- 1 Louis-Cyrus Macaire, « Note relative à la création d’une section de photographie au ministère d’Ét (...)
- 2 « Rapport à S. E. le Maréchal Ministre de la Guerre par Disdéri. De l’emploi de la photographie da (...)
- 3 Guillot 2020.
- 4 Dépêche du général Hubert Lyautey, ministre de la Guerre, datée du 6 février 1917, Vincennes, Serv (...)
1Une quinzaine d’années se sont écoulées depuis l’annonce officielle de l’invention de la photographie par François Arago lorsque le photographe Louis-Cyrus Macaire propose en 1855, dans une note adressée au ministère d’État1, que l’administration des Beaux-Arts se dote d’un service photographique. Convaincu de la capacité du nouveau médium à saisir la « représentation du monde entier », il souhaite notamment que la photographie soit intégrée à l’armée : « chaque régiment, soit en garnison, soit en campagne, serait chargé de fournir la reproduction des événements réalisés à sa portée […]. » Quelques années plus tard, c’est au tour du photographe et entrepreneur Eugène Disdéri d’exposer les avantages « de l’emploi de la photographie dans l’armée2 », dans un rapport de son initiative. Au tournant du xxe siècle, de nombreux officiers s’adonnent à la pratique photographique, notamment lors de missions dans les colonies ; mais celle-ci n’est pas encore pensée ni structurée par l’institution militaire. Lorsque survient la Première Guerre mondiale, les besoins en termes d’images émanant de la presse illustrée et des actualités cinématographiques ainsi que les premiers clichés de la propagande allemande finissent par imposer la création des sections cinématographique et photographique de l’armée, en février et avril 19153. Avec elles, les autorités militaires mettent sur pied une équipe de caméramans et de photographes en uniforme pour répondre à un triple objectif4 : fournir une information visuelle officielle, construire une propagande efficace à destination des pays neutres et enfin constituer des archives attestant des destructions causées par l’ennemi. Dès lors et en dépit de rattachements administratifs variés, des structures se sont succédé et se sont vu assigner des missions quasi identiques jusqu’à aujourd’hui.
- 5 Ces fonds photographiques sont conservés au sein de l’Établissement de communication et de product (...)
- 6 Source : Christine Majoulet, documentaliste à l’ECPAD et spécialiste du fonds de la Seconde Guerre (...)
- 7 Guillot 2020, p. 118.
- 8 Le Gac 2018.
2Malgré des volumes conséquents – 13 millions de photographies et 36 000 films –, les fonds photographiques de l’armée5 dévoilent un répertoire iconographique peu diversifié. L’affrontement guerrier stricto sensu y apparaît comme irréductible à son saisissement par l’image, par la nature même des conflits et les contraintes techniques longtemps générées par le matériel d’enregistrement. D’autres sujets au contraire s’y répètent inlassablement : vie quotidienne des soldats à la périphérie des combats, prises d’armes, cérémonies militaires et visites d’officiels. Les fonds photographiques relatifs à l’engagement du corps expéditionnaire français (CEF) en Italie de novembre 1943 à juillet 1944 ne dérogent pas à ce constat. Pourtant, de ce flot kaléidoscopique d’images faussement semblables, plusieurs se distinguent par la spécificité de leur thématique et leur récurrence au fil des reportages. Elles composent un petit corpus de 80 photographies environ, certes peu significatif en termes de volume comparativement à la totalité du fonds qui comprend 85 reportages pour 2 367 photographies ainsi que 48 rushes et films d’actualités montés6. Ce sont des portraits de photographes ou caméramans de l’armée, pris en groupe ou isolés, dans l’exercice de leur fonction. Cette pratique d’autoreprésentation n’est pas nouvelle chez les opérateurs de l’armée française mais elle est demeurée marginale, Albert Samama-Chikli se distinguant par son inclination à se faire photographier lors de la Grande Guerre7. C’est à l’occasion de la campagne d’Italie que les clichés de reporters militaires se multiplient, alors que le CEF prouve son efficacité sur un front considéré comme secondaire par ses alliés8.
