Camera Obscura. Revue internationale pour la photographie paraissant tous les mois en 4 langues, 1899-1901
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Présentation de la source
- 1 François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses universitaires de France, (...)
- 2 Anne Rasmussen, « Les congrès internationaux liés aux expositions universelles de Paris (1867-1900 (...)
- 3 Voir chiffres et calculs dans Carolin Görgen, « Vienna to San Francisco via Chicago : Surveying Tr (...)
1À la fin des années 1890 paraît à Amsterdam, sous l’égide de l’Union internationale de photographie, une revue qui se veut une plateforme d’échanges pour les photographes en Europe et outre-Atlantique. Publiée tous les mois, avec des contributions en français, anglais, allemand et néerlandais, Camera Obscura semble être l’aboutissement logique d’une décennie qui voit « une refondation de l’être social de la photographie1 » et le désir d’une internationalisation des savoirs. Cette refondation ne se manifeste pas uniquement dans l’accès inédit aux nouvelles technologies, telles que les appareils Eastman Kodak et ses pendants européens. Elle se reflète surtout dans de nouvelles formes de convivialité et d’échanges de connaissances avec pour but de faire dialoguer, non sans difficulté, les experts internationaux2. Pendant qu’aux États-Unis l’avènement d’un marché florissant se traduit dans la formation d’une centaine de clubs de photographes avant 1900, l’Europe voit se développer un phénomène similaire, avec environ quatre cents sociétés en Angleterre, plus de quatre-vingt en France, une quarantaine en Allemagne et au moins une quinzaine aux Pays-Bas et en Italie3. Cette explosion d’une sociabilité photographique multiplie les lieux d’échanges : désormais, les photographes se côtoient dans des expositions, des locaux d’associations équipés de bibliothèque et de laboratoire, et ils correspondent au-delà des frontières. La revue Camera Obscura s’approprie cette nouvelle dynamique et tente de sortir du cadre purement national et monolingue dans lequel nombre de sociétés restent pourtant figées. Au tournant du siècle, durant trois ans, la revue peinera toutefois à mettre en œuvre ses ambitions internationalistes tant proclamées.
2Chaque numéro publié mensuellement entre 1899 et 1901 contient quatre sections linguistiques avec des contributions mélangeant techniques, innovations, critiques, art et premières réflexions sur l’écriture d’une histoire de la photographie. Les participants de ce vaste réseau voient leurs travaux diffusés auprès d’un public international qu’ils n’auraient probablement pas pu atteindre via leurs bulletins nationaux. Dans le sommaire figurent ainsi bien des personnages connus (Robert Demachy, Auguste et Louis Lumière, Henry Snowden Ward, Raphael Liesegang, Bram Loman) aux côtés de noms moins réputés. Grâce aux nouveaux procédés photomécaniques, tous pouvaient espérer une meilleure visibilité pour leurs œuvres, reproduites en pleine page et élogieusement nommées « suppléments d’art ». Notons toutefois, qu’à part quelques rares mentions dans les rapports d’exposition et une illustration ici ou là, les femmes photographes sont absentes de cet effort international. Reflétant les choix éditoriaux typiques de l’époque, le manque de contributrices telles Frances Benjamin Johnston ou Catherine Weed Barnes reste surprenant, surtout étant donné la réputation de cette dernière en tant qu’éditrice et conférencière transatlantique au tournant du siècle.
- 4 Dr. H. D’Arcy Power, « Books and Magazines », Camera Craft, vol. 2, no 3, 1901, p. 249. Les citati (...)
- 5 Emil Bühler, « Noch einmal – hoffentlich zum letztenmal – die Trockenplattenformate », Camera Obsc (...)
