1Inde du Sud. Coimbatore. Une rue commerçante du quartier de Town Hall dans le centre-ville. Février 2019. La porte de la maison qu’une amie et moi-même sommes venues visiter sans nous annoncer est ouverte, mais personne à l’intérieur ne nous entend. Un jeune garçon assis à l’entrée avec quelques noix de coco qu’il espère vendre nous vient en aide et appelle les propriétaires, qu’il connaît visiblement, d’une voix retentissante. Après quelques minutes, un homme d’une soixantaine d’années nous rejoint à l’entrée et nous fait rapidement rentrer chez lui, pour nous éloigner du vacarme de la rue. Soudainement, les bruits de l’extérieur sont étouffés par les murs épais de la demeure. Celle-ci est vaste et profonde, et suit le modèle des maisons tamoules traditionnelles construites autour d’un puits de lumière [Fig. 1]. Nous lui expliquons que nous nous intéressons à l’histoire de la photographie à Coimbatore et sommes à la recherche de témoignages qui pourraient apporter un éclairage bienvenu sur cette histoire mal connue, mais aussi de portraits anciens. Ses murs en sont ornés. Nous avons été bien aiguillées. Y figure notamment une photographie de son arrière-grand-père, avocat, ceint d’une guirlande honorifique et qui, selon ses calculs, daterait des années 1870-1880. Sur ce portrait en buste, l’homme représenté porte un turban, une moustache et des clous d’oreille (kadukan) caractéristiques des classes aisées à cette époque. Quelle est l’histoire de cette image ? Qui se faisait alors photographier ? Par qui ? Pourquoi ? Et où ?
Fig. 1 Alexandra de Heering, intérieur de maison tamoule traditionnelle ornée de portraits photographiques, Coimbatore, 26 mars 2019. Photographie numérique.
- 1 Voir par exemple Desmond 1982 ; Falconer 1995 ; Pinney 2008 ; Blaney et Shah 2018.
- 2 Voir par exemple Pinney 1997 ; Mahadevan 2013 ; MacDougall 2002.
- 3 Gordon 2007.
- 4 Edwards et Morton (eds) 2015.
- 5 Voir : <stars.hypotheses.org>. Les archives numérisées financées par le Endangered Archives Program de la British Librar</stars> (...)
2L’importation précoce de la photographie vers le sous-continent indien et les premières décennies de son implantation ont déjà été commentées à de multiples reprises1. Plus récemment, la production photographique vernaculaire contemporaine indienne a également fait l’objet d’un certain nombre de travaux2, dont les auteurs font figure de pionniers dans la discipline. Si l’on dispose de connaissances au sujet des deux extrémités du continuum chronologique de la pratique photographique indienne, c’est-à-dire les premières décennies de l’apparition de la photographie en Inde (1840-1910) d’une part et la fin du xxe siècle d’autre part, on ignore encore concrètement comment le médium, initialement aux mains des élites britannique et indienne, est devenu un phénomène de grande ampleur. Cet état de la recherche résulte du biais caractéristique des archives photographiques répertoriées de l’Inde. Une partie conséquente de l’héritage photographique indien, en effet, est absente des fonds d’archives existants, qu’ils se situent en Occident – et majoritairement hérités de la période coloniale3 – ou en Inde. Rares y sont les traces des petites gens, ou de la pratique vernaculaire – entendue comme photographie locale ou régionale, mais également comme photographie ordinaire, sans grande valeur commerciale ou artistique – alors même que ces genres photographiques peuvent, comme l’ont souligné Elizabeth Edwards et Christopher Morton, agir comme des éléments clés dans la production d’histoires populaires et partant du « bas »4. Récemment, quelques initiatives sont venues nuancer cet état des choses, notamment la création de l’archive STARS (Studies in Tamil Studio Archives and Society). Ce projet, mené par une équipe franco-indienne dont j’ai un temps fait partie, vise en effet à mettre à disposition des chercheurs une archive spécialisée dans les portraits photographiques issus de la production commerciale du sud de l’Inde5. En cela, il encourage et soutient la diversification thématique des études portant sur la photographie dans cette partie du sous-continent indien et ouvre des perspectives stimulantes.
- 6 Sheehi 2016, p. xxii.
- 7 Voir par exemple Falconer 2001 ; Carotenuto 2003 ; Allana 2011.
3Dans le prolongement des questionnements nés lors de la mise en place de cette archive, cet article étudie la diffusion sociale et géographique du médium photographique en Inde du Sud, et questionne l’impact de l’appartenance sociale sur sa pratique et sa consommation dans cette région. Je m’y intéresse plus spécifiquement au portrait qui, en Inde comme ailleurs, peut être considéré comme paradigmatique de la photographie indigène6 en ce qu’il est le genre qui a prospéré à une large échelle et par lequel la grande majorité de la population indienne a fait connaissance avec le médium. Face à l’étendue du territoire national, j’ai pris le parti de me concentrer sur une seule localité : la ville de Coimbatore. En réduisant ainsi le niveau d’analyse, j’ai voulu cerner, dans un espace donné et de la manière la plus exhaustive possible grâce à la prise en considération d’une variété d’acteurs, de lieux et d’événements, l’histoire de l’implantation de la photographie, et ce tant du point de vue de sa production, de sa consommation que de sa circulation. J’ai aussi souhaité procéder à un pas de côté par rapport à la plus grande partie de la recherche sur le médium en Inde, incontestablement plus tournée vers l’histoire des « grands » : grands hommes, grands photographes7 ou grandes villes.
- 8 Penn 2014 ; Bautze 2008 ; Kochhar 2018.
- 9 Penn 2014, p. 1.
- 10 Thomas 1981, p. 21.
