La rédaction de Photographica tient à remercier chaleureusement Deborah Poole ainsi que Princeton University Press qui ont accordé leur aimable autorisation à cette publication.
1Il y a près de vingt-cinq ans, en 1997, l’anthropologue américaine Deborah Poole publiait Vision, Race, and Modernity : A Visual Economy of the Andean Image World, chez Princeton University Press. L’ouvrage, constitué de huit chapitres (dont l’introduction), construit une réflexion autour de l’image des populations andines et de la mise en circulation d’une pluralité de documents visuels entre le Pérou et l’Europe. Comment ceux-ci, entendus ici simultanément ou tour à tour, au sens de représentations et d’objets matériels, émergent peu à peu et circulent, renforçant un imaginaire « moderne » du monde des Andes au cours du xixe siècle et au début du xxe siècle ?
2L’introduction retrace très bien ce cheminement, qui a mené Deborah Poole de son terrain – les montagnes méridionales du Pérou – où elle jouait souvent le rôle de photographe locale pour les paysans qu’elle rencontrait, à une réflexion théorique et historique sur le rôle des photographies, parmi d’autres types de documents figurés tels que gravures et peintures, dans la construction d’une représentation des Andes – un « monde d’images », dont elle tente de rendre « toute la complexité et la pluralité ».
3Pour théoriser ce phénomène polyphonique, l’anthropologue propose d’employer non pas l’expression de « culture visuelle », car celle-ci n’est pas véritablement partagée entre l’Europe et les Andes, mais forge la notion d’« économie visuelle ». L’économie, comprise comme un système – une « organisation globale des personnes, des idées et des objets » –, permet de mieux entendre les logiques de circulation et d’échanges (internationaux), ainsi que les relations qui lient production et réception, fabrication et consommation lorsqu’elles touchent aux images. Deborah Poole explique et justifie ce choix dans l’introduction de son livre, que nous traduisons ici pour la première fois en français.
- i Pour s’en rendre compte, l’on pourra par exemple faire une simple recherche avec les mots « visual (...)
- ii Voir par exemple dans l’un de ses articles traduits en français : Elizabeth Edwards, « La photogra (...)
- iii Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914. Paris : La Découver (...)
4Aujourd’hui, l’expression d’« économie visuelle » s’est enracinée chez les chercheurs et chercheuses qui travaillent sur ce type de dynamiques, impliquant la production, la mise en circulation et la réception de la photographiei. Ainsi, on la trouve fréquemment sous la plume de l’anthropologue et historienne britannique Elizabeth Edwardsii, ou plus récemment dans l’ouvrage de l’historien français Daniel Foliard, Combattre, punir, photographieriii.
5Par cette traduction inédite, réalisée par Jean-François Cornu, nous avons voulu mettre à disposition en français ce texte, et revenir aux sources théoriques d’une notion qui a fait date en histoire et en anthropologie de la photographie, et continuera, espérons-le, à être discutée.
Eléonore Challine
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6L’anthropologue est, comme chacun sait, une personne qui « va sur le terrain ». Souvent représenté ou, du moins, imaginé avec le casque et la tenue kaki de quelque passé colonial, il est chargé de la mission de consigner les coutumes indigènes, de déchiffrer des langues sauvages et de défendre des traditions fortement menacées. Conformément à la prescription du père fondateur du travail de terrain ethnographique, Bronislaw Malinowski, il est censé s’immerger dans la culture de l’autre et en sortir bouleversé comme il se doit, mais professionnellement indemne, afin d’en rendre compte à des sociétés savantes, à des associations professionnelles et devant des salles de conférence bondées.
7Il va de soi que l’expérience réelle du terrain est toute différente. Comme le sait tout praticien du genre, la réalité n’a rien de romantique. Les « indigènes » font parfois preuve d’inimitié. Leurs conditions de vie sont loin d’être accueillantes. Et les raisons pour lesquelles nous pratiquons le travail de terrain sont même de plus en plus attaquées. Enfin, et c’est là l’aspect souvent le plus déroutant, les autochtones ont tendance à interroger l’anthropologue avec des questions plus nombreuses et plus difficiles que celles qu’il ou elle leur pose. Les questions les plus ardues que l’on m’ait adressées sur le sujet sont toujours venues de leur part, en l’occurrence des paysans parlant le quechua des montagnes méridionales du Pérou. « Que venez-vous faire ici ? », me demandaient-ils fréquemment. « Qu’est-ce que vous faites ? Vous cherchez de l’or ? Et là, qu’est-ce que vous notez ? Pourquoi vous n’avez pas noté ce que je viens de dire ? » On m’a même demandé si j’étais folle. Sinon, se disaient-ils, pourquoi viendrait-on chez eux de son plein gré (si ce n’est pour chercher de l’or) ?
8Les paysans avec lesquels j’ai vécu dans les montagnes méridionales du Pérou avaient probablement raison de se montrer perplexes quant à la nature mystérieuse de ma mission (l’étude de leurs fêtes, de leurs foires, de leur histoire et de leur culture). Toutefois, ils m’ont vite assigné une fonction plus pragmatique : je suis devenue leur photographe attitrée. Il arrivait même que, certains mois, je passe plus de temps à prendre, développer et distribuer des instantanés qu’à autre chose. Au début, je proposais bénévolement mes services et les photographies. Mais bientôt, à mesure que l’argent de mes bourses sombrait dans les coffres multinationaux de Kodak et dans les caisses enregistreuses plus rustiques des studios photographiques de Cuzco, j’ai compris qu’il me fallait des règles. Quand une famille désirait plus de quatre poses, je faisais payer chaque pose supplémentaire. De même s’ils voulaient plusieurs exemplaires d’un cliché, des agrandissements ou des photos d’identité. Je m’émerveillais devant la vitesse à laquelle ils apprenaient à exploiter le représentant local de ce que Walter Benjamin appelle « l’époque de la reproductibilité technique ».
9Je m’émerveillais aussi des poses qu’ils choisissaient. Naturellement, ils avaient l’habitude du portrait photographique. Les murs de leurs maisons arboraient des calendriers remplis d’images de gringas nues et d’Incas à plumes. Ils attachaient une grande valeur aux journaux, livres et magazines rapportés de Cuzco ou de Lima. Certains conservaient des portraits photographiques de parents ou d’aïeux soigneusement enveloppés dans de vieux morceaux de tissu ou rangés dans les recoins de leurs maisons en pisé. Malgré la variété des photographies qu’ils avaient vues, les poses qu’ils choisissaient pour leurs portraits étaient remarquablement uniformes. Face à l’appareil, ils se tenaient avec raideur, les bras le long du corps, la mine sérieuse. En général, les visages souriants étaient rejetés, de même que les photographies « sans pose », ou que nous dirions « naturelles », que j’avais prises de ma propre initiative. Mes sujets tenaient aussi à se faire photographier dans leurs plus beaux habits. J’ai effectué une grande partie de mes entretiens et d’autres travaux de terrain en attendant près des maisons qu’ils et elles lavent et tressent leurs cheveux, fassent la toilette de bébé et, même, taillent la crinière du cheval en vue de la réalisation d’un cliché de famille. Je me suis mise à élaborer une théorie sur leur perception de ce qu’est le portrait et sur leur attachement à certaines poses. D’après mes notes de terrain, cela avait à voir avec l’histoire de la photographie (dont je ne savais quasiment rien à l’époque) et avec les types de postures requises par les très anciens appareils encore en usage sur les places et dans les boutiques de photographes de Cuzco.