3Alors que les chiffres de tirage mensuels de Camera Obscura restent inconnus, il semblerait que la revue soit parvenue surtout à un public urbain, que ce soit à Londres, Amsterdam, Berlin, Vienne, Paris ou quelques grandes villes états-uniennes. À San Francisco en 1901, des amateurs et des professionnels s’enthousiasment pour l’approche multilingue de la revue, les photographes de la côte ouest déclarant que Camera Obscura serait « probablement le meilleur mensuel4 ». Ces trois années de publication sont reliées en deux volumes qui regroupent à la fois des traductions d’articles publiés auparavant et des contributions inédites. Par la suite, les essais jugés pertinents réapparaissent sous forme raccourcie dans des revues nationales, comme la Photographische Rundschau ou le Bulletin du Photo-Club de Paris, doublant ainsi la circulation. Au cœur du sommaire des années 1899-1901 se trouvent surtout des débats techniques, répartis de façon homogène à travers les quatre sections linguistiques. Pendant que la section allemande insiste sur des points techniques très variés, en proposant par exemple « une bonne fois pour toutes – les formats de plaques sèches », la section anglaise lie technique et histoire, avec une série d’articles sur les daguerréotypes et les premières expériences de Henry Fox Talbot ou de John Herschel5.
- 6 Keith Davis, An American Century of Photography : From Dry-Plate to Digital, 2e éd., Kansas City ( (...)
- 7 « L’Union Internationale de Photographie », Revue suisse de photographie, vol. 27, 1905, p. 281. V (...)
4Si un tel effort concerté pour une revue mensuelle quadrilingue est rare dans l’histoire du médium, son apparition n’est pas surprenante étant donné les aspirations des communautés photographiques et savantes plus larges du tournant du siècle. L’idée d’une « identité collective facilitée et encouragée par ces publications6 » s’exprime non seulement à la lecture des différentes sections de Camera Obscura, mais est incarnée également dans l’organisation mère : l’Union internationale de photographie. Fondée à Bruxelles en 1891, celle-ci avait pour but de faciliter la coopération transnationale entre praticiens. Après une première décennie d’activité, l’Union est vite discréditée pour son inefficacité. Parmi les nombreuses critiques, on lira en 1905 qu’elle aurait planifié « une revue polyglotte [qui] n’a pas vu le jour7 ». Cette déclaration, manifestement fausse, jette tout de même le doute sur la visibilité de Camera Obscura, les annonces en grande pompe de ses éditeurs et l’efficacité des échanges prétendument internationaux.
- 8 J. R. A. Schouten, « Introduction », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 1-2.
- 9 Ibid., p. 1
5Pourtant, dans son introduction au premier numéro, reproduit ci-après, le néerlandais J. R. A. Schouten vise juste quand il constate un « besoin de centralisation ». Il précise : « Ce que le nouveau monde a produit dans ce domaine est trop inconnu du continent européen et de même, ce que les savants de l’Europe ont écrit est resté plus ou moins ignoré en Amérique. »8 L’espoir que la revue soit accessible aux lecteurs du « monde civilisé » – « dans quelque pays qu’ils se trouvent »9 – reflète la vision glorifiée d’une pratique artistique, marquée par l’impérialisme montant, dans les quatre aires linguistiques représentées. Durant ses trois années de travail éditorial, Schouten – plus tard éditeur de la prestigieuse revue néerlandaise Lux (1889-1927) – réunit plus que trois cents articles par volume. Les deux volumes permettent ainsi de retracer des préoccupations partagées, que ce soit l’expérimentation sur la couleur, l’équipement des lanternes magiques, la pratique en plein air ou encore des débats vifs sur la retouche des négatifs et la valeur artistique de « la photographie instantanée ».
- 10 Ulrich Keller, « The Myth of Art Photography : A Sociological Analysis », History of Photography, (...)
- 11 Voir dans Steffen Siegel et Bernd Stiegler (hrsg.), « Schreiben über Fotografie », Fotogeschichte, (...)
