Pourquoi les images ?
Résumés
L’histoire de la photographie s’est enracinée dans le champ de l’histoire de l’art, en adoptant une perspective focalisée sur les images, et les travaux d’histoire critique subséquents ont, dans leur grande majorité, conservé cette approche centrée sur le figuré. Aucune raison inhérente ne prédestinait pourtant l’étude de la photographie à devenir une histoire des images, d’autant plus qu’à certains égards, la représentation picturale n’est peut-être pas l’aspect le plus important de la pratique photographique. Ces dernières années ont vu fleurir une multitude de travaux analysant la photographie sous l’angle économique, en s’intéressant à ses dimensions industrielle et marchande. Dans cet article, je présente quelques-uns des débats qui animent le champ académique de l’histoire des entreprises et soulèvent des questionnements pertinents pour les historiens de la photographie. L’étude fondatrice sur Kodak menée par Reese V. Jenkins, Image and Enterprise (1975), nous donne l’occasion d’examiner certains d’entre eux. Une brève conclusion sur le commerce du daguerréotype en Grande-Bretagne fournit une illustration, aussi bien qu’une coda, à ces thématiques.
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Mots-clés :
histoire des entreprises, industrie, Reese V. Jenkins, Alfred D. Chandler Jr., Richard BeardPlan
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Présentation de la traduction
- 1 Steve Edwards, Photography : A Very Short Introduction. Oxford : Oxford University Press, 2006.
- 2 Steve Edwards, The Making of English Photography : Allegories. University Park (Penn.) : Pennsylva (...)
- 3 Steve Edwards, « [Guide de lecture] Photographie », Période, 14 mai 2018 : <http://revueperiode.ne (...)
1Steve Edwards, professeur d’histoire et de théorie de la photographie à la School of Historical Studies de Birkbeck, University of London, est un de ces chercheurs dont les textes sont trop peu accessibles en France. Formé par John Tagg et Griselda Pollock, Steve Edwards travaille depuis de nombreuses années sur l’histoire de la photographie et de sa théorie, notamment au xixe siècle, sur l’art et la forme documentaire, sur l’industrialisation de la photographie en Angleterre, mais aussi sur les arts et esthétiques radicales dans les années 1970. Il est ainsi l’un des spécialistes reconnus de l’œuvre artistique et théorique d’Allan Sekula, décédé en 2013, à qui il a consacré de très nombreux articles. Historien d’obédience marxiste, Steve Edwards est un auteur prolifique, et notamment du stimulant Photography : A Very Short Introduction1 et d’un ouvrage majeur, The Making of English Photography : Allegories2 qui explore la naissance de la photographie britannique comme activité commerciale, industrielle et artistique, en particulier au regard de la montée en puissance de la division du travail. Si peu de textes de Steve Edwards sont disponibles en français, on pourra tout de même lire ses articles publiés dans la revue en ligne de théorie marxiste Période, et notamment son « [Guide de lecture] Photographie » sur la théorie matérialiste appliquée à la photographie3. Il est aujourd’hui codirecteur avec Patrizia Di Bello du History and Theory of Photography Research Centre de Birkbeck.
- 4 Steve Edwards, « Why Pictures ? From Art History to Business History and Back Again », History of (...)
2Cet article « Pourquoi les images ? De l’histoire de l’art à l’histoire des entreprises, aller-retour » a été initialement publié en 2020 en anglais et il doit être envisagé précisément dans le contexte de la recherche britannique, et notamment au sein de la très prestigieuse revue History of Photography4. Présenté, de l’aveu même de son auteur, comme une « provocation », le texte se propose de décaler le point de vue de l’histoire de la photographie d’une histoire des images vers une histoire de l’industrie. Pour Steve Edwards, si les études sur le médium prennent en compte depuis plusieurs années déjà le point de vue économique et industriel, il souhaite pourtant inciter les historiens à pratiquer une histoire plus approfondie des entreprises et du travail afin d’interroger le déterminisme industriel et capitaliste de toute aventure photographique. Une fois de plus, avec une dose non négligeable de provocation, dont il ne fait pas mystère – et il faut replacer cet article à la suite de la conférence à l’origine de ce texte, prononcée lors d’une séance plénière du Photographic History Reasearch Center à De Montfort University en 2019, c’est-à-dire dans le contexte des débats britanniques entre tenants d’une histoire de la photographie intégrée à l’histoire de l’art et défenseurs d’une pensée plus historique –, Steve Edwards propose d’interroger l’histoire de la photographie du point de vue de l’économie politique et plaide pour une attention plus soutenue au matérialisme qu’à la matérialité (des images).
- 5 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise : Technology and the American Photographic Industry, 1839 (...)
3Certes, dans ses analyses, Steve Edwards pense essentiellement à l’histoire de l’émergence de l’industrie photographique entre le xixe siècle et le début du xxe siècle en Grande-Bretagne ; et à cet égard les lecteurs et lectrices français pourront être choqués du point aveugle que représente ici la bibliographie française sur le sujet, largement exposée dans ce numéro de Photographica. Mais l’auteur n’en développe pas moins de nombreuses perspectives très riches sur l’apport que peut représenter l’histoire des entreprises comprise dans ses prolongements théoriques sur l’évolution du travail comme autant d’« histoires possibles de la photographie ». On lira ainsi avec intérêt son analyse et sa critique en téléologie de l’ouvrage majeur de Reese V. Jenkins, Images and Entreprise sorti en 19755, et du rôle ici des travaux de l’historien des entreprises Alfred D. Chandler Jr. et sa conception managériale de l’entreprise. En privilégiant le point de vue de l’entrepreneur au détriment de celui du travailleur, Reese Jenkins, sous l’influence du « paradigme de Chandler », aurait ainsi produit un modèle déterministe d’histoire de la photographie entièrement soumise aux règles d’un marché photographique plus construit sur l’offre que sur la demande. Défendant une analyse plus fine du marché et de l’organisation entrepreneuriale de la photographie, Steve Edwards plaide pour le rapatriement dans les études photographiques de plus de théorie de la marchandisation et pour une pensée plus fine du maillage industriel dans le champ de la photographie sans présupposer le « triomphe de la production à grande échelle » comme étant le destin obligé de toute entreprise photographique de l’ère moderne. Il invite ainsi à reconsidérer ce que l’histoire de l’art, dans un récit moral, voire moralisant, déconsidère ou omet de prendre en compte lorsqu’elle s’intéresse à la photographie, en ne faisant pas plus de l’entrepreneur ou de l’artiste les seuls héros d’une histoire complexe. Si cette « leçon » peut nous paraître entendue à bien des égards, ce point de vue d’outre-Manche n’en est pas moins instructif et poursuit un débat bienvenu.
Paul-Louis Roubert
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- 1 Le texte de cet article a été présenté en séance plénière lors de la conférence « The Business of (...)
- 2 Lucia Moholy, A Hundred Years of Photography, 1839-1939. Londres : Penguin, 1939 ; Beaumont Newhal (...)
- 3 Aaron Scharf, Art and Photography. Londres : Allen Lane, 1968. Le fait que Aaron Scharf, un exilé (...)
- 4 Christopher Phillips, « The Judgement Seat of Photography », October 22, 1982, p. 27-63. Pour un e (...)
- 5 À titre d’exemple, voir l’étude de Michael Pritchard, « The Development and Growth of British Phot (...)
- 6 Pour une étude allant dans ce sens, voir Stephen Edwards, The Making of English Photography : Alle (...)
