- 1 Lilti 2014.
- 2 Emery 2008 ; Mallard 1999.
- 3 Dornac, Nos contemporains chez eux, album de 18 photographies, Bibliothèque nationale de France, d (...)
- 4 Ibid.
1À la fin des années 1890, le journal ottoman Servet-i Fünun [Le Trésor des sciences] fait paraître une série de photographies d’intérieurs d’hommes illustres de son époque. Ces images introduisent les lecteurs dans l’atelier d’un peintre, la salle de lecture d’un juriste et les cabinets de travail d’écrivains ottomans. Autour des mêmes années, entre 1887 et 1917, le photographe français Paul Cardon (1858-1941) réalise, sous le pseudonyme de Dornac, sa collection photographique « Nos contemporains chez eux ». Cette série se compose de plusieurs centaines de clichés où figurent des personnalités connues de son époque, comme Émile Zola [Fig. 1], Stéphane Mallarmé, Pierre Loti, Sarah Bernhardt ou Louis Pasteur, photographiées dans leurs espaces privés, à leur domicile ou sur leurs lieux de travail. Cette collection, en dévoilant les intérieurs des célébrités1 contemporaines, fait date en France et les photographies, commercialisées sous forme de tirages ou d’albums, sont également reprises et publiées par certains périodiques illustrés de l’époque2. La commercialisation des clichés et leurs reproductions dans des revues contribuent à leur diffusion plus large. Fort de ce succès, Dornac juge utile de préciser, sur une note imprimée au dos de chacune des photographies qu’il édite, que cette galerie, « la première du genre, est la seule judicieusement établie et d’un caractère vraiment artistique et documentaire3 » [Fig. 2]. Il ajoute l’avertissement suivant : « Aussi croyons‑nous devoir mettre en garde les Amateurs contre des productions similaires faites sans goût ni souci d’art et de vérité que notre succès a suscitées4. »
Fig. 1 Photographie d’Émile Zola par Dornac, dans Nos contemporains chez eux (album de 18 photographies).
Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie, 4-NA-102 (2) F. 18.
Fig. 2 Le verso de la photographie d’Émile Zola par Dornac, dans Nos contemporains chez eux (album de 18 photographies).
Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie, 4-NA-102 (2) F. 18v.
2Le photographe visait-il ici seulement ses compatriotes ou pouvait-il envisager des reprises plus lointaines ? En février 1896, en effet, soit moins de dix ans après le début de la série de Dornac, l’hebdomadaire ottoman Servet-i Fünun, édité par Ahmed İhsan [Tokgöz] (1868-1942), commence à publier une collection de photographies de ses contemporains ottomans chez eux. Quoique la reprise de ce modèle ne fasse l’objet d’aucun commentaire dans les pages du journal, Servet-i Fünun ne cache pas la source d’inspiration de sa série et reprend explicitement le titre « Nos contemporains chez eux » en légende des portraits qu’il publie, écrite en français et accompagnée de sa traduction en turc. En nous focalisant sur l’étude de cette collection parue dans Servet-i Fünun, nous proposons de mener une réflexion sur la circulation, dans l’Empire ottoman, d’un modèle photographique venu de la France à la fin du xixe siècle, afin de proposer une piste d’histoire connectée de la photographie. Cette recherche sera aussi l’occasion de s’intéresser au cadre médiatique et matériel de cette transmission, ce qui nous amènera à considérer la presse illustrée. En reconstituant brièvement ses débuts dans l’Empire ottoman, et en s’intéressant plus particulièrement au journal Servet-i Fünun à travers la figure de son fondateur, éditeur et rédacteur en chef, Ahmed İhsan, se dessinera une histoire plus large des transferts culturels et technologiques entre l’Empire ottoman et l’Europe dans les domaines des médias d’informations et notamment de la presse illustrée5. C’est dans ce paysage que se situe la série photographique qui est au cœur de cet article. L’objectif est double : il s’agit de s’interroger sur la circulation et l’adaptation de « Nos contemporains chez eux », mais aussi de se pencher sur son mode de médiatisation dans l’univers des journaux illustrés et d’une nouvelle culture de masse qui rend des échanges de vues plus accessibles.
- 6 Ersoy 2016, p. 338. Toutes les traductions depuis l’anglais et le turc sont de l’auteure.
3Les nouvelles techniques qui ont facilité la reproduction des images, notamment des photographies, ont ouvert la voie à leur circulation beaucoup plus large à partir de la fin du xixe siècle. À cette époque, elles voyagent sur de nombreux supports, à travers les pages des livres et des périodiques illustrés, mais aussi sous forme de cartes postales et d’albums. Pour comprendre les enjeux de la reprise du modèle photographique étudiée ici, il faut d’abord la situer dans le champ médiatique où elle apparaît : l’univers de la presse illustrée dans l’Empire ottoman. Dans un article intitulé « Les Ottomans et la galaxie Kodak », Ahmet Ersoy souligne le fait que « les images étaient produites à travers une complexe série de médiations qui impliquaient l’action de multiples acteurs professionnels, technologies et réseaux commerciaux connectés à l’échelle globale6 ». La biographie du fondateur du journal ottoman Servet-i Fünun, Ahmed İhsan, offre un témoignage saisissant de ces nouveaux réseaux et connexions qui se construisent autour de la reproduction et de la diffusion des images.
