Navigation – Plan du site

AccueilNuméros3Actualités scientifiquesAzoulay, Ariella Aïsha. Potential...

Actualités scientifiques

Azoulay, Ariella Aïsha. Potential History: Unlearning Imperialism

Eliane de Larminat
p. 191-192
Référence(s) :

Azoulay, Ariella Aïsha. 2019. Potential History: Unlearning Imperialism. Londres/New York (N. Y.) : Verso.

Texte intégral

  • 1 Ariella Aïsha Azoulay, The Civil Contract of Photography. New York : Zone Books, 2008 ; id., Civi (...)

1Professeure de littérature comparée et de théorie des médias à Brown University, Ariella Aïsha Azoulay poursuit dans Potential History : Unlearning Imperialism, publié en 2019, le travail théorique développé dans ses ouvrages The Civil Contract of Photography et Civil Imagination : A Political Ontology of Photography1, en plaçant cette fois la photographie dans l’histoire du « progrès » impérial comme processus d’extraction et de destruction à l’échelle mondiale : « imaginez que [les origines du médium] remontent à 1492 » (p. 3). Souvent polémique, ce livre de près de 600 pages s’inscrit dans une entreprise de « décolonisation » des savoirs, même si le terme lui-même n’apparaît jamais dans un ouvrage dont le vocabulaire doit plus à Hannah Arendt qu’à la lingua franca du champ.

  • 2 Hannah Arendt, The Human Condition. Chicago (Ill.) : University of Chicago Press, 1958.

2Potential History met ainsi en place dès son ouverture le motif de l’obturateur (shutter) comme métaphore d’un principe de séparation au cœur du régime « onto-épistémique » impérial, qu’il s’agit de « désapprendre » (« unlearning », un leitmotiv de l’ouvrage). Cette séparation est à la fois spatiale, suivant le principe d’externalité qui distingue par exemple la métropole des colonies ; temporelle, correspondant en particulier à la logique du fait accompli contestée tant par le projet des réparations que par le concept d’« histoire potentielle » sur lequel nous reviendrons un peu plus loin ; et politique, au cœur d’une gouvernance fondée sur la différenciation entre citoyen et non-citoyen. À partir de ce thème de la séparation, le livre dénonce continûment un arrachement des êtres et des sociétés aux mondes qu’ils produisent et habitent, et des objets à ceux qui les fabriquent, comme l’illustrent tout spécialement les régimes de circulation et de gestion des migrants d’une part, et des œuvres d’art d’autre part. Après l’art tel que conçu depuis le xve siècle en Europe (chapitre 2), Ariella Aïsha Azoulay s’attaque à l’archive (chapitre 3), puis à l’histoire (chapitre 4). Elle déconstruit ensuite les conceptions impériales, aujourd’hui défendues par l’Organisation des Nations unies (ONU), de la souveraineté (chapitre 5) et des droits (chapitre 6), pour en ressaisir des acceptions qui soient « worldly » – l’un des nombreux termes qu’elle emprunte à Arendt2, qualifiant ici des modes de relation ancrés matériellement dans un monde habité en commun. Elle distingue ainsi des droits worldly non seulement des « droits impériaux », comme « le droit de prendre des photographies dans les mondes ouverts par des agents impériaux » (p. 282-283), mais aussi des « droits humains » inscrits dans des textes comme les déclarations des droits de 1789 ou de 1948. Et s’il s’agit de désapprendre ces derniers, c’est aussi parce que les alliés occidentaux et l’ONU ont mis en place dans les années 1940 ce que l’auteure appelle une « littéracie visuelle » (« visual literacy ») mondiale avec des « leçons en droits humains », visant à entraîner les populations à voir certains crimes mais aussi à ne pas en voir d’autres, un processus d’offuscation qu’Ariella Aïsha Azoulay étudie par exemple à travers les photographies, publiées ou non, des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki à l’été 1945.

3L’ouvrage rejette, entre autres séparations, celles qui distinguent des disciplines comme l’histoire de l’art et l’histoire avec pour effet de contribuer à masquer une violence impériale constitutive et continue au cœur du musée, ou encore l’histoire et la science politique. Le propos d’Ariella Aïsha Azoulay s’appuie sur des études de cas liées à des objets (une sculpture produite pendant une révolte au Congo dans les années 1930, la prétendue absence de photographies de viols à Berlin au printemps 1945, etc.), à des épisodes (différentes révolutions, l’abolition de l’esclavage sans réparations en 1865 aux États-Unis, etc.) et à des concepts qu’elle cherche à retrouver « avant » leur arraisonnement par une raison impériale. Pour ce faire, elle propose de penser non pas sur ou après mais avec des compagnons de toutes époques, des auteurs et autrices mais aussi des acteurs et actrices, y compris une figure de Palestinien dans une photographie de 1948 avec qui elle déclare pénétrer symboliquement dans les archives israéliennes. Faire de l’histoire potentielle, ce serait ainsi reconnaître et réactiver le potentiel toujours présent de pratiques de résistance à la violence coloniale sous toutes ses formes.