4Les raisons pour lesquelles l’histoire de la photographie s’est enracinée dans le champ académique de l’histoire de l’art, avec une perspective focalisée sur les images, sont des plus instructives1. À l’origine, la plupart des écrits sur la photographie étaient des « récits d’invention » ou des « recettes techniques » ayant pour objet principal de revendiquer un droit de priorité. Peu d’entre eux s’intéressaient aux photographies en tant qu’images. Au cours des soixante premières années du xxe siècle, l’histoire du médium s’est donc résumée à des textes hybrides, mêlant récits de découvertes techniques et analyses de « chefs-d’œuvre »2. À ce titre, l’ouvrage d’Aaron Scharf, Art and Photography (1968), peut être considéré comme un texte charnière, symptomatique d’un basculement qui voit la dimension artistique passer au premier plan3. Les musées et maisons de vente ont indubitablement joué un rôle central dans ce déplacement4. Et pourtant, aucune raison inhérente ne prédestinait l’étude de la photographie à devenir une histoire des images ; d’autant qu’à certains égards, la représentation picturale n’est peut-être pas l’aspect le plus important de la pratique photographique. Dès que l’on substitue au problème herméneutique de l’interprétation une perspective centrée sur l’« usage », cela devient particulièrement flagrant. La photographie aurait tout aussi bien pu devenir un objet pour les historiens des métiers, pour l’étude des échanges marchands impliquant la classe moyenne ou pour rendre compte de modes de vie et de consommation5. Les historiens de la culture ont fait preuve de myopie à cet égard, mais ce sont tous les historiens qui se sont montrés négligents. Au-delà du déplacement de l’histoire sociale à l’histoire culturelle, une analyse du commerce de la photographie apporterait beaucoup à la compréhension de la classe moyenne. Si l’on considère le développement massif des revues spécialisées, la classe moyenne inférieure n’a sans doute jamais autant écrit sur un sujet, exprimant ainsi ses espoirs et ses craintes6.
5Dès 1861, Karl Marx a soutenu que la mécanisation avait fait émerger cinq nouveaux secteurs majeurs de production et « champs de travail », citant la photographie aux côtés des usines à gaz, du télégraphe, de la navigation à vapeur et des chemins de fer.
- 7 Karl Marx, Le capital. Critique de l’économie politique, Livre premier : Le procès de production d (...)
Parmi les principales industries de cette espèce, on peut ranger actuellement les usines à gaz, le télégraphe, la photographie, la navigation à vapeur et les chemins de fer. Le recensement de 1861 (pour l’Angleterre et le Pays de Galles) donne pour l’industrie du gaz (usine à gaz, production des appareils mécaniques, agents des compagnies de gaz, etc.) quinze mille deux cent onze personnes, pour le télégraphe deux mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf, pour la photographie deux mille trois cent soixante-six, pour les services de bateaux à vapeur trois mille cinq cent soixante-dix et pour les chemins de fer soixante-dix mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf, dont environ vingt-huit mille terrassiers « non qualifiés », employés de façon plus ou moins permanente à côté de l’ensemble du personnel administratif et commercial. Dans ces cinq industries nouvelles, le chiffre global s’élève donc à quatre-vingt-quatorze mille cent quarante-cinq individus7.
- 8 Voir, par exemple, la première partie de Steven Edwards, The Making of English Photography, op. ci (...)
- 9 Guy Debord, La société du spectacle [1967], dans id., Œuvres. Paris : Gallimard, 2006, p. 775, sou (...)
6Inclure la photographie parmi d’autres forces centrales de l’industrie moderne, comme Marx l’a fait, ouvre la voie à une autre histoire des photographies, et je suis souvent retourné à ces lignes pour tenter d’imaginer d’autres façons de la penser8. S’il arrive aux photo-historiens de parler de « spectacle », il semblerait que ces universitaires spécialisés se soient, dans une large mesure, laissés séduire par ce même spectacle dont Guy Debord disait qu’il « est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image9 ».
- 10 Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », dans Benjamin H. D. Buchloh et R. Wilkie (...)
- 11 David E. Nye, Image Worlds : Corporate Culture at General Electric, 1890-1930. Cambridge (Mass.) : (...)
- 12 Ibid. De même, l’éditorial d’un numéro récent et précurseur de la Radical History Review, consacré (...)
- 13 Elspeth H. Brown, The Corporate Eye : Photography and the Rationalization of American Commercial C (...)
7Il existe, bien entendu, des travaux remarquables sur les liens entre la photographie et l’industrie. L’étude pionnière d’Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital » (1983), qu’il décrit lui-même comme une histoire de « l’émergence du langage pictural du capitalisme industriel », offre un point de vue fascinant sur la représentation photographique du travail et de l’industrie, et de la relation de cette représentation aux traditions iconographiques antérieures10. L’ouvrage de David E. Nye, Image Worlds : Corporate Identities at General Electric, 1890-1930 (1985), peu connu des photo-historiens, fournit pourtant un exposé concluant de l’évolution des représentations du cadre et de l’ouvrier, des images des marchandises, de la publicité et du rôle des publications internes aux entreprises11. David Nye remarque de manière édifiante que le volume des archives photographiques de l’entreprise General Electric atteint celui de la collection détenue par la Farm Security Administration, une organisation ayant suscité un tel intérêt que des dizaines de publications lui ont été consacrées12. Il faut aussi mentionner l’étude d’Elspeth H. Brown sur le rôle des photographies dans l’imaginaire industriel américain, et il existe également des recherches de qualité sur la publicité, notamment Real Fantasies (1997) de Patricia Johnston13. Ces excellents travaux s’intéressent aux différentes représentations de l’industrie, ou aux différentes utilisations des images au sein des entreprises, ce qui est un sujet d’envergure. Toutefois, je m’intéresse ici à autre chose ; à savoir, la photographie en tant qu’activité économique.
- 14 Gisèle Freund, Photography and Society. Londres : Gordon Fraser, 1980 (publication tirée de sa thè (...)
- 15 Molly Nesbit, « What Was an Author? », Yale French Studies, no 73, 1987, p. 240. Cela ne signifie (...)
- 16 La discipline née dans les années 1920 aux États-Unis sous le nom de Business History recouvre l’é (...)
8Les historiens de l’art n’ont pas entièrement ignoré l’aspect économique de la production de photographies. Des chercheurs pionniers en la matière, ancrés dans une approche matérialiste de l’histoire sociale – tels Gisèle Freund, André Rouillé, Molly Nesbit et Elizabeth Anne McCauley –, ont été attentifs à la photographie en tant qu’industrie ou en lien avec elle14. Mais d’autres approches ont supplanté celle de l’histoire sociale, et ce souci de rendre compte de la production d’images en la médiatisant s’est peu à peu estompé. L’abandon d’un regard porté sur l’histoire de la production, de la circulation et de la consommation s’est accéléré du fait de l’adoption d’un historicisme foucaldien généralisé, devenu hégémonique au milieu des années 1980 notamment, qui a en grande partie supplanté les approches marxistes. Or, comme le souligne Molly Nesbit, l’économie a toujours été le « point aveugle » de Michel Foucault15, et cette occultation a contribué à la constitution d’un champ où le débat se passe en grande partie des catégories de l’économie politique, ou de concepts apportés par l’histoire des entreprises16 et du travail. Cet essai suggère aux historiens de remettre en jeu certaines de ces catégories.
- 17 Geoffrey Batchen, « Vernacular Photographies », History of Photography, vol. 24, no 3, 2000, p. 26 (...)
- 18 Don Slater, « Marketing the Medium : An Anti-Marketing Report », Camerawork, no 18, 1980, p. 6-7. (...)
- 19 Gil Pasternak, « Taking Snapshots, Living the Picture : The Kodak Company’s Making of Photographic (...)
- 20 Geoffrey Batchen, « The Art of Business », dans Steven Kasher (dir.), America and the Tintype. Göt (...)