- 9 Linda Garcia d’Ornano et Christine Majoulet, « Le binôme caméraman photographe pour une mise en ré (...)
- 10 Blum 2009, tome 2, p. 177-178.
3Dans le prolongement de premières recherches menées avec Christine Majoulet9, cette étude se penche sur un corpus oublié, victime d’une double occultation, dans l’ombre du succès décisif de l’opération « Overlord » (juin-août 1944) et dans l’angle mort historiographique que constituent les représentations de reporters militaires. Il s’agira d’investiguer les manifestations et les raisons de l’émergence de cette figure professionnelle particulière dans son rapport avec celle, d’ailleurs ravivée par la couverture du débarquement des Alliés en Normandie, du photoreporter de guerre. L’analyse du contexte de production, l’étude des images et la prise en compte des parcours de leurs auteurs permettent d’émettre certaines hypothèses, à défaut d’archives explicitant leur démarche10. Celle-ci relèverait d’une stratégie d’autolégitimation opérant au moment même où l’armée française cherche à faire oublier l’humiliante défaite de 1940 et les compromissions du régime de Vichy.
- 11 Note du général Kœnig citée par Launey 2008, p. 27-40.
- 12 Lindeperg 2015, p. 105.
4Les auteurs des clichés de notre corpus font partie du nouveau Service cinématographique de l’armée (SCA), créé en novembre 1942 à la suite du débarquement anglo-américain au Maroc et en Algérie. Né de la fusion de deux entités, la section « Afrique du Nord » du Service cinématographique travaillant pour l’armée d’armistice et le Service cinématographique de la France Libre, le SCA est chargé de couvrir la campagne de Tunisie, la libération de la Corse et la campagne d’Italie, avec le souci d’exalter le combat des Français auprès des Alliés11. Des caméramans et des photographes professionnels sont alors recrutés, dont Jacques Belin (1910-1974), ancien photoreporter au journal Le Jour, Roger Montéran (1913-1968) et Raymond Méjat (1910-1989), tous deux reporters à France-Actualités. Ce dernier a notamment filmé la guerre d’Espagne. Cette renaissance d’un service cinématographique, qui induit une nette reprise de son activité12, n’engendre cependant pas encore le développement de la figure du « reporter militaire ».
- 13 Les intitulés des fonctions occupées par Albert Plécy dans ses feuillets de campagne sont : « Chef (...)
- 14 Plécy 1997, p. 11.
5Dès novembre 1943, une équipe du SCA est détachée en Italie, sous l’autorité du général Juin, commandant en chef des éléments français sur le théâtre d’opérations, et de l’état-major du CEF. Sur l’ensemble de la période, le SCA comptera six photographes (Jacques Belin, Albert Plécy, Vincent Verdu, Raoul Vignal, Jean Tourtois, Robert Moisy) et six caméramans (Raymond Méjat, Roger Montéran, François Villiers, Jean Hudelot, Gérard Py, Christian Gaveau). À sa tête, est rapidement nommé celui qui sera l’un des principaux acteurs du paysage médiatique français d’après guerre : le lieutenant Albert Plécy (1914-1977). Directeur du magazine Point de vue - Images du monde au sortir de la guerre, cofondateur de l’association Gens d’images en 1955, créateur des prix Niépce et Nadar, il n’aura de cesse de promouvoir la photographie comme moyen d’expression dans les domaines des arts, de la presse et de la communication. D’abord rédacteur en chef de La Patrie, journal destiné aux troupes du CEF, puis chef de la section du SCA en Italie13, Plécy, de par ses fonctions au sein de l’armée, se familiarise avec les possibilités d’évocation qu’offre la photographie pour construire un récit : « Je me suis rendu compte que je racontais beaucoup mieux les épisodes de la guerre en images qu’avec de longs récits, mais qu’elle peut être cruelle, offensante, perfide, venimeuse plus qu’aucun texte, plus qu’aucun dessin14. » Il forme avec le photographe Belin et le caméraman Méjat le trio à l’origine de la grande majorité du récit en images français de la campagne d’Italie, et plus spécifiquement de ce corpus singulier.