- 7 Ahmed İhsan, Matbuat hatıralarım [Mes mémoires de presse] [1930-1931], éd. par Ahmet Kabacalı, Ist (...)
- 8 Ibid, p. 19-20.
- 9 Ibid, p. 24.
- 10 Eldem 2012, p. 348‑350.
4La manière dont Ahmed İhsan livre le récit de son enfance est particulièrement révélatrice de l’impact que peut avoir alors la presse illustrée. C’est à la fin des années 1870, dans le cabinet de travail d’un collègue de son père, Süleyman Sudi Efendi, qu’İhsan rapporte avoir vu pour la première fois des livres illustrés en français qui suscitent son enthousiasme et sa curiosité. Il aurait été plus particulièrement « enchanté7 » par la découverte d’un volume de l’hebdomadaire du Journal des voyages. Devant l’intérêt de l’enfant pour ce genre de publications, le collègue de son père aurait promis de lui en offrir la prochaine fois qu’ils se retrouveraient, à condition qu’il apprenne le français. Quatre ans plus tard, selon les mémoires d’İhsan, il rend de nouveau visite à Süleyman Sudi Efendi dans sa maison à Istanbul. Satisfait du niveau de français du jeune homme, ce dernier tient sa promesse en lui offrant une cinquantaine de livres, dont les dictionnaires de Louis-Nicolas Bescherelle et de Marie-Nicolas Bouillet. C’est ce jour-là qu’İhsan aurait affirmé, dans une discussion avec Süleyman Sudi Efendi, sa volonté de devenir écrivain, imprimeur et éditeur8. Quant aux livres illustrés, il les trouve un peu plus tard, chez son professeur de français, Agâh Efendi, qui avait dans sa bibliothèque les éditions illustrées des romans de Jules Verne. İhsan, toujours selon ses mémoires, aurait, dès le premier cours, rêvé de faire des traductions de l’écrivain français en turc9. Ces récits d’enfance sont certes reconstruits rétrospectivement par l’auteur ; ils révèlent toutefois ce que ce dernier considérait comme la pierre angulaire de sa carrière d’écrivain et d’imprimeur : la rencontre « éblouissante » avec les journaux et livres illustrés français. L’intérêt d’İhsan pour la presse illustrée française ne constitue pas un cas singulier au sein de l’Empire ottoman de cette période. Edhem Eldem a ainsi démontré que le peintre et archéologue ottoman Osman Hamdi Bey s’est très probablement inspiré, dans sa fameuse peinture « L’homme aux tortues » (1906), d’un dessin de Louis Crépon, le « Charmeur de tortues », paru dans un numéro de l’hebdomadaire français Le Tour du monde de 186910.
- 11 Ahmed İhsan, Matbuat hatıralarım, op. cit., p. 40.
- 12 Ibid, p. 36-37.
- 13 Dumont 2010, p. 130.
- 14 Gervais 2007.
5Dans le cas d’Ahmed İhsan, cet intérêt pour la presse illustrée française trouve un écho plus profond dans le domaine de l’édition. Avant de fonder son propre journal illustré, il se livre à des traductions dans un cercle restreint qui connaît sa maîtrise du français. Abdurrahman Pacha, par exemple, ancien ministre de la Justice et gouverneur de la province de Kastamonu à l’époque où s’y trouve le père d’İhsan, lui demande de traduire certains articles du quotidien Le Temps, qu’il reçoit11. İhsan envoie également la traduction d’un article de l’hebdomadaire La Nature à un journal ottoman, Tercüman-ı Hakikat [Interprète de la réalité], et le voit publié au bout de trois jours12. Plus tard, il traduit plusieurs romans de Verne en turc. En 1890, il s’investit plus directement dans l’édition en acquérant l’imprimerie Âlem matbaası et en fondant, dès 1891, le journal Servet-i Fünun. La publication, qui connaît un succès considérable, traverse les dernières décennies de l’Empire ottoman, voit naître la République de Turquie, connaît le changement d’alphabet avec le passage des caractères arabes aux caractères latins en 1928 et continue à paraître jusqu’en 1944, date à laquelle elle disparaît. Comme l’indique son titre, Servet-i Fünun [Le Trésor des sciences] avait, à l’origine, une vocation de diffusion et de vulgarisation scientifique. Néanmoins, après quelques années de parution, le journal acquiert un tour plus littéraire, au point de regrouper autour de lui le courant Edebiyat‑ı Cedide [La Nouvelle Littérature], principalement actif entre 1896 et 1901. Servet-i Fünun continue toutefois à publier des articles à tonalité scientifique. Dès la fondation de son journal, İhsan tient à ce que celui-ci soit particulièrement illustré. Pourtant, selon ses mémoires, à la création de l’imprimerie Âlem matbaası, il ne possède pas le matériel technique permettant de publier un hebdomadaire enrichi tel qu’il le rêve. Son « modèle [est] l’Illustration, une des grandes réussites de la presse illustrée13 », dont les gravures sur bois tendent à être combinées dans les années 1890 à des photographies imprimées grâce à des procédés photomécaniques, tels que la similigravure ou la zincographie14. Cette volonté de construire un journal illustré ottoman conduit İhsan à se positionner dans un réseau transimpérial et à devenir ainsi un acteur des transferts techniques et culturels, qu’il est possible de suivre à travers ses mémoires.
