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Entretien

La photographie, le marché, l’expert

Un entretien avec Antoine Romand. Propos recueillis par Marie-Ève Bouillon et Paul-Louis Roubert
Antoine Romand, Marie-Ève Bouillon et Paul-Louis Roubert
p. 181-188

Texte intégral

1La photographie est depuis ses origines un bien marchand. Elle s’achète, s’échange, se négocie, prend ou perd de la valeur. Parallèlement à sa patrimonialisation et son institutionnalisation marquée dans les années 1970-1980 à l’échelle internationale, un marché de l’art professionnel se développe pour la photographie. Il englobe progressivement les spécificités liées au statut de cette dernière : objet multiple et sensible, fruit de phénomènes chimiques et physiques, qui prend aussi des formes variées, de la matrice à l’image qui se projette, ou au tirage qui s’échange ou s’affiche. De par la nature reproductive de la photographie, ce marché se range très tôt du côté de celui des estampes et de la gravure, porté par un petit monde de marchands ou galeries, et consolidé par quelques collectionneurs fameux. À l’aune de grandes ventes de collections photographiques qui ont marqué cette histoire, celle de Marie-Thérèse et André Jammes en 1999 jusqu’à celles de la collection Gérard Lévy en 2016-2017, il nous paraissait important de revenir sur ce qui fait le marché de la photographie aujourd’hui, ses dynamiques propres, ses évolutions, ses interactions, par le prisme d’un métier notamment, celui d’expert en photographie en particulier auprès des commissaires-priseurs. Un expert attribue une valeur et prend donc le pouls du marché en permanence. Entre deux mondes et deux approches, d’une connaissance pointue en histoire de la photographie à une vision panoramique des tendances commerciales et des goûts des futurs acheteurs, il se fait acteur de la conservation et de la mise en lumière des objets qui sont amenés à faire histoire, à plus ou moins long terme.

2Pour nous faire part de ces mécanismes, nous avons interrogé Antoine Romand. Formé en histoire de la photographie et en histoire de l’art à l’université, Antoine Romand est expert en photographie depuis le début des années 2000. Il a travaillé pour le compte de plusieurs maisons de ventes au cours d’importantes enchères ces dernières années en France et a ainsi été témoin des évolutions qui touchent le marché de la photographie aujourd’hui.

À vos débuts, comment était le marché de la photographie ? Y avait-il beaucoup d’experts en photographie comme vous ?

Quand j’ai commencé à travailler pour un commissaire-priseur en 2005, le marché était bien installé et en pleine expansion, suite à la première vente de la collection Marie-Thérèse et André Jammes de 1999. C’est cette vente, restée célèbre, qui a fixé le marché de la photographie au seuil du xxie siècle.

En tant qu’expert, nous n’avons jamais été très nombreux, mais il y en avait sans doute davantage à l’époque que maintenant. Une nouvelle génération d’experts indépendants arrivait à la suite de l’ancienne, essentiellement composée de marchands. La maison de vente Artcurial montait un nouveau département photographie avec Grégory Leroy. D’autres maisons comme Millon ou Beaussant Lefèvre [& Associés], assez pionnière dans le domaine, commençaient elles aussi à s’intéresser à la photographie. Cette dernière avait travaillé avec Harry Lunn, marchand particulièrement important dans l’histoire du marché de la photographie en France et aux États-Unis dans les années 1970-1980 avant de réaliser de nombreuses ventes de photographies historiques dans les années 1990. Et enfin, diverses études faisaient des ventes de manière sporadique comme Piasa, en 2004, avec un très important fonds Auguste Salzmann.

Est-ce que vous pouvez nous parler de l’articulation entre les experts, les commissaires-priseurs, les marchands ou les autres métiers ?