- 15 Guillot 2020, p. 237.
- 16 Ibid., p. 119.
6Le recrutement de professionnels, déjà formés à la photographie, était la norme lors de la Grande Guerre, les candidats provenant majoritairement d’entreprises commerciales et de la section photographique du sous-secrétariat aux Beaux-Arts15. Sur cette période, Hélène Guillot n’en distingue qu’un seul ayant déjà une carrière accomplie de reporter pour la presse : il s’agit de Samama-Chikli16, évoqué précédemment comme pionnier de cette pratique de l’autoreprésentation. Ainsi, les glissements successifs du monde des médias civils au service photographique de l’armée peuvent orienter les pratiques de ces photographes, d’un point de vue technique mais également culturel, sur les types de représentation.
- 17 Le Gac 2010.
- 18 Ivry-sur-Seine, ECPAD, Fonds Raymond Méjat, D0347.
- 19 Vincennes, Service historique de la Défense, GR7P33.
- 20 Accréditation du haut-commandement allié en Afrique du Nord, Fonds Raymond Méjat, Ivry-sur-Seine, (...)
7À cette hybridation des parcours, s’ajoute un autre facteur source d’ambivalence entre photographe militaire et photographe civil. L’appellation donnée à ces opérateurs militaires ne semble pas avoir été clairement établie par l’armée française. Sur le modèle américain, qui influence le CEF17, le titre donné aux photographes et caméramans du SCA est « correspondant de guerre » comme leurs confrères du civil, tels le journaliste de presse et de radio Fernand Pistor (1910-1944) et le photoreporter Pierre Ichac (1901-1978). Reporters militaires et civils « embarqués » appartiennent au même microcosme : ils se côtoient sur le front et lors des conférences de presse tandis que les seconds collaborent régulièrement au journal La Patrie dirigé par Plécy. Tous participent à l’effort de guerre, sont soumis à la censure et leurs images diffusées, publiées par les uns et les autres, relèvent autant de l’information sur le conflit que de la propagande. Ce terme de « correspondant de guerre » est aussi indiqué sur le passant de l’uniforme de Belin et sur certaines pièces administratives ayant appartenu à Méjat18. Des ordres de mission présentent encore le caméraman comme « opérateur de prises de vues » ou « reporter cinématographique du SCA » tandis que Plécy est nommé « chef des reporters au SCA, section Photo », selon ses feuillets de campagne19. Recrutés sous contrat pour la durée de la guerre ou à la mission, les photographes et caméramans du SCA revêtent l’uniforme, ont un grade d’officier assimilé, sont présents au combat mais ne sont pas armés. L’accréditation de Méjat datée du 29 août 194320, rédigée en anglais et en français, fait ainsi valoir à la fois ce statut de photoreporter et de soldat à part, en le désignant « official war photographer » et « non-combattant war correspondent ».
- 21 Véray 2015, p. 22.
- 22 Lafon 2008, p. 42-50.
- 23 Beaupré 2013.
