- 1 Citation tirée d’un entretien avec James Barnor, 20 juin 2019. Le photographe commentait alors le (...)
- 2 Brunet 2012.
- 3 Pour faciliter la lecture, nous utilisons exclusivement le nom actuel du pays, adopté au moment de (...)
1Quand « l’empire Kodak » lance en 1936 le Kodachrome, première pellicule couleur commercialisée auprès du grand public, la clientèle qu’il vise est nord-américaine et européenne2. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que les grandes maisons Kodak et Agfa cherchent à écouler leur matériel de photographie couleur sur de nouveaux marchés, comme en témoignent les publicités de l’époque dans des magazines africains [Fig. 1]. Près d’un siècle après l’arrivée du médium sur les côtes africaines, l’implantation de la photographie en couleurs reproduit ainsi un processus de diffusion d’équipements produits en Europe par l’intermédiaire de praticiens locaux. James Barnor fut pour le Ghana3 l’un de ses passeurs. Son cas permet de donner à voir les jeux de transferts mais aussi d’appropriations à l’œuvre.
Fig. 1 Publicité pour la gamme Agfacolor dans le magazine Drum, édition Nigeria, décembre 1969.
35,5 × 27,2 cm. Bibliothèque de Sciences Po Bordeaux, Les Afriques dans le Monde.
- 4 Geary 2021, p. 56-60.
- 5 Vivitz-Ward 1998.
2Dans une récente synthèse sur l’histoire du médium au Ghana, Christraud Geary pointe le rôle de relais qu’ont joué les photographes locaux dans la diffusion de la culture photographique, ce dès son incursion dans le pays durant le dernier tiers du xixe siècle4. Il insiste sur les connexions professionnelles que ces derniers, souvent issus de familles métisses, nouèrent avec les membres et institutions du système colonial, ainsi que sur les circulations inhérentes à leurs activités dans les pays limitrophes. Les premiers noms de la photographie ghanéenne agirent ainsi, comme dans la plupart des pays ouest-africains5, à la fois à l’échelle localisée des studios qu’ils fondèrent dans les centres urbains côtiers, et à une échelle plus diffuse par leurs déplacements de photographes ambulants à l’intérieur des terres.
- 6 Sur le parcours de James Barnor, voir l’ouvrage de référence : De la Féronnière (ed.) 2015.
- 7 Bertrand et Calafat 2018, p. 7.
3À la charnière de l’indépendance du Ghana, survenue en mars 1957, le cas de James Barnor renouvelle ces logiques. Né à Accra en 1929, photographe de studio puis photojournaliste installé dans le quartier de Jamestown au début des années 1950, il a été formé aux techniques de la couleur en Angleterre à la fin des années 1960, et chargé ensuite par la maison Agfa-Gevaert de développer le marché de la couleur dans son pays à partir de 19706. Enquêter sur cette « biographie circulatoire7 » entre le Ghana et l’Europe, et les voies par lesquelles la photographie couleur s’y est agrégée, requiert de penser ensemble échelles internationale – celle des stratégies commerciales d’Agfa – et locale – celle du terrain propre à notre cas d’étude, Accra et ses environs.
- 8 Nimis 2005, p. 214-228.
4Alors que le discours médiatique et marchand présente volontiers James Barnor comme un « pionnier » de la couleur dans son pays, l’objectif est ici de porter un regard plus précis sur la diffusion de cette technique, en insistant sur les nombreuses difficultés rencontrées par le photographe dans sa mission d’ambassadeur pour Agfa. L’introduction du procédé a en effet été décrite comme une « révolution de la couleur » à l’échelle des pays ouest-africains, au sens où elle a profondément modifié les conditions d’exercice des professionnels de cette génération, faisant émerger de nouveaux acteurs et de nouvelles logiques de production photographique8. En dépit d’un relatif échec commercial, la couleur affecte le geste d’un photographe comme James Barnor, le poussant à la réinvention de sa pratique et, avec elle, de l’imaginaire visuel dans lequel elle s’inscrit.
- 9 Galerie Clémentine de la Féronnière.
5Au gré de ses circulations, le photographe a conservé une très grande partie de ses archives, aujourd’hui rassemblées en un fonds géré par une galerie parisienne9. On estime à cinq mille le nombre de planches contacts reconstituées sous sa supervision depuis 2016. Cette source donne aussi accès à une riche documentation (contrats, correspondances, brochures promotionnelles pour ses différentes activités) qui permet de cerner les évolutions professionnelles de James Barnor. Si la grande majorité de ces archives est en noir et blanc, la couleur y apparaît dès 1960, demeurant discrète tout au long de la décennie 1970, jusqu’à devenir une pratique courante mais jamais dominante dans les années 1980. Une série d’entretiens avec le photographe et les débuts d’une enquête auprès d’autres producteurs d’images ghanéens permettent d’inscrire son cas dans l’univers de production photographique plus large propre à ce pays.
- 10 Elle est cependant bien documentée pour certains pays, comme l’Afrique du Sud. Voir Peffer 2012.
