Geneste, Guillaume. Le tirage à mains nues
Geneste, Guillaume. 2020. Le tirage à mains nues. Marcillac-Vallon : Lamaindonne.
Texte intégral
- 1 Dominique Gaessler, Les grands maîtres du tirage, Paris : Contrejour, 1988. L’ouvrage comporte de (...)
- 2 À la suite du projet de Dominique Gaessler, les recueils consacrés aux tireurs français se font r (...)
1Depuis Les grands maîtres du tirage paru en 1988 aux éditions Contrejour1, peu de nouvelles publications sont venues rappeler l’importance du tireur dans l’économie de la photographie. Il aura fallu attendre la généralisation du numérique pour que cette figure de l’ombre fasse l’objet d’un regain d’intérêt et que l’on réalise alors, plus collectivement, la valeur inestimable de son savoir-faire. Le sentiment de perte imminente exacerbant le désir de conservation, tables rondes, reportages et émissions radiophoniques se sont multipliés ces dernières années pour interroger les tireurs de métier et effectuer ce travail de mémoire qui a manqué à la génération précédente2.
- 3 « Où va le tirage ?», Institut national de l’histoire de l’art (INHA), Paris, 16 octobre 2020. Vo (...)
2Participant pleinement de cet élan de revalorisation, la journée d’étude « Où va le tirage ?3 » a permis d’entendre Guillaume Geneste. Tireur argentique depuis trente-cinq ans et fondateur du laboratoire La Chambre noire à Paris, ce dernier est également l’auteur d’un ouvrage lauréat du prix du livre de photographie francophone HiP 2020 : Le tirage à mains nues. Subtilement maquetté, le volume juxtapose avec intelligence et pondération le point de vue d’un tireur sur son propre métier avec ceux de huit professionnels de la photographie. Il rassemble les propos de photographes et/ou tireurs recueillis par Guillaume Geneste lui-même sous forme d’entretiens. Ceux de Ralph Gibson, Arnaud Claass, Sid Kaplan, Gabrielle Duplantier, Duane Michals, Jo Terrien, Valérie Belin auxquels s’ajoutent ceux du célèbre galeriste et collectionneur new-yorkais, Howard Greenberg.
3À la lecture de ces échanges, on découvre combien le tirage, au-delà de sa technicité, est une affaire de tempérament individuel. Certains photographes choisissent de réaliser eux-mêmes leurs tirages, soit que le travail en chambre noire leur procure un plaisir sensuel incommensurable, soit qu’ils refusent en bloc l’intimité du couple tireur-photographe pour contrôler l’intégralité de la chaîne de production. D’autres délèguent ponctuellement ou exclusivement ce travail à un tireur dans la perspective d’un enrichissement mutuel ou bien, plus prosaïquement, par contrainte technique (manque de place pour les grands formats, paramètres imposés par certains procédés couleurs). Les huit professionnels interrogés s’expriment tour à tour sur leurs préférences, n’hésitant pas à recourir à l’humour, à l’éloge et à la critique. Le System Zone d’Ansel Adams fait office de repoussoir. Travailler à l’agence Magnum devient anecdotique en comparaison d’une collaboration avec Robert Frank. Qualifié de « Robert-Frank-wanna-be » (p. 181), Garry Winogrand fait lui aussi partie de ces figures inévitablement invoquées lors des règlements de compte.
- 4 Voir par exemple les propos de Duane Michals p. 185 et p. 188.
4Pour autant Le tirage à mains nues ne cherche ni à créer la polémique, ni à dresser une galerie de caractères, et encore moins à produire une typologie des attitudes face au tirage. Quelque part entre la petite et la grande histoire, il propose surtout une approche incarnée du geste technique et donne du grain à moudre à la sociologie de l’éducation, du travail et de la valeur. Au fil des témoignages, il devient évident que les préférences en matière de tirage sont rarement définitives. Elles s’enracinent dans un apprentissage spécifique (au sein de l’armée, d’agences, en autodidacte) et évoluent en parallèle des techniques d’imagerie. Par ailleurs, il apparaît que l’attention à la qualité du tirage est moins obsessionnelle qu’attendue chez les photographes et les collectionneurs. Le mauvais tirage d’une bonne image vaut toujours mieux que le beau tirage d’une image insignifiante. Le tournant matériel n’y changera rien, ce sera toujours le contenu qui compte4.
5Ce constat paradoxal n’est pas la seule surprise de l’ouvrage. Grâce aux quatre essais de Guillaume Geneste lui-même et à l’entretien que son éditeur lui consacre, Le tirage à mains nues dépasse la simple compilation de témoignages. De différentes tonalités, ces textes permettent d’accéder à un autre degré de conceptualisation en mobilisant tout un faisceau de problématiques liées à l’économie, à la conservation ainsi qu’à la transmission. Pour ceux qui ne sont pas férus de reproduction photomécanique, la chaîne opératoire qui unit les photographes, les tireurs et les photograveurs est explicitée. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire industrielle, il est possible d’apprécier la façon dont le lancement ou l’arrêt de certains produits affecte le savoir-faire des tireurs. Pour ceux, enfin, qui s’interrogent sur les effets du numérique, il est possible de comprendre l’évolution d’un métier à travers ses outils, et ce, sans a priori.