9Au cours des vingt-cinq dernières années, des universitaires travaillant dans une vaste gamme de disciplines (anthropologie, géographie, études régionales [area studies] et études culturelles [cultural studies]) ont étendu le champ d’analyse de l’histoire de la photographie, apportant de nouvelles méthodes et de nouveaux questionnements, tout en attirant l’attention sur un large éventail de photographies commerciales, quotidiennes ou vernaculaires, bien au-delà de celles exposées dans les galeries d’art. Toute une série de conférences, de livres et d’articles témoigne aujourd’hui de cette transformation à l’œuvre. Toutefois, à certains égards, ces approches restent insuffisamment matérialistes et, malgré leur intérêt renouvelé pour la « matérialité », elles demeurent centrées sur le figuré. Pour ne prendre qu’un exemple marquant, Geoffrey Batchen souligne avec perspicacité le casse-tête herméneutique qui se présente aux historiens, dans des études sur la « photographie vernaculaire » et les « instantanés », lorsqu’ils se détournent des images exceptionnelles pour s’attacher à l’analyse de la masse des photographies communes. Comment traiter de ces photographies, se demande Geoffrey Batchen, sans sélectionner celles qui « sortent du lot » ? Comment maintenir l’intérêt pour la banalité, la répétition et les clichés visuels17 ? Cependant, comme l’a relevé Don Slater il y a quelque temps déjà, ce type de photographies servaient surtout d’accroches publicitaires pour l’industrie du tirage photographique, et les images ne peuvent être comprises indépendamment de cette stratégie commerciale18. De la même manière, Gil Pasternak s’est appuyé sur le magazine Kodakery pour étudier la manière dont Kodak a fait la promotion d’instantanés « biographiques » comme moyen d’assurer son positionnement de marché, et Lynn Berger constate que l’émergence du langage de l’image-cliché coïncide avec la campagne de commercialisation de l’appareil photo Brownie19. Les instantanés amateurs dont parle Geoffrey Batchen sont, dans une large mesure, l’effet d’une certaine stratégie industrielle de « rendement », et leur forme-image, bien que significative, a partie liée avec cette cadence commerciale. Bien qu’il préconise de rompre avec nombre des protocoles caractéristiques d’un regard privilégié, l’argumentation de Geoffrey Batchen participe davantage à une extension des études de l’image qu’à une rupture radicale. Dans d’autres travaux, il a traité avec finesse de l’industrie photographique, et ses articles sont mis en valeur ici car il isole certains des problèmes méthodologiques qui se posent aux historiens dès qu’ils abandonnent l’image réifiée et ratifiée pour traiter d’usages de masse20. Il est bien sûr parfaitement légitime de circonscrire son analyse à un aspect spécifique de la photographie et l’on ne peut pas attendre d’un auteur de tout étudier ; je ne fais cette remarque que pour mentionner la possibilité d’un autre champ de recherche.
- 21 Voir, par exemple, Amnesty International, « This is What We Die For : Human Rights Abuses in the D (...)
- 22 Liam Campling, « Trade Politics and the Global Production of Canned Tuna », Marine Policy, vol. 69 (...)
- 23 Pour des exemples de travaux sur des photographes traitant de l’urgence climatique, voir Jennifer (...)
- 24 Contrairement à la plupart des formules chimiques de l’époque, ce procédé était « relativement per (...)
10Si, en tant que photo-historiens, nous étions amenés à élargir notre champ d’études, nous reconnaîtrions peut-être que l’histoire de la photographie pourrait aisément inclure l’analyse de l’organisation des studios et entreprises ; de la commercialisation à destination des marchés du luxe, de masse ou de niche ; des maisons de ventes, des petites entreprises, des entreprises familiales et des chaînes de magasins ; de la division du travail (division genrée incluse) et du procès de travail ; de la recherche et développement (R&D) ; de la vente au détail et du marketing ; des modèles de financement et de l’accès au financement ; de la production et de la vente d’équipement et d’autres matériaux, ainsi que des stratégies de marché. En étendant un peu plus loin notre champ de vision, nous pourrions envisager d’étudier les fabricants d’appareils, les fournisseurs de papiers, les usines de produits chimiques et les laboratoires de tirage photographique, tout comme les départements de recherche et développement. La propriété intellectuelle, les brevets, le droit d’auteur, les marques déposées et leur violation respectives (la fraude) sont aussi des objets d’intérêt évidents. Comment comprendre la production de cartes postales sans une économie spatiale des marchés ? Il existe de nombreux travaux de qualité sur le développement des techniques de photo-reproduction, mais bien peu de choses sur l’histoire de la production des photo-books et des magazines, en tant que marchandises produites, distribuées et vendues sur le marché. Il est tout à fait possible d’imaginer des études consacrées à l’un ou l’autre de ces aspects qui ne choisiraient pas forcément d’inclure les images. Les transactions à l’échelle mondiale ont toujours joué un rôle central dans la photographie ; l’importation d’argent du Pérou en est un exemple évident et, de nos jours, il serait nécessaire de s’intéresser aux métaux rares, tels que le cadmium, le cobalt, le lithium, le platine et le palladium, dont l’extraction a souvent lieu dans des conditions effroyables21. Il existe des analyses retraçant les chaînes de valeur mondiales de nombreux biens, allant des produits de la pêche aux bibelots en plastique, mais rien sur les photographies22. Dans la même veine, les historiens des entreprises s’intéressent de près aujourd’hui à l’impact de certaines firmes ou de certains secteurs économiques sur l’environnement, et nous pourrions envisager une histoire écologique de la photographie. Si beaucoup de travaux s’attachent à représenter la catastrophe écologique, peu étudient les conséquences environnementales de la production photographique : l’extractivisme colonial ; la pollution des nappes phréatiques par les nitrates, cyanures, métaux lourds et teintures d’aniline ; l’empoisonnement des travailleurs par des toxines mortelles23. Sans parler des expériences du xixe siècle, désarmantes de naïveté, qui reposaient sur un procédé à base d’uranium24. Et si les historiens parlent parfois de « pollution visuelle » au sens métaphorique, il serait tout à fait possible d’imaginer un programme de recherche un peu plus littéral.
Des histoires d’entreprises
- 25 Je pense, par exemple, aux travaux d’Arthur T. Gill, R. Derek Wood, Bernard Heathcote et Pauline H (...)
11Des déplacements manifestes sont à l’œuvre au sein de l’étude de la photographie et l’attention portée à ses aspects marchands et industriels, comme au travail, y est de plus en plus grande. D’une certaine manière, ce mouvement implique un retour aux travaux des historiens antiquaires qui remplissaient initialement les pages de la revue History of Photography25. Dénués de tout préjugé artistique, les antiquaires étaient prédisposés à remonter les pistes jusqu’aux sources et à collecter toute information rencontrée en chemin, dont d’importantes archives de transactions commerciales. Ce travail peut se révéler être un guide inestimable pour retracer les sources, mais il est tout aussi exaspérant pour la vue courte dont il témoigne. Le problème étant, bien évidemment, que la seule méthodologie dont il fait preuve est une manie de la collection, qui se traduit par un glanage indifférencié de matériaux, mélangeant indices précieux et anecdotes, détails biographiques et hypothèses douteuses. L’une des difficultés que pose le travail de ces passionnés est qu’ils prennent leurs sources pour argent comptant. En matière d’histoire des entreprises, par exemple, ils n’envisagent pas la possibilité d’une « comptabilité frauduleuse ».
- 26 « La photographie, avec ou sans le capitalisme », conférence internationale organisée par Guillaum (...)
- 27 Michelle Henning, Photography : The Unfettered Image. Londres : Routledge, 2018.
- 28 Kelley Wilder, Ulla Fischer-Westhauser et Uwe Schögl (dir.), « Photography in the Marketplace », P (...)
- 29 L’étude la plus détaillée sur le sujet, à mes yeux, est celle de Maki Fukuoka, « Selling Portrait (...)