Le commissaire-priseur est généraliste. Il valorise et met en vente des objets d’art, des œuvres d’art, des documents de toutes spécialités. Il s’adresse à des experts en fonction des besoins, lorsqu’il se sent à la limite de ses propres connaissances, mais aussi pour authentifier, décrire et estimer. En photographie, les commissaires-priseurs sont assez vite perdus comparativement à des spécialités plus classiques qui ont alimenté le marché des œuvres d’art pendant tout le xxe siècle. Ils connaissent plus facilement le mobilier ancien, le dessin, la peinture ou les bijoux. L’expert peut être appelé par le commissaire-priseur ou parfois être imposé par un client. Le marchand sera soit vendeur, soit acheteur ce qui est plus souvent le cas dans les ventes aux enchères. Il peut avoir la double casquette de marchand et d’expert. Ce qui a été une source de conflits d’intérêts avant que le marché, en 2000, ne soit davantage réglementé par une importante réforme liée à l’ouverture à la concurrence. Mais on n’interdit pas aux marchands d’être experts. Ils sont aussi à la croisée des chemins de la connaissance et des découvertes, permettant l’accès à des fonds relativement inédits dans les années 1990 et 2000.

Y a-t-il plusieurs approches pour valoriser une photographie ?

L’œuvre d’art et le document historique, donc la photographie bien sûr, peuvent être valorisés de différentes manières en fonction du contexte. Nous ne sommes pas face à des produits manufacturés dont les prix sont facilement établis. L’estimation d’un prix de vente change selon qu’il s’agit d’une vente aux enchères – le prix moyen le plus juste qui est au final fixé par le marché–, d’une vente en galerie – au prix fort–, d’un inventaire de succession – valeur minimisée par l’aléatoire de l’évolution des marchés dans le temps – et d’un inventaire pour assurance – valeur optimisée car rien n’est pire que la perte ou la destruction.

Où sont les importants fonds photographiques aujourd’hui ? Comment les trouve-t-on et les identifie-t-on ?

Les découvertes qui sont faites aujourd’hui sur les marchés aux puces ou dans les greniers des particuliers n’ont pas toujours de valeur historique. On trouve facilement des tirages de presse et des photographies du xixe siècle qui ont des valeurs faibles ou moyennes sur le marché. Mais parfois, des œuvres ou des documents extrêmement rares, de valeur patrimoniale, refont surface. Cela s’explique par le fait que la France est le pays de l’invention du médium, de son développement et de l’épanouissement d’une multitude de courants artistiques tout au long du xxe siècle. Des découvertes restent à faire, mais Internet change la donne car l’outil facilite les recherches et les attributions, dès qu’il y a une signature, des écrits ou un tampon. En l’absence de signature, les recherches se basent sur le contenu de l’image, la nature des papiers photographiques utilisés, entre autres. Les potentiels vendeurs se font une idée de la valeur de ces objets mais qui n’est pas forcément réaliste. Dans le métier d’expert, on est souvent confronté à la valeur fantasmée de ces objets par rapport au marché. Les non-initiés peuvent penser très rapidement découvrir des trésors, surtout quand ces objets paraissent anciens, et l’expert, quotidiennement, casse un peu des rêves.

Alors comment évaluer une photographie ? Selon quels critères ? Est-ce que cela a évolué depuis le début de votre pratique ?

Non, c’est à peu près toujours les mêmes réflexes. Il y a l’état du document. On aura beau découvrir une Grande vague de Gustave Le Gray, si elle est totalement déchirée, insolée et non restaurable, la valeur sera faible. Parmi les critères, il y a bien sûr l’auteur ou l’autrice, l’esthétique, l’image, mais aussi l’état du tirage – le talent du tireur entre évidemment en ligne de compte – et la qualité du papier. Les images iconiques, connues et désirées de tous, ont une valeur bien plus importante que des images plus secondaires. La différence de valeur peut être exponentielle. Le format est aussi important : plus c’est grand, plus c’est cher. C’est une règle relativement invariable, même pour le daguerréotype par exemple. Une pleine plaque est infiniment plus rare car moins pratiquée qu’un huitième ou un seizième de plaque. La rareté est donc un critère essentiel, et la convergence de tous ces éléments nous amène à la rareté. Il faut bien avoir en tête que, en dehors de certains procédés, nous sommes la plupart du temps face à un multiple. Le réflexe de certains collectionneurs ou de certains marchands, quand ils trouvent une œuvre avec de nombreux défauts, sera de la laisser leur échapper jusqu’à croiser un autre exemplaire en parfait état. Pour les pièces extrêmement rares, la découverte d’une épreuve déjà existante influera très peu sur la valeur. Surtout quand certaines photographies existent uniquement au sein de collections institutionnelles et sont inaliénables. Sa rareté restera toujours très effective.