4Les connaissances, limitées, sur l’histoire de la photographie en Inde du Sud sont souvent liées à la ville de Madras – aujourd’hui Chennai8. Et pour cause, c’est dans la capitale de la Présidence (province) du même nom, que « tout a commencé », timidement d’abord et de manière plus affirmée dès les années 1850. C’est à Madras en effet, qui canalisait les arrivées de marchandises grâce à son important port commercial, que l’on se procurait du matériel photographique. C’est à Madras aussi que se concentraient initialement les savoirs techniques et le savoir-faire – notamment par le biais des plus anciens studios photographiques de la Présidence, comme Nicholas Brothers établi en 18579 et par la tenue de cours de photographie à la Madras School of Industrial Arts dès le milieu des années 185010 – et par extension le « goût » pour la photographie. C’est à Madras, enfin, que l’on discutait de photographie : dans les studios, entre amateurs (fortunés) lors des réunions de The Madras Amateur Photographic Society établie en 1856 – à l’instar des associations similaires créées à Bombay en 1854 et à Calcutta en 1856 –, dans sa publication trimestrielle, le Journal of the Amateur Photographic Society of Madras [Fig. 2], ou encore lors de ses expositions annuelles.
Fig. 2 Extrait du Journal of the Amateur Photographic Society of Madras, vol. 3, no 8, juillet 1897.
- 11 Ce mouvement peut s’expliquer par plusieurs transformations : l’ouverture du canal de Suez en 1869 (...)
5Aussi, Madras est rapidement devenue l’épicentre de l’activité photographique dans le sud du pays, et ce tant du point de vue de sa production que de sa consommation, les notables étrangers et indiens y résidant en nombre. Pourtant dans le courant des années 1880, la prépondérance – pour ne pas dire le monopole – de la capitale sur la pratique de la photographie tend à se distiller. S’enclenche en effet un processus de déplacement et de diffusion géographique de cette activité qui se propage dans différentes directions et selon des intensités variables11. Aussi, certaines localités, dont Coimbatore, s’emparent au fil des années d’un nouveau rôle dans le paysage photographique de la région qu’elles contribuent à décentraliser, et auquel elles impulseront de nouvelles dynamiques, tenaces ou éphémères.
- 12 Bhat 1938, p. 3. Les citations ont été traduites de l’anglais.
- 13 Hughes 1996, p. 92.
6Le choix spécifique de Coimbatore résulte de l’intérêt suscité par sa localisation géographique, son cosmopolitisme, et son dynamisme industriel et commercial. Située dans l’ouest de l’actuel Tamil Nadu, cette ville occupe une position stratégique à l’intersection des États du Kerala et du Karnataka [Carte 1] et à proximité d’autres centres urbains (Calicut, Bangalore, Cochin). Grâce au développement de l’industrie textile dans la deuxième moitié du xixe siècle, qui lui valut le sobriquet de « Manchester de l’Inde du Sud », et de l’importante activité commerciale qui en a découlé, Coimbatore est rapidement passée du statut de petit centre urbain inséré dans une zone agricole fertile à celui de pôle cosmopolite attirant des entrepreneurs venus de toutes parts « pour rivaliser avec les businessmen locaux12 ». C’est dans un esprit d’entreprise analogue que Samikannu Vincent, né dans la région, y a établi en 1914 le premier cinéma permanent d’Inde du Sud en dehors de Madras, le Variety Hall Talkies13, ouvrant la voie au développement de Coimbatore comme autre centre de production cinématographique, avec les Central Studios et Pakshiraja Studios. Cette effervescence à des niveaux multiples et la présence en ville de quantité d’artistes, d’entrepreneurs et de grandes familles aisées, au goût prononcé pour les nouveautés technologiques, ont joué un rôle moteur dans le développement local d’une activité photographique précoce et d’un intérêt marqué pour le médium.
Carte 1 Carte de l’État du Tamil Nadu dans le sud de l’Inde, avec Coimbatore dans l’ouest de l’État.
- 14 Revel 1996.
- 15 Arnold 2013, p. 10.
7Cet article revient d’abord sur le dispositif méthodologique déployé afin de contourner, au moins partiellement, la carence importante en sources primaires répertoriées pour l’histoire de la photographie dans cette partie du monde. Construit autour de l’articulation de trois périodes successives et de différents niveaux d’échelle14, il offre ensuite une lecture spatialisée – focalisée sur la répartition géographique des studios et de la consommation photographique – et socialisée – relative à l’évolution des profils sociaux des photographes et des clients – du processus de démocratisation de l’accès à la photographie à Coimbatore. Comme ailleurs en Inde, la population y est très stratifiée socialement. J’explore, à ce titre, l’hypothèse selon laquelle les usages sociaux du portrait dans l’histoire ont été orientés, voire définis, par l’appartenance sociale des individus. Fermement ancrée dans une enquête de terrain, cette approche d’histoire sociale de la photographie permet, dans le sillage de David Arnold qui a travaillé sur différentes « petites » technologies, de mieux saisir les contours du développement et de l’impact social, économique et culturel de l’apparition de la photographie dans la vie des gens en Inde15.
8Pour reconstituer cette histoire « sans archives », j’ai mené à Coimbatore, pendant deux séjours de deux mois en 2019, une enquête de terrain au cours de laquelle j’ai sillonné la ville, visité des lieux, rencontré des gens, dépouillé des piles de papier pour explorer les différentes sources historiques potentielles, qu’elles soient orales, visuelles ou écrites, et qui s’amenuisent à mesure que l’on remonte dans le temps. La porte d’entrée de cette enquête a été le studio photographique, caractérisé par Sudhir Mahadevan d’« institution dominante de la photographie populaire16 ». Il semblait, en effet, évident de débuter par les lieux de production du médium, dont certains très anciens ont perduré jusqu’à aujourd’hui [Fig. 3.1, 3.2, 3.3 et 3.4]. Le travail de localisation et d’identification des studios a été initié collectivement lors d’une phase de constitution de l’archive STARS (2017-2019). J’ai ensuite poursuivi et approfondi l’enquête dans le cadre de mes recherches personnelles. Au total, j’ai interviewé une vingtaine de photographes de studios, soit une portion congrue de l’ensemble des établissements existant ou ayant existé à Coimbatore, me concentrant sur les plus anciens et/ou les plus populaires. Voir les studios qui sont des témoins tangibles et matériels des transformations profondes qu’a subies la profession ces dernières décennies, mais aussi appréhender le tissu urbain et commercial dans lequel ils s’insèrent, ont été autant d’éléments cruciaux dans ma démarche de recherche. Malheureusement, la quête d’anciens portraits y a été globalement infructueuse, la majorité des photographes s’en étant débarrassés lors de rénovations, d’un déménagement, d’un décès ou du passage au numérique.