12A contrario, certains travaux récents adoptent une approche plus réflexive et rigoureuse dans leur manière d’interroger les sources. La conférence annuelle organisée par le Photographic History Research Centre (PHRC) à De Montfort University a fourni une plateforme importante pour les recherches de ce type. On y présente régulièrement des travaux consacrés à des entreprises de photographie, à la fabrication d’équipements et au marketing. Deux événements organisés par le PHRC méritent une mention particulière : « Workers and Consumers : The Photographic Industry 1860-1950 » (2013) et « The Business of Photography » (2019). Une autre conférence notable, « The Business of War Photography : Producing and Consuming Images of Conflict » (2014), s’est tenue au Centre for Visual Arts and Culture à Durham University, tandis que l’on pourrait voir dans l’événement organisé fin 2018 à Paris, « La photographie, avec ou sans le capitalisme », le signe d’un retour du refoulé26. L’étude de Michelle Henning sur l’industrie des colorants et la production de gélatine, dans son récent ouvrage Photography : The Unfettered Image (2018), est un exemple probant de ces travaux d’un type nouveau27. Quant aux publications de PhotoResearcher sur le marketing et de la Radical History Review sur la photographie et le travail, elles rassemblent toute une série d’exemples représentatifs des déplacements qui sont à l’œuvre dans le champ28. Rien de ce qui précède n’implique l’imposition de postulats eurocentriques aux modèles ou cultures d’entreprises. En réalité, certains des meilleurs travaux économiques publiés dans History of Photography portent sur le monde majoritaire, extra-occidental, en particulier l’Asie29.
13Dans cet article, mon intention n’est pas de faire une revue de la littérature sur le commerce, l’industrie et le travail photographiques, dont l’émergence est significative, quoique lente ; mais plutôt de présenter quelques-uns des débats qui animent le champ académique de l’histoire des entreprises et soulèvent des questionnements pertinents pour les historiens de la photographie. Une brève conclusion sur le commerce du daguerréotype en Grande-Bretagne, issue de mes recherches actuelles, fournira une illustration, aussi bien qu’une coda, à ces thématiques. Les historiens de la photographie se sont souvent tournés vers d’autres champs académiques pour y trouver des approches ou des modèles nouveaux. Par provocation, je suggérerai que l’histoire des entreprises a bien plus à nous apprendre aujourd’hui que l’histoire de l’art. Ou, pour le dire de manière moins rhétorique, je soutiendrai que penser les images sans parler de stratégies commerciales ni de marchés n’a aucun sens. Les formes mêmes des photographies ne deviennent intelligibles que lorsque l’on appréhende la segmentation des marchés, les choix technologiques et les modes de travail. Pour clarifier mon propos, je ne préconise pas d’avoir recours à l’histoire des entreprises comme à une panacée, ou un substitut à une approche dûment matérialiste de la photographie. Je soutiens simplement que les méthodes et les focalisations de ce champ peuvent nous indiquer d’autres histoires possibles de la photographie, histoires qu’il nous reste à écrire.
- 30 Stephanie Decker, Matthias Kipping et R. Daniel Wadhwani, « New Business Histories ! Plurality in (...)
- 31 Patrick Fridenson, « Is There a Return of Capitalism in Business History », dans Jürgen Kocka et M (...)
14Stephanie Decker, Matthias Kipping et R. Daniel Wadhwani ont récemment avancé que l’histoire des entreprises se compose de trois courants distincts : les approches provenant des sciences sociales ; celles issues de l’histoire du capitalisme, qui plongent leurs racines dans l’histoire du travail et l’histoire culturelle ; et les études historiques menées en science de gestion et en sciences des organisations30. Cette typologie du champ est particulièrement utile. Et si mon intérêt me porte vers la deuxième approche, celle issue de l’histoire du capitalisme, cela ne signifie pas que d’autres historiens doivent s’abstenir de creuser les deux autres filons. Comme le soutient Patrick Fridenson, l’histoire des entreprises a entretenu des rapports fluctuants avec la catégorie de capitalisme, mais il souligne que, depuis 2008, ce concept fait l’objet d’un intérêt renouvelé. Cette date renvoie évidemment à la « crise financière » que nous traversons encore aujourd’hui, mais 2008 s’est distinguée par deux autres événements : c’est aussi l’année au cours de laquelle Sven Beckert a inauguré un très populaire programme d’études du capitalisme à Harvard – depuis lors, les initiatives similaires prolifèrent – ; et, fait remarquable, c’est au même moment que la US Society for Business History, institution presque centenaire, a envisagé un temps de changer de nom pour devenir la Society for the History of Capitalism31.
- 32 Sur le brassage, voir Terry Gourvish et Richard G. Wilson (dir.), The Dynamics of the Internationa (...)
- 33 Charles Harvey et Jon Press, « William Morris and the Marketing of Art », Business History, vol. 2 (...)
15Si je pense que l’histoire des entreprises a tant à nous apprendre, ce n’est pas parce qu’on y trouve des travaux solides sur la photo-industrie. À vrai dire, les historiens des entreprises se sont montrés plus réticents encore que les historiens de la culture à discuter des modèles économiques et commerciaux qui rendent la photographie possible. En parcourant la littérature produite par le champ de l’histoire des entreprises, il est frappant de constater que les travaux sur la brasserie ou les sex toys sont plus nombreux que ceux qui s’intéressent à la photographie, ce qui témoigne de la cécité des historiens à l’endroit des industries photographiques32. Il est tout aussi symptomatique que nous en sachions beaucoup plus sur les transactions commerciales opérées par William Morris – dans le cadre de sa première entreprise de fabrication textile Morris, Marshall, Faulkner & Cie, fondée en 1861, et de celle qui lui a succédé en 1875, Morris & Cie – que sur n’importe quel studio de photographie à cette même période33.
- 34 Antje Hagen, « Export Versus Direct Investment in the German Optical Industry : Carl Zeiss, Jena e (...)
- 35 Anne Verplanck, « The Business of Daguerreotypy : Strategies for a New Medium », Enterprise and So (...)
- 36 Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt, The Petite Bourgeoisie in Europe, 1780-1914. Londres : R (...)
- 37 David A. Kent, « Small Businessmen and Credit Transactions in Early Nineteenth-Century Britain », (...)
- 38 Stana Nenadic, « The Small Family Firm in Victorian Britain », Business History, vol. 35, no 4, 19 (...)
- 39 Patrick Fridenson, « Business Failure and the Agenda of Business History », Enterprise and Society(...)
16Parmi les publications de ces trente dernières années dans les principales revues de ce champ (Business History, Business History Review et Enterprise and Society), on ne trouve que deux articles consacrés à la photographie : un essai d’Antje Hagen, publié en 1998 dans Business History, qui examine les stratégies d’exportation distinctes développées par les entreprises concurrentes Zeiss et Glaswerk, Schott & Gen entre 1890 et 193334 ; ainsi qu’une étude d’Anne Verplanck, parue en 2015 dans Enterprise and Society, qui retrace l’activité de T. P. et D. C. Collins, gérants d’un studio de daguerréotypes à Philadelphie entre 1845 et 185535. Nous y apprenons que l’entreprise, qui tenait une comptabilité détaillée, a servi 21 000 clients au cours de ses dix années d’existence. Dans l’ensemble, cependant, cette recherche se contente de rassembler des informations, plutôt que de proposer une analyse globale. À certains égards, elle s’apparente davantage aux méthodes des historiens antiquaires qu’à celles de l’histoire contemporaine. Anne Verplanck s’attache, par exemple, à expliquer les raisons pour lesquelles l’entreprise des frères Collins fit faillite, mais une familiarité avec les modèles économiques des petites entreprises du xixe siècle suggère d’aborder le problème à rebours : ce n’est pas sa cessation d’activité qui a besoin d’être expliquée, mais plutôt sa longévité. La durée de vie moyenne des studios de photographie à cette époque était de l’ordre de trois années, un modèle plutôt commun aux petites entreprises, quel que soit leur domaine d’activité. Au milieu du xixe siècle, ces dernières étaient notoirement sous-capitalisées et dépendantes de l’emprunt36. Leur principale difficulté résidait dans l’accès au capital circulant ; elles ne disposaient d’un stock d’intrants que pour quelques semaines de production et laissaient souvent courir leurs impayés sur plusieurs mois, voire des années37. Le travail de Stana Nenadic sur les petites entreprises d’Édimbourg nous apprend qu’entre 1861 et 1891, plus de 50 % d’entre elles avaient disparu du marché au cours de leurs trois premières années d’activité. Dans les secteurs du livre et du papier, 62 % avaient déposé le bilan sur la même période38. La consultation des entrées relatives aux photographes dans les registres de la London Post Office semble confirmer ce schéma. Les historiens des entreprises ne se contentent plus aujourd’hui de faire le récit de success stories et s’intéressent davantage aux entreprises qui ont périclité39. De même, l’occultation des échecs économiques risquerait bien de faire de l’histoire de la photographie une histoire écrite par les vainqueurs.