- 11 Voir par exemple sur l’Éthiopie : Hersant 1998, p. 134-141. Sur la Gold Coast, voir Haney, 2010, p (...)
- 12 Werner 1996 et 2018 ; Nimis 2001 ; Bajorek 2020a.
6La couleur demeure relativement marginale dans l’histoire africaine de la photographie10. Bien avant l’introduction des méthodes de développement ad hoc, elle est annoncée par les pratiques de colorisation, nombreuses sur le continent dès l’époque coloniale, qui consistent à retoucher l’image après tirage pour y déposer du pigment11. Les procédés de tirage quant à eux ne commencent à s’y diffuser qu’à partir de 1960. À l’échelle de la région ouest-africaine, considérant les cas de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, ou encore du Nigeria12, la couleur a été décrite principalement comme l’agent d’un décrochage technique, et par suite commercial, des photographes de studio au tournant des années 1980. Depuis la fin du xixe siècle en effet, ceux-ci s’étaient imposés comme des intermédiaires irremplaçables, étant les seuls à maîtriser l’ensemble du processus technique. Or la photographie couleur, parce qu’elle repose sur une production plus complexe que le noir et blanc faute d’accès au matériel ainsi qu’aux savoir-faire nécessaires, et suppose des investissements que beaucoup de studios ne peuvent se permettre, intervient à partir de la seconde moitié des années 1970 comme un agent de rupture dans cette logique de production locale.
- 13 Sur les studios des Lutterodt, voir notamment Haney 2018.
- 14 Sur le studio des Vanderpuije, voir Wendl 1998 ; Geary 2021, p. 59. Voir également Bruce-Vanderpui (...)
- 15 Les trois premiers noms sont publiés dans Collectif 2008. Sur le studio de Felicia Abban, voir Bow (...)
- 16 Wendl et Berhrend 1998.
7L’histoire de la photographie au Ghana s’est plutôt focalisée sur les périodes antérieures à l’arrivée de la couleur. À Accra, deux familles de portraitistes de studio ont marqué les débuts de la photographie : les Lutterodt13 (actifs des années 1870 à 1940), puis les Vanderpuije14 (actifs depuis 1922). Issues de métissages entre des agents coloniaux européens et des membres de la société Ga d’Accra, ces familles appartenaient à l’élite locale et ont ainsi contribué à forger les standards de la photographie dans le pays sous le règne du noir et blanc. Chez les photographes de la période de l’indépendance à laquelle appartient James Barnor – tels Isaac Hudson Vanderpuije (né en 1934), issu de la famille citée, Ganiyu Owadi, Gerald L. Annan-Forson (né en 1947), ou encore Felicia Abban (née en 1935) –, le noir et blanc l’emporte toujours15. La couleur ne devient une pratique courante qu’à partir de la génération suivante, autour des années 1980, selon l’enquête menée par Tobias Wendl à l’échelle de tout le pays auprès de plus de trois cents photographes16.
- 17 Sur la structure de l’Information Service, voir Geary 2021, p. 59-60.
- 18 Entretien avec James Barnor, 13 juin 2019.
- 19 Murillo 2017.
8Le cas de James Barnor conforte cette évolution générale. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, son cousin et mentor Julius Aikins travaille pour le West African Photographic Service (WAPS). Cette institution dépend de l’Information Service, créé en 1939 au sein du gouvernement colonial pour diffuser l’information relative à la Seconde Guerre mondiale auprès des populations locales17. Comme de nombreuses structures coloniales, le WAPS voit collaborer des professionnels britanniques et ghanéens – les techniciens de chambre noire en particulier étaient vraisemblablement recrutés localement18. L’atmosphère internationale du WAPS pourrait expliquer qu’Aikins ait eu accès assez tôt à des transparents Kodak. À Accra, le matériel photographique est en outre commercialisé dans certaines enseignes locales, mais surtout dans les grands magasins comme Kingsway19 qui se développent à la fin des années 1950.
- 20 Entretien avec James Barnor, 20 juin 2019. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de (...)
Aikins, il développait de la couleur, mais je ne lui arrivais pas à la cheville. […] Les pellicules, il les trouvait en boutique. Mais vous savez, même si vous en achetiez, qui pouvait les développer pour vous ? À moins d’avoir quelqu’un à qui les envoyer [à l’étranger]. Au Ghana, il y avait des pellicules couleur, mais j’en étais vraiment à mille lieues20.
- 21 Bajorek 2020a.
- 22 Nimis 2005, p. 224 ; Werner 2018, p. 137.
- 23 Nimis, 2005.
9Plusieurs travaux confirment ce témoignage, pointant les échanges à longue distance générés par la couleur avant l’introduction des techniques de tirage en Afrique de l’Ouest et favorisés par le développement du fret commercial dans l’après-guerre21. Ainsi, en Côte d’Ivoire, on expédie ses pellicules en France chez Photo Lux, Photo Rush ou Direct film avant la création du premier laboratoire couleur, GELP, à Abidjan au début des années 198022. Au Nigeria qui fait figure de précurseur dans le domaine, la première chaîne locale de laboratoires spécialisés dans la couleur, Agfa Fototek, ouvre dès 196323.