De fait, la rareté est une notion très fluctuante pour la photographie. La reproduction presque à l’infini est possible et le concept d’édition, de numérotation et donc de limitation des tirages est arrivé relativement tard : il s’est généralisé à partir des années 1980. Pour nombre d’auteurs, il est difficile d’évaluer les quantités de tirages existants. Cette complexité a été fondamentale dans l’évolution du marché de la photographie des xixe et xxe siècles. Des corpus qui paraissaient assez rares dans les années 1960 à 1980 se sont révélés être plus courants qu’on ne le pensait au fur et à mesure des découvertes et de la diffusion de la connaissance historique à partir du début des années 2000. Les photographes ou les studios de l’ère industrielle, lors de la seconde moitié du xixe siècle ou autour de 1900, ont produit des quantités importantes de tirages. Et des noms comme Édouard Baldus ou Eugène Atget se sont répandus au sein des familles bourgeoises de l’époque où nous les retrouvons en nombre aujourd’hui. Et certaines choses qu’on pensait très rares se sont avérées l’être un peu moins. Ce qui a bien sûr influencé les valeurs actuelles.

Face à ce phénomène et notamment face au tarissement des sources sur le xixe siècle, le marché s’est-il intéressé à de nouveaux objets ? Quelle est la place du support négatif par exemple ? Est-ce qu’il y a un marché du négatif sur verre ?

Le négatif, sous toutes ses formes (papier, verre, supports souples), est un cas vraiment à part. La valorisation d’un négatif soulève une première question : que peut-on en faire ? Comment peut-on l’exposer ? Le négatif est rarement un objet de collection, il se destine plutôt à être conservé par une institution et n’est que très rarement exposé. Il est la matrice qui sert à réaliser des tirages. Il est unique et possède une valeur historique indéniable. Et surtout, il est irremplaçable, contrairement au tirage.

Quelques rares collectionneurs y attachent une réelle importance. Mais la question de sa valeur se pose en des termes différents, notamment en fonction de son époque et de sa forme. Le calotype, par exemple, de par sa force esthétique et la rareté de son usage, aura plus facilement un statut d’œuvre photographique qu’une simple plaque de verre ou qu’un négatif celluloïd de très petit format.

Le marché du négatif existe, mais il est restreint. Il y a par exemple parfois, parmi les collectionneurs, la volonté de posséder le tirage et le négatif correspondant, sur papier ou verre. D’autres vont s’intéresser à une thématique et vont réunir d’importants ensembles de plaques de projection (sur verre également), produites jusque dans les années 1920. C’est plutôt comparable au marché de l’autochrome.

Quels sont les cas de ventes connues de ces supports ?

J’ai un exemple assez précis : en 2017, la maison Artcurial m’a appelé pour être expert sur la vente du fonds photographique d’Émile Zola. Photographe amateur, son fonds était constitué d’albums, de nombreux tirages non montés, des négatifs conservés dans leur intégralité et de matériel (appareils photographiques, blouses de laborantin).

Un seul et unique lot a été proposé pour les négatifs afin qu’il fasse l’objet d’une acquisition par une institution. L’ensemble des négatifs de Zola a d’ailleurs été préempté par la Médiathèque du patrimoine et de la photographie.