Fig 3.1 Alexandra de Heering, intérieur du studio Velu Camera Works, Coimbatore, janvier 2019. Photographie numérique.
Fig 3.2 Alexandra de Heering, arrière du Studio Palace, Coimbatore, avril 2017. Photographie numérique.
Fig 3.3 Udhaya Vauhini, façade de The Art Studio (désormais fermé), Coimbatore, juin 2021. Photographie numérique.
Fig 3.4 Udhaya Vauhini, façade de City Camera House (désormais fermé), Coimbatore, juin 2021. Photographie numérique.
- 17 Entretien avec Ragupatti S., Coimbatore, 3 septembre 2019.
- 18 Bhatti et Pinney 2011.
- 19 Sinha 2007, p. 194.
9En parallèle à cette investigation auprès des producteurs de portraits, je me suis intéressée à la clientèle des studios, qu’il s’agisse de particuliers ou d’institutions : écoles, usines textiles, syndicats, cour de justice, etc. Pour étudier l’impact du milieu d’origine sur la consommation photographique, j’ai mené une cinquantaine d’entretiens libres (de 45 minutes à 5 heures) auprès de témoins issus de professions, de quartiers et d’origines sociales diverses [Carte 2]. Cet éventail varié de témoignages de personnes possédant des collections photographiques, sur leurs expériences avec le médium ainsi que sur leurs portraits pour créer des métadonnées, vise à faire état de la diversité sociale sans toutefois prétendre à la représentativité statistique. Pour chaque corpus identifié et numérisé – avec l’autorisation des propriétaires –, j’ai constitué un inventaire reprenant la période chronologique concernée, les noms des studios, le nombre d’items, mais également leurs caractéristiques spécifiques (genres photographiques, occasions immortalisées, état général, etc.) et leurs manières d’être exposés et utilisés. Ces « collections » ne font généralement pas l’objet d’une attention particulière, ni de mesures spécifiques de conservation. En fonction des situations et de la taille de l’ensemble, allant de quelques clichés à des dizaines voire des centaines de tirages dans des formats divers (volants, sous album, encadrés), les portraits sont gardés en tas dans un espace surélevé ou dans un coffre métallique et laissés à l’abandon sans qu’aucun regard ne s’y pose plus, ou sont visibles dans leur arrangement d’origine. Dans ce cas, ils sont souvent accrochés dans le séjour, là où se réunissent familles et invités. Ils y sont suspendus en hauteur pour échapper aux petites mains et sont soigneusement alignés, tout en reposant sur une fine latte de bois. Ce dispositif permet aux portraits d’être légèrement inclinés vers l’avant ce qui en accroît la visibilité17 [Fig. 4.1 et 4.2], mais facilite aussi l’échange des regards entre l’observateur et la personne représentée dans une forme de darshan18, terme renvoyant au croisement de regards entre les divinités – lorsqu’il s’agit d’imagerie sacrée – et les fidèles en adoration19.
Carte 2 Carte des collections photographiques privées et institutionnelles à Coimbatore et dans ses environs, visitées lors de l’enquête de terrain. Carte réalisée par Udhaya Vauhini, juin 2021.
Fig. 4.1 Alexandra de Heering, intérieur de maison tamoule traditionnelle, ornée de portraits photographiques, périphérie de Coimbatore, 26 août 2019. Photographie numérique.
Fig 4.2 Alexandra de Heering, intérieur de maison tamoule traditionnelle, ornée de portraits photographiques et d’imagerie religieuse hindoue, périphérie de Coimbatore, 28 août 2019. Photographie numérique.
- 20 À ce titre, il arrive que des maisons soient vidées de leurs occupants, par exemple partis en vill (...)
- 21 Entretien avec Rajesh Govindarajulu, Coimbatore, 2 février 2019 et avec Saraswathi K., Nanjundrapu (...)
10En ce qui concerne la transmission des images, souvent les portraits photographiques semblent attachés à un lieu20. Cette situation découle probablement des modes d’habiter traditionnels (joint family) selon lesquels il est d’usage qu’un ou des fils continuent à vivre avec leurs parents dans la maison familiale après leur mariage. De cette manière, l’organisation des espaces – et notamment l’affichage des photographies – ne connait pas (ou peu) de ruptures transitionnelles, même si de nouveaux portraits se rajoutent naturellement aux anciens. Aujourd’hui, cette réalité tend à se transformer, et ce de manière d’autant plus marquée en zones urbaines où les formes d’habiter se modernisent avec une rapidité galopante. L’affaiblissement relatif du modèle de la joint family, tout comme les déménagements plus fréquents ou les travaux de rénovation, mènent à une destruction accélérée des collections familiales. La superstition et les recommandations de certains astrologues dont les services sont couramment employés en Inde, et selon lesquels il est de mauvais augure de conserver chez soi un grand nombre de portraits de personnes décédées, jouent aussi probablement un rôle non négligeable dans la disparition des anciennes collections21.
- 22 Comme le fonds d’archives de la GD Naidu Library à Coimbatore.
- 23 Peschanski 1992.
11Enfin, tout autre matériel pertinent – comme des annuaires commerciaux, des magazines d’époque, des catalogues d’exposition ou des carnets de comptes (très rarement conservés par les photographes) – retrouvé chez des particuliers ou dans des fonds d’archives locaux22 a également été soigneusement pris en compte. Ces rares sources écrites, grâce aux informations précises – mais limitées – qu’elles fournissent sur des dates, des lieux, ou des gens, s’avèrent parfois très complémentaires des témoignages oraux, bien plus charnus, mais caractérisés par un certain nombre d’imprécisions et de reconstructions, que d’aucuns ont qualifié d’effets « pervers » de la mémoire23. Au gré de mes enquêtes de terrain, je suis finalement parvenue à rassembler un matériau de recherche riche mais incomplet, qui exige un travail minutieux de croisement des différents types de sources et d’imbrication des multiples niveaux d’information afin de produire un récit intelligible de l’histoire sociale de la photographie à Coimbatore.