- 15 Ahmed İhsan, Matbuat hatıralarım, op. cit., p. 46.
- 16 Ibid, p. 56.
- 17 Ibid, p. 62.
- 18 Ibid, p. 62-64.
6L’histoire de l’émergence des livres et journaux illustrés dans l’Empire ottoman, telle que la décrit Ahmed İhsan lui-même, est marquée par les efforts déployés pour accéder aux matériaux techniques et pour acquérir des savoir-faire dans le domaine de la reproduction des images. Ainsi, lorsqu’İhsan veut publier ses traductions des romans de Verne accompagnées de leurs illustrations, il entreprend une correspondance avec la maison Hetzel à Paris, l’éditeur du romancier français. Il obtient ainsi des blocs de gravure sur bois debout, qui lui permettent de publier Vingt mille lieues sous les mers avec ses illustrations originales15. En 1891, alors qu’il vient de faire paraître le sixième numéro du journal Servet-i Fünun, İhsan décide de partir en Europe dans le cadre d’un voyage d’observation. Il visite ainsi, à Paris et à Vienne, des imprimeries et observe dans des ateliers l’application de divers procédés. Il apprend quelles encres il convient d’utiliser et commande, auprès d’une manufacture parisienne16, des papiers conformes aux modes d’impression. Il entretient en outre une correspondance avec un graveur sur bois habitant à Paris, un certain « Monsieur Napier17 », qu’il fait venir à Istanbul. Napier est nommé enseignant à l’école des Beaux-Arts et travaille parallèlement comme graveur auprès du journal Servet-i Fünun18. On rencontre la signature « Napier » sur quelques illustrations publiées dans la presse française, notamment dans certains volumes de La France illustrée en 1889. S’agissait-il du même graveur ? C’est tout à fait probable. De ce point de vue, il reste à faire une histoire connectée des figures qui ont contribué à la circulation des techniques et des savoir-faire permettant la multiplication des images reproduites.
- 19 Ahmed Ihsan ve Şürekâsı Matbaacılık Osmanlı Şirketi, Servet-i Fünun / Ahmed İhsan & Co, Établisse (...)
- 20 Georgeon 1994.
7Ces quelques éléments biographiques font ressortir la sensibilité d’Ahmed İhsan à suivre de près les développements techniques dans le domaine de l’imprimerie et de l’image multiple, afin de les appliquer dans la publication du journal dont il est propriétaire. Dans une plaquette publiée en 191219, ces accomplissements techniques sont mis en scène par le biais d’un texte qui livre l’histoire de l’imprimerie d’İhsan et par des photographies présentant différentes parties de l’établissement : bureaux, salle de reliure, salle de composition [Fig. 3], salle des machines typographiques ou lithographiques [Fig. 4]. Notons également l’usage du français en légende, tout comme dans certaines rubriques du journal Servet‑i Fünun [Fig. 5]. Cette langue reste présente dans le dernier siècle de l’Empire ottoman, qu’il s’agisse de la vie quotidienne de certaines élites, de l’enseignement20 ou de la presse.
Fig. 3 « Une vue de la salle de composition de l’Imprimerie Ahmed Ihsan & Cie », extrait du livret : Ahmed Ihsan & Co, Établissement typographique, lithographique et de reliure / Atelier de Zincographie / Atelier de Stéréotypie / Journal Illustré Servet-i Funoun / xxie année, Istanbul, 1328 [1912], p. 18. Collection d'Atatürk Kitaplığı, İstanbul, İBB Kütüphane ve Müzeler Müdürlüğü.
Fig. 4 « Les machines lithographiques de l’Établissement Ahmed Ihsan & Cie », extrait du livret : Ahmed Ihsan & Co, Établissement typographique, lithographique et de reliure / Atelier de Zincographie / Atelier de Stéréotypie / Journal Illustré Servet-i Funoun / xxie année, Istanbul, 1328 [1912], p. 14. Collection d'Atatürk Kitaplığı, İstanbul, İBB Kütüphane ve Müzeler Müdürlüğü.