Zola a produit des images intimistes comme n’importe quel autre amateur de l’époque. Photographies de famille, portraits de ses enfants, de son entourage, de sa double vie entre ses deux foyers. Si l’auteur de ces photographies avait été un simple anonyme, la valorisation aurait été tout autre et beaucoup plus modeste. Sur ce cas précis, la valorisation s’est faite sur son nom, sur le caractère inédit et intégral de son fonds, mais aussi bien sûr sur les qualités esthétiques des images produites.

Quelle est la part de création de cette valeur, justement, par l’expert, le commissaire-priseur, dans le cas de fonds de négatifs ?

J’ai en tête le cas du fonds des négatifs perdus de Dora Maar, redécouverts il y a quelques années. C’est un exemple très particulier. Il s’agissait de négatifs celluloïds souples au format 6 × 6 centimètres. Une forme de négatif très utilisée dans la période moderne, à partir des années 1920-1930 jusqu’à aujourd’hui. Ce type de négatif n’est habituellement pas un objet de collection. Et son exploitation est soumise au droit d’auteur. Que peut-on en faire quand l’auteur n’est plus vivant ? Les ayants droit se posent souvent la question. Y répondre n’est pas si simple. L’idéal est bien sûr de conserver les fonds de négatifs au sein d’institutions. Mais ils sont si nombreux et en quantité tellement importante que les collections publiques ne peuvent pas systématiquement les intégrer.

Mais le cas de la vente Dora Maar en 2022 chez Artcurial est un cas totalement à part. Cette vente était composée d’un peu plus de 700 tirages contact d’époque accompagnés des négatifs celluloïd originaux, formant une partie très importante de l’œuvre photographique de l’artiste active des années 1920 aux années 1940. Pour différentes raisons, relatives aux descendants, il n’y avait pas d’autre choix que de les disperser. Parmi les négatifs, on retrouvait des images connues et incontournables de son œuvre, mais également des photographies inédites. Cet ensemble était en vrac, non classé, non répertorié, sans aucune indication de date, de lieu ou de sujet. Le tout difficilement lisible, avec des images négatives aux valeurs inversées. Si l’œuvre de Dora Maar a été étudiée, exposée et qu’elle fait partie de collections publiques, elle-même a très peu documenté son travail. À partir des années 1950, elle s’est largement désintéressée de sa production photographique, rejetant ainsi sa période avec Pablo Picasso. Il a donc fallu identifier un grand nombre d’images encore inédites ou des variantes d’images plus connues. Reconnaître le visage de Picasso était assez aisé. Mais replacer dans un contexte un simple paysage ou distinguer Barcelone de Paris ou Londres était une tâche plus ardue. Nous avons finalement réussi dans un temps très court à isoler les images importantes et à constituer des sous-ensembles cohérents. Restait à imaginer comment vendre cet ensemble.

Dans le cas, justement, d’un auteur ou d’une autrice dont les droits courent encore, que peuvent faire les acheteurs de ce type de support ? Que peuvent devenir ces négatifs une fois dispersés, sachant que le droit d’auteur n’est pas transmis avec l’objet ? Quelle solution avez-vous adoptée pour cette vente en particulier ?

Dans le cas complexe de Dora Maar, il y a quand même des héritiers, une succession, une gestion des droits d’auteur. La possibilité de proposer tout l’ensemble à une institution en vente de gré à gré n’a pas été retenue car le contexte nous contraignait à le proposer dans le cadre d’une mise aux enchères. Sans autre possibilité que la dispersion, la solution que j’ai imaginée pour contrôler le devenir de ces négatifs était de concevoir une édition de tirages relativement limitée. On s’est entendu avec les ayants droit sur une édition de tirages argentiques modernes, réalisés à partir du négatif, limités à cinq exemplaires. Le premier était réalisé pour la vente, chaque lot se constituant ainsi du tirage contact d’époque, du négatif original et d’un tirage moderne. Les ayants droit gardaient chacun les exemplaires 2 et 3. Charge étant laissée aux acquéreurs des négatifs originaux de Dora Maar, sous le contrôle des ayants droit, de pouvoir réaliser les exemplaires 4 et 5. Les tirages ont été réalisés en laboratoire. On parle d’une femme photographe qui a fait toute son œuvre en argentique. On a voulu respecter le cadre de sa production, le faire en argentique et dans des formats qu’elle avait l’habitude de pratiquer, c’est-à-dire 30 × 40 centimètres sans passer par des scans impossibles à contrôler.