8Établie depuis la Grande Guerre, la complémentarité sur le terrain du binôme photographe-caméraman caractérise le dispositif de prise de vue organisé par le Service cinématographique de l’armée21. Elle se révèle aussi à l’image. Intervenant au même moment sur l’événement, filmant ou photographiant les mêmes scènes, les uns se retrouvent inévitablement dans le champ de vision des autres. Alors que le film monté évacue presque systématiquement ces apparitions accidentelles, les rushes en gardent souvent des traces et la photographie les intègre bien plus encore. D’autres clichés attestent en revanche d’une volonté de mise en scène du travail des membres du SCA, participant de l’édification de la figure du reporter militaire [Fig. 1]. Rappelant les photographies de groupe communément présentes dans les fonds privés de soldats et réalisées dans les moments de pause22, quelques prises de vue individualisent tout ou partie de l’équipe du SCA. Sur l’une d’entre elles, posées mais pensées pour donner l’illusion de la spontanéité, Plécy écoute attentivement un soldat, carnet et crayon à la main, tandis que Méjat manipule sa caméra [Fig. 2]. Autre exemple de composition dans un registre décalé, Plécy est installé sur un lit tapant à la machine et Méjat, debout à ses côtés, toujours préoccupé par sa caméra [Fig. 3]. Ces photographies, qui ne peuvent exister sans complicité de la part de leurs protagonistes, ne sont-elles qu’un passe-temps prétexte à des mises en scène distrayantes ? Souvent saisies pendant les moments de répit et d’attente, elles permettraient à leurs auteurs de se projeter dans l’avenir, d’anticiper le temps où elles deviendraient des photo-souvenirs, instaurant des micro-régimes d’historicité propres à la guerre23. Par ailleurs, nous pensons qu’elles ont également servi de catalyseur à ce groupe de professionnels de l’image dans l’édification d’une histoire commune.
Fig. 1 Photographe non identifié, probablement Jacques Belin, Raymond Méjat filme des échanges entre soldats, 25 décembre 1943.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 24 × 36 mm. Paris, ECPAD, TERRE 133-2906 © ECPAD.
Fig. 2 Photographe non identifié, probablement Jacques Belin, Raymond Méjat, un soldat et Albert Plécy, 25 décembre 1943.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 24 × 36 mm. Paris, ECPAD, TERRE 133-2911 © ECPAD.
Fig. 3 Photographe non identifié, probablement Jacques Belin, Albert Plécy et Raymond Méjat en retour de mission, 12 décembre 1943.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 24 × 36 mm. Paris, ECPAD, TERRE 144-3153 © ECPAD.
- 24 Chéroux 2001, p. 307-310.
- 25 Gervais 2010.
- 26 Denoyelle 2004, p. 49-65.
9Si rien ne laisse présumer l’existence d’un projet consciemment élaboré, l’essor d’une telle iconographie traduit en premier lieu l’attrait de cette équipe du SCA pour les représentations de photoreporters en contexte de guerre, analysées comme un motif photographique au service de la construction de mythes24. Observée avant même le premier conflit mondial, développée avec celui-ci et plus encore à partir de la guerre d’Espagne, cette mythification opérée par la presse illustrée, qui sert ses propres enjeux de légitimation25, consiste à publier des images de ces photoreporters de guerre en action, accompagnées d’un texte qui souligne leur bravoure. Si les photographes de guerre accèdent ainsi à la reconnaissance dès l’entre-deux-guerres – leurs photographies sont aussi de plus en plus fréquemment créditées –, celle-ci est loin d’être systématique. Célébré comme le « plus grand » d’entre eux par le Picture Post dans son numéro du 3 décembre 1938, qui légende ainsi son portrait immortalisé par Gerda Taro, Robert Capa bénéficie d’une renommée exceptionnelle, qui émerge avec la diffusion de ses clichés sur la guerre d’Espagne26. Les membres de l’équipe menée par Plécy sont familiers de cette culture naissante du reporter de guerre pour avoir travaillé au service de médias civils. Leur tentative de transposition de cette culture dans le monde militaire se concrétiserait dès lors par une stratégie d’autopromotion.
- 27 Chéron 2019.
- 28 Blum 2009, tome 1, p. 198-199.
- 29 Maslowski 1993, p. 28.