- 40 David E. H. Edgerton, « Industrial Research in the British Photographic Industry, 1879-1939 », dan (...)
17Les historiens des technologies ont fait un peu mieux que les historiens des entreprises. Nous avons déjà mentionné l’essai majeur de David Nye, Image Worlds : Corporate Identities at General Electric, 1890-1930. Il faut citer également une étude approfondie de David E. H. Edgerton, publiée en 198840, qui se penche sur les approches divergentes des industries de la chimie organique et de la photographie à l’égard de la recherche, en comparant Ilford, Kodak et Agfa – une société appartenant au conglomérat IG Farben, dont la fabrication du Zyklon B a fait la triste renommée. Ce travail consacré à l’évolution de la R&D dans le secteur s’intéresse plus particulièrement au lent développement de la chimie de la couleur en Grande-Bretagne, offrant pour explication le recrutement de chimistes formés à l’université et l’essor de départements R&D. Comparée à la situation allemande, où la recherche était financée par l’État, ou bien à l’approche de Kodak, plus tardive mais soutenue, la recherche fondamentale au sein des entreprises britanniques était sporadique et à petite échelle. De cette comparaison, David Edgerton tire une conclusion générale sur la recherche industrielle, suggérant que le succès commercial n’est pas le fait d’une R&D organisée au niveau national mais à celui de l’entreprise ; ce faisant, il rend compte d’une dimension négligée de l’histoire de la photographie.
Reese V. Jenkins et le paradigme de Chandler
- 41 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise : Technology and the American Photographic Industry, 1839 (...)
18L’étude la plus notable sur la photographie en tant qu’activité économique est l’ouvrage d’un autre historien des technologies, Reese V. Jenkins41. Son essai pionnier, Images and Enterprise (1975), est largement utilisé par les historiens qui travaillent sur Kodak, mais ma lecture de ce livre n’a pas pour but de proposer une nouvelle histoire de cette entreprise. Je voudrais plutôt faire de son travail l’exemple d’une approche susceptible d’éclairer les historiens de la photographie sur quelques-unes des thématiques centrales et des hypothèses conceptuelles qui ont façonné le champ d’études, ou la discipline, qu’est l’histoire des entreprises. Comme nous le verrons, Reese Jenkins souscrit à un paradigme que les historiens des entreprises rejettent aujourd’hui dans leur écrasante majorité. Dans mon argumentaire, Images and Enterprise est exemplaire d’une posture qu’il nous faut délaisser si nous souhaitons produire une compréhension fine et nuancée des activités photographiques.
- 42 Il y aurait beaucoup à dire sur l’étrange usage des travaux de Reese Jenkins par Bruno Latour, qui (...)
19Dans Images and Enterprise, Reese Jenkins soutient que les tournants décisifs dans la succession des technologies photographiques interviennent au niveau du support, ou de la base matérielle. Il identifie trois révolutions dans la fabrication des photographies : le passage de l’utilisation de plaques métalliques au collodion, puis à la pellicule en gélatine, et particulièrement l’introduction de la pellicule en rouleau. Reese Jenkins propose donc une vision déterministe de la production photographique, la technologie posant les fondements de l’évolution organisationnelle et de l’activité économique42. Dans les deux premiers chapitres, qui traitent respectivement des daguerréotypes et du collodion, il s’intéresse aux « grossistes » ou négociants qui fournissaient le marché national, principalement Anthony et Scovill & Chapman. C’est dans ces pages qu’il établit les soubassements de son terrain d’étude, mais son livre est surtout une étude méticuleusement documentée de l’évolution d’Eastman Kodak vers une situation d’oligopole – un marché partagé par un nombre limité d’offreurs.
- 43 Pour plus d’informations sur la stratégie de contrôle des brevets déployée par Kodak, voir Michael (...)
20Reese Jenkins démontre que George Eastman a développé une stratégie à visée monopolistique, rachetant des fabricants rivaux et constituant un large portefeuille de brevets qui rendait difficile pour d’autres producteurs de poursuivre leur activité, notamment sur le marché de la pellicule en rouleau, où Eastman avait acquis trois firmes clés : Boston Camera Manufacturing, American Camera Manufacturing et Blair Camera. Le plus souvent, lorsqu’Eastman rachetait une entreprise rivale, c’était en tout premier lieu pour ses brevets, ce qui lui permettait d’entraver la production de ses concurrents43. Eastman s’est également mis à placer aux postes de direction un nombre grandissant de chimistes et d’ingénieurs formés à l’université, notamment au Massachusetts Institute of Technology (De Lancy, Lovejoy) ou à Rochester (Hammer, Reichenbach), et s’est lancé dans la recherche fondamentale. Kodak a développé une stratégie commerciale fondée sur l’innovation de produits, créant de nouvelles gammes protégées par des brevets et employant un vaste service marketing afin de susciter l’intérêt des consommateurs pour la nouveauté.
- 44 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 49 et p. 198. Les géographes marxistes parle (...)
- 45 Ibid., p. 191-208.
- 46 Ibid., p. 236-242.
- 47 Ibid., p. 319-324. Par ailleurs, la sympathie dont Reese Jenkins fait preuve à l’égard de Kodak en (...)
21L’aspect le plus important de l’empire installé dans le Kodak Park, à Rochester [dans l’État de New York], était peut-être l’intégration de l’approvisionnement en matières premières et des activités de service à son processus de production. Pour expliquer les innovations de Kodak, Reese Jenkins emprunte la notion d’« intégration verticale » à l’histoire des entreprises. Ce concept définit le processus par lequel une firme prend le contrôle de différentes étapes de production dans son secteur. Pour cela, elle acquiert, ou subsume de manière plus ou moins directe, une série d’entreprises qui peuvent garder une relative indépendance ou passer sous le contrôle total de la maison-mère. Suivant l’une de ces modalités, l’« intégration verticale en amont », Kodak a racheté des producteurs de produits chimiques, de papier et de matériaux optiques pour se mettre à produire elle-même ses intrants. Cette stratégie lui a assuré la maîtrise d’un flux continu de matières premières et la capacité de contrôler leur qualité. Obtenir des stocks de papier adaptés était un enjeu crucial pour les fabricants du secteur, qui en la matière est fortement tributaire d’un accès à de l’eau propre. À ce titre, Eastman a déployé beaucoup d’énergie pour s’assurer un approvisionnement en papier de qualité auprès de la Société générale de Belgique et limiter, avec tout autant d’intensité, l’offre de cette dernière aux concurrents de Kodak44. L’éviction de rivaux potentiels peut être une composante majeure de la stratégie d’une entreprise. Dans ce but, Eastman a fait l’acquisition d’un certain nombre de fournisseurs de papier, les regroupant dans une holding baptisée General Aristo45. Quant à la seconde modalité, l’« intégration verticale en aval », elle impliquait le rachat de points de vente existants, ou l’ouverture de nouveaux, afin de créer un réseau de magasins pour la vente des produits Kodak46. Ces détaillants, pourtant formellement indépendants, étaient souvent liés à Kodak par des contrats d’exclusivité, ce qui rendait difficile pour les autres producteurs d’écouler leurs marchandises. Ces stratégies d’intégration, combinées à la maîtrise des brevets et à d’importants fonds de roulement, ont permis à Eastman de contrôler le secteur des pellicules en rouleau et, dans un second temps, de faire main basse sur celui des appareils photographiques 35 mm. Même lorsque le brevet pour les pellicules en celluloïd, dont la demande avait été déposée en 1887 par le révérend Hannibal Goodwin, a enfin été confirmé par les cours fédérales entre 1914 et 1917, les fonds de roulement de Kodak lui ont permis de contourner l’écueil. Son hégémonie a plus sérieusement été remise en question par les lois antitrust, qui visaient à démanteler les secteurs trop fortement concentrés, comme l’était devenue l’industrie de la photographie47.