Fig. 5 Servet-i Fünun, no 262, 7 Mart 1312 [19 mars 1896].
- 21 Emery 2008, p. 209-211.
- 22 Sablonnière 2015.
8On ignore quand et à quelle occasion exactement Ahmed İhsan a pu découvrir la série photographique de Dornac, « Nos contemporains chez eux », et ce qui l’a poussé à la reprendre et à l’adapter pour son journal dans les années 1890. Cependant, compte tenu de l’intérêt qu’il porte à l’actualité de l’édition illustrée en Europe, il n’est pas surprenant qu’il ait repéré ce modèle. En effet, l’éditeur a l’œil pour les innovations médiatiques et la série de Dornac, produite depuis 1887, est perçue comme telle à la fin du xixe siècle. La façon dont İhsan s’inspire de ces photographies et dont il les publie dans son hebdomadaire laisse à penser qu’il en a sans doute eu connaissance à travers sa diffusion dans la presse périodique de l’époque. Comme indiqué plus haut, des clichés de Dornac paraissent dans de nombreux périodiques français comme Le Monde illustré, L’Illustration, La Revue encyclopédique et La Nature21. Datée de la fin des années 1890, la reprise de ce modèle dans Servet-i Fünun se fait donc dans la continuité de cette diffusion dans la presse française. Catherine Sablonnière a d’ailleurs montré que la revue La Nature a été une source d’inspiration pour d’autres entreprises éditoriales en Angleterre, en Italie et en Espagne22. Au-delà du paradigme d’une modernisation tardive, est-il possible d’envisager d’autres cas « non européens » dans ce même paysage de circulations, d’une manière plus horizontale et synchronique ? Dans tous les cas, ces acteurs se situent dans un monde de plus en plus connecté, non seulement par des médias d’informations, mais aussi par des réseaux de circulations de plus en plus rapides et resserrés.
- 23 Gaston Tissandier, « Photographies de nos contemporains chez eux. M. Janssen », La Nature, no 1168 (...)
- 24 Gaston Tissandier, Les merveilles de la photographie, Paris : Hachette, 1874.
9Pour envisager une possible voie de circulation concernant la série « Nos contemporains chez eux », attardons-nous sur l’une des revues dans laquelle les photographies de Dornac ont été publiées : l’hebdomadaire illustré La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie [Fig. 6]. Nous savons en effet qu’Ahmed İhsan connaît ce titre dont il affirme, dans ses mémoires, avoir traduit un article. La Nature étant dédiée à la vulgarisation scientifique, sa rédaction choisit de faire paraître « parmi les photographies exécutées de nos Contemporains célèbres, par M. Dornac, […] quelques-uns de nos savants les plus éminents, comme M. Pasteur, M. Berthelot, M. Milne‑Edwards23 ». Les clichés sont accompagnés par de courts articles sur les figures photographiées, rédigés par Gaston Tissandier (1843-1899), un scientifique spécialiste d’aérostation, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, fondateur et rédacteur en chef de la revue. Tissandier est également photographe et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet dont Les merveilles de la photographie paru en 187424. Tout comme dans l’hebdomadaire La Nature, les clichés publiés dans Servet-i Fünun sont accompagnés de textes explicatifs. Comparant cette façon de présenter les photographies d’une manière commentée et la nature des textes, on peut faire l’hypothèse qu’İhsan a repris un modèle aussi bien journalistique que photographique.
Fig. 6 Figure illustrant l’article de Gaston Tissandier, « Photographies de nos contemporains chez eux. – M. Janssen », La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie / Journal hebdomadaire illustré, 23e année, 2e trimestre 1895, no 1168, 19 octobre 1895, p. 329. Cnum - Conservatoire numérique des Arts et Métiers.
10Ce modèle journalistique dépasse le seul usage du portrait photographique ; il peut être appréhendé comme un méta-portrait, composé par la mise en page et fonctionnant sur un dispositif icono-textuel. Une fois reproduites dans le journal, ces photographies sont associées à d’autres éléments textuels (légendes et articles) et iconographiques (d’autres clichés, dessins ou fac-similés de documents manuscrits). Une grande partie des photographies publiées dans Servet-i Fünun apparaissent en première page du journal, accompagnées d’une légende. Le projet éditorial est bien mis en valeur par la mise en page à l’échelle d’un numéro. Parfois, une deuxième photographie est publiée dans les pages intérieures. Les images sont accompagnées de textes ou, réciproquement, servent d’illustration aux présentations biographiques. Observons de près les photographies présentant l’écrivain ottoman Recaizade Mahmud Ekrem Bey (1847‑1914) dans l’édition du 20 février 1896 de Servet-i Fünun. Deux clichés de son cabinet de travail sont publiés côte à côte à la cinquième page du journal. Ekrem Bey lui-même ne figure pas sur ces photographies d’intérieurs ; mais un portrait de l’auteur, entouré d’un cercle liseré de lauriers, est reproduit en page précédente. Sur la même page que les photographies d’intérieurs est placé un fac-similé d’une page manuscrite de l’écrivain. Le tout est accompagné d’un texte [Fig. 7]. Les récits textuels, généralement dotés d’informations biographiques, font également voir les coulisses des visites chez les personnalités, parfois avec des dialogues ; ils révèlent l’ordre et le désordre et donnent, ne serait-ce que rarement, quelques indices sur les conditions entourant les prises de vue.