- 24 Entretien avec The Arts Studio, Coimbatore, 31 janvier 2019 et le Raju’s Electric Studio, Coimbato (...)
- 25 Karlekar 2005, p. 60.
- 26 Anonyme 1915.
12Pour les temps les plus reculés, le point de départ de l’analyse se cristallise autour des sources commentées par leurs propriétaires, et qui constituent les traces les plus anciennes de l’activité photographique dans cette ville. Les plus vieux portraits retrouvés à Coimbatore datent de la fin du xixe siècle [Fig. 5 et 6] ; ils sont rares et proviennent de collections de notables. À l’une ou l’autre exception près (par exemple The City Photo Works et Star Studio), ils ont été pris par des photographes indiens, comme l’indiquent les entretiens menés avec des photographes24 et la consonance des noms de studios retrouvés sur les cartons de montage (Ramu Studio, Gururaj & co, Sivaram Studio, Shivaji Photo Works), établissements qui n’existent plus dans leur grande majorité aujourd’hui. La découverte de portraits anciens d’Indiens pris par des Indiens atteste, d’une part, que l’exercice professionnel de la photographie et le monopole de « représenter l’Empire britannique des Indes25 » et ses habitants ne reposaient alors déjà plus exclusivement dans les mains des Européens, comme ce fut le cas lors des premières décennies de son implantation dans le pays. Elle permet, d’autre part, de formuler l’hypothèse selon laquelle la « vernacularisation » de la profession – dont on sait qu’elle avait déjà partiellement eu lieu à Madras26 – pourrait avoir joué un rôle crucial dans le mouvement de diffusion des studios au-delà de la capitale de la Présidence, au même titre que les innovations techniques, l’importation facilitée de matériel et la diminution des coûts de production du portrait mentionnées plus haut.
Fig. 5 Studio inconnu, portrait de Kandasamy Muddaliyar orné d’une guirlande honorifique, 1870-1880 (selon les estimations de son propriétaire). Environ 50 × 65 cm. Collection privée, Coimbatore.
Fig. 6 Ramu Studio, Coimbatore, « Guru amma », arrière-grande-tante du propriétaire actuel de ce portrait, années 1920 (selon les estimations de son propriétaire). Environ 50 × 65 cm. Collection privée, Coimbatore.
- 27 Bhat 1938 ; Ramalingam 1954.
13Mon investigation à Coimbatore a fourni des renseignements essentiels sur les différents studios, lesquels ont été synthétisés sous la forme d’une représentation cartographique dynamique [Carte 3]. La chronologie des studios est basée sur leur date de création ou sur la plus ancienne date attestée de l’existence de l’établissement que j’ai glanée dans les collections privées, sur la base des portraits qui y figurent, ou dans des documents écrits. Dans ces cas-là, les studios ne sont pas datés, mais situés dans des bornes temporelles (années 1890-1938 ; 1939-1958 ; 1959 et après) qui correspondent aux dates de publication des premiers annuaires commerciaux de Coimbatore parus en 1938 et 195927, seuls documents fournissant une liste précise des studios photographiques en activité à ce moment-là. Il convient de considérer ces bornes temporelles avec une certaine fluidité, et non comme des points de ruptures chronologiques.
Carte 3 Cartographie dynamique du processus d’expansion des studios photographiques dans la ville de Coimbatore (1890-2000). Carte réalisée par Udhaya Vauhini, juin 2021.
- 28 Werner 2014, p. 21.
- 29 Bhat 1938.
- 30 Jeshi 2011.
14Sur la carte 3 on voit que la plupart des studios se sont initialement établis dans le quartier commercial de Town Hall, une des parties les plus anciennes de la ville, où enseignes en tous genres (textiles, bijoux, verre, bois, produits de luxe, livres, cuir, etc.), lieux de culte et de divertissement se côtoyaient et attiraient les gens qui pouvaient, en un seul lieu, assouvir tous leurs besoins et envies. Le regroupement des studios dans ce quartier marchand très fréquenté n’est pas spécifique à Coimbatore ; on l’observe également ailleurs, comme à Madras où les studios (et les cinémas) étaient principalement établis sur et autour de Mount Road, principal axe commercial de la capitale. Cette situation permettait de profiter de l’attraction mutuelle induite par la présence d’autres magasins, et de l’accessibilité favorisée par de multiples connexions ferroviaires ou de bus qui reliaient Town Hall au reste de la ville ou de la région. Pour fonctionner correctement, les studios devaient s’insérer dans un « macro-système28 » offrant un approvisionnement aisé en eau, en électricité et en matériel divers. À cet égard, la concentration aiguë de studios dans la V. H. Road – qui offre au début du siècle une variété impressionnante de commerces29 – semble liée à la présence sur cet axe du tout premier cinéma qui mena son fondateur à y établir la première connexion électrique de la ville en 192230.
- 31 Pour une étude de l’évolution de la pratique du portrait photographique en Inde du Sud, voir de He (...)
- 32 Ramalingam 1954.
15Les portraits photographiques les plus anciens, en plus de fournir des informations sur les producteurs d’images, livrent aussi des renseignements importants sur les formes alors privilégiées du portrait31 principalement consommé par les « grandes » familles de Coimbatore (voir la carte 2). Les personnes représentées, le plus souvent des hommes élégamment vêtus, sont des personnalités publiques issues de l’élite économique, intellectuelle et culturelle de la ville dont il est fait mention dans la section mondaine (le who’s who) des annuaires de Coimbatore32, ou dans la liste des membres du Cosmopolitan Club rassemblant les élites indiennes. Une forme évidente d’entre-soi existait donc parmi la clientèle des studios qui évoluait dans des réseaux interconnectés. Ces portraits étaient destinés à être vus et devenaient une commodité dont il fallait faire l’acquisition :
- 33 Entretien avec Rajesh Govindarajulu, Coimbatore, 2 février 2019. Les entretiens ont été traduits d (...)
[Les portraits photographiques] étaient affichés dans la maison, à une place bien visible. C’est devenu une habitude au début du xxe siècle, pour un certain nombre de familles aisées. Ce n’est pas que beaucoup de portraits étaient pris chaque jour, mais ce n’était pas rare. Quiconque construisait une belle maison convenable avait certainement un portrait ou deux, des grands formats. [Par] convenable, [je veux dire] une nouvelle maison33.