6Malgré sa courte durée d’existence et la réputation entachée de l’Union internationale de photographie, Camera Obscura représente la variété des approches adoptées à l’égard du médium, de sa pratique et de son histoire à un moment où son ancrage sociétal se solidifie. Avec ses nombreux contributeurs et son aspiration « universelle », elle marque un contrepoint aux publications luxueuses et exclusives, telles que Camera Notes (1897-1902) et Camera Work (1903-1917) qui demeurent le pivot de nombreuses histoires actuelles du médium – et ce, malgré les critiques de « surusage » depuis les années 198010. Plus récemment, c’est précisément dans les pages des revues académiques que s’articule un besoin de retourner « aux sources » : dans Fotogeschichte, en 2017, Elizabeth Edwards, Geoffrey Batchen ou encore Clément Chéroux plaident en faveur d’une étude de la littérature photographique autour de 1900, selon eux « négligée ou oubliée à tort », s’exprimant ainsi directement à un public germanophone, francophone et anglophone11.
- 12 Photophilos, « Uit de oude doos der fotografie-geschiedenis », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 57 (...)
- 13 Voir Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), P (...)
- 14 Louis Van Neck, « Les musées et bibliothèques documentaires photographiques », Camera Obscura, vol (...)
- 15 Ibid.
7Lorsqu’il s’agit d’historiciser le médium, apparaît une certaine continuité de sensibilités et de thèmes à la lecture de Camera Obscura et de revues académiques contemporaines. Autour de 1900, alors que les appareils se diversifient et les supports se multiplient, le regard en arrière s’impose. Aux côtés des auteurs néerlandais s’intéressant aux anecdotes sorties « de la vieille boîte de l’histoire de la photographie » ou à l’évolution des appareils reflex12, les contributeurs belges et anglais s’interrogent sur les musées documentaires et la chronologie de l’invention du médium – des thèmes qui, un siècle plus tard, n’auront pas perdu leur pertinence13. L’article, reproduit ci-après, de Louis Van Neck met le doigt sur une question fondamentale : comment et où préserver « ces milles [sic] documents fournis par la photographie » avec un souci pour « des générations futures »14 ? Constituant l’un des premiers articles de Camera Obscura, Van Neck donne le ton, exigeant l’engagement de toutes et tous devant cette tâche « d’utilité publique » : « Avons-nous besoin de signaler l’importance que possèdent au point de vue de l’histoire, les musées de ce genre ? »15
- 16 Henry Snowden Ward, « Henry Fox Talbot and the Discovery of Photography », art. cité, p. 746-749.
- 17 Ibid., p. 747.
8Dans un deuxième article, également reproduit ci-après, le photographe anglais Henry Snowden Ward, collaborateur de Barnes dans ses travaux anglo-américains, retrace « la découverte de la photographie » à l’occasion du centenaire de la naissance d’Henry Fox Talbot16. Ward présente la chronologie sous forme d’enquête, à travers des entretiens accordés par le fils de l’inventeur britannique, et avec l’ambition de rétablir Talbot qui, à l’opposé de Joseph Nicéphore Niépce et Louis Daguerre, n’aurait pas reçu suffisamment d’attention. Publié à un moment de nationalisme croissant, notamment dans les cercles photographiques, Ward insiste pourtant : « il serait absurde de revendiquer pour un seul homme le seul mérite de l’invention de la photographie17. » En dépit du repli national des années 1900, le besoin d’articuler une histoire partagée sur le médium devient tangible dans ces pages. Néanmoins la brève existence de Camera Obscura révèle les difficultés liées à la mise en œuvre concrète d’une telle aspiration globale.
- 18 La revue est entièrement numérisée et accessible via le site de la Bibliothèque historique de la V (...)