10Les auteurs jouissent de l’autonomie nécessaire à un tel projet, travaillant sans directive précise, avec leur matériel personnel et se déplaçant où ils le désirent au moyen d’une jeep qui leur est spécialement octroyée. À cette époque, le travail des reporters militaires n’est pas systématiquement encadré, contrairement à ce qu’il advient, à la fin du xxe siècle, avec l’introduction sur le terrain d’un « officier en charge de la communication27 ». De ces conditions résulte une production d’images ni totalement normalisée ni contrôlée par l’institution militaire. Quant aux motivations, à l’instar de Catherine Blum28, on peut aisément leur prêter celles que Peter Maslowski a identifiées chez les photographes des Signal Corps, l’équivalent américain du SCA29. Elles puiseraient leur source dans un besoin de reconnaissance, alors que celle-ci commence à être accordée à leurs confrères de la presse civile. À la même époque, les photoreporters du magazine Life couvrant la campagne d’Italie voient en effet leurs noms cités dans les articles qui accompagnent leurs images. Au début de chaque numéro, un petit encadré présente le portrait d’un photographe et quelques éléments de biographie. La nécessité pour l’équipe du SCA de se voir dans le miroir de cette production photographique atypique serait d’autant plus vive que son statut reste ambivalent, nous l’avons vu.
- 30 Ichac 1954, p. 106.
- 31 Denoyelle 2003, 2004, 2006 ; Blum 2009.
11D’autre part, le circuit d’exploitation des images permet d’apprécier le sens possible de ce motif du reporter militaire. Lors de la campagne d’Italie, les reportages complets pris sur le théâtre des opérations sont envoyés au siège du SCA à Alger pour travaux de développement, duplication, montage, reproduction et publication éventuelle. Les photographies des opérateurs militaires, sur lesquelles s’applique alors la censure, alimentent principalement le journal La Patrie, destiné à l’information des troupes. Dirigée par Plécy, cette publication de l’armée possède des locaux à Naples, à la même adresse que les journaux militaires alliés, le canadien Maple Leaf et l’américain Stars and Stripes30. En revanche, la diffusion de la production militaire à travers la presse civile reste difficile à évaluer31. Conscients de ce circuit, les photographes du SCA ont manifestement cherché à faire retenir par l’institution l’expérience d’une corporation. Cette particularité des services de l’armée dédiés à l’image, qui consiste à concevoir leurs fonds dès leur conception comme des archives en devenir, n’aurait pas détourné mais au contraire favorisé ce penchant pour l’autoreprésentation d’une profession. Plusieurs compositions tirées de notre corpus tendent à individualiser cette figure du reporter militaire et en précisent certaines caractéristiques. Sur l’une d’elles, la silhouette de Méjat se détache d’un arrière-plan laissé flou, vaporeux, et fixe une représentation esthétisante et atemporelle [Fig. 4]. Sur une autre, Belin personnifie sa fonction : un Leica pendu à son cou, il soulève ostensiblement la mallette contenant son matériel sur laquelle se lit nettement l’inscription « Service cinéma de l’armée » [Fig. 5]. Mises en scène de reporters de l’image au travail et portraits symboliques trahissent une pratique collective : l’appareil photographique change de main, le caméraman se retrouve photographe, sujets et auteurs alternent.
Fig. 4 Photographe non identifié, probablement Jacques Belin, Raymond Méjat aux portes de Rome, 4 juin 1944.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 9 × 12 cm. Paris, ECPAD, TERRE 226-5094 © ECPAD.
Fig. 5 Photographe non identifié, Portrait de Jacques Belin, février 1944.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 9 × 12 cm. Paris, ECPAD, TERRE 152-3374 © ECPAD.
12Ces mêmes mécanismes de valorisation s’impriment également dans les fonds privés des auteurs de ce corpus. Dans un ensemble de planches regroupant des tirages-contacts numérotés, aujourd’hui conservés par le Service historique de la Défense, Belin place littéralement la figure du photoreporter au centre de ses pages et de ses archives personnelles sur la guerre [Fig. 6]. S’y retrouvent plusieurs tirages dont les négatifs sont conservés dans les fonds de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), illustrant la campagne militaire ou bien présentant ce motif du reporter militaire, ainsi que des compositions inédites. Bien qu’interdite par les autorités militaires, cette pratique dite du perruquage, qui consiste à garder pour soi des tirages produits lors de missions militaires, n’est pas rare, sans doute favorisée lors de la campagne d’Italie, par le fait que les photographes militaires utilisent leurs propres appareils. Belin en aurait possédé trois : un Leica, un Graflex speed graphic et un Rolleiflex. La numérotation des planches et la présence de tirages à part portant au dos le tampon du photographe suggèrent d’ailleurs des velléités de commercialisation.