10À Accra, dans le studio Deo Gratias des Vanderpuije, situé tout près de celui de James Barnor à Jamestown, James K. Bruce-Vanderpuije et son fils Isaac H. expérimentent aussi la couleur dans les années 1960 selon le témoignage de ce dernier :
- 24 Bruce-Vanderpuije 2018.
Nous essayions aussi de développer des photos en couleurs, mais pas dans un but commercial. Quand nous avions une ou deux pellicules, on travaillait nous-mêmes dessus au lieu de les expédier à l’étranger. C’est comme cela que l’on procédait quand la couleur a commencé à apparaître24.
- 25 Visite effectuée en novembre 2019.
- 26 Bajorek 2020b.
11Une visite aux archives de l’Information Service d’Accra25 confirme le monopole du noir et blanc chez les photographes de l’indépendance. Les rares percées de la couleur au tout début de la décolonisation sont donc à comprendre comme des pratiques d’exception, le contexte colonial ayant contribué à limiter de manière prolongée l’accès au matériel le plus coûteux26.
- 27 Bertrand et Calafat 2018.
12Par rapport à ses confrères, la singularité de James Barnor tient à la position d’intermédiaire culturel27 qu’ont fondée ses circulations entre le Ghana et l’Europe. Le photographe part ainsi s’installer en Angleterre début 1959, soit deux ans après l’indépendance, porté par la promesse d’y prolonger des relations professionnelles nouées dans son pays.
- 28 Gilroy et Hall (eds) 2007.
13Or la couleur intervient très vite dans son séjour en Angleterre : il se dit frappé par le potentiel visuel de cette technique dont il fait la découverte dans une exposition londonienne en 1960. Il se familiarise alors avec le Kodachrome et l’Ektachrome en assistant Dennis Kemp, formateur au sein du Kodak Lecture Service, qui proposait une formule itinérante de cours de photographie s’adressant aux clubs d’amateurs et servant essentiellement à la promotion des produits Kodak. Héritage de cette pratique récréative pour James Barnor, la couleur l’accompagne tout au long de la décennie à travers un corpus d’images personnelles, le Kodachrome étant de toutes ses pérégrinations et réunions familiales en Grande-Bretagne [Fig. 2] – à Londres, dans le Kent ou encore au Pays de Galles. Cet usage personnel de la couleur alimente donc la mémoire visuelle des expériences diasporiques, enrichissant le répertoire de représentation du Black Britain28 qui, dans les années 1960, est encore nettement dominé par le noir et blanc.
Fig. 2 James Barnor, sans titre [Elizabeth Barnor et une amie à Rochester], Kent, Angleterre, début des années 1960.
Scan de planche contact de négatifs, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
14Sur le plan professionnel, James Barnor consolide sa formation au sein du département de photographie du Medway College of Art de Rochester – l’université d’art du Kent –, de 1961 à 1966. Travaux scolaires mobilisant la couleur, notes de cours sur ses usages… on garde quelques archives de ses expérimentations photographiques en tant qu’étudiant puis assistant technique au Medway College. Un cliché de 1964 le montre par exemple dans le laboratoire de l’école en train d’utiliser un agrandisseur couleur [Fig. 3].
Fig. 3 Photographe inconnu, sans titre [James Barnor dans le laboratoire photo du Medway College of Art], Rochester, Kent, 1964.
Scan de négatif, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
- 29 Drum est une revue culturelle lancée en 1951 en Afrique du Sud. Lui font rapidement suite des édit (...)
- 30 Boulouch 2011, p. 108.
15James Barnor met à profit cette maîtrise technique en reprenant sa collaboration avec la revue panafricaine Drum29, amorcée dès 1953 au Ghana. Entre 1966 et 1968, il réalise pour la une de nombreux portraits de jeunes femmes issues de la diaspora africaine. Or, si la presse de mode a été l’un des premiers laboratoires de la couleur en Europe et aux États-Unis, elle a aussi beaucoup compté dans l’élaboration d’un nouveau « savoir-voir30 » chez James Barnor. Elle lui a permis de faire siens les codes esthétiques des grands titres internationaux, tels Vogue ou LIFE, et plus encore des revues africaines-américaines comme Jet ou Ebony, héritage visuel dans lequel puisent les éditorialistes de Drum. La couleur est le principal ressort de cette filiation esthétique, en particulier la tonalité saturée des images qui se retrouve sur ce portrait de la jamaïcaine Rema Nelson en une du numéro de décembre 1966 [Fig. 4].
Fig. 4 James Barnor, sans titre [Portrait de Rema Nelson], couverture de Drum, édition Nigeria, décembre 1966.
35,5 × 27,2 cm. Bibliothèque de Sciences Po Bordeaux, Les Afriques dans le Monde.
- 31 Il s’agit du second site de l’entreprise, dans le Kent ; son site historique est basé à Londres.
- 32 Fonds d’archives Barnor, galerie Clémentine de la Féronnière.