10De plus en plus curieuse des paysans et du médium, je me suis lancée dans des expériences. J’ai emporté sur le terrain des livres de photographies pour les montrer aux gens. Je voulais voir ce qu’ils pensaient des images. Qu’allaient-ils dire ? Je crois que je m’attendais à de l’indifférence ou à de la désapprobation de leur part. Pourtant, leurs remarques furent d’une bien plus grande finesse. Un jour, par exemple, alors que je feuilletais l’ouvrage de Sebastião Salgado, Autres Amériques1, mon amie Olga m’a surprise. Si j’avais choisi de parler de ce livre avec elle, c’est notamment parce qu’il me semblait ne pas offrir de réponses simples. Ses photographies sont luxueuses, riches, pleines de relief, d’une indéniable beauté. Ce sont des tirages parfaits sur le plan technique. Ces images répondaient à tout ce qui, à mon avis et consciemment ou non, était censé constituer une belle photographie. Pourtant, comme anthropologue, je les trouvais aliénantes. Elles montrent des gens malheureux ou miséreux, occupés à des activités qui semblent étranges. Sûre de mon droit, je demandais où étaient les gens qui labouraient les champs, travaillaient en usine ou organisaient des grèves et qui, eux aussi, composaient les « autres Amériques ».
11Mais Olga ne trouvait aucun intérêt à mes interrogations. Elle adorait l’ouvrage et ses photographies qui ne ressemblaient en rien aux portraits rigides qu’elle possédait. Qui plus est, les tirages étaient en noir et blanc, ce que mes « clients » refusaient systématiquement. Des différents livres que nous avons regardés, c’était son préféré. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu : « Parce que c’est beau, la pauvreté. » Elle s’est alors mise à analyser pour moi plusieurs photographies. Elle aimait la manière dont les images de Salgado soulignent la texture des vêtements miteux des habitants. Elle appréciait qu’il montre de dos un couple de vieux paysans car cela attirait l’attention sur leurs haillons (mais aussi sur leur anonymat, me disais-je). Elle aimait jusqu’à cette photographie de la peau gercée des pieds d’un paysan, à propos de laquelle mon opinion négative n’allait précisément jamais changer.
12À ce jour, je ne sais pas si Olga a réussi à me convaincre par son éloge d’Autres Amériques. En revanche, ses voisins et elle ont piqué ma curiosité quant à la manière dont les images et les techniques visuelles ne connaissent pas les frontières que nous imaginons souvent entre cultures et classes différentes. De toute évidence, les paysans dont je faisais le portrait avaient sur les photographies des idées bien précises, souvent très proches des miennes. Mais elles s’en distinguaient aussi grandement. Les remarques d’Olga sur la pauvreté et la beauté – et ma manière d’y réagir – m’ont montré l’importance de réviser les idées préconçues que j’avais sur les rapports entre les idéologies politiques et les images. De même, l’attrait que nous partagions pour les aspects formels des photographies révélait la complexité avec laquelle une esthétique visuelle européenne s’était approprié nos idées, par ailleurs assez différentes, du beau et du banal.
13Bien qu’Olga et les autres personnes avec lesquelles j’ai vécu, parlé et travaillé dans les provinces de Paruro et de Chumbivilcas, dans la région de Cuzco, au début des années 1980, ne figurent pas dans les pages de mon livre, celui-ci leur doit beaucoup. Leur compréhension du pouvoir – et de la magie – de la photographie m’a aidée à concevoir mon intérêt pour l’histoire des technologies visuelles dans un contexte non européen. Leur attitude à l’égard de l’image photographique m’a amenée à réfléchir au problème politique de la représentation d’une manière un peu plus critique. Enfin, j’avais constamment à l’esprit mon expérience de retratista (portraitiste) locale lorsque je contemplais des milliers d’images muettes de paysans des Andes, conservées dans les archives photographiques de New York, Washington, Rochester, Londres, Paris, Lima et Cuzco. Comment décoder les intentions des auteurs de ces images, parfois anonymes ? Comment même imaginer ce que pensaient les sujets de ces photographies du xixe et du début du xxe siècles ? Comment évoquer et théoriser les différents styles visuels que je commençais à détecter dans les clichés européens et péruviens ? Au-delà des archives, où pouvais-je trouver des analyses des discours culturels et raciaux qui animent ces images muettes ? Quel rôle jouaient en réalité ces photographies dans la constitution des identités et des imaginaires des gens qui avaient posé ? Quel message me renvoyaient-elles sur les idées que je me faisais de la photographie et de l’identité individuelle, depuis leur point de vue singulier sur le passé andin ? [Fig. 1]
Fig. 1 Echegaray (Ayacucho), Fillette au miroir, vers 1925.
Épreuve moderne de Fran Antmann. Fototeca Andina, Centro Bartolomé de Las Casas, Cuzco. [Nota bene : nous reproduisons ici les pages de l’ouvrage de 1997 contenant les illustrations.]
* * *
14C’est à ces questions que tente de répondre cet ouvrage, lequel est, d’une certaine manière, une contribution à l’histoire de la fabrication des images dans les Andes. Sur un plan beaucoup plus général, ce livre se sert de ces dernières pour repenser la politique de la figuration, les dichotomies culturelles et les délimitations discursives en jeu dans la rencontre des Européens avec le monde andin postcolonial. Pour décrire cette rencontre, je m’attache en particulier à interroger le rôle des images dans la circulation des fantasmes, des idées et des sentiments entre l’Europe et les Andes. L’un des objectifs de cet ouvrage est de comprendre la fonction remplie par les discours visuels et les images dans les formations intellectuelles et les projets esthétiques qui ont surgi dans les pays andins et les territoires voisins, au xixe et au début du xxe siècles. Autre objectif, examiner le rôle des images dans la structuration et la reproduction des projets scientifiques, des sentiments culturels et des dispositions esthétiques qui caractérisent la modernité en général et le discours racial moderne en particulier. Les documents visuels analysés ici sont des images extraites de romans et d’opéras du xviiie siècle, des gravures relatant des expéditions scientifiques du xixe siècle, des cartes de visite, des photographies anthropométriques, de la peinture costumbrista, de l’art indigenista péruvien et des photographies de studios de Cuzco des années 1910 et 1920.
15Comme l’indique cette énumération de formes et de genres, mon but n’est pas de faire une histoire de la représentation visuelle dans les Andes, ni de constituer un inventaire exhaustif des motifs, styles, techniques et individus en jeu dans la construction d’« une image des Andes ». La diversité, voire l’hétérodoxie, des images et des objets visuels qui se sont diffusés dans les Andes et autour d’elles impose de ne se livrer à aucune histoire unique de ce genre. Elle nécessite au contraire de tenir compte du nombre et de la variété stupéfiants d’images et d’objets picturaux qui ont fait de cette région que l’on appelle « les Andes » un lieu à la fois imaginé et désiré, marginalisé et oublié par les habitants des deux côtés de l’Atlantique.
16L’expression « monde d’images » (image world) rend toute la complexité et la pluralité de cet univers visuel qui, imagine-t-on, se diffuse en Europe, en Amérique du Nord et dans l’Amérique du Sud andine. En l’employant, j’espère souligner la nature simultanément matérielle et sociale de la vision et de la représentation. Voir et représenter sont des gestes « matériels » dans la mesure où ils constituent des moyens d’intervention dans le monde. Nous ne nous contentons pas de « voir » ce qui est sous nos yeux. Les manières spécifiques dont nous voyons (et représentons) le monde définissent, au contraire, notre façon d’agir sur ce monde et, ce faisant, de le créer. En outre, c’est ici qu’entre en jeu la nature sociale de la vision, étant donné que voir, geste en apparence individuel, et représenter, acte plus manifestement social, s’effectuent dans des réseaux de rapports sociaux historiquement spécifiques. Selon l’historienne de l’art Griselda Pollock, « l’efficacité de la représentation s’appuie sur un échange permanent avec d’autres représentations2 ». C’est l’association de ces rapports de renvoi et d’échange, ainsi que les liens sociaux et discursifs entre producteurs et consommateurs, qui, selon moi, constituent un « monde d’images ».