Fig. 6 Jacques Belin et Raymond Méjat [Au centre en haut, Raymond Méjat. Au-dessous, Jacques Belin], vers 1943-1944.
Planche composée de tirages photographiques. Vincennes, Service historique de la Défense, fonds Jacques Belin © Service historique de la Défense.
- 32 Lafon 2016, p. 33-49.
- 33 Poivert 2019.
13De nombreuses photographies n’en développent pas moins un registre intime, mimant celles de touristes en visite dans de nouveaux lieux. Ainsi, lors d’une déambulation dans les ruines de Pompéi, Belin et Méjat se photographient-ils l’un l’autre devant une statue d’Apollon. Si les albums photographiques des poilus trahissent déjà ce genre de pratique32, ils n’étaient souvent destinés qu’à un usage privé. Toujours en comparaison avec le corpus officiel conservé à l’ECPAD, les séances de prises de vue laissent deviner une sophistication accrue, caractérisée par des vues en miroir des uns et des autres et l’envahissement de ce motif du « reporter à l’appareil ». Soit Belin devient tour à tour photographe et sujet d’une même mise en scène dans un jeu d’échange et de mimétisme avec ses collègues, soit son image s’y multiplie sous les prises en rafale [Fig. 7]. Le confrère constitue alors un alter ego sur lequel se cristallise une démarche plus introspective, moins strictement documentaire, dont ont pu témoigner d’autres fonds d’opérateurs33. Dans le cas des photographies de Belin, le cadrage en gros plans, l’insistance du motif dénotent toutefois une pensée plus obsédante. Le photographe y dévoile une fragilité inédite avec le visage émacié, mangé par la barbe, le regard perdu, la douceur des traits rendue par la lumière, et un oiseau posé sur l’épaule [Fig. 8].
- 34 Dubois 2016.
- 35 Lafon 2016, p. 33-49.
14Entre documents et photos-souvenirs, ces portraits et autoportraits en contexte de guerre procèdent d’une « fabrication de traces34 » en marge des attentes de l’instance à laquelle ils sont pourtant destinés et qui se développe aussi en dehors de celle-ci. L’historien Alexandre Lafon distingue deux logiques de mobilisation du médium photographique lors de la Première Guerre mondiale : la mise en mémoire d’une expérience personnelle, à travers la pratique privée des soldats, et la mise en récit du conflit, telle qu’attendue par l’arrière et contrôlée par les autorités militaires35. Avec Plécy, Belin et Méjat, ce souci d’inscrire un vécu individuel et une destinée collective dans la grande Histoire se diffuse à la sphère officielle et trouve à s’exprimer à travers l’appropriation de la figure du photoreporter de guerre.
Fig. 7 Jacques Belin et Roger Montéran, Portraits / autoportraits, vers 1943-1944.
Planche composée de tirages photographiques. Vincennes, Service historique de la Défense, fonds Jacques Belin © Service historique de la Défense.
Fig. 8 Photographe non identifié, Jacques Belin avec son appareil photographique et un petit oiseau sur l’épaule, vers 1943-1944.
Planche composée de tirages photographiques. Vincennes, Service historique de la Défense, fonds Jacques Belin © Service historique de la Défense.
- 36 Ivry-sur-Seine, ECPAD, Fonds Raymond Méjat, D0347.
- 37 Ibid.
- 38 À son retour en France en 1963, Jacques Belin fait don de son fonds photographique sur le Maroc (e (...)