Fig. 7 L’écrivain Recaizade Mahmud Ekrem Bey, Servet-i Fünun, no 258, 8 Şubat 1311 [20 février 1896], p. 372-373.
- 25 Gaston Tissandier, « Nos Savants chez eux. M. Pasteur », La Nature, no 976, 13 février 1892, p. 17 (...)
- 26 Servet-i Fünun, no 258, 8 Şubat 1311 [20 février 1896], p. 373.
- 27 Ahmed İhsan, Nev-Usul Fotoğraf [Photographie de nouveau style], Istanbul : Cemal Efendi Matbaası, (...)
11En adaptant ce modèle dans le contexte ottoman, reste cependant à résoudre un point technique : qui allait prendre les photographies ? Dans le cas des périodiques évoqués paraissant en France, les articles publiés avaient été construits autour de l’œuvre de Dornac. Le rédacteur en chef de La Nature adresse non seulement ses éloges à ce dernier, mais explicite bien le procédé photographique : « M. Dornac s’est mis à l’œuvre ; aidé d’un opérateur habile, muni d’une chambre de grand format avec objectif grand angulaire, il fait les portraits de nos célébrités25. » Les informations sur l’auteur des photographies publiées dans Servet-i Fünun, ainsi que sur les conditions des prises de vue, restent en revanche limitées en l’état de nos recherches, à ce qui en est dit dans les pages de l’hebdomadaire. Les images de la collection paraissant dans Servet-i Fünun ne sont pas signées. Toutefois, sur l’une des légendes apparaît la mention « d’après les phot.[ographies] de notre rédacteur en chef26 » [voir la Fig. 7], à savoir, pour cette période, Ahmed İhsan. Cette fois au moins, mais aussi à d’autres occasions sans doute, İhsan s’est donc chargé de la rédaction de l’article et de la réalisation des prises de vue. À l’appui de cette hypothèse, signalons qu’İhsan est l’auteur d’un manuel de photographie, Nev Usul Fotoğraf [Photographie de nouveau style]27, qui, publié au moment de la fondation de Servet-i Fünun, témoigne d’une pratique engagée de la photographie et d’un intérêt important pour sa diffusion, concomitant de son entrée dans l’édition de presse. İhsan peut aussi évoquer parfois la pratique photographique dans le cadre des articles qui accompagnent les clichés. Ainsi, dans celui consacré au médecin ottoman Cemil Pacha (1866‑1958) [Fig. 8], il note :
- 28 Ahmed İhsan, « Operatör Cemil Paşa » [Le médecin Cemil Pacha], Servet-i Fünun, no 378, 28 Mayıs 13 (...)
Il y a bien longtemps que nous voulions publier des images de la salle d’opération et de la bibliothèque du pacha. Était-il pourtant si facile de trouver un moment où il fût libre pour le faire arrêter devant notre appareil photographique de la manière qui nous convenait28 ?
Fig. 8 Le médecin Cemil Pacha, Servet-i Fünun, no 378, 28 Mayıs 1314 [9 juin 1898].
12Le récit étant livré à la première personne du pluriel, avec un « nous » qui balance sans doute entre le « nous de modestie » et l’incorporation du travail éditorial à sa propre personne, il est difficile de déterminer ce qui tient à la réalisation collective, à l’intervention ou à l’assistance de photographes professionnels ou encore à l’œuvre purement personnelle. De même, les légendes sont le plus souvent imprécises et les crédits ne sont pas indiqués. Dès lors, il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que les clichés de la série « Nos contemporains chez eux » publiées dans Servet-i Fünun ont tous été réalisés par Ahmed İhsan lui-même. Contrairement aux articles signés, le photographe met sa personne au deuxième plan et prend une position plus discrète que celle de Dornac, qui était, quant à lui, un photographe professionnel.
- 29 Emery 2008, p. 212.
- 30 Gaston Tissandier, « Photographies de nos contemporains chez eux. M.A. Milne Edwards », La Nature, (...)
- 31 Carnino 2015.