- 33 Entretien avec James Barnor, 20 juin 2019. La technique de retouche par spotting consiste à corrig (...)
16C’est enfin son travail de technicien pour le Colour Processing Laboratory (CPL) d’Edenbridge31, entre 1967 et 1969, qui consolide le savoir-faire de James Barnor. Au sein de cette entreprise spécialisée dans l’impression photographique couleur, il expérimente des méthodes de production de haute technicité destinées à l’imagerie publicitaire et artistique, comme l’attestent les campagnes de promotion mensuelle du CPL au dos du British Journal of Photography32. Selon son propre témoignage, cette expérience a été décisive pour James Barnor dans sa maîtrise de la couleur. Il y a côtoyé des techniciens venus des quatre coins du monde, opérant sur toute la chaîne de production, des différentes étapes du tirage jusqu’aux méthodes de retouche comme le spotting33.
- 34 Entretien avec James Barnor, 14 décembre 2018.
17Or ce laboratoire travaille avec la firme Agfa-Gevaert. Issue de la fusion entre la maison allemande Agfa et la société belge Gevaert en 1964, celle-ci poursuit un objectif de conquête de nouveaux marchés et recrute des ambassadeurs techniques chargés de promouvoir son matériel et de développer des lieux de production en Afrique. S’étant fait une spécialité de la couleur, elle mise particulièrement sur ce domaine, tout en poursuivant la promotion de ses papiers et pellicules noir et blanc. En 1969, suite à la perte de son représentant pour l’Afrique, Agfa-Gevaert lui trouve un remplaçant en la personne de James Barnor, via le CPL d’Edenbridge34. Le photographe séjourne alors quelques semaines dans les locaux de la firme à Leverkusen (Allemagne) puis à Mortsel (Belgique), où il reçoit une formation spécifiquement tournée vers la photographie en couleurs, comme l’annonce une lettre de ses correspondants chez Agfa, en août 1969 [Fig. 5].
Fig. 5 Lettre de Mr Benenson, correspondant de James Barnor chez Agfa-Gevaert à Leverkusen (Allemagne), août 1969.
Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
Afga produisait des pellicules pour le marché. Moi, j’étais chargé de les promouvoir et de faire des démonstrations auprès des photographes. […] Parce qu’à ce moment-là, ils utilisaient Agfa, mais ils connaissaient surtout les produits Kodak35.
18Décrivant en ces termes les modalités de la mission confiée par Agfa-Gevaert à son retour au Ghana début 1970, James Barnor rappelle le contexte de concurrence renouvelée entre les géants Kodak et Agfa sur le terrain ghanéen. Le projet se concrétise avec l’établissement du premier laboratoire couleur du pays auquel le photographe prend part cette même année : le Ghana Colour Processing Laboratory, géré par l’agence commerciale néerlandaise Sick-Hagemeyer. Héritière des comptoirs hollandais fondés au xixe siècle sur les côtes ouest-africaines, celle-ci déploie de nouvelles activités au Ghana depuis 1958 et c’est à ce titre qu’Agfa la charge d’y distribuer ses produits. James Barnor y produit alors ses premières images en couleurs avec un appareil de la marque allemande Colenta [Fig. 6]. Cette archive offre un aperçu de la structure, qui se divise en un espace technique donnant sur l’arrière-cour et un lieu de commercialisation ouvrant sur la rue. En termes de ressources humaines, deux responsables néerlandais sont en poste sur place, entourés d’une équipe de professionnels recrutés localement, parmi lesquels James Barnor, nommé « conseiller technique » comme en atteste sa carte de visite [Fig. 7]. Ce dernier met son expertise à contribution d’abord du laboratoire, en tant que tireur et manager d’équipe. Mais il agit aussi à une échelle plus diffuse pour former les professionnels aux savoir-faire de la couleur et promouvoir le matériel Agfa, sillonnant Accra et le sud du Ghana à bord de la Simca pourpre mise à disposition par l’entreprise et griffée de son logo.
Fig. 6 Premières images en couleurs tirées par James Barnor au Ghana, 1970.
Scan de planche contact de négatifs, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
Fig. 7 Carte de visite Agfa de James Barnor, 1970-1972.
Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
19Derrière les images enthousiastes des premiers temps, les difficultés que rencontre le projet Agfa-Gevaert entre 1970 et 1972 transparaissent dans d’autres sources. Considérant par exemple ce cliché daté de 1972 [Fig. 8], où l’on voit des employés peindre les logos et slogans de la gamme Agfacolor (aux noms d’ailleurs évocateurs : « For progress », « Forget about the rest ») en vue de la promouvoir à la foire commerciale d’Accra, on pourrait se persuader de la vitalité commerciale de l’entreprise. Pourtant, en juin 1972, James Barnor reçoit une lettre d’un de ses collaborateurs européens qui se conclut en ces termes :
- 36 Lettre de Mr Benenson, de Leverkusen, 23 juin 1972. Fonds d’archives Barnor, galerie Clémentine de (...)
J’espère vivement que vous rencontrerez un succès croissant dans votre collaboration au développement des affaires d’Agfa-Gevaert […]36.