15Cette pratique perdure, notamment lors de la libération de la Provence (août 1944) où s’embarque le trio, et durant la campagne d’Alsace (novembre 1944-mars 1945), portée cette fois par Belin et le photographe Roland Lennad. Si elle tend à se diluer dans une masse croissante d’images, elle produit néanmoins l’un de ses exemples les plus signifiants. En deux clichés, Belin y fixe un confrère au moment où celui-ci s’approche du cadavre d’une femme puis le photographie [Fig. 9]. Le geste est ici presque cathartique : il traduit un dégoût face aux horreurs de la guerre dont ses camarades et lui ont été les témoins. Les pages des carnets que son compagnon Méjat a tenus lors de campagne d’Italie36 font aussi office d’exutoire et dénotent une même amertume. Il y évoque les conditions climatiques éprouvantes et les dangers encourus, ironise sur les visites des officiels. La confrontation avec la mort suscite chez Méjat une réaction de lassitude et d’abattement, similaire à celle transmise par les deux clichés de Belin : « [sur une route] menant au front, nous remontons les éternels convois de blessés, de munitions, de cercueils, j’en suis écœuré37. » Une fois la guerre terminée, Méjat choisit de poursuivre sa carrière dans le civil et travaille notamment avec son frère Georges, caméraman également, pendant la guerre d’Indochine. Belin, quant à lui, se détourne des terrains de guerre et reprend ses activités photographiques à Rabat, au service de la résidence générale du Maroc jusqu’à la suppression du régime de protectorat en 195338.
Fig. 9 Jacques Belin, Roland Lennad au travail, 22-23 novembre 1944.
Négatif gélatino-argentique sur nitrate inversé après numérisation, 9 × 12 cm. Paris, ECPAD, TERRE 339-8031 © ECPAD.
- 39 Babelay 1946, s. n.
- 40 Chéroux 2001, p. 307-310.
16La publication, sur l’initiative de Belin, en mars 1946 de l’ouvrage Victoire des Français en Italie. 8 mois de campagne vus par les correspondants de guerre, aux éditions Raymond Schall, participe d’une diffusion de la figure du reporter de guerre. Ce projet éditorial est-il aussi motivé par le désir du photographe de commercialiser sa production personnelle accumulée pendant la guerre et dont ses archives témoignent ? Son rôle est souligné dès les premières lignes de la préface : « Quelques semaines après la Libération de Paris, Jacques Belin, War Correspondent, vint nous rendre visite. “Ah ! me dit-il en considérant l’ouvrage qu’alors nous terminions et qui résumait le temps de l’occupation, vous devriez bien publier quelque chose sur les gars qui ont fait l’Italie”39… » Le texte placé en exergue précise également que la documentation photographique a été réunie par lui. Les noms des photographes, tous des membres du SCA, sont mentionnés : on y retrouve Plécy et Méjat. L’auteur, Jean-Louis Babelay, célèbre leur travail, tout en utilisant pour eux l’appellation imprécise de « correspondants de guerre », entretenant une confusion entre les professionnels de l’image présents sur le front, leurs missions et leurs fonctions. Elle accroît cependant le crédit du témoignage apporté par les photoreporters militaires en les associant au journalisme. Si le motif du reporter militaire est absent de la sélection iconographique, la rhétorique, elle, reprend un des éléments constitutifs du mythe du photoreporter de guerre, ce « chevalier des temps modernes » risquant sa vie dans l’exercice de son métier, en quête de « vérité »40.
- 41 Lindeperg 1997.
- 42 Éparvier 1944.
- 43 Babelay et Leroux, 1946.
17La publication s’inscrit alors dans la logique éditoriale et commerciale portée par la maison d’édition et plus largement par le studio photographique créé par les frères Schall pendant l’entre-deux-guerres, qui valorise la photographie de reportage. Bien qu’elle serve manifestement une réécriture patriotique de l’histoire en droite ligne du discours officiel voulu par le général de Gaulle41, c’est encore la valeur testimoniale de la photographie qui est mise en avant dans deux ouvrages : À Paris sous la botte des nazis42, publié en 1944 avec des photographies de Robert Doisneau, Roger Parry, Pierre Jahan ou Roger Schall, et Un an43, autour des événements de la Libération, illustré notamment par des clichés de Méjat. Conçue à partir de photographies extraites des collections officielles de l’armée et de celles constituées à titre personnel par les membres du SCA, la chronique de la campagne d’Italie entend porter un discours sincère et réparer peut-être un malentendu en montrant plus largement la boue, les ruines, les blessés et les cadavres.