13Elizabeth Emery, dans son étude sur la série de Dornac, souligne la dimension « scientifique29 » que Tissandier attribue à l’œuvre du photographe. Le rédacteur en chef décrit la volonté de ce dernier de « fournir à l’histoire, des documents exacts et précis sur nos contemporains célèbres dans les lettres, les arts et la science, en les reproduisant par la photographie, non pas dans un atelier de photographie, mais chez eux, dans leur salon, dans leur cabinet de travail, ou dans leur laboratoire30 ». Cette approche documentaire semble assez bien correspondre à la vocation première de Servet-i Fünun, celle de la vulgarisation scientifique. La collection permet ainsi de présenter aux lecteurs des médecins, artistes, écrivains et auteurs dans leur cadre de vie ou de travail, authentifiés par la photographie et le dispositif de la prise de vue. On peut aussi y voir les figures du « savant » qui incarne la science31 ou encore de l’« écrivain » le travail intellectuel. Cette vocation scientifique rejoint sans doute un enjeu plus idéologique : celui de la constitution d’une galerie de modèles, c’est-à-dire de grands hommes.
14Les portraits photographiques des « grands hommes » n’avaient rien d’inhabituel en cette fin de xixe siècle. L’une des nouveautés qu’apporte Dornac, à travers sa série, est sans doute, entre autres caractéristiques, la dimension « active » de ses portraits. On voit – ou on devine – dans la plupart des clichés, presque comme dans une image en mouvement, les activités, les gestes que les sujets photographiés sont en train de pratiquer, d’accomplir. Les textes qui accompagnent les images « activent » d’autant ces portraits. Tissandier décrit ainsi une partie de ces photographies :
- 32 Gaston Tissandier, « Photographies de nos contemporains chez eux », La Nature, no 1087, 31 mars 18 (...)
Nos successeurs pourront voir l’admirable tête de Gounod […] au moment où il s’inspire de quelque grande composition musicale […] M. Janssen [voir la Fig. 6] est assis dans son salon tout enrichi des curiosités qu’il a recueillies dans ses lointains voyages ; M. Milne‑Edwards a devant lui les squelettes des animaux qu’il étudie au Muséum ; M. Lippmann fait des études au microscope dans son laboratoire de la Sorbonne ; Camille Flammarion est debout au milieu de sa bibliothèque, méditant sur la Pluralité des Mondes32.
15Tout contribue à souligner le mouvement, l’activité ; non seulement les postures et les gestes mais aussi l’ameublement et les objets – recueillis, collectionnés, étudiés… De la même façon, nous voyons, parmi les photographies de Servet-i Fünun, l’écrivain Tevfik Fikret (1867‑1915) « au moment où il s’inspire », avec sa tête posée sur la paume de sa main et le regard au loin dans son cabinet de travail rempli de livres et d’images. Le docteur Cemil Pacha « a devant lui » un instrument chirurgical qu’il tient dans ses mains, dans son cabinet de consultation [voir la Fig. 8]. Le peintre Halil Bey (1857-1939), quant à lui, est « assis dans son [atelier] tout enrichi » de peintures et tient à la main une palette et un pinceau – même si le tableau achevé et encadré trahit la mise‑en‑scène [Fig. 9]. Les figures de Charles Gounod, Jules Janssen ou Gabriel Lippmann sont remplacées, dans Servet-i Fünun par les Tevfik Fikret, Cemil Pacha ou Halil Bey, tout en gardant l’idée générale consistant à montrer ces personnalités comme saisies au milieu d’une tâche que le photographe avait jugée typique de leur profession. Il serait sans doute intéressant à ce titre d’établir une typologie des différentes poses adoptées par les sujets photographiés ou de documenter les objets et images apparaissant sur chacun de ces clichés.
Fig. 9 Le peintre Halil Bey, Servet-i Fünun, no 368, 19 Mart 1314 [31 mars 1898].
- 33 « Ressam Halil Beyefendi », Servet-i Fünun, no 368, 19 Mart 1314 [31 mars 1898].
- 34 Ersoy 2016, p. 332.
- 35 Charpy 2007, p. 155 ; Charpy 2011, p. 425.
16Notons le système de référencement presque interne qui ressort des textes accompagnant les photographies. Ainsi, Servet-i Fünun publie, le 10 mars 1898, un article décrivant une peinture de Halil Bey. Trois numéros plus tard, le 31 mars 1898, paraît la photographie de l’artiste dans son atelier [voir la Fig. 9]. Le texte qui accompagne le cliché fait alors allusion à cette peinture, espérant avoir suscité « une volonté, dans le cœur [des] lecteurs, de voir et connaître l’artiste qui a produit l’œuvre33 ». D’une manière similaire, dans l’hebdomadaire La Nature, la section « Photographies de Nos contemporains chez eux » consacrée à Janssen [voir la Fig. 6] suit un article de l’astronome lui‑même. Dans les deux cas, on voit les personnalités d’abord en tant qu’auteurs, puis en tant que figures photographiées. Ahmet Ersoy note, concernant les manières habituelles de lire des périodiques, « des pratiques de lecture en longue durée et d’une manière sérielle34 ». Cette forme de présentation devait servir, progressivement et par une accumulation d’informations, à l’échelle de plusieurs éditions successives, à dessiner un paysage de célébrités ainsi qu’à renouer des liens entre les créations (artistique, littéraire ou technique) et leurs auteurs. Des références intertextuelles au sein d’un numéro ou d’une suite de numéros créent une certaine cohésion à l’échelle de la revue et renforcent l’entreprise à la fois idéologique et pédagogique de création d’une galerie ou un panthéon35 de grands hommes.