Fig. 8 James Barnor, Deux hommes peignant des enseignes pour la marque Agfa-Gevaert à l’occasion d’une foire commerciale, Sick-Hagemeyer, Accra, c. 1972.
Tirage d’époque, 8,9 × 8,9 cm. Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac / rmn.
20Le ton pressant du correspondant se fait sentir après deux années de forte incertitude quant à l’existence réelle d’un marché et de conditions propices au développement d’un savoir-faire local. Dans son témoignage, James Barnor énumère ainsi les motifs de l’échec de sa mission. Le manque d’institutionnalisation de la pratique photographique, en particulier l’absence de structures de formation autres que l’apprentissage, privent de véritables débouchés les produits couleur que le photographe doit commercialiser.
- 37 Accra Polytechnic, devenue Accra Technical University, fondée en 1949.
- 38 Entretien avec James Barnor, 13 juin 2019.
Quand j’étais commercial pour Agfa-Gevaert, je crois qu’il y avait une formation en photographie à Polytechnique[37], mais pas au point où ils m’auraient acheté du matériel, parce que je vendais des choses et j’aurais voulu qu’il y ait plein d’écoles, pour pouvoir vendre davantage. Mais ce n’était pas le cas38…
21Après la première phase d’indépendance du pays, le contexte économique au Ghana est défavorable aux stratégies commerciales des grandes firmes et les agents locaux reçoivent peu de soutien dans leurs efforts de diffusion.
- 39 Entretien avec James Barnor, 20 juin 2019.
J’étais commercial, c’était mon travail. Donc l’entreprise aurait dû me donner les moyens de faire de la publicité, ou au moins un budget réservé pour produire des images gratuitement et les distribuer autour de moi, mais le contexte économique du Ghana n’était pas facile39.
- 40 Leader de l’indépendance et premier président de la République du Ghana de juillet 1960 à février (...)
- 41 Murillo 2017, p. 115.
22Marqué par l’instabilité politique qui a fait suite à la destitution de Kwame Nkrumah40 en février 1966, le pays est en effet lourdement endetté vis-à-vis de l’étranger41. Les coups d’État de 1966 et 1972 fragilisent l’économie et débouchent sur des politiques interventionnistes qui ciblent en premier lieu la participation étrangère dans de nombreuses industries ghanéennes. Les gouvernements de Kofi Busia (1969-1972) puis du général Acheampong (1972-1978) imposent des quotas sur les importations qui ne sont pas considérées comme essentielles, parmi lesquelles le matériel photographique.
- 42 L’ouverture en continu est incontournable pour attirer une clientèle occupée à travailler la journ (...)
23Voilà, en toile de fond, ce qui peut expliquer que la couleur peine à s’imposer dans les studios. Pourtant James Barnor durant ces deux années ne semble pas ménager ses efforts, photographiant à plusieurs reprises ses activités de promotion dans la région d’Accra [Fig. 9-10]. Une image met ainsi en évidence une devanture qui interpelle par le contraste entre la modestie du lieu et l’ostentation de l’affichage promotionnel. Une autre, prise à Ho, la plus grande ville de la région de la Volta située au nord-est d’Accra, montre comment le studio en question s’approprie pour son enseigne l’identité visuelle et la typographie de la marque allemande. Reste qu’aucun de ces commerces ne semble promouvoir la couleur, ni dans l’assemblage de portraits mis en devanture, ni dans le nom de l’enseigne « C. K. Photo » qui préfère mettre en avant le « Day and Night Service », alors la norme en Afrique de l’Ouest42.
Fig. 9 Photographie d’un studio prise par James Barnor lorsqu’il était commercial pour Agfa, Ghana, début des années 1970.
Scan de négatif, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
Fig. 10 Photographie d’un studio prise par James Barnor lorsqu’il était commercial pour Agfa, Ho, Ghana, début des années 1970.
Scan de négatif, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
24Fin 1972, l’aventure Agfa-Gevaert se solde donc par un échec. La mésentente entre James Barnor et l’un des managers néerlandais de Sick-Hagemeyer compte sans doute pour beaucoup dans la fin de la collaboration du photographe avec la firme allemande. Mais au-delà de la singularité de leur relation, le conflit d’intérêt oppose ici un responsable – blanc – qui refuse d’observer les recommandations d’un excellent technicien, connaisseur du terrain mais sans doute peu écouté précisément du fait de son statut de photographe local. En d’autres termes, les relents colonialistes fragilisent les rapports entre les deux partenaires, et par conséquent le projet commercial.
25Après la rupture de ses affaires avec Agfa-Gevaert, James Barnor retourne à son cœur de métier et ouvre un nouvel établissement qu’il baptise « X23 » du nom de la boîte postale de son premier studio. Qu’en est-il alors de sa propre pratique et du ratio dans ses photographies entre le noir et blanc et la couleur ?
- 43 Les images choisies pour cet article, retouchées numériquement pour les besoins de l’édition, ne r (...)