- 34 Tous les portraits les plus anciens que j’ai vus étaient encadrés. S’il se peut que seuls ceux-là (...)
- 35 Entretien avec le Seenu Studio, Coimbatore, 1er février 2019.
16L’examen des portraits de l’époque révèle, en outre, une attention minutieuse accordée à toutes les étapes de la réalisation du produit : la pose, l’expression, l’éclairage, mais aussi, en aval, les retouches sur le tirage, le carton de montage, le tampon du studio ou l’encadrement dont le studio s’occupait également sur place ou avec un encadreur professionnel34. Il était fréquent que les photographies soient rehaussées de quelques touches de couleur, pour intensifier un regard ou donner de la texture à un vêtement [Fig. 5], ou même recouvertes de grands aplats de peinture pour créer un décor ou un intérieur se distinguant fortement des maisons tamoules traditionnelles [Fig. 6]. Réaliser un portrait au tournant du siècle, comme l’ont répété de nombreux photographes35, prenait du temps et nécessitait de l’argent, tant du fait de sa rareté, du coût des matières premières, que du soin apporté à la préparation de la prise de vue et aux finitions de l’objet destiné à durer. Indubitablement, et bien que l’on ne soit pas en mesure de fournir une idée précise des prix par manque de sources, les photographes n’ayant le plus souvent pas conservé leurs factures et leur mémoire concernant l’évolution des tarifs étant imprécise, il s’agissait d’un produit de luxe dont seuls certains pouvaient jouir.
- 36 Communication personnelle d’Udhaya Vauhini, architecte et chercheuse indépendante, décembre 2020.
17Le caractère strictement élitaire de la photographie n’a pas résisté à l’épreuve du temps et de la propagation progressive des studios. À partir des années 1930, si Town Hall reste le quartier de prédilection pour la majorité des photographes, certains investissent de nouveaux quartiers dans une ville alors en expansion (Gandhipuram, Race Course, Ramnathapuram), voire même parfois des localités en lisière de celle-ci comme Singanallur (voir la carte 3). Du point de vue urbanistique, Coimbatore s’est constituée à la faveur de la fusion progressive de différentes colonies d’implantation s’étant développées autour des multiples usines textiles de la région (en vert sur la carte 3). Celles-ci sont longtemps restées environnées par des champs de coton, nécessaires à leur production, avant d’être transformés en quartiers d’habitation36. L’ouest de la ville (non représenté sur la carte 3), du fait de la barrière naturelle constituée par la chaîne de montagnes des Western Ghats, n’a pas connu un tel développement et est resté essentiellement agricole. Ainsi, lorsque les photographes s’éloignent du centre, ils choisissent des zones commerciales déjà développées, des lieux de passage, dans une logique analogue à celle présentée plus haut.
18Qui étaient ces photographes ? De quels milieux provenaient-ils ? La pratique de la photographie, un métier nouveau, rassemblait artistes (Indian Arts Bureau, The Arts Studio) – qui en plus de la peinture se formaient à la photographie – et non-artistes, issus de différentes castes, principalement dominantes : Naidus, Chettiyars ou Muddaliyars. Les photographes venaient de la région (Raju’s Electric Studio, Sivaram Studio), mais aussi parfois d’ailleurs. Le petit-fils du fondateur du City Camera House – désormais fermé –, originaire du Kerala, explique à ce titre comment son grand-père s’y est installé par stratégie commerciale :
Mon grand-père est allé à Chennai en 1940. Il a travaillé pour [Ilford] pendant environ cinq ans. Il a ensuite démissionné et est venu à Coimbatore et a lancé son propre business : le City Camera House.
– Et pourquoi a-t-il choisi Coimbatore ?
- 37 Entretien avec le City Camera House, Coimbatore, 11 septembre 2019.
Coimbatore était une ville industrielle, comme Manchester. Et en ce temps-là, il n’y avait pas de bons [studios] à Coimbatore. […] Coimbatore était cosmopolite. Et mon grand-père avait de très bonnes aptitudes linguistiques. Il connaissait le malayalam, le tamoul et l’anglais. À cette époque, il y avait beaucoup d’étrangers ici, et les gens voulaient parler leur propre langue, et donc c’était un avantage pour nous. À Chennai, il y avait G. K. Vale et Klein & Peirl. C’étaient de grandes enseignes. Il est donc venu à Coimbatore, parce qu’il en savait beaucoup sur la photographie37.
- 38 Entretien avec Srinivasan D., directeur du Srini Photo Institute, Coimbatore, 10 août 2019.
- 39 Entretien avec le Sivaram Studio, Coimbatore, 14 août 2019.
19Madras semble avoir joué un rôle d’incubateur pour certains photographes qui se sont ensuite établis dans des localités à haut potentiel et moins saturées par l’offre photographique. Si la plupart d’entre eux venaient de familles détentrices de moyens – nécessaires pour le lancement de cette activité onéreuse38 –, quelques-uns étaient issus de milieux plus modestes, comme le fondateur du Sivaram Studio qui travaillait comme employé dans une des industries textiles de la ville39. Le studio, alors, apparaît comme un instrument de mobilité sociale permettant d’accroître ses revenus et son prestige. Même quelques Brahmanes, malgré l’interdit traditionnel pour les castes les plus hautes de s’engager dans des activités commerciales, ont embrassé cette profession à l’instar du propriétaire du studio M. Doss Brothers à Madras, l’un des plus célèbres établissements de la capitale, ayant établi une succursale à Coimbatore sous un nouveau nom (Savithri Photo House) :
Nous sommes d’une forward community. Dans notre communauté, on n’est pas autorisé à faire du business. […]
– Mais alors, votre grand-père, comment a-t-il commencé ?
- 40 Entretien avec le Savithri Photo House, Coimbatore, 19 août 2019.
Il n’avait pas ses parents. Ils sont morts quand il était très jeune. Il n’avait donc pas beaucoup d’options. Il n’a pas étudié. Mais il prenait des photos, et puis lentement il a commencé à en vendre, pour finir par ne faire que ça. [Il n’avait] pas d’autre option40.
