La loi de l’instrument
Texte intégral
1Ce troisième numéro marque la première année d’existence de Photographica. Modeste anniversaire assurément, qui nous permet pourtant de confirmer les choix que nous avons faits il y a quelques mois. D’abord, celui de nous attacher à développer la notion de patrimoines photographiques au pluriel, à laquelle était consacrée notre premier numéro paru à l’automne 2020. Si cette notion multidirectionnelle était un programme en soi – s’interroger sur l’extension des domaines et des archives photographiques –, elle voulait aussi interroger les nouvelles frontières de l’histoire de la photographie. Dépasser les deux pôles de l’artistique et du vernaculaire, qui ont en réalité maintenu le médium dans des limites conditionnées par l’histoire de l’art, moins s’attacher à révéler les invisibilités qu’à rendre visible ce qui est encore ignoré, en particulier sur la condition fondamentalement industrielle et commerciale du médium depuis ses origines : telles sont pour notre part les directions collectives que nous souhaitons prendre.
2À cet égard, la politique de rédaction et de diffusion d’appels à contributions, traduits en anglais, en vue de la publication de numéros thématiques, nous permet de toucher des chercheuses et chercheurs éloignés des circuits communément empruntés en France. Ce numéro, comme le précédent consacré aux photographes hors du studio, en est la démonstration. Ce n’est pas ici seulement une question de pluralité de recherches, mais d’ouverture d’une histoire de la photographie qui, si elle n’en finit pas de se redéfinir, développe en revanche peu de regards critiques sur ses outils et ses sujets. Péché de jeunesse sans doute, il faut à tout le moins s’interroger sur la difficulté qu’a la discipline en France à se penser, dans les grands récits, hors de la condition d’art. À l’image de la loi de l’instrument chère à Abraham Maslow – « si tout ce que vous avez est un marteau, tout ressemble à un clou » –, la question de l’art ne peut être le seul horizon de réalisation d’une histoire de la photographie véritablement plurielle et, oserons-nous dire, juste. Une histoire sociale et économique du médium est souhaitable, mais regardée sous cet angle, cette histoire n’est plus une discipline, c’est un chantier.
- 1 Voir l’exposition « Le supermarché des images », Jeu de Paume, Paris, 11 février-16 mars 2020. À c (...)
- 2 Voir André Rouillé, L’empire de la photographie, Paris : Le Sycomore, 1982 ; Anne McCauley, Indust (...)
3Si nous en croyons les thèses qui sont aujourd’hui en préparation, nous avons bon espoir que ce chantier reprenne aussi par le commencement, c’est-à-dire par le xixe siècle. Période classique de l’histoire de la photographie, pour laquelle tout semblait avoir été dit après la folie patrimoniale de la fin du xxe siècle, ce premier temps est sans doute celui qui manque le plus à notre culture profonde du médium. Car la compréhension encore superficielle de cette époque ne permet pas de saisir les structures qui se mettent en place dans les années 1880 et déterminent l’écriture de son histoire dans un entre-deux-guerres qui avait d’ores et déjà décrété toute production postérieure à la Troisième République comme indigne d’intérêt. Alors même que le capitalisme est devenu un sujet pour le contemporain1, ne sommes-nous pas encore bercés par cette illusion qui considère qu’à partir du moment où il entre dans le jeu de la photographie, l’histoire doit lui tourner le dos ? Bien au contraire, sans un abord fin et renouvelé de cet enjeu2, il semble impossible de prendre en compte les structures, certes vulgaires, mais ancrées, d’une pratique qui a toujours eu maille à partir avec la circulation du capital, quoi que l’on en pense.
- 3 Steve Edwards, « Why Pictures ? From Art History to Business History and Back Again », History of (...)
- 4 La photographie en France au dix-neuvième siècle. Étude de sociologie et d’esthétique avec vingt-q (...)
- 5 Bernard Engrand, « L’industrie photographique en France », 1935 (thèse de doctorat, université de (...)
4Dans un article récent, l’historien anglais Steve Edwards attribuait cette perte d’intérêt pour l’histoire économique de la photographie à l’influence grandissante de l’historicisme foucaldien et à son manque d’intérêt pour l’économie politique. De fait, d’après le chercheur britannique, l’histoire du médium, malgré son intérêt nouveau pour la matérialité photographique, s’est éloignée un peu vite du matérialisme3. Pourtant, si on pense « origines », ce n’est peut-être pas un hasard si les deux premières thèses soutenues en France sur la photographie sont l’œuvre d’une sociologue allemande, Gisèle Freund, en 19364, et d’un économiste, Bernard Engrand, l’année précédente, sur l’industrie photographique5.
- 6 Voir l’exposition de Daphné Le Sergent, « Silver memories, le désir des choses rares », Centre pho (...)
5Traiter ce retour du refoulé demande sans doute de changer de marteau, ou à tout le moins de pouvoir changer d’outil au gré des objets, au risque de tout écraser. Au moment où le médium a engagé l’une des plus importantes transformations de son histoire sous les effets conjugués de la raréfaction de l’argent métal6 et d’une volonté industrielle globale, notre programme pour Photographica est pour le moins chargé, tant les chantiers pour l’histoire de la photographie sont nombreux.
Notes
1 Voir l’exposition « Le supermarché des images », Jeu de Paume, Paris, 11 février-16 mars 2020. À ce sujet voir l’actualité des publications anglo-américaines : Kevin Coleman, et Daniel James (eds.), Capitalism and the Camera. Essays on Photography and Extraction, Londres/New York : Verso, 2021 ; Ben Burdrige, Photography After Capitalism, Londres : Goldsmiths Press, 2020.
2 Voir André Rouillé, L’empire de la photographie, Paris : Le Sycomore, 1982 ; Anne McCauley, Industrial Madness : Commercial Photography in Paris, 1848-1871, New Haven (Conn.)/Londres : Yale University Press, 1994.
3 Steve Edwards, « Why Pictures ? From Art History to Business History and Back Again », History of Photography, vol. 44, no 1, janvier 2020, p. 3‑15.Voir également autour de ces questions, le colloque international, « La photographie avec ou sans capitalisme », Institut national de l’histoire de l’art, Paris, 18-19 décembre 2018.
4 La photographie en France au dix-neuvième siècle. Étude de sociologie et d’esthétique avec vingt-quatre photographies hors-texte. Thèse pour le doctorat d’université présentée à la faculté des lettres de l’Université de Paris par Gisèle Freund, Paris : La Maison des amis des livres/A. Monnier, 1936.
5 Bernard Engrand, « L’industrie photographique en France », 1935 (thèse de doctorat, université de Paris, Faculté de droit et des sciences économiques).
6 Voir l’exposition de Daphné Le Sergent, « Silver memories, le désir des choses rares », Centre photographique d’Île-de-France, Pontault-Combault, 24 mars-18 juillet 2021.
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Référence papier
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « La loi de l’instrument », Photographica, 3 | 2021, 6-8.
Référence électronique
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « La loi de l’instrument », Photographica [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/563 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.54390/photographica.563
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