17La métaphore d’un monde d’images au sein duquel les représentations circulent d’un lieu à un autre, d’une personne à une autre, d’une culture à une autre et d’une classe à une autre nous permet d’adopter une pensée plus critique à l’égard de la politique de la représentation. Comme je le développe dans l’ouvrage, la diversité des images et des objets picturaux présents dans le monde d’images andin contredit l’existence d’un rapport simple entre techniques figuratives, surveillance et pouvoir. Ni les paysans dont j’ai réalisé le portrait, ni les nombreux Péruviens avec lesquels je me suis ensuite entretenue en préparant cet ouvrage, ni les images que j’ai trouvées dans les archives et les livres ne répondent à un programme politique ou social simple. Pas plus qu’ils et elles ne sont à l’abri des séductions de l’idéologie. Comme la plupart d’entre nous, personnes et images semblent occuper une niche plus problématique dans les interstices qui séparent différentes positions idéologiques, politiques et culturelles. Pour comprendre le rôle des images dans la construction des hégémonies culturelles et politiques, il est indispensable d’abandonner le discours théorique qui considère « le regard » – et, partant, l’acte de voir – comme un instrument de domination et de contrôle unique ou unilatéral. Dans l’exploration des usages politiques des images – leur rapport au pouvoir –, je préfère analyser l’entrelacs complexe et parfois contradictoire des rapports, des attitudes, des sentiments et des ambitions à travers lesquels les peuples européens et andins ont donné aux images signification et valeur.
- 3 Williams 1983, 1985 et 1977, p. 11-20. Parmi d’autres, Roseberry 1989 et Stocking 1992, notamment (...)
18Considérer les rapports et sentiments qui donnent leur sens aux images comme une « culture visuelle » est une manière de réfléchir à cette question. C’est même, semble-t-il, la voie évidente pour une anthropologue qui s’intéresse à l’analyse visuelle. Pourtant, le mot « culture » est lui-même lourd de sens3. Dans l’usage courant aussi bien qu’anthropologique, le terme désigne les significations partagées et les codes symboliques d’où naissent des communautés d’individus. Si je ne souhaite pas me passer entièrement de l’expression « culture visuelle », j’en suis arrivée à trouver plus utile la notion d’« économie visuelle » pour envisager les images comme partie intégrante d’une organisation globale des personnes, des idées et des objets. Sur le plan général, le mot « économie » indique que le domaine de la vision est organisé en système. Il signale aussi que cette organisation dépend tout autant des rapports sociaux, de l’inégalité et du pouvoir que de significations partagées et de l’idée de communauté. Au sens plus spécifique d’économie politique, il évoque le rapport – pas nécessairement direct – qu’entretient cette organisation avec la structure politique et sociale de la société et avec la production et l’échange de biens matériels ou de consommation qui constituent l’élément vital de la modernité. Enfin, le concept d’économie visuelle nous permet d’envisager plus clairement les canaux internationaux – ou du moins transatlantiques – empruntés par les images (et les discours sur ces dernières) entre l’Europe et les Andes. Il est relativement facile d’imaginer que les habitants de Paris et du Pérou, par exemple, participent à la même « économie ». Mais il est beaucoup plus difficile de les imaginer, ou d’en parler, comme membres d’une « culture » partagée. J’emploie le mot « économie » pour contextualiser mon analyse du monde d’images andin, afin de rendre compte de ce mouvement des images par-delà les frontières nationales et culturelles.
- 4 Sur la société du spectacle, voir Debord 1967. Guy Debord (1988) date l’émergence de la société du (...)
19L’économie visuelle à laquelle est consacré ce livre s’intéresse à la production, à la diffusion, à la consommation et à la possession d’images des Andes et des peuples andins à partir du milieu du xviiie siècle environ jusqu’au début du xxe siècle. J’ai défini les bornes chronologiques de cette économie selon, pour son origine, l’apparition de certaines évolutions (sur lesquelles je reviendrai) du statut de la vision et de l’observateur dans les épistémologies européennes. Je situe la fin de mon étude dans les décennies qui précèdent l’avènement des mass médias et de ce que Guy Debord appelle la « société du spectacle ». Les bouleversements provoqués alors par la télévision et le cinéma sur notre compréhension des images et notre expérience visuelle sont spectaculaires. Mon ouvrage traite d’une économie visuelle qui anticipe les changements qu’allaient connaître les technologies visuelles, la culture populaire et les formes de pouvoir étatique qu’elles supposent4.
- 5 Je m’intéresse ici particulièrement à la vision française des Andes. S’il faut admettre la nature (...)
20L’analyse de cette économie répond à un double objectif : d’une part, je souhaite saisir la spécificité des types d’images à travers lesquelles l’Europe et, particulièrement, la France ont imaginé les Andes, ainsi que le rôle joué par les peuples andins dans la création de ces images5. D’autre part, je cherche à comprendre comment le monde d’images andin a contribué à la formation d’une économie visuelle moderne. Deux aspects distinguent celle-ci des formes antérieures des Lumières et de la Renaissance. Premièrement, dans l’économie visuelle moderne, le domaine de la vision est organisé selon la production et la diffusion permanentes d’objets et d’expériences visuels interchangeables ou sérialisés. Deuxièmement, la place du sujet humain – ou de l’observateur – est réarticulée pour tenir compte de ce domaine très mobile ou fluide. Ces nouvelles notions d’observation, de vision et d’image sont nées vers le début du xixe siècle, au moment où l’économie capitaliste et le système politique de l’Europe connaissaient des bouleversements.
21La complexité des champs discursifs et sociaux au sein desquels s’est produite cette réorganisation fondamentale de la vision et du savoir n’en facilite pas la description et la théorisation. Mon ouvrage contextualise l’histoire de la visualité moderne à travers une analyse d’ensembles spécifiques d’images, ainsi que des individus et sociétés qui les ont produites. Partant, la vision devient un problème d’acteurs sociaux et de sociétés et non plus de discours abstraits, de régimes de savoir, de systèmes de signes et d’idéologies, lesquels obscurcissent une grande partie des écrits théoriques sur le sujet. Les régimes discursifs ont dans l’histoire une présence constitutive et même matérielle. Mais, pour comprendre comment ceux-ci façonnent nos actions, nos croyances et nos rêves, il nous faut examiner la manière dont les discours sont imbriqués dans des formations économiques et politiques particulières. C’est notamment le cas du monde non européen où les notions philosophiques et scientifiques européennes de représentation, de vision et de vérité ont été adaptées aux visées politiques et culturelles des agents de la domination impériale, mais aussi des indigènes qui y résistaient (et les adoptaient).
22Comme toute économie, une économie visuelle comporte au moins trois niveaux d’organisation. Celle d’abord de la production qui réunit les individus et les techniques qui produisent les images. Sur ce point, je m’intéresse ici aux personnes et, dans une moindre mesure, aux institutions qui ont réalisé, diffusé et promu les images du monde andin. À cet égard, cet ouvrage peut se lire comme une ethnographie historique des intellectuels dont les mots et les images ont façonné les imaginaires modernes des Andes.
- 6 Les peintres et voyageurs des xixe et xxe siècles que j’ai dû me résoudre à ne pas retenir dans ce (...)
23Comme d’autres ethnographes, j’ai effectué un choix précis parmi les personnes dont l’œuvre va représenter le monde d’images des Andes6. Je me suis laissé guider non par l’idée de découvrir un corpus caractéristique ou représentatif d’images ou de créateurs d’images, mais par la compréhension que chaque personne et chaque image constituent des exemples singuliers au sein d’un univers remarquablement vaste de pratiques de représentations et de discours, qui ont participé à la construction du monde d’images des Andes. Les hommes et les femmes que nous allons rencontrer rassemblent des personnalités connues, comme Voltaire, Alexander von Humboldt et le comte de Buffon, et des figures méconnues, voire, selon certains, insignifiantes comme l’anthropologue Arthur Chervin, l’artiste Juan Manuel Figueroa et les photographes de studio Filiberto et Crisanto Cabrera. Bien qu’ils occupent des places différentes dans les livres d’histoire, les deux groupes ont chacun joué un rôle dans les économies et les discours visuels nés de la rencontre entre les Andins et les Européens. Si les gravures richement illustrées de Humboldt ont, à coup sûr, été vues plus largement, les photographies privées de Figueroa ou les portraits réalisés en studio par les frères Cabrera sont aussi, voire davantage, parlants quant au rôle de l’économie visuelle dans le champ plus intime du sentiment, du désir et de l’émotion.
- 7 On trouvera des histoires de la photographie dans les pays andins dans Antmann 1983 ; Benavente 19 (...)