26Le constat est éloquent, à observer la seule partie « Studio X23 » du fonds d’archives : sur les milliers de négatifs qui témoignent de sa période d’activité, de 1972 à la fin des années 1980, aucun portrait en couleurs n’y figure. À première vue, la très mauvaise qualité de conservation des pellicules couleurs de l’époque pourrait expliquer cette absence : les négatifs viraient en effet au bout de quelque temps au magenta sous l’effet de l’instabilité des chimies, de la chaleur et de l’humidité43. Une observation plus large des archives permet pourtant de constater que la couleur accompagne assez régulièrement les activités de reportage de James Barnor. Cette catégorie englobe à la fois des événements publics, notamment des cérémonies traditionnelles – comme le festival Odwira, célébrant une victoire historique des Ashantis en 1826, couvert en 1976 [Fig. 11] –, et privés, essentiellement des mariages et plus rarement des anniversaires.
Fig. 11 James Barnor, Défilé Odwira devant le studio Deo Gratias, Jamestown, Accra, 1976. Tirage argentique moderne, 24 × 30 cm.
Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
- 44 Entretien avec James Barnor, 2 avril 2021.
27Interrogé sur le monopole du noir et blanc dans la production du studio X23, le photographe énumère plusieurs facteurs qui ont contribué à cette faible emprise de la couleur. D’abord, explique-t-il, parce qu’il préférait travailler avec la lumière du jour – et sans doute aussi faute de moyens suffisants pour s’offrir le matériel d’éclairage nécessaire –, il n’utilisait que des pellicules noir et blanc, plus favorables aux prises de vue en intérieur. Ensuite, et surtout, l’achat et le traitement des pellicules couleurs avaient un coût dissuasif pour la majorité de sa clientèle. Ainsi, comme beaucoup de ses images en couleurs du début des années 1970, le très beau portrait de la fille de son propriétaire a été réalisé, dit James Barnor, « pour lui-même » [Fig. 12]. Ne sachant si celui-ci pourrait se permettre de l’acheter, le photographe confie qu’il lui aurait offert l’image s’il l’avait fait développer. Il continua en effet de recourir aux services du laboratoire géré par Sick-Hagemeyer, ne pouvant se permettre d’équiper son propre studio pour le développement couleur44. Ce fait indique assez bien les difficultés financières auxquelles James Barnor était confronté dans les années 1970, ce que conforte l’observation du relatif dénuement du studio X23 [Fig. 13].
Fig. 12 James Barnor, Salah Day, Kokomlemle, Accra, 1973.
Tirage C-Print, 70 × 70 cm. James Barnor, Autograph ABP.
Fig. 13 James Barnor, sans titre [Enseigne du studio X23], Accra, années 1970.
Scan de négatif, 6 × 6 cm. Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
28Cependant l’absence matérielle de la couleur se couple à son surinvestissement symbolique dans le dispositif promotionnel du studio, à en juger par le message de son enseigne : « Colour Photographers & Graphic Designers for Industry & Commerce ». Celui-ci condense l’idée d’un nouveau partage de l’ordre représentatif, la couleur devenant le support privilégié de l’imagerie commerciale et industrielle à laquelle il dédie une part de ses activités, mais le noir et blanc demeurant, pour toutes les raisons citées, la norme dans le répertoire du portrait privé.
- 45 Nimis 2005, p. 214.
- 46 Werner 2018.
- 47 Nimis 2005.
- 48 Bajorek 2020a.
29À l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, la fin des années 1970 voit les praticiens de la génération des indépendances mis sur la sellette par l’entrée en jeu de nouveaux acteurs qui investissent dans des « mini-labs couleur45 ». Ces dispositifs automatisés reposent sur un processus de développement accéléré qui court-circuite le recours aux laboratoires traditionnels tel que le pratiquait James Barnor. Une nouvelle génération, moins portée sur les savoir-faire techniques mais plus habile au niveau des stratégies commerciales, investit et s’impose ainsi dans ce domaine, selon les études menées en Côte d’Ivoire46, au Nigeria47 ou au Sénégal48. La concurrence vient aussi de communautés étrangères, essentiellement des Sud-Coréens et des Libanais dans les pays d’Afrique de l’Ouest francophone.
30L’enquête reste sur ce point à creuser concernant le Ghana : y eut-il à Accra comme dans les capitales de ces pays une telle prolifération de nouveaux acteurs mettant à mal le monopole de la génération précédente ? Le seul témoignage de James Barnor ne permet pas pour l’instant de répondre à cette question. Reste cette tendance décrite comme la « révolution de la couleur » à l’échelle ouest-africaine, qui eut pour conséquence la destruction de leurs archives noir et blanc par de nombreux praticiens, dépassés par cette nouvelle concurrence ou dans un geste de table rase visant à embrasser l’innovation de la couleur, vers le milieu des années 198049. Si James Barnor ne s’est jamais débarrassé de ses négatifs, ce qui a d’ailleurs conditionné sa récente percée sur le marché de l’art, ses activités se sont elles aussi essoufflées à cette époque, mises à mal tout à la fois par la multiplication des studios à Accra, le développement des pratiques amateurs et la situation économique de plus en plus difficile du pays.