La vente a été un gros succès. On est arrivé à peu près à un entre-deux par rapport aux attentes des ayants droit.

Sur quel texte de droit est basé ce principe d’autorisation de réaliser cinq épreuves à partir d’un négatif de Dora Maar ?

Il s’agit d’avantage d’un « contrat moral », une forme d’accord tacite, pensé avec les ayants droit, pour éviter les tirages intempestifs, qui ne pourraient pas être contrôlés. Les tirages sont posthumes et n’ont pas une valeur considérable, même s’ils sont tamponnés et numérotés. Les choses les plus précieuses dans la vente restent le négatif et le tirage contact l’accompagnant le cas échéant. Les tirages modernes permettent de rendre lisible l’œuvre, de voir les images en grand format, pour comprendre ce qui est proposé à la vente. Cela fait aussi un objet que l’on peut exposer chez soi et montrer. Cela permet en même temps de cadrer la valeur d’usage du négatif.

Est-ce que ce principe de proposer des tirages modernes à partir des négatifs, de créer donc de nouveaux objets spécifiquement pour la vente, a changé le profil des acheteurs ? Est-ce que d’autres collectionneurs que ceux de la photographie, se sont trouvés intéressés ?

Les profils des acheteurs étaient un peu différents de ceux du simple marché de la photographie, parce que la vente concernait de grands noms – Picasso et Dora Maar – et parce qu’il y a eu des rétrospectives de Dora Maar peu de temps avant, avec la production d’une littérature qui rendait toute sa place à cette femme photographe, figure artistique centrale. Mais ce qui a été proposé pour Dora Maar dans le cadre de cette vente est un cas unique, et ne se reproduira sans doute jamais. Plus fréquemment, pour la vente de négatifs, il nous est arrivé de proposer une valorisation de la totalité d’un fonds : une valeur globale favorisant la conservation d’un ensemble, permettant aussi sa patrimonialisation. À rebours presque de l’objet de collection unique, il s’agit plutôt d’évaluer comme un tout une production entière. La valeur attribuée est dans ce cas plus symbolique, presque comme une valeur d’assurance, pour préserver le fonds de la disparition. Le négatif seul ici n’a aucune valeur, il n’a de valeur que dans son contexte global de production.

Y a-t-il d’autres cas de typologies de photographies inhabituelles pour lesquelles il y a eu des réflexions sur une potentielle création d’objets factices ? Qu’en est-il des diapositives ? Des tirages presque « éphémères » relatifs à un usage très spécifique ? Et des plus récentes manifestations de la photographie, comme les NFT [non-fungible token] ou les fichiers numériques ?

Nous nous trouvons très rarement confrontés à la vente de diapositives. Tout d’abord parce que les diapositives se dupliquent très fréquemment et aisément. Elles sont produites pour faire circuler les images, même celles d’un auteur connu : elles ont été souvent produites en masse et envoyées à droite et à gauche pour faciliter la reproduction, et il y a peu de moyens de reconnaître une diapositive originale, sortant de l’appareil photographique, d’un duplicata sauf à avoir les deux, côte à côte. Le duplicata est en général un peu plus dense. En tout état de cause, et sauf cas très exceptionnel, on ne vend jamais de diapositive à l’unité. J’ai vendu une fois ou deux d’énormes ensembles de diapositives anonymes, et leur valorisation dépendait véritablement de la qualité esthétique des images ou d’un œil particulier. De plus en plus, il en est fait des installations factices, comme à Paris Photo cette année [en 2023] : boîte à bijou avec rétro-éclairage, comme une sculpture, ou accumulation par couleurs, mais il s’agit d’une niche, un peu artificielle.