- 36 Servet-i Fünun, no 258, 8 Şubat 1311 [20 février 1896], p. 372.
- 37 Servet-i Fünun, no 368, 19 Mart 1314 [31 mars 1898].
- 38 Ahmed İhsan, « Besim Ömer Bey », Servet-i Fünun, no 376, 31 mai 1314 [12 juin 1898], p. 178-179.
- 39 Besim Ömer, Tabib-i Etfâl, Alem Matbaaası Ahmet İhsan ve Şürekâsı, Istanbul, 1314 [1898-1899].
17Ces allusions et ces clins d’œil éditoriaux s’appuient souvent sur l’actualité scientifique et culturelle, avec parfois une dimension presque publicitaire. Il s’agit, pour une grande part, de personnes appartenant à un réseau d’interconnaissances qui gravitent autour du journal et de l’imprimerie d’Ahmed İhsan. Le portrait de l’écrivain Ekrem Bey est ainsi accompagné de la légende suivante : « M. Ekrem Bey, poète turc, auteur de (Araba Sevdassi) [L’amour de calèche] actuellement en feuilleton au Servet-i Funoun36 » [voir la Fig. 7]. Quant à Halil Bey, qui a illustré ce roman pour le compte du journal, il a eu droit à la publication d’une photographie de son atelier à la une de Servet-i Fünun, avec cette fois en légende : « Nos contemporains chez eux : Halil Bey dans son atelier37 » [voir la Fig. 9]. Le docteur Besim Ömer (1862-1940), pour sa part, publiait certains de ses livres à l’imprimerie d’İhsan et a également contribué à Servet-i Fünun avec quelques articles scientifiques. Il était en outre le médecin des trois enfants de l’éditeur. L’article qui lui est consacré38 fait se succéder des formules élogieuses, des informations biographiques et une liste de ses publications, avant de se conclure sur l’annonce suivante : « On publiera prochainement un autre excellent livre illustré de Besim Ömer Bey intitulé Tabib-i Etfal [Médecin d’enfants39]. » Cette médiatisation vise, de cette façon, à attirer l’attention des lecteurs et à annoncer ainsi de nouvelles publications. Elle renforce également cette idée d’un collectif – comme d’ailleurs dans le mouvement de La Nouvelle Littérature – travaillant pour le développement de l’Empire ottoman, qu’il s’agisse de médecins, d’artistes ou d’intellectuels, et regroupés autour de cette revue qu’est Servet-i Fünun.
18Le journal présente à son lectorat des portraits photographiques et textuels des hommes célèbres de leur temps, qui se déploient en fait à hauteur du périodique, par les renvois aux autres numéros. Différents éléments présentés dans les pages de la revue – les portraits, les photographies d’intérieurs, la reproduction de l’écriture manuscrite, les récits anecdotiques, l’évocation de l’arrière-plan de la visite du journaliste ou celui de la prise de vue – contribuent dans leur ensemble à exposer au public une part de la vie privée des figures présentées et à révéler « l’intérieur » de ces personnalités qui étaient connues jusque-là uniquement par leurs activités professionnelles et par leurs productions artistiques ou littéraires. Un tel point de vue démystifie en quelque sorte le travail accompli en démontrant les liens entre l’œuvre, son auteur et les espaces de création. Elizabeth Emery relie la collection « Nos contemporains chez eux » à une nouvelle conceptualisation des « grands hommes », qui ne sont plus considérés comme « mystérieux et intouchables40 ». Les mettre ainsi en scène, en tant que figures représentées dans leur quotidien, servait-il à les rendre plus accessibles à un public et contribuait-il à ce qu’ils fonctionnent plus facilement comme des modèles ?
- 41 Servet-i Fünun, no 368, 19 Mart 1314 [31 mars 1898].
- 42 Ibid.
- 43 Gaston Tissandier, « Photographies de nos contemporains chez eux. M. Janssen », La Nature, no 1168 (...)
