaud (dir.), Réalités (in)visibles. Autour d’Albert Kahn, les archives de la Grande Guerre, Paris : Bernard Chauveau Édition, 2019 ; Adrien Genoudet, L’effervescence des images. Albert Kahn et la disparition du monde, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2020.
5 Première photographie couleur produite industriellement, l’autochrome est inventée en 1903 par les frères Lumière et commercialisée en 1907. Pour une analyse détaillée, nous renvoyons à Bertrand Lavédrine et Jean-Paul Gandolfo, L’autochrome Lumière, Paris : CTHS, 2009.
6 Sur pellicule nitrate 35 mm en cadre muet.
7 L’exposition présente aussi deux dossiers parmi les 2 000 qui composent le Casier archéologique, artistique et pittoresque de Paris et du département de la Seine (1916-1928), entreprise documentaire imaginée par l’architecte Louis Bonnier et l’archiviste Marcel Poëte, où la photographie occupe un rôle primordial. La commission du Vieux Paris est chargée de mener cet enregistrement avec un double objectif d’étude et de sauvegarde.
8 Un extrait du film La zone. Au pays des chiffonniers de Georges Lacombe réalisé en 1928 est également présenté, ainsi que des cartes des quartiers déclarés insalubres et plusieurs plans d’aménagement du Grand Paris.
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Référence papier
Chiara Salari, « Hofman, Jean-Marc, Mélandri Magali et Thomas David-Sean (dir.). Paris 1910-1937. Promenades dans les collections Albert-Kahn. Cat. exp. (Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 16 septembre 2020-5 juillet 2021) », Photographica, 3 | 2021, 197-198.
Référence électronique
Chiara Salari, « Hofman, Jean-Marc, Mélandri Magali et Thomas David-Sean (dir.). Paris 1910-1937. Promenades dans les collections Albert-Kahn. Cat. exp. (Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 16 septembre 2020-5 juillet 2021) », Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.679
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