Pour les NFT, on regarde ce phénomène avec un peu de distance, même s’il y a déjà eu des ventes aux enchères de NFT. Il est lié aux valeurs des cryptomonnaies ; c’est donc un marché très fluctuant, associé à la spéculation. Je pense que c’est un marché qui va perdurer, même si on est encore au stade des soubresauts, avec des scandales de fraudes. Les premiers artistes qui s’en sont emparés sont plutôt liés au monde du numérique et du street art, et petit à petit des artistes de renom l’adoptent. Le NFT peut accompagner un tirage sous forme de certificat d’authenticité. On est en pleine observation du phénomène. Mais cela soulève de nouvelles questions.

Les fichiers numériques, eux, existent pour la vidéo ou pour les installations. Je n’ai jamais eu d’exemple en photographie. La question se posera sans doute pour les photographes actuels. Que vont devenir leurs fonds ? Comment conserver leurs images, sur des disques durs, etc. ? Nous sommes le second marché, nous avons toujours un temps de décalage. On y sera confrontés sans doute, comme pour les images générées par intelligence artificielle [IA]. Si un artiste numérique travaille avec de l’IA, ce n’est pas notre problème, si son œuvre est bien reçue.

Y a-t-il des liens entre la pérennité des impressions numériques et le marché ? Apparaît de plus en plus la qualité des papiers sur les cartels dans les foires de vente de photographies : « Archive paper », etc.

Dans les années 2000, on a vu apparaître les premières impressions numériques qui étaient très mauvaises, et on les voit ressurgir de temps en temps. Les photographes s’en sont emparés très tôt, et depuis quelques années il y a eu des progrès considérables. Pour les évaluer, cela dépend de la production du photographe dans son ensemble. S’il a toujours tiré en numérique, on ne se pose pas de question. Antoine d’Agata a fait les deux par exemple, en fonction des projets. L’évaluation prend en compte bien sûr aussi la qualité du tirage et des pigments. Le tirage lambda est entre les deux : il s’agit d’un papier photosensible tiré à partir d’une image numérique. On navigue vraiment entre les deux processus, numérique et argentique. Pour les collectionneurs, ce qui prime c’est le résultat final : il y a de très bons papiers et de très bonnes encres pour l’impression numérique. Mais c’est certain, la question de la pérennité du tirage entre dans les critères du marché.

Pour revenir aux objets photographiques qui sortent un peu de l’ordinaire des supports traditionnels en circulation sur le marché, les tirages de presse posent-ils des problèmes en eux-mêmes ?

La production de tirages correspond à différents usages : tirages d’exposition, d’édition mais aussi de presse, ces deux derniers étant parmi les revenus essentiels des photographes. Ils faisaient de nombreuses reproductions pour faire circuler leurs images, afin qu’elles soient publiées. Mais la frontière était souvent floue entre ces différents tirages. Brassaï, par exemple, tirait de la même manière pour la presse et pour les expositions, et plus généralement dans les années 1930, les photographes ne se posaient pas la question des contextes de circulation.

Avec l’essor de la presse après guerre, on produit spécifiquement des tirages pour les diffuser dans les rédactions ; ces tirages sont souvent de moins bonne qualité, de plus petit format, tirés de manière plus rapide, souvent sur des papiers RC [resine coated]. Avec la disparition des magazines et journaux, ces tirages se sont retrouvés dispersés et ressortent progressivement. Mais il y a autant d’histoires qu’il y a de tirages et de photographes. Pendant longtemps les tirages étaient payés et faisaient partie de la commande, ils n’avaient d’ailleurs pas de valeur.