4Si l’ampleur des objectifs et l’hétérogénéité des objets peuvent dérouter, et le propos sembler parfois éloigné de la photographie – mot d’ailleurs absent du titre de l’ouvrage –, l’affirmation de simultanéité qui sous-tend l’idée d’histoire potentielle dans ce livre n’en a pas moins fortement à voir avec le caractère toujours présent dans l’image de la scène photographiée. Ce « toujours là » du « potentiel » est lié plus précisément à l’affirmation par Ariella Aïsha Azoulay, depuis The Civil Contract of Photography, que le médium ouvre un champ de relations visuelles et politiques qui n’est jamais fixé ni clos et qui se reconfigure à chaque instant où une photographie est regardée, suivant la position adoptée par le spectateur dans ce champ de relations. L’histoire potentielle apparaît en fait comme un développement de l’« imagination civile », définie comme le fait de penser et d’agir, face à et à travers la photographie, hors du cadre de l’État-nation. Il s’agit ici en particulier d’appliquer cette exigence au travail des « expert·e·s » du patrimoine et des sciences humaines et sociales, que l’auteure appelle à cesser leurs activités supposément neutres au service du progrès impérial sous sa forme libérale ; l’ouvrage est en effet rythmé par des appels à la grève des employé·e·s de musées, des photographes, des historien·ne·s, etc. Ariella Aïsha Azoulay a d’ailleurs apporté son soutien à Tamara Lanier dans son procès contre Harvard University et le Peabody Museum en 2019, réclamant que les daguerréotypes de son aïeul l’esclave Renty Taylor produits en 1850 par Joseph Zealy pour le biologiste et zoologue Louis Agassiz lui soient rendus. L’auteure y voit confirmation de sa proposition selon laquelle la photographie peut et doit jouer aujourd’hui un rôle dans les réparations pour l’esclavage (p. 9).

5Dans cet ouvrage très polémique, la défense d’une histoire potentielle est d’abord une attaque systématique contre l’histoire telle qu’elle s’écrit depuis l’époque moderne, y compris sous ses formes « alternatives ». Ce propos historiographique, de la part d’une auteure plus connue comme théoricienne de la photographie et du politique que comme historienne, s’appuie néanmoins sur un travail continu et multiforme sur des archives – comme celles, en particulier photographiques, qui témoignent de la destruction de la Palestine dans le processus de mise en place de l’État d’Israël à la fin des années 1940. La photographie est de fait au cœur de la mise en pratique de l’histoire potentielle dans l’ouvrage. Ariella Aïsha Azoulay souligne que le médium a été institutionnalisé comme technologie impériale (p. 146) et que toute photographie utilisée en tant que « document » sous ce régime est l’héritière des documents d’archive par excellence que sont les textes faisant autorité pour réduire et maintenir des êtres en esclavage puis pour les définir comme tels jusqu’à aujourd’hui. Mais elle appelle aussi ses lecteurs à se placer aux côtés de toutes celles et ceux qui se sont réapproprié des archives, ont construit les leurs, ou plus simplement ont manifesté une résistance, quelle qu’elle soit, dans des images photographiques qui nous parviennent. Il s’agit ainsi de sortir de « l’archive » comme technologie dominante pour produire « des archives » comme communs, c’est-à-dire comme moyens et lieux d’un rapport partagé au monde. Un tel déplacement suppose d’étendre la littéracie visuelle de la violence autant que celle des résistances à la destruction, en particulier en poussant dans de nouvelles directions la pratique du croisement des sources ou la recherche de traces visuelles d’un épisode historique – à l’instar du travail de l’auteure tant sur l’illustration d’événements passés que sur les légendes à associer à des images d’archive, par exemple avec les photographies de ruines urbaines qui « tiennent lieu » d’images des viols massifs à Berlin au printemps 1945 (p. 236-248).

6La photographie reste le point d’entrée d’Ariella Aïsha Azoulay dans le travail historique, et ce sont peut-être les différentes expérimentations avec les images illustrant le livre qui ouvrent les pistes les plus stimulantes pour les historien·ne·s du médium : pratiques de superposition, de mise à distance des légendes institutionnelles en reproduisant le dos des photographies d’agences de presse, ou de reproduction dessinée d’images d’archive pour pouvoir ne pas reconduire les légendes « autorisées ». Les divers exemples de relégendage dans l’ouvrage, qui relèvent ouvertement du bricolage et s’appuient sur des lectures d’images à la fois politiquement situées et extrêmement attentives, redirigent puissamment l’attention vers la portée politique des activités des historien·ne·s, à une époque où les pratiques d’indexation et de référencement des documents photographiques sont justement de plus en plus automatisées.

Haut de page

Notes

1 Ariella Aïsha Azoulay, The Civil Contract of Photography. New York : Zone Books, 2008 ; id., Civil Imagination : A Political Ontology of Photography. Londres : Verso, 2012.

2 Hannah Arendt, The Human Condition. Chicago (Ill.) : University of Chicago Press, 1958.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Eliane de Larminat, « Azoulay, Ariella Aïsha. Potential History: Unlearning Imperialism  »Photographica, 3 | 2021, 191-192.

Référence électronique

Eliane de Larminat, « Azoulay, Ariella Aïsha. Potential History: Unlearning Imperialism  »Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/565 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.565

Haut de page

Auteur

Eliane de Larminat

Université de Paris / LARCA

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search