24Le deuxième aspect de l’organisation économique concerne la diffusion des biens ou, en l’occurrence, des images et des objets picturaux. La dimension technologique de la production joue ici un rôle déterminant. Au cours des xixe et xxe siècles, deux techniques ont eu une importance particulière dans la fabrication d’une archive picturale du monde andin. Jusqu’au début du xixe siècle, c’est presque exclusivement par la gravure qu’ont été connus les peuples et la géographie des Andes. À partir du milieu de ce siècle, grosso modo, la photographie et la lithographie deviennent les modes privilégiés de reproduction des images andines7. Cette innovation technologique eut pour effet immédiat une expansion spectaculaire du volume et de la disponibilité des images des Andes. Les lithographies ont circulé parmi les personnes, en nombre relativement limité, qui avaient les moyens d’acheter des gravures et des livres. En revanche, les photographies étaient produites en série sous la forme de cartes de visite, de cartes postales et, après le perfectionnement de la demi-teinte au début des années 1880, de journaux et revues populaires.
- 8 Évaluées selon ce système de valeurs, les évolutions historiques des techniques, des genres et des (...)
25La question de la diffusion est étroitement liée au troisième et dernier niveau permettant d’évaluer une économie de la vision : les systèmes culturels et discursifs servant à juger et interpréter les images et à leur donner une valeur historique, scientifique et esthétique. À ce stade, il est important de s’interroger non pas sur le sens d’images spécifiques, mais sur la manière dont les images acquièrent de la valeur. Dans le système de valeurs européen dominant, par exemple, elles sont évaluées à l’aune de leur rapport à la réalité qu’elles re-présentent. Suivant ce discours réaliste, le but de toute représentation visuelle est de réduire ce qui sépare l’image de son référent. On estime la valeur ou l’utilité de l’image en fonction de sa capacité à représenter ou à reproduire une image de l’original (ou de la réalité). Selon les termes du discours réaliste dominant, cette fonction figurative peut donc être considérée comme la « valeur d’usage » de l’image8.
- 9 Ma conception de la valeur d’échange doit beaucoup à des études récentes sur la nature marchande d (...)
26Envisagée dans le cadre d’une économie générale de la vision, une image doit toutefois être examinée en fonction de sa valeur d’échange. Ici, le statut d’objet des images produites grâce à différentes technologies prend une importance immédiate. Outre qu’elles permettent d’obtenir des images plus « réalistes », la photographie et la photogravure, par exemple, servent aussi à la production mécanique et en série de formes spécifiques d’objets picturaux. Ces derniers se caractérisent avant tout par leur nature relativement peu onéreuse et transportable ainsi que par leur taille. Les paysans que j’ai photographiés avaient la possibilité de posséder des portraits photographiques, alors qu’ils avaient peu de chances d’avoir des peintures. Qui plus est, ils pouvaient, à leur guise, dissimuler leurs photographies dans des recoins ou, au contraire, les donner à voir. Il leur était aussi possible de les reproduire, agrandir ou réduire en taille, et de les céder. La possession de photographies, quelle qu’en fût la qualité technique ou picturale, conférait à leurs propriétaires un statut particulier. Dès lors que l’on tient compte des usages sociaux des objets ou marchandises photographiques, il devient évident que la valeur des images ne se limite pas à celle qu’elles acquièrent en tant que représentations vues (ou consommées) par des spectateurs individuels. Elles prennent, au contraire, de la valeur via les processus sociaux d’accumulation, de possession, de diffusion et d’échange9.
27D’une certaine manière, la valeur d’échange de tout objet visuel ou image est, bien entendu, intimement liée à son contenu figuratif. Il suffit de penser aux valeurs très différentes accordées aux portraits de famille et aux cartes postales. Les deux formes d’image sont nées de techniques photographiques et sont diffusées dans la société. Pourtant, elles acquièrent des valeurs sociales et esthétiques distinctes en vertu du fait que l’une représente des personnes que nous connaissons, tandis que l’autre ne présente des gens ou des lieux que nous ne connaissons que sous la forme d’images.
28Mais l’examen séparé des deux types de valeur repose aussi sur un postulat heuristique, car chacun d’eux a quelque chose de différent à nous dire de la nature sociale des images. Ainsi pouvons-nous nous interroger sur notre compréhension des images lorsque nous privilégions l’une ou l’autre valeur dans nos analyses des images. Si nous examinons le contenu figuratif d’une carte postale, l’importance politique et sociale de cette image semble liée à ce qu’elle nous dit ou ne nous dit pas du lieu qu’elle donne à voir : par exemple, La Paz. Si nous réfléchissons à la valeur d’échange de la carte postale, nous pensons plutôt à la manière dont circule cette image de La Paz par rapport à des millions d’autres cartes postales d’« autres lieux », ainsi qu’à la façon dont sa diffusion crée un lien, fût-il ténu, entre le spectateur et la réalité matérielle, géographique, de La Paz et cet autre monde d’images de carte postale dans lequel cette image sera archivée et mise en comparaison.
- 10 Quand on pense à la quasi-révolution provoquée dans les études littéraires et culturelles par la p (...)
29C’est une distinction du même type qui marque la littérature consacrée à la représentation coloniale10. Ces études ont tendance à décrire des corpus spécifiques d’images réalisées dans le monde colonial ou non européen selon leur fonction figurative ou leur valeur d’usage. L’étape suivante consiste souvent à dénoncer l’ampleur – mais moins souvent les moyens employés – avec laquelle ces images « falsifient » la réalité qu’elles prétendent représenter. C’est selon ce processus de représentation fallacieuse que l’image construirait une « image » du monde colonial, destinée à l’observateur européen. Deux grands problèmes affectent ce type d’analyse. Premièrement, si nous ne nous intéressons qu’à la représentation et au malaise qu’elle suscite, il est alors presque impossible de distinguer comment la politique visuelle du colonialisme diffère de sa politique textuelle (ou même si cette distinction a lieu). Deuxièmement, une focalisation sur le seul contenu esquive une difficulté plus vaste : comment évaluer les interprétations complexes et parfois contradictoires qu’attribuent à la plupart des images différents observateurs ?
- 11 Sur la carte postale, voir en particulier Alloula 1986 et Schor 1992. Sur la photographie d’enquêt (...)
- 12 Certaines des plus importantes études consacrées aux archives photographiques comme instrument du (...)
30La prise en compte de cette difficulté a conduit plusieurs analyses récentes de la place des images dans le colonialisme à rompre avec l’étude de la « représentation » et à s’intéresser à ce que j’appelle la valeur d’échange de l’image. Ces analyses examinent en particulier deux genres d’images : la carte postale et la photographie d’enquête raciale ou ethnographique11. La majeure partie de ces études est marquée par le désir foucaldien (ou, plus généralement, poststructuraliste) de démasquer les fonctions politiques de l’archive coloniale comme outil de régulation ou de normalisation des identités coloniales, ou de compilation des bases statistiques du savoir impérial12. Si nous déportons notre attention de l’image vers l’archive, il est alors possible de poser des questions tout à fait différentes sur la manière dont s’entremêlent vision et pouvoir dans le monde colonial.
31Dans mon exploration du monde d’images des Andes, j’ai tenté de donner des places égales au contenu figuratif (ou valeur d’usage) d’images et de corpus d’images spécifiques et aux formes de possession d’échange, d’accumulation et de collection qui font de certains types d’images des objets matériels. Étant donné que leur apparence visuelle était perçue comme une représentation de quelque référent matériel (réel ou imaginaire) du monde andin, les images que nous allons rencontrer ont participé, individuellement et collectivement, à la création d’un discours commun sur ce qu’étaient « les Andes ». Autrement dit, ces images se conforment d’une certaine manière à une culture visuelle européenne dominante qui lit les images comme des « représentations » d’une réalité existant au-delà de l’image. Elles se conforment aussi – en cela, rien d’étonnant – aux perceptions de l’époque de la différence raciale et de l’évolution culturelle, ainsi qu’aux missions civilisatrices et aux destinées manifestes de l’impérialisme européen et nord-américain. L’accent mis sur cette complicité du discours impérial et de la fonction figurative des images situe ma lecture de l’archive visuelle andine dans la lignée d’écrits récents consacrés à la représentation des sujets indigènes ou de la classe ouvrière du monde non européen. En soulignant la nature collective et circulatoire du monde d’images andin, je fais aussi mienne l’approche poststructuraliste générale des techniques statistiques et archivistiques sur lesquelles s’appuie le pouvoir impérial moderne.