- 5 La transition numérique invite à s’ouvrir à de nouveaux marchés.
- 6 Guillaume Geneste et Denis Roche, L’ordre des photos. Autoportraits de famille #1, Trézélan : F (...)
6Parce que Guillaume Geneste a très rapidement fait le choix – esthétique et économique5 – d’un laboratoire argentique et numérique, il offre une vision de la transition technique qui n’est pas partisane, mais pragmatique. Et c’est là l’un des points forts de son projet. Selon lui, que le tireur soit devant son agrandisseur ou son écran, il occupe toujours la position de « traducteur » au service d’un créateur. Malgré des réaménagements successifs de la chaîne opératoire et de la temporalité de la production, le tireur – souligne-t-il – n’a jamais été et n’est toujours pas un artiste (p. 46). Cette humilité ne le prive pas de faire acte de création par ailleurs – les photobooks de Geneste en fournissent d’ailleurs la preuve6 –, mais tirer pour un autre suppose d’avoir assimilé l’enjeu suivant : « répondre à une demande dictée par la création et pas uniquement par la reproduction d’un savoir-faire » (p. 31). Ainsi se comprend la nuance terminologique affichée par l’auteur, celle lui faisant préférer le qualificatif de « traducteur », à celui plus égotique d’« interprète ».
7S’il avait été écrit par un universitaire, on reprocherait peut-être au Tirage à mains nues son orientation franco-américaine et sa parité maintenue sur le fil, mais l’arbitraire des rencontres dévoile ici ce qu’est aussi l’histoire du métier de tireur, à savoir une histoire d’affinités électives ainsi qu’une histoire d’écoles. Par ailleurs, cette contribution témoigne d’un rapport poétique au monde qui convainc le lecteur d’une donnée fondamentale : la technique n’est pas condamnée à rester la seule affaire des techniciens. Les considérations sur le tirage peuvent trouver d’autres supports que les manuels et être développées sous d’autres formes d’écritures. En témoigne l’ouvrage dans son ensemble, soit également les images et les citations qui le constellent. La première et la quatrième de couverture en donnent un avant-goût. Bel encadrement que cette image d’agrandisseur et cette citation de Denis Roche : « Ce qu’il y a de formidable avec la photographie, c’est tout ce qu’il y a autour. »
Notes
1 Dominique Gaessler, Les grands maîtres du tirage, Paris : Contrejour, 1988. L’ouvrage comporte de courts entretiens avec onze tireurs français (Jean-Yves Bregand, Marc Bruhat, Roland Dufau, George Fevre, Michel Fresson, Charles Goosens, Janjac, Yvon Le Marlec, Philippe Salaün, Jules Steinmetz, Claudine Sudre) ainsi que des détails sur leurs choix techniques.
2 À la suite du projet de Dominique Gaessler, les recueils consacrés aux tireurs français se font rares. À notre connaissance, le projet éditorial Les tireurs photographes, Paris : Contrejour/Agfa, 1993 est l’un des seuls à se démarquer. En quatre volume, il est consacré à Jean-Yves Brégand (vol. 1), Guillaume Geneste (vol. 2), Yvon le Marlec (vol. 3) et Philippe Salaün (vol. 4).
3 « Où va le tirage ?», Institut national de l’histoire de l’art (INHA), Paris, 16 octobre 2020. Voir les enregistrements vidéo sur le site du Collège international de photographie du Grand Paris : <photographie-grand-paris.fr/l-actualite/ou-va-le-tirage-colloque-16-10-2020/> (consultés le 2 juin 2021).
4 Voir par exemple les propos de Duane Michals p. 185 et p. 188.
5 La transition numérique invite à s’ouvrir à de nouveaux marchés.
6 Guillaume Geneste et Denis Roche, L’ordre des photos. Autoportraits de famille #1, Trézélan : Filigranes Éditions, 2018 ; Guillaume Geneste et Bernard Plossu, La prolongation du bonheur. Autoportraits de famille #2 (1999-2006), Trézélan : Filigranes Éditions, 2018 ; Guillaume Geneste et Anne-Marie Garat, À bout de bras. Autoportraits de famille #3 (2006-2011), Trézélan : Filigranes Éditions, 2019 ; Guillaume Geneste et Tereza Siza, Trop n’est même pas assez. Autoportraits de famille #4 (2012-2016), Trézélan : Filigranes Éditions, 2019.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marie Auger, « Geneste, Guillaume. Le tirage à mains nues », Photographica, 3 | 2021, 194-195.
Référence électronique
Marie Auger, « Geneste, Guillaume. Le tirage à mains nues », Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/670 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.670
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