31Si la couleur n’a pas immédiatement rencontré au Ghana le succès commercial attendu, elle a ouvert un espace de représentation nouveau, et livré des images aujourd’hui particulièrement prisées par la sphère de collectionneurs qui s’est créée autour de James Barnor. Un succès paradoxal considérant le décalage entre les conditions initiales de production et les retirages actuels dans des tonalités très fortes en vue de leur mise en vente sur le marché. C’est que les images en couleurs opèrent, semble-t-il plus encore que le noir et blanc, un glissement de la catégorie de photographie vernaculaire à celle de photographie d’art.
- 50 Ibid., p. 100.
- 51 Boulouch 2011, p. 106.
- 52 Washington, Smithsonian Institution, National Museum of African Art, Eliot Elisofon Photographic A (...)
- 53 Bessire 2021, p. 94.
- 54 EEPA.1973-001, Item EEPA EECL 8486 : <sova.si.edu/details/EEPA.1973-001#ref25419>.
- 55 EEPA.1973-001, Item EEPA EECL 2745 : <sova.si.edu/details/EEPA.1973-001#ref19048>.
- 56 EEPA.1973-001, Item EEPA EECL 1474 : <sova.si.edu/details/EEPA.1973-001#ref5856>.
32Au Ghana, l’imagerie en couleurs a fait quelques apparitions dès la fin des années 1950 par le travail de photoreporters américains. En 1958, Todd Webb (1905-2000) livre une vision du pays juste après son indépendance dans le cadre d’une mission pour les Nations unies qui veulent rendre compte du « visage changeant de l’Afrique » – dont les images sont d’ailleurs finalement publiées en noir et blanc50. En 1959, Eliot Elisofon (1911-1973), qui fut l’introducteur de la photographie couleur en une de Vogue en 194151, y recourt aussi pour documenter son premier séjour au Ghana dans le cadre d’un reportage pour le magazine LIFE52.Que les séjours soient brefs ou plus longs, ces regards partagent une caractéristique commune : ils proviennent de l’extérieur et ne transcrivent qu’un point de vue passager sur le pays. Ainsi la commande passée auprès de Webb repose sur un projet de documentation surplombante qui emmène le photographe à la découverte de plusieurs pays africains à l’aube des indépendances. Or, bien qu’elle serve l’imaginaire d’une Afrique modernisée, essentiellement à travers des scènes de la vie urbaine fortement esthétisées, la couleur chez Webb n’en active pas moins « des représentations culturellement codées53 » du continent. Quant aux images conservées des séjours d’Elisofon en 1959, puis en 1970-1971, elles s’agrègent à l’ambition de contribuer à une histoire des traditions artistiques et culturelles africaines. Les scènes de marché54, les portraits de femmes en tenues et coiffures traditionnelles55 ou encore de chefs vêtus de kente – tissu d’origine Ashanti dont Nkrumah a fait un symbole de fierté nationale et panafricaine – dans la région de Kumasi56 concourent ainsi à reconduire des codes visuels propres à l’ethnographie.
- 57 Le chronotope est « la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret (...)
- 58 Pratt 1991, p. 35 : l’auteure forge la notion d’auto-ethnographie pour caractériser des « textes d (...)
- 59 Sur les significations symboliques du kente dans le contexte africain et diasporique, voir Fila-Ba (...)
33Au regard de ces productions étrangères ponctuelles, dont James Barnor n’avait d’ailleurs pas connaissance, la couleur chez ce dernier sert une rhétorique bien différente. En tant que producteur d’images ancré dans le « chronotope57 » d’Accra, il contribue à plusieurs titres à faire de ce dispositif visuel l’agent d’une « auto-ethnographie58 ». La couleur donne d’abord une expressivité nouvelle à un ensemble de signes emblématiques de la culture ghanéenne. Ainsi vers 1971, James Barnor réalise un portrait de sa cousine, Kakraba Mingle [Fig. 14]. Sa toilette soignée, apparat des grandes occasions, associe des éléments propres à l’identité traditionnelle akan, comme la coiffure tekua ou les motifs du kente – que l’on trouvait déjà dans les images d’Elisofon –, et des accessoires dont la mode s’est diffusée à l’époque coloniale, comme son sac à main. La couleur met en scène cette parure syncrétique sous un nouveau jour, dans un portrait intime qui reprend pourtant les conventions de pose et de cadrage assez figées du studio. De manière générale, on peut supposer que les messages associés aux différents coloris du kente acquièrent une charge signifiante plus grande lorsqu’ils sont mis à l’honneur par un dispositif chromatique59.
Fig. 14 James Barnor, sans titre [Portrait de Kakraba Mingle], Accra, c. 1970-1971. Scan de négatif, 6 × 6 cm.
Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
- 60 Voir notamment Ford 2015 sur cette esthétique qu’elle nomme « soul ».
- 61 Voir Ford 2019.
- 62 Mercer 2015 ; De la Féronnière (ed.) 2015, p. 169.