20Dans une société où la spécialisation professionnelle était largement cloisonnée par l’appartenance de caste, l’ouverture du métier de photographe n’est que partielle. Il n’était, en effet, alors pas concevable de trouver dans ces rangs des gens de (très) basses castes ou classes. Cette profession nécessitait un certain capital non seulement financier mais également social en raison du type de clientèle avec laquelle les photographes travaillaient – encore majoritairement des gens de classes moyennes ou hautes – et du prestige associé à la manipulation des appareils photographiques. Quant à l’appartenance religieuse des photographes de Coimbatore, on retrouve parmi les propriétaires des plus anciennes institutions une majorité d’hindous, sans toutefois que les autres religions ne soient totalement absentes, comme l’indique la présence de quelques photographes chrétiens (Crown Studio), et même – mais rarement – musulmans (Photo Palace).
- 41 Seule une partie des tirages sont signés ; dans ce cas-là, ils portent le timbre du studio et non (...)
- 42 Collection de Gurumurthi S., Coimbatore.
21En fonction de leur situation géographique, les défis à relever par des studios de plus en plus nombreux sont distincts. Ceux du centre-ville, du fait des multiples concurrents à proximité, doivent rivaliser d’arguments pour attirer les clients comme le montre un encart publicitaire de The City Photo Works datant de 1939 [Fig. 7]. Au vu de la variété des provenances des portraits – identifiées grâce au logo apposé sur certains cartons de montage41 – que nous avons pu consulter, cette préoccupation semble légitime : le choix du studio, en effet, fluctue. Ainsi, dans la collection d’une famille de notables, figurent des clichés d’une quinzaine d’établissements différents : six de Coimbatore (City Photo Works, Ramu Studio, Modern Studio, Madras Studio, Indian Arts Bureau, Ideograph Studio) et une petite dizaine provenant d’ailleurs, pris lors d’un déplacement professionnel, religieux ou d’une sortie familiale42. Cette tendance s’observe aussi – quoique dans une moindre mesure – dans les familles modestes et pour les périodes plus récentes. Néanmoins une certaine fidélité des clients au studio peut être repérée, même si, au gré des époques et des générations, les préférences et les habitudes changent.
Fig. 7 Encart publicitaire de The City Photo Works, 1939. T. Sivagnanam (ed.), The Southern India Educational, Commercial, and Industrial Directory 1939, Trichinopoly : The Shivaji Publications, 1939, p. vii.
22Pour les studios situés dans les quartiers de classes moyennes jusque-là vierges d’établissements, l’enjeu était de parvenir à fidéliser une clientèle désormais acquise à l’idée du portrait en jouant la carte de la proximité et de la facilité. Enfin, pour ceux – encore rares – situés en bordure de la ville, dans des espaces où activités industrielles et agricoles se mêlaient et où les habitants des classes sociales inférieures n’avaient pas encore expérimenté la photographie, le défi à relever était d’un autre ordre. Il s’agissait de susciter un intérêt pour ce médium chez des néophytes et de développer une demande là où elle n’existait pas encore. Plutôt que de se concentrer sur l’espace du studio et d’attendre les clients derrière leur vitrine, les photographes – comme celui du Sivaram Studio – n’hésitaient pas à s’en émanciper. Aussi, par une « inversion des dispositifs de l’offre43 » et par nécessité commerciale, ils allaient à la rencontre des clients, lors de festivals religieux ou de foires qui brassaient des gens de milieux très variés :
- 44 Entretien avec le Sivaram Studio, Coimbatore, 14 août 2019.
En ce temps-là, personne ne venait au studio pour se faire photographier. On se rendait dans différents lieux. [On s’arrangeait] avec le chef de village, qui nous disait quand venir au village pour prendre des photos […]. Notre venue était annoncée. […] Alors, dans une charrette tirée par un cheval, nous emportions un sac, une grande chambre technique, dix plaques de film, du papier et des produits chimiques. Ensuite, nous attachions le cheval quelque part à l’ombre dans le village et nous demandions à tout le monde de s’asseoir. Nous amenions des montres, des chaussures, des vestons, des cravates, des sandales [pour les modèles]. Alors, les gens regardaient ces choses-là avec émerveillement44.
23Par l’entremise de ces professionnels partiellement ambulants, la photographie se déplace vers ses sujets, là où elle est encore rare. Même s’ils n’y ont encore jamais été exposés et qu’ils en ont même souvent peur craignant qu’elle puisse réduire la durée de vie ou attirer le mauvais œil (drishti), la stratégie de mise à disposition de l’offre photographique fait pourtant souvent naître chez les villageois l’envie d’une image de soi ou de sa famille, et parvient à susciter une certaine demande45. Et ainsi certaines des barrières logistiques et culturelles pouvant empêcher les villageois d’aller dans l’un des studios du centre-ville s’effritent.
- 46 Entretien avec Kamalam M., Coimbatore, 24 août 2019.
24Dans les années 1960, le processus d’expansion des studios se poursuit. Les innovations techniques en cascade et la combinaison favorable de la maniabilité augmentée des appareils et de la production de négatifs plastiques ont joué un rôle important dans la dynamique de démocratisation de la production – et donc aussi de la consommation – photographique. La concentration des commerces dédiés au médium dans le quartier de Town Hall croît encore, bien qu’il ait déjà vu certaines enseignes disparaître (City Photo Works, Gururaj & co). Tous s’agglomèrent dans l’est de ce quartier, comme si la présence des autres studios, cinémas et transports publics agissait comme un aimant [voir la Carte 3]. Dans l’autre zone commerciale majeure, mais plus récente, de Gandhipuram ou dans le quartier cossu de R. S. Puram, les studios se multiplient aussi quoiqu’à un rythme moins effréné. Ils s’implantent également dans des secteurs plus mixtes socialement (Peelameedu, Ramnagar) et encore vierges de toute activité photographique sédentaire. Là où ils le peuvent en fonction de leurs moyens, et là où ils le jugent pertinent (arrêt de bus, diversité de commerces, proximité d’une industrie, etc.), des photographes tentent d’ouvrir des brèches. Ils se rapprochent de leur clientèle désormais étendue au monde des petits employés et des ouvriers qui, fréquemment, font leur première expérience photographique sur leur lieu de travail à l’occasion d’un départ en retraite ou d’une autre célébration46 [Fig. 8].