- 13 Suivant l’usage désormais accepté parmi les critiques postcoloniaux, le mot « colonial » est emplo (...)
32Mais mon analyse du monde d’images andin rompt avec d’autres études de la représentation coloniale par sa tentative d’appréhender les images dans une économie de la vision plus globale et de mettre en rapport cette dernière avec le discours sur la race, qui fluctue au fil de l’histoire. Plus concrètement, je propose trois thèmes de discussion de la modernité visuelle et de la race. Premièrement, en considérant les images comme des objets matériels dotés de caractéristiques sensuelles propres, j’évoque les manières spécifiques dont des formes visuelles modernes comme les photographies ont amené à percevoir couramment la « race » comme un fait matériel et biologique. Deuxièmement, en plus de tenir compte de ce que l’on peut envisager comme le rôle « idéologique » des images, je m’intéresse aux modes particuliers par lesquels le fantasme et le désir interviennent dans la production et la consommation des images. Je désigne cette dimension par le terme, peut-être moins concret mais, selon moi, non moins « économique », de plaisir. Enfin, je considère les images non européennes (andines, dans le cas présent) comme étant davantage que des « reflets » passifs de discours élaborés en Europe et interroge le rôle des images coloniales dans la formation et la consolidation des discours visuels et raciaux qui sont au cœur de la modernité européenne13.
33C’est vers le milieu du xixe siècle que sont nées les formes de valeur d’échange liées aux images produites en série. La fétichisation des images reproductibles, comme les photographies et les lithographies, commence alors à acquérir une valeur déconnectée du contenu référentiel ou de la valeur d’usage qui leur est assignée en tant que représentations de personnes, de lieux ou d’objets précis [Fig. 2]. La plupart des écrits critiques font de la photographie le moteur technologique de cette nouvelle expression du rapport entre image et représentation. Les textes de Benjamin sur la révolution déclenchée par la photographie et le cinéma dans le domaine social de l’art ont une importance singulière. Par sa capacité à reproduire les images mécaniquement et en série, la photographie a, selon Benjamin, détruit l’aura (ou la « valeur ») associée à l’œuvre d’art en tant que représentation unique. Celle-ci a été remplacée par ce qui est, à ses yeux, une forme (potentiellement) plus démocratique d’économie visuelle, dans laquelle les reproductions d’œuvres d’art circulent librement dans la société et où les « représentations » se rapportent aussi souvent à d’autres images qu’une réalité référentielle unique14.
Fig. 2 Courret (Lima), Soldat péruvien avec son épouse, vers 1880.
Library of Congress, Washington.
34Mes premières recherches pour cet ouvrage sont nées, en partie, d’un intérêt identique pour l’étude de la manière dont la technologie photographique a modifié les concepts de vision et de visualité en jeu dans le monde d’images andin. Mais, au fil de mon exploration des histoires discursives et des pratiques visuelles ayant permis aux Européens d’imaginer les Andes au xviiie et au début du xixe siècles, j’ai décelé un changement dans l’organisation de l’expérience visuelle, qui anticipe l’avènement de la photographie. Comme le remarque Jonathan Crary dans son étude de la modernité visuelle, la rupture cruciale dans la perception de la subjectivité visuelle et de l’observateur se produit dans les premières décennies du xixe siècle, soit juste avant l’invention du procédé photographique par Louis Daguerre en 1839 et bien avant l’introduction des techniques de tirage d’images positives. Les caractéristiques déterminantes de cette rupture épistémologique dans le domaine de la vision ont consolidé des formes particulières de vision subjective, ainsi qu’une « prolifération des signes et des objets en circulation ; les effets de cette prolifération coïncident avec l’aspect visuel des signes et des objets en question15 ».
35Jonathan Crary situe les origines de la modernité visuelle dans les techniques et les discours européens consacrés à l’observation et à la constitution du sujet observant. Quant à moi, j’ai recherché ces origines, et ce que le critique d’art américain appelle « l’abstraction inéluctable du visuel16 », dans le domaine de l’imagerie andine, configuré d’une tout autre manière. Ici, sur le terrain explosif des relations (post)coloniales, les notions d’accumulation, de sérialisation et d’interchangeabilité, essentielles dans la modernité visuelle et l’économie capitaliste, sont à l’œuvre de façon spectaculaire dans le champ de la théorie raciale et du discours physionomique des « types » qui lui est associé. La pertinence de la notion de race dans une étude de la culture visuelle est évidente. En définissant l’identité selon les méthodes et vocabulaires rigoureux de la biologie de l’époque, la théorie raciale du xixe siècle a traduit la politique d’asservissement colonial en termes de calcul visuel – et esthétique – des différences « naturelles » incarnées. Je n’entends pas par là que la race est opérante uniquement ou principalement grâce aux techniques et discours visuels. Je ne dis pas non plus que la vision explique la race, ni la race la vision. En examinant les recoupements historiques entre les discours visuels et raciaux, mon ouvrage appréhende plutôt la vision et la race comme les caractéristiques autonomes, mais connexes, d’un vaste champ épistémologique au sein duquel le savoir est organisé selon des principes de typologie, de comparaison et d’équivalence.
36La fascination scientifique et voyeuriste qu’exercent les gravures et, surtout, les photographies de peuples et de lieux non européens, diffusées dans l’Europe du xixe siècle, est due en partie à la façon dont leur nature matérielle d’objets picturaux a favorisé l’émergence de l’idée de race comme réalité matérielle, historique et biologique. La théorie raciale a élaboré ses classifications en comparant les individus entre eux et en leur assignant des catégories découlant de ces comparaisons. Au sein de chaque catégorie ou « race », les individus étaient considérés comme équivalents à d’autres en tant que représentants de leur type. D’une catégorie raciale à l’autre, ils étaient comparés dans le but d’assigner à la fois une identité et une valeur sociale relative. Selon moi, les archives d’images coloniales – ou non européennes – ont contribué de manière spécifique à consolider, disséminer et populariser cette logique de comparabilité et d’équivalence. Les écrits de Peter Camper, Johannes Friedrich Blumenbach et de Paul Broca, pour ne citer que quelques fondateurs de la théorie raciale, n’ont été lus que par un nombre restreint de personnes. En revanche, les photographies étaient diffusées à grande échelle. Par là même, elles se sont fait le reflet du discours racial, mais ont aussi contribué à la construction de la culture raciale de la modernité européenne. Dans ses études des pratiques disciplinaires et des régimes de gouvernance moderne, Michel Foucault propose de chercher dans les pratiques banales d’inscription, d’enregistrement et d’inspection les origines du regard clinique moderne. Mon ouvrage reprend la méthode généalogique de Foucault en cherchant dans la machinerie archivistique et figurative de la production et de la diffusion des images coloniales les origines de la pensée raciale moderne.
- 17 Foucault 1976, p. 187.
- 18 Ibid., p. 188. Sur le biopouvoir, voir aussi Foucault 1991.
- 19 Foucault 1976, p. 189.
37L’œuvre de Foucault offre aussi une méthode de réflexion sur la chronologie de la pensée raciale moderne. Dans ses derniers livres, le philosophe français a voulu définir le processus selon lequel un discours moderne de l’individualité sexuelle ou biologique, de la surveillance et de la discipline est né en même temps que l’État normalisateur au tournant des xviiie et xixe siècles en Europe. Pour lui, ce discours et les techniques disciplinaires afférentes ont joué un rôle déterminant dans la constitution d’une forme spécifique de pouvoir moderne, appelée « biopouvoir ». Le biopouvoir se distingue, selon Foucault, « pour la première fois […] dans l’histoire17 » par « ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine18 ». La biologie, la démographie, la médecine et les statistiques sur les mœurs sont devenues les sciences primordiales du xixe siècle. Pour le philosophe, ces discours scientifiques ont édifié les technologies politiques qui ont façonné les nouvelles formes de pouvoir normalisateur visant à « distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité19 ».