- 48 Victor L. Hilts, « History of Science at the University of Wisconsin », Isis, vol. 75, no 1, 1984, (...)
22Images and Enterprise aurait beaucoup à nous apprendre sur le marché de la photographie et sur le capitalisme monopolistique, mais je n’ai l’espace ici que pour soulever deux points. Reese Jenkins a obtenu un diplôme en sciences à l’université de Rochester avant de s’orienter, pour son doctorat, vers l’histoire des technologies à l’université du Wisconsin, pionnière dans le domaine de l’histoire des sciences48. Dans les années 1969-1970, alors titulaire de la bourse postdoctorale Harvard-Newcomen à l’université de Harvard, il découvre les travaux d’Alfred D. Chandler Jr. et ceux d’autres historiens des entreprises, dont il considère l’approche institutionnelle et économique comme une alternative bienvenue au courant dominant qui faisait de l’histoire des sciences une histoire des idées – c’est-à-dire une succession de « moments Eurêka ». À l’inverse, Images and Enterprise proposait de mettre l’accent sur l’économie des avancées scientifiques et technologiques. Il serait réducteur de dire du travail de Reese Jenkins qu’il est fondé sur l’approche connue sous le nom de « paradigme de Chandler ». Toutefois, s’intéresser à ses aspects « chandleriens » permet de mettre en exergue une dimension importante de l’histoire des entreprises pour les photo-historiens.
- 49 Reese Jenkins, qui avait obtenu la bourse de recherches postdoctorales Harvard-Newcomen en histoir (...)
- 50 Alfred D. Chandler Jr., Strategy and Structure : Chapters in the History of the Industrial Enterpr (...)
23Chandler, qui a enseigné à la Harvard Business School entre 1970 et 198949, a tracé un profond sillon dans le champ de l’histoire des entreprises, au point que certains historiens utilisent la formule A.C. [« avant Chandler »], pour parler d’une période antérieure de la discipline. Dans la littérature du champ, presque tous les essais que j’ai consultés en préparation de cet article discutent une dimension de ses travaux. Au cours de sa longue carrière, Chandler a publié six ouvrages, édité ou co-édité plus de trente volumes, écrit d’innombrables articles universitaires ; et son point de vue a indubitablement évolué dans le temps. C’est pourquoi je n’en présenterai ici qu’une synthèse, en m’appuyant principalement sur deux de ses travaux majeurs : Strategy and Structure : Chapters in the History of the Industrial Enterprise (1962) et The Visible Hand : The Managerial Revolution in American Business (1977)50. Dès ses débuts, l’histoire des entreprises a été dominée par l’étude de firmes spécifiques. Chandler a étendu son champ, pour rendre compte de tendances plus générales et de ce que nous appellerions aujourd’hui la « culture » d’entreprise. Pour Chandler et ses disciples, l’activité d’une entreprise est déterminée par sa structure managériale ou ce qu’il appelle l’« environnement marchand-cum-technologique ». Reese Jenkins résume cette approche en parlant d’« état d’esprit techno-commercial ».
- 51 Alfred D. Chandler Jr. et Herman Daems (dir.), Managerial Hierarchies : Comparative Perspectives o (...)
- 52 Alfred D. Chandler Jr., The Visible Hand, op. cit.
- 53 William Lazonick, disciple de Chandler, a appliqué ce modèle à la Grande-Bretagne pour expliquer l (...)
- 54 Philip Scranton et Patrick Fridenson, Reimagining Business History. Baltimore (Md.) : Johns Hopkin (...)
- 55 Michael J. De La Merced, « Eastman Kodak Files for Bankruptcy », The New York Times, 19 janvier 20 (...)
- 56 Il est possible que la financiarisation ait joué un rôle important ici, avec l’émergence de source (...)
24Chandler s’est principalement intéressé à l’efficience et à la coordination managériale de grandes entreprises hiérarchiquement structurées : U.S. Steel, General Motors, DuPont et Sears. En 1980, il affirmait que « les grandes entreprises et leur structure hiérarchique sont essentielles à l’organisation de la production industrielle moderne51 ». Dans The Visible Hand, il soutenait que les nouvelles industries technologiques à grande échelle du capitalisme américain nécessitaient une nouvelle « espèce » de cadres professionnalisés52. À ses yeux, c’était l’intervention directe de cette strate managériale, plutôt que la « main invisible » du marché, qui avait permis le succès fulgurant du capitalisme américain. Contrairement aux propriétaires d’industries traditionnels, les nouveaux managers de carrière ne possédaient aucune part dans les entreprises qu’ils dirigeaient, ni obligation personnelle à l’égard de la communauté dans laquelle elles s’intégraient. Ils étaient libres, dès lors, de prendre des décisions innovantes et radicales. Chandler a suggéré que l’effritement de la domination industrielle de la Grande-Bretagne au xixe siècle était dû au fait que les Britanniques n’avaient pas réussi à rompre avec le « capitalisme individuel » de l’entreprise familiale, et que l’industrie britannique s’était internationalisée plus tardivement que ses concurrentes américaines ou allemandes. Son argument se résume fondamentalement à un récit du triomphe américain, où le modèle de la manufacture est vu comme la forme idéale de laquelle d’autres types d’activité et d’organisation économiques s’écartent – et, de ce fait, échouent inévitablement53. Certains ont émis l’hypothèse que l’institutionnalisation de l’histoire des entreprises, en tant que domaine de recherches, au sein de l’université de Harvard était une réponse à la critique répandue contre les « barons voleurs » américains, ayant pour but de présenter ces figures comme des « innovateurs » et de normaliser ou naturaliser cette perception. Ce faisant, une génération d’historiens a lancé une contre-offensive contre la critique du capitalisme américain, soutenant que le libre marché n’avait pas d’alternative, que toute intervention de l’État était contre-productive et que les inégalités encourageaient la concurrence qui, à son tour, mènerait à une prospérité généralisée54. Au regard de l’histoire de la Rust Belt fordiste, et de la montée en puissance de Donald Trump, le paradigme chandlerien paraît aujourd’hui démesuré. Sans parler des efforts spectaculairement ineptes de Kodak, qui s’est efforcée de maintenir ses ventes de pellicules face à la concurrence numérique, jusqu’à déposer le bilan en 201255. Pour reprendre les termes de Reese Jenkins, Kodak n’a pas compris assez tôt l’importance de ce nouveau « support » que représentait le capteur numérique56.
- 57 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 6.