Fig. 8 Crown Studio, Coimbatore, photo de groupe d’employées dans une usine textile de Coimbatore, 14 février 1975. Environ 30 × 40 cm. Collection privée, Coimbatore.
25Dans ce contexte, une sorte de stratification des photographes – mais donc aussi des studios – se développe, similairement au phénomène décrit par André Rouillé dans la France de la fin du xixe siècle47. Différentes classes d’établissements se dessinent, définies par les origines sociales du propriétaire, la localisation et l’allure du studio ou la qualité de son équipement. Si les plus anciens, tenus par des gens d’origine aisée et le plus souvent situés dans le centre ou dans des quartiers huppés de Race Course ou R. S. Puram, sont généralement spacieux et bien achalandés (Jagan Photo Works, Indian Arts Bureau, City Camera Works), les nouveaux venus dans la profession n’ont pas tous les moyens de s’établir à grands frais. Ils se limitent donc au minimum : un appareil basique, un petit espace de studio dans un quartier moins en vue, quelques accessoires seulement, une main-d’œuvre réduite. Ces « petits » commerces s’adressent à un autre type de clientèle, plus récente et pour qui la photographie n’est pas déjà une tradition. À ce titre, on observe d’ailleurs une forme d’appariement – relatif – entre les producteurs de portraits et la clientèle, désormais très diverse socialement.
- 48 Entretien avec le Savithri Photo House, Coimbatore, 19 août 2019.
Chaque studio avait son type de clientèle. IAB [Indian Arts Bureau] par exemple accueillait [une clientèle issue] des classes moyennes ou supérieures, tandis que les autres studios eux s’occupaient des classes moyennes basses et en dessous. L’équipement qu’ils utilisaient était très coûteux. Les autres studios utilisaient [un équipement] ordinaire48.
- 49 Entretien avec le Kannan Studio, Coimbatore, 11 septembre 2019.
Il y avait un studio qui s’appelait le Star Studio. Un Naidu [caste dominante] en était le propriétaire. Donc uniquement des gens de la caste des Naidus allaient là-bas49.
26Pour les familles de l’élite, la qualité des clichés compte comme en témoigne l’excellente facture des portraits retrouvés dans leurs collections. À l’importance d’exposer de belles photographies s’ajoute la nécessité qu’y soit apposé un grand nom, le summum étant d’arborer des portraits signés à Madras. À tout le moins, si elles doivent recourir aux services d’un studio que fréquentent également des gens de rang inférieur, les élites font en sorte, par distinction de classe, de bénéficier d’une prise en charge adaptée pour laquelle elles sont prêtes à payer.
- 50 Entretien avec le Raju’s Electric Studio, Coimbatore, 26 janvier 2019.
[Les gens de hautes classes] prenaient rendez-vous. Ils n’attendaient pas dans notre studio. […] Nous leur réservions une demi-journée, et ils venaient à deux, trois, quatre, cinq ou six. […] Nous prenions dix clichés. Nous traitions [les négatifs] le lendemain et leur donnions des épreuves (de travail). Et ensuite, ils faisaient la sélection. […] Et nous leur donnions [le tirage sur base du cliché] qu’ils avaient approuvé. Seules les classes aisées pouvaient se permettre cela. Pas les gens ordinaires. La photographie coûtait cher50.
27On déduit de cet extrait que les élites exerçaient alors une forme de contrôle sur l’image d’elles-mêmes. Selon un témoignage recueilli auprès d’un photographe de l’ancienne génération, les personnes de statut social inférieur – les classes moyennes ou basses – étaient, elles, beaucoup moins regardantes sur l’ensemble du processus et s’abandonnaient plus facilement aux mains et au savoir-faire des professionnels :
Les gens de classe moyenne ne se souciaient absolument pas de la composition ! Ils nous laissaient la main. Et aussi, ils ne pouvaient payer autant que les gens de hautes classes. Donc on prenait deux ou trois clichés, et puis on sélectionnait [le meilleur]. […] [Ils] se présentaient simplement, et on ne pouvait pas autant les guider. Quel que soit l’habit dans lequel ils se présentaient, nous [les] prenions comme ça. Nous ne pouvions pas leur dire : « Revenez, en portant un costume d’une autre couleur »51.
- 52 Entretien avec Moorthy V., Coimbatore, 10 septembre 2019.
28À mesure que la clientèle se popularise, des marchés différenciés se créent. La photographie est désormais largement accessible, mais dans des conditions variables en fonction de ses origines. Plus les individus viennent de milieux modestes, plus ils optent pour des lieux simples et bon marché, pour des petits formats rapidement exécutés, au détriment parfois de la qualité formelle et technique des portraits et de leur durabilité. Dans les foyers de basse classe visités au cours de notre enquête [voir la Carte 2], beaucoup de portraits retrouvés sont de petite taille, simplement ceints d’un carton de montage ou d’un cadre de qualité médiocre, et réalisés à moindres frais [Fig. 9 et 10]. Le fait de poser pour une photographie – événement dont l’évocation suscite régulièrement de l’émotion – et d’en posséder une, notamment comme support de mémoire ou comme trace d’un moment de divertissement52, semble avoir préséance sur l’exigence des finitions. En réalité, au-delà de la dimension financière, le choix du studio pour les clients de rang social inférieur était également modelé par une forme de déterminisme social :
- 53 Entretien avec Srinivasan, directeur du Srini Photo Institute, Coimbatore, 10 août 2019.
Tout le monde ne pouvait pas se rendre dans n’importe quel studio. C’est comme dans les hôtels 4 étoiles. Si vous voyez que la décoration est trop belle, ou que les prix sont trop hauts, certaines personnes ne rentreront pas. Ils vont préférer les studios locaux, du coin de la rue53.
Fig. 9 Neo Star Studio, Coimbatore, portrait de famille, années 1980. 20 × 25 cm. Collection privée, Coimbatore.