34Si la couleur participe ainsi du renouvellement des imaginaires locaux, elle devient aussi l’outil par excellence d’une esthétique du temps présent, à la croisée des cultures visuelles globalisées et de leurs appropriations régionales. De nombreux travaux ont mis en évidence la diffusion à cette époque d’un nouveau répertoire esthétique, forgé dans la culture afro-américaine mais puisant dans un registre africain ré-imaginé60. À l’heure où circulent depuis les États-Unis les images des Grandassa Models photographiées par Kwame Brathwaite (né en 1938) à Harlem61, dont la puissance repose justement sur un jeu de contraste très fort des couleurs, le portrait réalisé par James Barnor d’une assistante de la boutique Sick-Hagemeyer, encadrée par deux voitures devant le siège de l’United Trading Company d’Accra, apparaît comme une variante ghanéenne de cette mode seventies globalisée, qui met notamment à l’honneur la coupe dite « afro », soit une coiffure non tressée [Fig. 15]. Dans ce type de portraits, l’héritage des années Drum et son esthétique si particulière est manifeste, transposée du Swinging London des sixties à la vibrante Accra des années 1970. Ce syncrétisme visuel, marqueur de la circulation des modes vestimentaires comme des conventions esthétiques, fait de la couleur l’un ses ressorts principaux de « l’afro-modernité » que Kobena Mercer voit dans les images de James Barnor62.
Fig. 15 James Barnor, Portrait d’une assistante de la boutique Sick-Hagemeyer, Accra, 1971. Tirage argentique moderne, 40 × 50 cm.
Archives James Barnor, Paris, Galerie Clémentine de la Féronnière.
35Parce qu’il est endogène, le geste de James Barnor permet enfin de dépasser le potentiel hégémonique du dispositif de la couleur, produit initialement pour des marchés américains et européens et en particulier pour une clientèle blanche. Comme le rappelle Aimée Bessire à la suite de nombreux travaux, « les pellicules couleur ont été largement critiquées pour leurs biais raciaux inhérents et leur incapacité à capturer et enregistrer toutes les tonalités de peau de manière équitable63 ». James Barnor préfère généralement s’attarder sur la dimension narrative de ses images plutôt que sur leurs aspects techniques, ne livrant que très peu d’informations sur les pellicules ou les appareils qu’il utilisait. On ne sait donc pas par exemple s’il recourait au même matériel que les professionnels américains en visite au Ghana, ce qui permettrait une comparaison technique de leurs usages respectifs de la couleur. Mais les images disent où se porte son attention. Dans le portrait en couleurs d’une petite fille [voir Fig. 12], toute la puissance de l’image est précisément fondée sur l’esthétisation de la peau du modèle par l’effet de la couleur. L’association des motifs bariolés de son turban et de sa tunique font émerger par contraste toute la plénitude de son teint, unifié par la lumière venue s’y accrocher, et que renforce encore l’ombre projetée de son visage. C’est la couleur qui travaille ici à créer ces jeux de contraste, instrument d’une sensorialité nouvelle que seule la relation intime entre le photographe et le sujet, soulignée par le décor improvisé de l’arrière-cour de sa maison, est capable d’instaurer.
36L’arrivée de la couleur au Ghana emprunte des logiques de circulation d’objets photographiques déjà observées dans l’histoire africaine du médium. Ce transfert est ici observé depuis l’échelle singulière de l’un de ses premiers praticiens. À la fois ancré localement et ouvert à l’international, ses allers-retours font de James Barnor un agent de transfert tout trouvé pour les stratégies de conquête de nouveaux marchés menées par les grandes maisons, ici Agfa. Néanmoins, le contexte immédiat de décolonisation occasionne des blocages dans la diffusion de la couleur qui ont marqué le parcours du photographe.
37Cette enquête singulière s’ajoute à celles menées sur d’autres terrains en Afrique de l’Ouest. Elle esquisse une histoire de la diffusion de la couleur au Ghana qui reste encore à écrire, ouvrant à l’analyse plus large du marché de cette photographie et de ses acteurs dans le pays. Sa circulation repose en effet sur des échelles imbriquées : celle des photographes dans leur singularité, celle des usages sociaux de la photographie qu’ils révèlent, celle enfin des stratégies commerciales d’entreprises mondialisées.
38En dépit de ses retombées mitigées sur le plan commercial, la couleur telle que l’a pratiquée James Barnor n’en laisse pas moins sa trace dans l’histoire visuelle à la fois globale et locale, s’inscrivant à la lisière de deux périodes identifiées par Kobena Mercer comme les jalons historiques de la photographie africaine64. Elle incarne en effet le basculement du paradigme vernaculaire qui caractérise la génération des indépendances, dominé par les portraits de studio et la photographie de presse, vers le paradigme artistique porté par une nouvelle génération afro-diasporique à partir des années 1980. C’est en tant que pont entre ces deux jalons que les images colorées de James Barnor circulent aujourd’hui à l’échelle internationale : en tant qu’elles inaugurent une autre histoire de la photographie africaine.