- 44 Martine Beauvais et J.-M. Bernand, « Le photographe entre dans la cage », Point de vue - Images du (...)
- 45 Point de vue - Images du monde, 1er juillet 1948.
- 46 Point de vue - Images du monde, 7 janvier 1947.
18De son côté, en tant que rédacteur en chef du magazine Point de vue - Images du monde dès 1946, Plécy met en pratique les enseignements tirés de la guerre quant à la supériorité du langage photographique sur l’écrit. Comme pour Life, la mise en valeur des images publiées, et donc plus globalement du journal, passe par celle de leurs auteurs, assez téméraires pour pénétrer dans une « cage au lion44 » ou saisir, comme Capa, le cargo Altalena en feu au large d’Israël45. C’est encore cette figure héroïque du photoreporter que Plécy convoque dans l’article consacré aux frères Méjat, assimilant carrière civile de l’aîné, Georges, et carrière mixte du cadet, Raymond46. Dans une veine lyrique, l’accent est mis sur les risques auxquels s’exposent les photographes, leur dévouement à leur mission plus que sur les documents qu’ils rapportent. Complétant ce processus de glorification, une photographie signée Belin, et dont l’ECPAD conserve le négatif, montre l’ancien coéquipier la caméra bien en main, l’attitude fière et le visage couvert de poussière, dans un de ses portraits stéréotypés qu’affectionne notamment le magazine Life.
19L’hypothèse d’un rapprochement entre la figure du reporter militaire élaborée par Plécy, Méjat et Belin et celle du photoreporter façonnée par la presse illustrée éclaire des stratégies communes d’autolégitimation fondées sur des motivations relativement similaires. Au moment de la campagne d’Italie, cette dynamique a été engendrée par les photographes eux-mêmes et tolérée par une armée française en pleine renaissance. Si elle a ainsi offert à ses acteurs les moyens de valoriser pécuniairement leur production photographique une fois la guerre terminée, elle semble d’abord répondre au besoin d’identification d’une corporation en manque de repère. Cette quête identitaire s’est alors cristallisée autour d’une figure nouvelle, celle du reporter militaire, calquée sur celle déjà bien établie, flatteuse, du photoreporter de guerre. Ce phénomène d’assimilation s’effectue alors d’autant plus facilement que ses promoteurs, issus du monde du journalisme, se considèrent comme « des correspondants de guerre non combattants ». À la fin du conflit, ils s’emploient à diffuser dans la presse et l’édition grand public, cette nouvelle figure qui se charge alors des mêmes valeurs héroïques que celles attribuées aux reporters civils. Une photographie issue du fonds privé de Belin pourrait parachever la mise en abyme de ce statut de reporter militaire au temps de la campagne d’Italie [Fig. 10]. De grand format, monté sur papier et signé du nom du photographe, le tirage, qui comporte également des retouches au crayon, avait probablement vocation à être montré. La composition soignée met à l’honneur selon la légende « LA Jeep des correspondants de guerre : PLÉCY, MONTÉRAN et BELIN, du Service Cinéma de l’Armée, en difficulté ». Conduite par Plécy, elle cahote douloureusement sur une piste des environs de Monte Cassino, à l’image de ses occupants sur la voie de la reconnaissance. Non pas sans « difficulté », comme le souligne le texte, mais avec détermination.
Fig. 10 Photographe non identifié, LA Jeep des correspondants de guerre : PLÉCY, MONTÉRAN et BELIN du Service Cinéma de l’Armée, en difficulté, vers 1943-1945.
Vincennes, Service historique de la Défense, fonds Jacques Belin © Service historique de la Défense.