- 20 Stoler 1995. Sur la race et le colonialisme, voir aussi Alatas 1977 ; Breman 1990 ; Hobsbawm 1989, (...)
38Ce changement d’époque dans les formes de pouvoir et de savoir est aussi marqué par une évolution des discours européens sur l’identité, que Foucault qualifie de passage d’une préoccupation « aristocrate » pour le sang et la lignée à un souci moderne plus « bourgeois » pour la descendance et la population. L’élément clé de cette évolution est le concept biologique moderne de « race ». Toutefois, Foucault manque de relever que ce nouveau discours racial – et les formes de « biopouvoir » qu’il rend possible – n’a pas uniquement cours à l’intérieur de l’Europe. Comme le souligne Ann Laura Stoler, il faut étudier la pensée raciale et évolutionniste moderne en fonction de l’expansion des empires coloniaux, que Foucault évince de son histoire de la sexualité et de la gouvernementalité en Europe. Instrument de l’expansion impériale, la notion de « race » offre le vocabulaire scientifique qui permet de décrire, classer et asservir les « indigènes » pour en faire des types humains moralement inférieurs (ou puérils). En tant que technique disciplinaire, le concept même de race propose un modèle (ou un stimulus) pour perfectionner les discours disciplinaires de l’identité bourgeoise, que Foucault désigne par le terme de « sexualité »20.
- 21 Foucault 1976, p. 169. Voir aussi Pollock 1992.
- 22 Foucault 1991, 1997. On trouvera un résumé des conférences non publiées de Michel Foucault sur la (...)
39Avec ce livre, j’interviens de deux manières dans le débat que l’ouvrage d’Ann Laura Stoler a contribué à ouvrir à propos de Foucault, de la race et du colonialisme. La première concerne la chronologie ; la seconde, la place des technologies et des discours visuels dans la construction de la pensée raciale moderne. Dans son Histoire de la sexualité, Foucault affirme que le regard disciplinaire bourgeois ne s’est intéressé à la surveillance d’« autrui » qu’à partir de la fin du xixe siècle21. Mais, au cours de ses conférences ultérieures sur la race et l’État normalisateur, il commence à concevoir un scénario plus complexe de l’émergence du discours racial moderne. Bien qu’il ne précise pas l’« origine » exacte de ce discours, Foucault évoque les nouvelles techniques de régularisation et d’énumération apparues dans la seconde moitié du xviiie siècle22. Pour Ann Laura Stoler, la chronologie eurocentrique de Foucault doit être repensée à la lumière des histoires, des cultures et des régimes administratifs coloniaux au sein desquels la « race » a été perfectionnée comme technique de normalisation. Dans mon ouvrage, j’aborde le problème historique de la race et du colonialisme d’un point de vue un peu différent. J’examine en particulier la race comme technologie visuelle fondée sur les principes d’équivalence et de comparaison qui sous-tendent les techniques statistiques, les discours moraux, et le pouvoir régulateur de l’État normalisateur.
40La race est une catégorie insaisissable et, souvent, creuse : elle occupe différentes positions stratégiques et véhicule des significations substantiellement distinctes selon les moments historiques, les disciplines scientifiques, les traditions nationales et les contextes intellectuels. Elle est à la fois visuelle et non visuelle, scientifique et « populaire », figée et fluctuante. Cependant, en disant cela, je n’insinue pas que la race n’existe pas sur les plans discursif ou matériel, au sens où les concepts discursifs ont un effet matériel sur la société et l’histoire. Mon propos est, au contraire, de proposer de, peut-être, mieux comprendre la race en l’envisageant comme partie intégrante d’économies discursives plus vastes ou, selon les mots de Foucault, d’épistémès. Je m’intéresse singulièrement à l’une de ces économies discursives : l’économie visuelle de la modernité. En réfléchissant à la place qu’occupe la race dans cette économie visuelle, je cherche à comprendre, d’une part, comment les régimes perceptifs européens ont évolué au fil du temps et, d’autre part, comment les images ont façonné les perceptions européennes de la race comme réalité biologique et matérielle.
41Dans notre précipitation à révéler les rapports de complicité entre l’art, la représentation et le pouvoir (ou, de façon peut-être plus appropriée ici, entre la race et la représentation), nous oublions souvent qu’entrent en jeu dans les images les plaisirs de la contemplation. Les images nous fascinent. Elles nous imposent de les regarder, surtout quand ce qu’elles nous montrent est inhabituel ou étrange. C’est particulièrement vrai de la photographie et des images qui en sont dérivées, comme les photogravures, en ce qu’elles revendiquent culturellement de représenter la « réalité ». Les photographies exercent sans conteste une emprise particulièrement puissante sur nos imaginaires. Pour Michael Taussig, le charme par lequel la photographie nous envoûte est démultiplié avec les images de personnes du monde colonial ou non européen qui semblent être à la fois comme nous et différentes. C’est à cet « espace optique interculturel du pouvoir magique23 » que, selon Michael Taussig, nous devons nous intéresser pour tenter de comprendre notre désir irrésistible – et, à ses yeux, fondamentalement humain – de regarder l’autre [Fig. 3].
Fig. 3 Bolivienne, vers 1930.
Library of Congress, Washington.
- 24 Voir, par exemple, Bryson 1983 ; Crary 1994 ; Fabian 1983 ; Foucault 1966, 1975, 1976 ; Keller et (...)
42L’attrait que nous éprouvons pour les images pourrait bien être universel, faire partie de cette faculté mimétique que Michael Taussig décrit si bien. Nos manières de ressentir les plaisirs du visuel sont, toutefois, culturellement et historiquement spécifiques. Je m’intéresse ici au type d’expérience visuelle apparu en même temps qu’un projet européen précis de la modernité au tournant des xviiie et xixe siècles. Des études récentes ont mis en évidence deux aspects de la culture visuelle européenne moderne. Les critiques du rationalisme des Lumières soulignent les rapports entre le rationalisme cartésien, les théories graphiques de la perspective et les pratiques et discours de domination et de surveillance qui nourrissent les visions culturelles et philosophiques européennes de l’altérité24. C’est cet aspect de la culture visuelle moderne que nous mettons en évidence lorsque nous analysons les images soit comme les instruments, soit comme les reflets des projets idéologiques et discursifs du colonialisme, de l’impérialisme et du capitalisme.
43Mais, pour d’autres auteurs, des formes différentes de visualité coexistent avec les régimes historiquement dominants du rationalisme et du perspectivisme, ou les ponctuent. L’argument de Roland Barthes en la matière est particulièrement important : selon lui, les images répondent à une sémiotique dépourvue de code, ouverte25. Nonobstant le perspectivisme cartésien, la valeur de la photographie ou d’une autre image ne serait pas nécessairement liée à sa capacité à représenter un référent matériel spécifique. Une fois diffusée dans la société, une image peut acquérir une myriade d’interprétations ou de sens, selon les différents codes et référents qu’y investissent les divers spectateurs. Si les idéologies de genre et de race existantes limitent en réalité le domaine des interprétations appliquées à un portrait photographique, la « signification » de cette photographie ne peut être contrôlée au sens où son image (le signifiant) resterait liée à un code ou référent spécifique (le signifié). La stimulante théorie du signe visuel de Barthes a des conséquences majeures pour une analyse idéologique des images. De sorte que, par exemple, bien qu’une photographie d’une Indienne en haillons ou d’un paysage andin vide puisse être interprétée comme le reflet du racialisme de la domination coloniale ou du mouvement expansionniste du capitalisme, aucune des deux photographies ne saurait être associée à une idéologie unique.
- 26 Jay 1993, p. 102.
- 27 Ibid. p. 109.