25Reese Jenkins partage bon nombre des postulats de Chandler. Tout comme lui, il s’intéresse à un grand groupe américain et, tout au long de son ouvrage, il met l’accent sur les « innovateurs et inventeurs-découvreurs57 ». Managers et ingénieurs sont les grands héros de son étude. Comme le souligne un critique du livre dans la revue History of Photography :
- 58 Eaton S. Lothrop Jr., « The Industrial Base », History of Photography, vol. 1, no 3, 1977, p. 272.
Cet ouvrage ne traite pas seulement des entreprises, des processus et des mécanismes, mais également des hommes qui ont fondé ces entreprises, inventé ces processus et rassemblé les divers talents des autres acteurs du secteur. On ne nous parle pas seulement des Anthony, des Scovill, de Blair et d’Eastman, mais aussi de Neff, Smith, Griswold, Adams, Goodwin, Reichenbach, Turner et Mees ; des hommes sûrement moins connus de la grande majorité des lecteurs, mais qui ont néanmoins contribué au développement technique et économique de la photographie58.
- 59 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 67.
- 60 À ma connaissance, personne ne s’est encore intéressé à la mise au travail des enfants dans l’indu (...)
- 61 Regina Blaszczyk, Imagining Consumers : Design and Innovation from Wedgwood to Corning. Baltimore (...)
- 62 Gerald Hanlon, The Dark Side of Management : A Secret History of Management Theory. Londres : Rout (...)
26Si l’on en croit Reese Jenkins, les principales « barrières à l’essor » de la photographie n’étaient pas le manque de débouchés, mais deux facteurs techniques : la périssabilité des matériaux photosensibles et la complexité du processus, qui décourageait l’« individu moyen ». Il suggère qu’« une fois ces contraintes levées par les innovateurs, les forces du marché ont pu entrer en jeu59 ». Dans son travail, le marché est présenté comme un milieu naturel, uniquement entravé par des « barrières à l’entrée » (brevets, secrets des affaires, marques déposées et concentration des entreprises à une grande échelle). De ce point de vue, le devenir capitaliste est toujours immanent, prêt à émerger de sa chrysalide et à déployer ses ailes. Pourtant, Reese Jenkins se montre étonnamment évasif quand il s’agit de discuter des principales caractéristiques de cette industrie : il ne propose aucune analyse réelle des rémunérations du travail, des taux de profit ou des faillites, et une trop faible part de ses analyses porte sur l’organisation du travail. Cette approche de l’entreprise adopte un point de vue surplombant. Et quand il aborde la question du travail, c’est sous la forme d’un problème dont il faut s’assurer le contrôle. Dans son étude sur Kodak, les travailleurs figurent dans les images, mais le travail est entièrement absent de son analyse60. Celle-ci présuppose également que l’offre détermine la consommation ou la demande ; une idée fortement contestée, notamment par les universitaires féministes, qui prêtent un poids bien plus important aux choix des femmes quand il est question de consommation61. Dans l’imaginaire du fétichiste, tout concourt à faire de Kodak une entreprise dirigée par un apprenti sorcier. Or, lorsque l’on aborde le champ de l’histoire des entreprises, il serait bon de garder à l’esprit l’avertissement de Gerald Hanlon qui, s’inspirant de l’ouvriérisme italien, soutenait dans The Dark Side of Management (2015) que la théorie du management est une forme de violence sociale et que la plupart des innovations proviennent du bas de la hiérarchie, non d’en haut62.
- 63 Michael Löwy et Robert Sayre, Romanticism Against the Tide of Modernity. Durham (N. C.) : Duke Uni (...)
27L’approche de Chandler et de Reese Jenkins se caractérise par une posture technocratique et pro-entrepreneuriale, où l’« entrepreneur » (masculin) est souvent présenté comme un héros, un génie solitaire en avance sur son temps, poussé à rompre avec des traditions établies pour imposer sa vision novatrice. Le parallèle structurel avec la conception de l’artiste dans l’histoire moderne est frappant. De mon point de vue, il serait désastreux que les photo-historiens se contentent de substituer à la figure de l’héroïque artiste masculin celle du vaillant entrepreneur (masculin), qu’il soit fabricant de photographies ou ingénieur en chimie. La figure de l’artiste a au moins l’avantage d’incarner l’ethos d’un anticapitalisme romantique63.
- 64 Maxine Berg, The Age of Manufactures, 1700-1820. Londres : Fontana, 1985, p. 85. Pour différents e (...)
- 65 Peter A. Hall et David Soskice (dir.), Varieties of Capitalism : Institutional Foundations of Comp (...)
- 66 Pourtant, au Japon, les études consacrées à la photographie se sont développées sans même tenir co (...)
- 67 Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, Market (...)
- 68 Pour un résumé, voir Andrea Colli et Mary Rose, « Family Business », dans Geoffrey Jones et Jonath (...)
- 69 Ibid., p. 204.
- 70 Philip Scranton et Patrick Fridenson, Reimagining Business History, op. cit., p. 77.
28Ces dernières années, les historiens des entreprises ont tenté de dépasser le paradigme chandlerien, et bien qu’aucun consensus n’ait émergé, d’autres voies de recherche sont activement explorées. Certaines de ces approches semblent particulièrement utiles pour penser la photographie. Des historiens ont ainsi insisté, contre l’absolutisme du libre marché, sur le rôle central de l’État dans le monde des affaires, à la fois comme régulateur mais également comme pourvoyeur d’emplois et de débouchés, ce qui peut évidemment s’appliquer au marché des photographies. D’autres chercheurs ont suggéré que les organisations non gouvernementales, les coopératives et le secteur non marchand sont aussi des entreprises et, au regard des débats sur l’utilisation caritative d’images, ce point mérite d’être soulevé. On pourrait en dire autant de l’armée, consommatrice de services photographiques. Plutôt que de se focaliser, à l’instar de Chandler, sur les grandes entreprises, les innovations en matière de management, les évolutions techniques et la rentabilité, de nombreux historiens tendent aujourd’hui à souligner la « nature polymorphique de l’organisation industrielle64 ». Certains centrent leurs recherches sur les petites et moyennes unités de production, tandis que d’autres parlent d’une « variété de capitalismes65 » pour souligner les divers agencements institutionnels qui caractérisent le capitalisme contemporain, et particulièrement la différence entre le libéralisme de marché britannique et américain, et les économies de marché coordonnées allemande ou scandinave (l’ordolibéralisme). Au xixe siècle, le capitalisme s’est développé de manières très différentes en Grande-Bretagne, en France et au Japon66. Il n’y aurait aucune raison de ne pas appliquer au champ historique l’éclairage offert par l’idée d’une variété de capitalismes. Une autre approche est celle d’étudier les « alternatives à la production de masse », ouverte par Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, qui soulignent le dynamisme d’une spécialisation flexible ; une ligne adoptée par les petits producteurs comme stratégie de survie face aux productions à grande échelle dans des secteurs soumis aux effets de mode67. Un intérêt renouvelé pour le « capitalisme familial » se fait également sentir, comme le montre la publication d’un numéro spécial de la revue Business History en 199368. À la lumière du paradigme de Chandler, il paraît instructif de souligner qu’entre 1995 et 2000, 75 % des entreprises britanniques étaient des entreprises familiales, ce qui peut sembler confirmer sa thèse décliniste. Pourtant, ce taux est plus élevé encore en Italie, en Espagne, en Suisse et en Suède. Au Brésil, il s’élève à 90 % et aux États-Unis, patrie de Chandler, il monte à 95 %69. Certains historiens délaissent aujourd’hui l’étude d’entreprises individuelles pour s’intéresser aux réseaux ou groupes d’entreprises. J’avancerai ici que les photo-historiens ont trop peu réfléchi au type d’organisation productive adoptée par les photographes qu’ils étudient, ou bien trop peu au cadre de leur méthodologie de recherche. Partant, les choix et les stratégies se trouvent invisibilisés ou subsumés sous le modèle générique de la grande entreprise. Pour les historiens de la photographie, la petite entreprise familiale est bien plus susceptible de constituer l’unité de base de l’analyse que la grande firme, telle que Kodak. Au sens strict, la plupart des entreprises photographiques ne sont même pas de petites entreprises, mais des micro-entreprises – sachant que 98 % de l’ensemble des entreprises américaines actuelles sont des micro-entreprises employant moins de neuf personnes70. Ce sont donc les relations structurelles entre des entreprises de différentes tailles qui façonnent le champ photographique. Une prise en compte de ces débats influencerait les questions que nous nous posons sur les photographes et les photographies.