9Alors qu’il n’existe que peu d’informations sur le sort de la revue et les raisons de son abandon, l’état de l’Union internationale de photographie, le défi plus large d’une « internationalisation » des savoirs ainsi que le coût et l’effort exigés pour une telle entreprise semblent y être pour beaucoup dans la disparition de Camera Obscura. Après trois ans de publication et de diffusion à travers l’Europe et le continent nord-américain, l’engagement collectif pour un dialogue au-delà des frontières perd de son élan. Mais depuis peu, la revue refait surface sous format numérique, se trouvant ainsi désormais à portée de main, presque « partout », comme l’auraient souhaité ses éditeurs18. Malgré les lacunes et les nombreuses absences dans cette première histoire transnationale, les pages de Camera Obscura témoignent de la complexité et de la richesse de sujets qui font débat jusqu’à ce jour.
Louis Van Neck, « Les musées et bibliothèques documentaires photographiques », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 8-9

Notes
1 François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses universitaires de France, 2000, p. 233.
2 Anne Rasmussen, « Les congrès internationaux liés aux expositions universelles de Paris (1867-1900) », Mil neuf cent, no 7, « Les congrès lieux de l’échange intellectuel 1850-1914 », 1989, p. 27-30.
3 Voir chiffres et calculs dans Carolin Görgen, « Vienna to San Francisco via Chicago : Surveying Transatlantic Camera Club Exchanges in the 1890s », Transatlantic Cultures, à paraître, 2021.
4 Dr. H. D’Arcy Power, « Books and Magazines », Camera Craft, vol. 2, no 3, 1901, p. 249. Les citations sont traduites par l’auteure.
5 Emil Bühler, « Noch einmal – hoffentlich zum letztenmal – die Trockenplattenformate », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 289 ; Henry Snowden Ward, « Henry Fox Talbot and the Discovery of Photography », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 746-749 ; Philip E. B. Jourdain, « Sir John Herschel and Talbot », Camera Obscura, vol. 1, 1901, p. 422, 671, 840, 930.
6 Keith Davis, An American Century of Photography : From Dry-Plate to Digital, 2e éd., Kansas City (Kan.) et New York (N. Y.) : Hallmark Cards et Harry N. Abrams, 1999, p. 43.
7 « L’Union Internationale de Photographie », Revue suisse de photographie, vol. 27, 1905, p. 281. Voir aussi Luce Lebart, « L’internationale documentaire. Photographie, espéranto et documentation autour de 1900 », Transbordeur, vol. 1, 2017, p. 63.
8 J. R. A. Schouten, « Introduction », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 1-2.
9 Ibid., p. 1
10 Ulrich Keller, « The Myth of Art Photography : A Sociological Analysis », History of Photography, vol. 8, no 4, 1984, p. 249.
11 Voir dans Steffen Siegel et Bernd Stiegler (hrsg.), « Schreiben über Fotografie », Fotogeschichte, vol. 37, 2017, p. 37, 39-40, 42.
12 Photophilos, « Uit de oude doos der fotografie-geschiedenis », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 57-61 ; A. D. Loman Jr., « De reflex-camera, hare geborte en hare prille jeugd », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 797-799.
13 Voir Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), Paris : Éditions Macula, 2017 ; François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, op. cit.
14 Louis Van Neck, « Les musées et bibliothèques documentaires photographiques », Camera Obscura, vol. 1, 1899, p. 8-9.
15 Ibid.
16 Henry Snowden Ward, « Henry Fox Talbot and the Discovery of Photography », art. cité, p. 746-749.
17 Ibid., p. 747.
18 La revue est entièrement numérisée et accessible via le site de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris : <https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/permalink/PN-f7b897d0-7ffa-4fee-b09c-492a1bd6cd6f> (consulté le 8 juin 2021).
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Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Carolin Görgen, « Camera Obscura. Revue internationale pour la photographie paraissant tous les mois en 4 langues, 1899-1901 », Photographica, 3 | 2021, 141-152.
Référence électronique
Carolin Görgen, « Camera Obscura. Revue internationale pour la photographie paraissant tous les mois en 4 langues, 1899-1901 », Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 12 décembre 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/646 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.646
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