Depuis, un marché s’est constitué et ces tirages de presse ont commencé à être collectionnés. Certains collectionneurs cherchent le tirage d’époque, et pour beaucoup il s’agit du tirage de presse – il y a de très rares cas de tirages d’exposition d’époque comme par exemple Brassaï. Les tirages de presse d’époque sont souvent de petit format, abîmés car ils ont eu un usage, manipulés sans précaution, ils ont pu être jetés puis récupérés, parfois dans des poubelles. Tous les cas existent.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une incompréhension de certains photographes ou de leurs ayants droit qui voient d’un mauvais œil cette circulation de tirages sans qu’ils puissent en avoir le contrôle, et vont parfois même les désigner comme des tirages volés. Mais il n’y a jamais eu de déclaration de vol. Ils revendiquent une appartenance malgré la prescription, et alors qu’il n’y a souvent aucun historique. On ne connaît pas les circonstances des dons manuels ou des dépôts, ça peut être très ancien ou plus ou moins récent. Les documents qui pourraient apporter des preuves de dépôt ont disparu. On peut être possesseur de bonne foi et être suspecté de recel. J’ai entendu des témoignages de photographes qui offraient volontiers des tirages jusqu’à ce que leur entourage leur dise qu’il fallait arrêter : certains ayants droit vont jusqu’à refuser d’authentifier des signatures véridiques, car elles correspondaient à une époque où les photographes donnaient volontiers des tirages. C’est pour contrôler le marché. C’est l’idée que les tirages de presse, s’ils ressortent en masse, vont faire baisser les prix sur le marché.

En termes d’attribution de valeur, cela a déjà eu un réel impact car, quand le marché était au début de sa croissance, les collectionneurs américains cherchaient les tirages d’époque. À force de se perdre dans cette question de l’appartenance du tirage de presse, celui-ci a commencé à être dévalorisé. Aujourd’hui, les tirages de presse ont peu de valeur car ils n’ont pas de statut – on ne fait plus la distinction entre bon et mauvais tirage de presse –, ils restent des objets de convoitise mais presque illicites. Pourtant, vouloir les destiner à une vente sous le manteau finit par dévaloriser la valeur de tous les tirages anciens et a un impact néfaste sur les tirages d’exposition. À mon sens, il faut pouvoir décrire chaque type de tirage, les dénommer tels qu’ils sont ainsi que leurs usages. Tout se vend mieux avec des informations précises et avec une valeur juste et équitable. Aujourd’hui l’agence Magnum vend des Labo-print : un tirage recouvert des indications du photographe destinées au tireur. Pourquoi pas ? C’est un peu comme des estampes, avec les différents états, les différentes étapes de création, une esquisse finalement, un travail préparatoire, qui peut avoir une certaine valeur pour un collectionneur. En effet, on peut se demander comment on valorisera les tirages d’essai dans cinquante ans. Est-ce qu’il faut les détruire et pourquoi ? Parce qu’ils sont nocifs pour le photographe esthétiquement parlant, ou mauvais par leur simple présence sur le marché ? Il y aurait vraiment des réflexions à mener sur ce qu’est un tirage.

Les ayants droit voudraient bien faire disparaître les tirages de presse, mais ces derniers ont une existence historique. Il est impossible d’annihiler un pan de l’histoire, des usages et des échanges d’images… Il est plus pertinent d’établir un dialogue entre les différents acteurs pour faire évoluer la question.

Quel recul avez-vous de ces vingt années de pratique de l’expertise ? Quelles sont les évolutions du marché ? Les modes ? Qu’a-t-on vu apparaître ou disparaître ? Que peut-on dégager en termes de tendance du marché ?