44Si nous associons les observations de Barthes sur le signe visuel à d’autres points de vue sur le rôle de l’imagination et du fantasme sensuels dans la constitution de l’imaginaire historique et visuel de l’Europe, il est alors possible de spéculer sur l’existence de régimes subalternes, dans lesquels la vision n’est pas nécessairement liée aux mécanismes répressifs ou disciplinaires du « perspectivisme cartésien26 », selon les mots de Martin Jay. Ce dernier avance l’un des arguments les plus convaincants en faveur de l’existence de « régimes scopiques » multiples dans la modernité européenne. Il en identifie deux qui se distinguent du mode dominant de la perspective. Dans le premier régime, la vision est fragmentée et concentrée sur le matériel ou l’empirique. En tant que telles, les préoccupations hiérarchiques et spatiales de la perspective sont présumées subverties, sinon démantelées. Martin Jay associe le second régime aux formes irrégulières et à l’esthétique tactile du baroque, où « le corps revient pour détrôner le regard indifférent du spectateur cartésien désincarné27 ».
- 28 Barthes 1981.
- 29 Sur la théorie visuelle de Benjamin, voir Buck-Morss 1989.
- 30 Voir, par exemple, Rose 1986 ; Keller et Grontkowski 1983.
- 31 Les tentatives en ce sens sont plus rares qu’on le pense. Mais on trouvera deux exceptions, fort d (...)
45Dans quelle mesure ces régimes alternatifs ou subalternes de la vision s’opposent-ils au régime visuel dominant, voire le sapent ? Pour Barthes, la nature fluide ou ouverte du code sémiotique permet aux images – notamment photographiques – de fonctionner comme des espaces de fantasme et de désir28. Pour Benjamin, la dimension non narrative des images agit de manière similaire pour ouvrir des espaces critiques à partir desquels les récits historiques dominants peuvent être mis en question29. Certaines critiques féministes avancent des arguments identiques en faveur de la nature fragmentaire et intrinsèquement conflictuelle des manières féminines (ou féministes) de voir30. Enfin, des anthropologues et historiens de l’art appellent instamment à prendre en compte les fondements culturels des différents régimes perceptifs et visuels31.
46Le plaisir est une autre notion essentielle pour comprendre l’inégalité des régimes visuels « dominants ». Les images nous procurent du plaisir. C’est aussi vrai chez l’anthropologue que chez les paysans qu’elle photographie. Mais les voies du plaisir sont complexes. Point de rencontre avec le jeu mimétique de l’affinité et de l’imitation, l’image stimule un domaine potentiellement anarchique du fantasme et de l’imaginaire. Cependant, le plaisir que donnent les images est lui-même façonné par des idéologies esthétiques dont les histoires n’ont rien d’innocent. La littérature, la peinture et la musique ont toutes servi de vecteurs d’expression et de consolidation de l’attachement à la nation, à la race et à l’empire. En effet, comme le dit si bien Edward Said, c’est grâce aux « plaisirs de l’empire » que l’entreprise impériale se révèle la plus enracinée dans l’imaginaire et la subjectivité individuelle32. Au cours de mon exploration du monde d’images andin, j’ai tenté de ne jamais perdre de vue les complexités et la nature imprévisible de ce domaine du plaisir. Comme peut en témoigner toute personne qui analyse l’imagerie coloniale, il est presque trop facile de restreindre toutes les images au rôle de reproduction (voire, peut-être, de production) des idéologies impériales, raciales et sexuelles. Il est plus difficile de réfléchir aux différentes manières dont l’esthétique et le « code ouvert » des images perturbent de temps à autre l’emprise puissante du discours impérial sur nos imaginaires.
47Les hypothèses qui concernent le rôle du plaisir et l’existence de régimes « alternatifs » ou « subalternes » de la vision soulèvent des questions capitales sur la façon dont la capacité d’agir et le lieu interviennent dans nos analyses des images et de la visualité. Qui voit les images ? En quoi des facteurs comme l’âge, le genre, la race, la classe et la culture suscitent-ils des réactions diverses face aux images ? Si nous posons que la nature des régimes visuels alternatifs est conflictuelle, alors comment cette « conflictualité » s’applique-t-elle à des groupes différents dans l’espace et dans le temps ? Et, pour revenir à mes questions initiales sur les systèmes de valeur constitutifs de l’économie visuelle moderne, qui « attache » de la valeur à une image ou à un objet visuel ? La « valeur » est-elle construite par le système discursif proprement dit (comme, par exemple, avec l’argent ou l’or dans l’économie capitaliste) ou bien la « valeur » d’un objet visuel tient-elle plus de la mode selon la situation historique ou sociale de celui ou celle qui le regarde ?
- 33 Je remercie Gary Urton de m’avoir alertée sur les dangers de présumer que le sujet indigène est « (...)
48L’une des contributions les plus importantes que l’anthropologie puisse apporter à une théorie critique de la visualité et de l’image consiste à souligner la diversité des subjectivités visuelles à l’œuvre dans tout « monde d’images ». Les analyses qui adoptent, sous une forme ou une autre, le perspectivisme cartésien de Martin Jay comme unique régime visuel dans la modernité présupposent l’existence d’un sujet visuel unitaire. Vues sous cet angle, les images rapportées des Andes par les voyageurs du xixe et du début du xxe siècles assument la fonction disciplinaire de normalisation ou de limitation de l’éventail des significations qu’il était possible d’attribuer aux Andes et à leurs peuples. C’est là, par exemple, l’une des fonctions principales des photographies et cartes de visite « raciales » collectionnées (et vues) par la petite et la grande bourgeoisies européennes. Je mets en évidence cette fonction « répressive » dans mon analyse des cartes de visite au chapitre cinq. Néanmoins, il faut admettre que, pour d’autres spectateurs non européens ou pour les indigènes sujets de ces photographies, les images ont très bien pu avoir de tout autres significations33.
49Les images, écrit Griselda Pollock, se trouvent « à l’endroit exact […] où la volonté de savoir et les rapports de pouvoir qui en résultent sont parcourus par les jeux […] plus imprévisibles de la fascination, de la curiosité, de l’effroi, du désir et de l’horreur34 ». Mon ouvrage cherche notamment à montrer que ce contraste entre l’imaginaire sensuel et le savoir impérieux a acquis des caractéristiques particulières dans le monde d’images tissé autour de la rencontre entre Andins et Européens [Fig. 4] et ce, pour deux raisons. La première concerne la manière dont on a interprété et valorisé les images elles-mêmes dans le type d’économie visuelle apparue en Europe de la fin du xviiie au début du xxe siècle. La deuxième porte sur les rapports politiques et historiques à l’œuvre entre les républiques andines de l’Équateur, du Pérou et de la Bolivie et les pays d’Europe du Nord et d’Amérique du Nord qui ont dominé la production culturelle relative à l’Amérique latine.
Fig. 4 Prêtres sur un trône d’Inca, Saqsawaman, Cuzco, années 1920.
Museo Histórico Regional de Cusco.
- 35 On trouvera des histoires de cette période dans, notamment, Burga et Flores-Galindo 1987 ; Flores- (...)
50La meilleure définition que l’on puisse donner de cette période est de la qualifier de « postcolonial andin ». Du point de vue historique, elle commence avec les révoltes indigènes de la fin du xviiie siècle et les mouvements de lutte pour l’indépendance nationale du début du xixe siècle. Elle s’achève avec l’émergence des États modernes au cours des premières décennies du xxe siècle35. Cette période coïncide avec les mouvements essentiels, ou déterminants, de la modernité européenne. Elle débute avec les Lumières, le discours nationaliste moderne et cette nouvelle forme de pouvoir d’État que Foucault appelle le « biopouvoir ». Toutefois, les courants qui vont façonner la « modernité » à venir ne coulent pas tous dans la même direction. Les sentiments, pratiques et discours réunis sous le nom de « modernité européenne » ont eux-mêmes subi l’influence capitale d’une circulation permanente d’idées, d’images et de personnes entre l’Europe et le monde non européen, en l’occurrence andin. De même que les centres et les périphéries de l’économie capitaliste mondiale qui sous-tendent la modernité sont liés par un flux constant de biens, de capitaux et d’individus, les interprétations (ou cultures) divergentes de la modernité qui naît en différents lieux du monde sont des phénomènes connectés et interdépendants. C’est la circulation ou l’échange, et non la dépendance, qui a constitué le mode dominant de cette interconnexion.