Fig. 10 Studio inconnu, Coimbatore, portrait de couple pris lors d’une foire d’amusement, 3 février 1983. Environ 20 × 25 cm. Collection privée, Coimbatore.
29Les clients choisissaient donc leur studio en adéquation avec leur rang social. Aussi – et bien qu’aucun témoin n’ait explicitement nommé ce facteur –, ce n’est pas un hasard si une grande partie des membres de très basse caste (les intouchables ou Dalits) ont choisi pour se faire photographier l’un des seuls studios de Town Hall tenu par un photographe musulman, originaire du Kerala : le Photo Palace, récemment fermé après la mort du propriétaire dont le fils n’avait aucune velléité de reprendre le commerce [Fig. 11.1 et 11.2]. Les dynamiques de castes étant par essence très régionalisées, ils y ont probablement trouvé un espace dans lequel ils se sentaient à l’aise, plus en tout cas que dans un studio tenu par un photographe de caste dominante et où se présenterait une clientèle d’un rang élevé.
Fig. 11.1 Alexandra de Heering, façade du Studio Palace, Coimbatore, avril 2017.
Fig. 11.2 Alexandra de Heering, façade du Studio Palace après fermeture, Coimbatore, septembre 2019.
- 54 Entretien avec le Raju’s Electric Studio, Coimbatore, 26 janvier 2019.
30Si elle semble fonctionner comme un microcosme indépendant, la ville de Coimbatore, devenue un important lieu de production et de consommation photographique, reste liée à Madras, jadis centre névralgique de cette activité pour le sud de l’Inde. Les vendeurs de matériel – ils sont cinq à Coimbatore dans les années 1960-1970 – ont en effet toujours maintenu des contacts soutenus avec la capitale de la Présidence et y ont effectué des allers-retours fréquents pour acheter, parfois avec difficulté en raison de la pénurie de matériel photographique ayant sévi au lendemain de l’Indépendance de 194754, la marchandise dont ils avaient besoin. Leurs stocks ravitaillent les photographes de Coimbatore, mais aussi de la région dans un rayon d’une centaine de kilomètres (Pollachi, Udumalpet, Tiruppur, Satyamangalam, ou Pallakad au Kerala). Malgré la relation de « vassalité » photographique à Chennai – nouveau nom pour Madras – qui perdure pour le matériel et pour l’attrait que ses grands studios réputés génèrent, Coimbatore, à l’échelle de l’État qu’est officiellement devenu le Tamil Nadu en 1956, s’est constitué en pôle d’attraction dans la région. Carrefour commercial dans des domaines très divers, la ville s’est emparée, pour l’ouest de l’État, du rôle joué par Chennai pour le sud du pays. La carte des réseaux d’influence, de production et de distribution dans le domaine de la photographie se redessine et se complique.
31Cette enquête historique, au cœur du déploiement du médium à Coimbatore, élucide les rythmes et les logiques de diffusion des studios à l’échelle d’une ville aujourd’hui quadrillée par ces commerces désormais convertis au numérique (points rose clair sur la carte 3). Logiques de concentration dans des quartiers commerciaux, là où d’autres établissements avaient pignon sur rue, et phénomène d’expansion dans de nouvelles parties de la ville et jusqu’aux périphéries ont coexisté. Du point de vue de la clientèle, l’article montre une corrélation entre l’accès à la photographie et l’appartenance sociale, dans une dynamique qui a pu être observée ailleurs dans le monde, mais qui se cristallise de manière très marquée en Inde en raison de son intense fragmentation sociale. Il apparaît en effet que le moment, les conditions, la fréquence mais aussi les occasions, les conditions et les lieux des expériences photographiques, sont intimement liés à la place du client dans la hiérarchie sociale locale. Plus on descend d’une lignée prestigieuse, plus le nombre de générations dans la famille à avoir été photographié est important. Les portraits sont alors aussi plus nombreux – lorsqu’ils ont été conservés – et de belle facture. Ils viennent des studios les plus renommés à l’époque de leur réalisation. Lorsque l’on vient d’un milieu modeste et d’une caste basse, la règle inverse s’applique. S’il est pertinent de parler d’une consommation socialisée de la photographie en Inde du Sud, les intersections de clients d’origines sociales variées existaient pourtant bel et bien au sein d’un même établissement. Les photographes de studio, après tout, étaient des commerçants qui devaient vendre. Le détricotage des réalités sociales ne doit évidemment pas faire perdre de vue cette complexité.
- 55 Notes de terrain, Coimbatore, 4 septembre 2019.
32De ce panorama socio-spatial de l’histoire du portrait photographique à Coimbatore, s’étendant sur une période d’un siècle, se dégagent quelques pistes de recherches à venir. Pour commencer, il serait utile de procéder à une analyse systématique de l’ensemble des portraits identifiés, des métadonnées recueillies et des modalités de leur consommation – et donc d’exploiter les sources collectées de manière exhaustive – afin d’étudier plus en détail les usages de ce genre photographique en fonction de critères sociaux. Ensuite, dans une perspective d’histoire matérielle, tout ce qui a trait aux conditions concrètes de réalisation du portrait doit être exploré. Ceci inclut une investigation de la dépendance des photographes indiens aux importations de matériel étranger, des transferts de technologies, de la créolisation et de l’adaptation des technologies en fonction des besoins, mais également des tentatives de développement d’une production locale pour faire face à la pénurie chronique de matériel dès les années 1950. Enfin, le travail d’identification de collections, dont beaucoup ont déjà disparu mais dont certaines subsistent, pose des questions cruciales sur le rapport au patrimoine photographique et au portrait comme support de mémoire, ainsi que sur les significations que l’on peut donner aux différentes manières de s’en défaire. Quel ne fut pas mon étonnement, après avoir entendu des dizaines de récits de collections jetées à même la rue, d’entendre une vieille femme rapporter la manière dont elle a profité d’un pèlerinage dans la ville de Rameshwaram sur la côte du Coromandel pour déposer, d’un geste quasiment rituel, les photos de son défunt mari à la mer afin qu’elles ne finissent pas piétinées dans la rue55.