La photographie s’est installée à l’équivalence d’autres disciplines. Il y a eu un pic début 2000, une crise en 2008, puis c’est revenu. C’est un marché complexe car il s’agit de multiples, et souvent sans information précise sur les quantités existantes. C’est un marché impacté par le numérique, car pour les nouvelles générations, l’image existe principalement sur des écrans. À contre-courant, ce qu’on voit beaucoup c’est un retour des techniques uniques, une vraie tendance de la photographie expérimentale avec des éditions limitées de photographes contemporains. Pour les photographies anciennes c’est la rareté et l’esthétique qui priment surtout, ainsi que le caractère avant-gardiste des images. La mode de la photographie vernaculaire a évidemment impacté le marché, ainsi qu’une approche différente de la photographie de mode. Le marché suit aussi le pouls de la société, qui, en fonction des périodes, se reconnaît ou ne se reconnaît plus du tout dans la production d’un photographe ou dans certains types de photographies. Cela peut aller d’artistes controversés, comme David Hamilton, pour lequel je refuse les ventes, ou de photographies qui ne trouvent plus d’acheteurs, comme certains tirages commerciaux du xixe siècle, très répandus et produits en quantité, dont la valeur historique, malgré tout existante, peine à rattraper une esthétique difficile d’accès. Depuis les premières grandes ventes de photographies il y a quarante ans et l’institutionnalisation de la photographie qui n’a fait que croître depuis les années 1980, le marché se réinvente en permanence bien sûr.

Quelle serait la géographie du marché ?

En général, c’est un marché plutôt occidental, mais cela se diversifie et on a des collectionneurs sur tous les continents. Certains vont suivre une collection du point de vue de leur aire géographique, mais petit à petit les collections s’élargissent, c’est en pleine évolution, je pense aux collectionneurs chinois par exemple. Les collections sont plus transversales et recoupent toute l’histoire de la photographie, en particulier la photographie moderne. Et parfois ce sont quelques collectionneurs qui font vivre certains secteurs du marché sur une thématique précise et on sélectionne parfois en fonction des acheteurs que l’on connaît. Le marché peut donc être particulièrement fluctuant et tenir à quelques collectionneurs très spécifiques. Mais il y a une vraie préoccupation des acheteurs pour l’histoire de la photographie : les collectionneurs ne vont pas juste regarder une image, mais vont de plus en plus essayer de la comprendre, dans son historicité.

Quelle est l’articulation avec les institutions dans la création de la valeur ?

Le marché suit l’actualité des expositions. En général le monde institutionnel est en avance sur le marché et dicte des tendances grâce à ses rétrospectives, ses redécouvertes, le sens critique que cela provoque et la littérature que cela produit. De plus, les institutions cherchent des choses de qualité : ce que collectionne une institution, ce sont des valeurs sûres. L’institution fait autorité et bien sûr c’est une ressource pour authentifier des œuvres qui n’ont pas d’historique, ni de signature. Un point central est la mise en ligne de collections numérisées, qui sont importantes pour l’attribution à des auteurs, et simplifient véritablement ce travail de recherche complexe qui doit se faire dans un temps très court. Mais dans la salle de vente, les institutions sont aussi des concurrentes, car elles achètent, elles préemptent des lots que les collectionneurs convoitent. Leur présence peut aussi influencer des stratégies d’achat et d’enchères : les prix montent plus rapidement. La place des institutions pour la valorisation est prépondérante.

Le rapport de confiance entre les différents acteurs est récent à mon sens. Pendant longtemps il y avait un véritable fossé entre les acteurs privés et publics, une méfiance. Cependant, il y a un vrai bénéfice à échanger des informations pour clarifier au mieux le statut des documents et leur connaissance. Tout est susceptible de passer en vente à un moment donné, de toute façon, on ne peut pas passer outre. Tout simplement parce que les œuvres ont une durée de vie sur plusieurs générations, voire plusieurs siècles. La complexité des divers parcours de vie amène souvent à des dispersions qui passent par les ventes aux enchères. Si certains peuvent le regretter, elles ont le mérite d’être publiques et de plus en plus démocratiques. Comme pour les tirages de presse : on ne peut pas maîtriser le marché, donc autant faire avec et le plus intelligemment possible.

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Pour citer cet article

Référence papier

Antoine Romand, Marie-Ève Bouillon et Paul-Louis Roubert, « La photographie, le marché, l’expert »Photographica, 8 | 2024, 181-188.

Référence électronique

Antoine Romand, Marie-Ève Bouillon et Paul-Louis Roubert, « La photographie, le marché, l’expert »Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 29 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/2268 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbc

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Auteurs

Antoine Romand

Marie-Ève Bouillon

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