- 36 Voir, par exemple, Adorno 1986, 1991 ; Cummins 1988 ; MacCormack 1991 ; Stern 1982 ; Urton 1990.
51Sur le plan chronologique, ce livre se distingue d’autres ouvrages consacrés aux Andes, qui traitent des questions de représentation et de rencontre culturelle presque exclusivement par rapport aux premiers siècles de la domination coloniale espagnole36. Leurs auteurs attribuent systématiquement les origines de toutes choses – de la culture indigène andine à la violence politique et au racisme moderne – aux dichotomies ethniques et culturelles engendrées par le colonialisme espagnol. Mon but est de contribuer à une approche historique plus solide sur le plan critique de la manière dont les discours visuels et esthétiques modernes ont donné forme aux imaginaires européen et andin du « monde des Andes ».
- 37 Sur les origines coloniales des idéologies raciales andines, voir, notamment, Manrique 1993 ; Rive (...)
52Parmi tous les concepts, philosophies et discours qui ont participé à l’édification du monde d’images andin moderne, c’est la notion de race qui se distingue par sa persistance et son universalité. Tous les Européens ou les Nord-Américains qui ont parcouru l’Amérique du Sud étaient convaincus qu’une forme – pas toujours bien définie – de division « raciale » séparait leurs cultures, histoires et religions, ainsi que leurs corps, des peuples andins qu’ils allaient rencontrer. Au sein même des républiques andines, les notions de différences fondées sur l’apparence physique, la culture et la couleur de peau ont joué un rôle dominant dans la construction des identités sociales et des politiques politico-économiques depuis au moins la conquête. Au cours de la période coloniale, la principale division était celle qui séparait les « Indiens » des Espagnols et des criollos (créoles) nés sur le continent américain, lesquels s’identifiaient aux Européens sur les plans culturel et ethnique. La plupart des anthropologues et des historiens considèrent cette division coloniale comme l’origine des rapports raciaux et ethniques contemporains37. Dans ce contexte, il faut comprendre la « race » comme, d’une part, une réalité empirique fondée sur le fait historique que le monde andin fut jadis (et l’est toujours, pour certains auteurs) composé de deux groupes génétiques et culturels distincts et, d’autre part, une tradition culturelle ininterrompue, selon laquelle tout – de l’histoire nationale à la subjectivité individuelle – s’enracine dans un discours « colonial » de l’inégalité.
- 38 Voir, par exemple, Banton 1987.
53En étudiant l’histoire de la race comme discours visuel, cet ouvrage propose une autre généalogie de la race dans le monde andin. Au lieu de me demander pourquoi les divisions raciales persistent dans le monde moderne – question à laquelle il est impossible de répondre si l’on ne s’intéresse qu’aux origines de l’idéologie raciale –, je préfère interroger la manière dont les caractéristiques visuelles spécifiques que le discours racial moderne a assignées à la « race » ont fini par sembler si naturelles. D’autres histoires de la race présupposent que la pensée raciale moderne (ou le racisme) est née lorsque les Européens se sont mis à circonscrire par des définitions ou des divisions de plus en plus précises les différences observées dans les populations humaines38. Ces ouvrages présentent comme motivation de la science raciale moderne et de ses nombreuses généralisations grossières et fausses un mouvement global en faveur d’un plus grand réalisme.
- 39 Voir Cohen 1980 pour une histoire détaillée des langages raciaux, esthétiques et visuels par lesqu (...)
- 40 J’analyse ces théories raciales dans le chapitre trois de mon ouvrage.
54À l’encontre de ce récit réaliste, je pose la question : comment l’idée même de « race » a-t-elle pu naître ? Celle-ci peut se poser dans quasiment n’importe quelle région du monde où la mission colonisatrice des nations européennes fut légitimée par des contrôles politiques et économiques formels. Cependant, le contexte andin – ou, plus globalement, latino-américain – a ceci d’intéressant que, contrairement à l’Afrique, pour laquelle les images et stéréotypes raciaux étaient bien inscrits dans la conscience artistique et visuelle européenne, les voyageurs et scientifiques européens se sont trouvés, dans les Amériques, en terrain relativement inconnu39. Des théoriciens du début du xviiie siècle comme Blumenbach, Georges Cuvier et Johann Gottfried von Herder, par exemple, refusèrent de prendre position sur la classification « raciale » des Américains, au motif que l’on n’en savait pas assez sur les physionomies, la biologie et la culture des indigènes américains40. L’ouverture des anciennes colonies espagnoles d’Amérique du Sud aux scientifiques et voyageurs d’Europe du Nord dans les années 1820 et 1830 coïncide donc avec deux moments cruciaux de la fondation de la modernité européenne : la révolution des techniques visuelles et d’observation qui accompagne ce que Foucault, Jonathan Crary et d’autres considèrent comme l’émergence de l’« observateur moderne » et l’apparition d’un discours nouveau sur la différence raciale incarnée, fondé sur les sciences de la biologie et de l’anatomie comparée.
55Les chapitres de mon livre retracent les origines d’un langage racial adapté aux réalités politiques, géographiques et culturelles des Andes. Le chapitre deux porte sur l’absence de tout langage visuel décrivant les corps sud-américains dans la France du xviiie siècle. Je m’intéresse particulièrement à la question de savoir pourquoi le corps des femmes constitue si souvent le premier lieu à partir duquel la « différence » – et, un peu plus tard, la « race » – a été théorisée sous la forme de problèmes visuels dans les représentations de Péruviens au tournant des xviiie et xixe siècles. Le chapitre trois est une étude de l’émergence du mode de description physionomique ou typologique substantiellement différent qui caractérise les manières d’étudier l’Amérique du Sud au début du xixe siècle. Il examine en détail les travaux de trois Européens qui ont fortement influencé l’image des Andes que se sont fait les générations suivantes d’intellectuels européens et latino-américains : Buffon, Humboldt et Alcide d’Orbigny.
56Le chapitre quatre revient à la question du genre pour s’intéresser aux images des femmes péruviennes réalisées par deux artistes européens du début du xixe siècle : Léonce Angrand et Johann Moritz Rugendas. Au cours des premières décennies, les femmes ont, selon moi, servi aux peintres et aux voyageurs européens à définir les différents « types raciaux » qui allaient façonner tous les imaginaires européens futurs des républiques andines, de leurs économies et de leurs peuples. J’analyse au chapitre cinq le rôle de ces types raciaux dans le domaine technologique précis de la carte de visite, format photographique majoritaire dans les collections européennes de la seconde moitié du xixe siècle. L’étude de la carte de visite andine me permet de considérer la photographie et la race comme des technologies visuelles interconnectées, où convergent les plaisirs sensuels de la collection et du langage statistique de l’équivalence.
57Les derniers chapitres étudient la manière dont la politique visuelle de la race a été revisitée par les intellectuels et les photographes péruviens au tournant des xixe et xxe siècles. J’y examine les projets raciaux et nationaux élaborés par les intellectuels sud-américains comme des formes de contestation qui sont néanmoins intimement liées à l’économie visuelle européenne et en sont même tributaires. Le chapitre six est consacré aux mécanismes esthétiques de la race et du genre dans le discours national péruvien, grâce à une analyse de l’œuvre du grand intellectuel de Lima, Manuel Atanasio Fuentes. Le chapitre sept étudie les photographies et la philosophie indigenista de Figueroa. Comme d’autres artistes contemporains des régions montagneuses, ce peintre de Cuzco a utilisé la photographie pour inventer de nouvelles identités raciales et culturelles, tout en rejetant le concept européen qui voyait en la photographie une technologie réaliste ou documentaire. Enfin, le chapitre huit clôt l’ouvrage par quelques réflexions sur le rôle de la photographie – en particulier, du portrait photographique – dans la consolidation du discours racial moderne.