19En tout cas, ce qu’il est possible de souligner avec plus de certitude, c’est la volonté de Servet-i Fünun de créer, à travers la série « Nos contemporains chez eux », son propre patrimoine de grands hommes ottomans. La manière dont chacune de ces personnalités est présentée en offre un témoignage : Halil Bey est ainsi présenté « parmi les peintres ottomans41 » (ressaman‑ı Osmaniye) et désigné comme « la fierté des illustrateurs ottomans42 » (musavvirin-i Osmanlı), situant ainsi l’artiste à l’intérieur d’un patrimoine artistique impérial. À une époque où les intellectuels ottomans réfléchissent à la survie de l’Empire, tout ce qui peut le tenir en unité et empêcher sa dissolution, à l’image des grands hommes au service de la patrie, acquiert une importance cruciale. Tissandier termine l’un des articles de la série « Nos contemporains chez eux » dans La Nature en affirmant que Janssen « n’a cessé de travailler pour satisfaire deux passions : celle de la Science et celle de la Patrie43 ». C’est ce à quoi aspiraient les intellectuels ottomans dans les dernières décennies de l’Empire : des médecins, ingénieurs, scientifiques, peintres, écrivains… qui travaillent pour la patrie. La photographie et la presse viennent en aide à la diffusion de ce nouveau modèle de société et d’une nouvelle conception des grands hommes. C’est ce qui est mis en œuvre dans les pages de Servet-i Fünun, par l’adaptation d’un modèle photographique français, « Nos contemporains chez eux ».
- 44 « Émile Zola ve asarı » [Émile Zola et ses œuvres], Servet-i Fünun, no 457, 2 Kanun-u evvel 1315 [ (...)
20À travers une étude de cas, nous avons suivi l’adaptation d’un modèle photographique, « Nos contemporains chez eux », entre la France et l’Empire ottoman, entre Paris et Istanbul, à la toute fin du xixe siècle. Ce parcours iconographique nous a conduit à entrer plus avant dans l’univers de la presse illustrée : la diffusion des photographies s’inscrit dans des modes plus larges de diffusion des images, notamment par les périodiques illustrés, ce qui avait « enchanté » l’éditeur Ahmed İhsan, selon ses propres mots. Les personnalités évoquées dans le cadre de cet article font partie de ce monde illustré et de plus en plus connecté. À la lumière de ce qui a été discuté, nous pouvons retourner sur la première image illustrant cet article [voir la Fig. 1]. En décembre 1899, Servet-i Fünun publie, non pas cette fois la photographie d’intérieur d’un contemporain ottoman, mais celle du cabinet de travail de Zola [Fig. 10]. Le cliché est accompagné, comme il est d’usage, d’un texte mentionnant la biographie et les œuvres du romancier français. L’article est rédigé à l’occasion de la parution de Fécondité, « la dernière œuvre de ce grand écrivain44 », qui vient d’être publiée en feuilleton dans L’Aurore de mai à octobre 1899. Nous avons vu qu’à un autre moment, Servet-i Fünun a eu recours à la même stratégie pour la parution, en feuilleton, du roman de l’écrivain ottoman Ekrem Bey, publiant à cette occasion une photographie d’intérieur pour cet auteur. Le journal n’indique pas la provenance du cliché du cabinet de travail de Zola. Nous savons que Dornac avait pris, pour sa part, une photographie de Zola dans cette même pièce, décorée différemment, publiée dans Le Monde illustré d’avril 1890. Ce cabinet de travail est ainsi décrit par Edmond Lepelletier en 1908 :
- 45 Edmond Lepelletier, Émile Zola. Sa vie, son œuvre, Paris, Mercure de France, 1908.
Je ne pus m’empêcher de faire un mouvement de surprise en voyant l’entassement baroque et disparate d’objets rappelant surtout le bric-à-brac. Il y avait bien un vaste divan aux étoffes turques, aux coussins orientaux, garnissant le fond du cabinet, qui pouvait être considéré comme un meuble utile, indispensable pour la sieste, durant les digestions pénibles, ou le repos après le travail […] Zola était très fier de tout ce décrochez-moi-ça romantique45.
Fig. 10 Le cabinet de travail d’Émile Zola, Servet-i Fünun, no 457, 2 Kanun-ı evvel 1315 [14 décembre 1899], p. 232.
21Rentrer dans la discussion de la turquerie adoptée par un auteur français du xixe siècle dépasse les limites de cet article centré sur la circulation et l’adaptation d’un modèle photographique, dans un contexte médiatique. Il est toutefois intéressant de noter qu’une représentation de cet intérieur, avec son décor « aux étoffes turques [et] aux coussins orientaux », a fini par atteindre le regard du public ottoman, et ce par le biais de cette adaptation d’un modèle photographique, français. Comme le montre cet exemple, ce nouveau monde connecté de la fin du xixe siècle complique notre compréhension des transferts culturels qui ne peuvent plus s’expliquer par des échanges unilatéraux, par l’influence d’une telle entité active sur une telle autre passive. Les photographies se déployant sur une diversité de supports brouillent ces catégories et invitent à repenser les circulations et les rapports de pouvoir d’une manière plus dynamique et multidimensionnelle. Au‑delà de la recherche d’un cadre théorique approprié qui essaierait de trouver un sens à ces circulations – avec une série de désignations allant de l’influence à l’inspiration, en passant par les transferts, l’adoption ou l’appropriation des formes culturelles –, il serait temps de s’intéresser à la complexité et aux jeux des regards dans l’espace ouvert par la multiplication des images et de la photographie.