Une question d’échelle
- 71 Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », art. cité.
- 72 David E. Nye, Image Worlds, op. cit.
- 73 Maxine Berg, « Small Producer Capitalism in Eighteenth-Century England », Business History, vol. 3 (...)
- 74 Gail Day et Steven Edwards, « Differential Time and Aesthetic Form : Uneven and Combined Capitalis (...)
29Quand les historiens de la photographie ont recouru aux catégories de marché ou de capitalisme pour penser leur objet, ils ont eu tendance à travailler avec des hypothèses très générales en matière de « marchandisation ». Cette approche, imprégnée du courant de la théorie critique, analyse le capitalisme en tant que processus de concentration industrielle : la production de masse fordiste et le taylorisme. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Berlin de la république de Weimar et le Moscou soviétique, villes jumelles aux différends irréconciliables, ont occupé une place si importante dans l’histoire de la photographie. Bien que j’admire le travail réalisé par Sekula dans « Photography Between Labour and Capital » (1983), son adhésion à l’analyse de la forme-valeur proposée par Alfred Sohn-Rethel l’entraîne dans la même direction71. L’étude de David Nye sur le rôle de la photographie au sein de General Electric offre des hypothèses similaires72. Dans l’ensemble, les incursions des historiens dans le xixe siècle se résument à une histoire des inventions, ou à une recension des rares images de la grande industrie. Or les travaux de ce type reposent sur une lecture du capitalisme qui n’est plus tenable. Ce récit standard, qui prend pour modèle l’économie industrielle britannique du xixe siècle et se focalise sur une croissance économique fulgurante, une production de masse de marchandises bon marché, une technologie intense en capital et les énergies motrices, est aujourd’hui massivement rejeté, ou considérablement nuancé, par les historiens. Comme Maxine Berg l’a relevé, la plupart des histoires de l’industrie sont « fondamentalement téléologiques » ; elles présupposent le triomphe de la production à grande échelle. Cette tendance est exacerbée par le fait que seules les grandes entreprises ont laissé des archives exploitables par les historiens73. Or faire de la grande industrie le pinacle du capitalisme pose des problèmes réels, aussi bien politiques qu’intellectuels. Ainsi naissent de cette perspective les distorsions du développementalisme, des notions néolibérales de convergence des économies et nombre de conceptions postcoloniales74.
- 75 Nicholas F. R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution. Oxford : Oxford U (...)
- 76 V. A. C. Gatrell, « Labour Power and the Size of Firms in Lancashire Cotton in the Second Quarter (...)
- 77 Ce qui ne signifie pas que l’influence de la grande industrie était négligeable. L’excellente étud (...)
- 78 Maxine Berg, « Small Producer Capitalism », art. cité, p. 23 ; Pat Hudson, The Industrial Revoluti (...)
- 79 Pour d’exceptionnellement bons résumés de ces débats, voir Maxine Berg, The Age of Manufactures, o (...)
- 80 Maxine Berg, « Women’s Work, Mechanisation and the Early Phases of Industrialization in England », (...)
- 81 Richard Price, Masters, Unions & Men : Work Control in Building and the Rise of Labour, 1830-1914. (...)
- 82 Sur la machine à coudre, voir Karl Marx, Le capital, op. cit., p. 530-531.
30Si l’on prend l’exemple du modèle britannique, qui est au cœur de ce débat, il apparaît que ses taux de croissance durant la « révolution industrieuse », bien que substantiels, étaient plus faibles qu’on ne l’avait supposé75. Un grand nombre de travailleurs ont continué à être employés par des industries nationales et les ateliers de petite ou moyenne taille, dont la production requérait une main-d’œuvre importante, restaient dominants. Dans le même temps, l’utilisation d’outils manuels était plus répandue que celle de machines-outils à vapeur, typiques des usines à grande échelle. Même au cœur des districts textiles du Lancashire, le travail en usine restait minoritaire et l’artisanat persistait en parallèle des manufactures76. Dans certains secteurs (coton, laine, papier, produits chimiques, brasserie et sucre), l’innovation à forte intensité capitalistique jouait un rôle notable, mais ces industries ne doivent pas être considérées comme caractéristiques de l’ensemble de l’économie de cette époque. En réalité, la forme usine elle-même peut se révéler trompeuse, car les « usines » étaient souvent une agglomération d’ateliers opérant sous un même toit, louant probablement un même accès à une source d’énergie77. Pour Maxine Berg, la transition industrielle britannique a reposé sur une large base de petites et moyennes entreprises et, comme le souligne Pat Hudson, le développement technologique était dynamique dans ce tissu économique78. Les secteurs dits « traditionnels » ont été transformés par l’accès au crédit, comme par la réorganisation et l’intensification du travail79. La disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché (les pauvres, les femmes et les enfants) offrait une alternative aux coûteux investissements en capital fixe80. Dans le secteur de la construction, l’un des plus importants de cette économie, c’est la sous-traitance, plutôt que la mécanisation, qui a modifié les métiers81. L’introduction de petites technologies, telle la machine à coudre, ou justement l’appareil photo, a transformé les relations de production sans nécessiter d’énormes investissements en énergie motrice ni de fortes concentrations de main-d’œuvre82. Dans les métiers de services destinés aux marchés locaux (tailleurs, cordonniers, boulangers, charpentiers, etc.) en particulier, l’extension des débouchés par une production de masse n’était pas une stratégie avantageuse. Ces petits producteurs n’avaient que faire d’une expansion ; ce dont ils avaient besoin était de fabriquer la même quantité de marchandises, mais de façon plus rapide et à moindre coût. Les studios de portraits sont un exemple symptomatique, car accumuler et stocker les visages de la classe moyenne n’aurait eu aucun sens. Les entreprises de photographie étaient de petite taille et opéraient dans ce tissu marchand local et spécialisé, où le contact humain était essentiel, particulièrement pour obtenir des financements. De manière générale, ce modèle économique est resté relativement constant. Si les grandes entreprises à forte intensité capitalistique produisent la majeure partie du matériel photographique, les photographes continuent de travailler dans des micro-unités de production et des marchés de niche.
- 83 Elspeth H. Brown, The Corporate Eye, op. cit., p. 2. Toutefois, son étude porte sur la production (...)
31Dans l’histoire de la photographie, seule Elspeth Brown a critiqué le modèle de Chandler, reconnaissant qu’aucune voie directe ne menait de l’entreprise familiale à la grande industrie et, qu’entre 1870 et 1930, il existait quatre modèles types de production en concurrence : à l’unité, par lots, en série et en continu83. D’une certaine manière, il peut se révéler utile de ne pas considérer la photographie à l’aune des pratiques capitalistes, mais de renverser le problème et de s’intéresser à la manière dont la photographie peut éclairer cette économie. Rappelons-nous que Marx faisait de la photographie l’une des grandes industries émergentes du xixe siècle.
32Deux points méritent d’être soulevés ici. Premièrement, un travail historique spécifique est nécessaire pour comprendre les environnements économiques au sein desquels les photographes évoluaient, et leurs stratégies commerciales. Il n’existe pas de modèle unique de production capitaliste ni de position unique en son sein pour les entreprises photographiques – il nous faut tenir compte du caractère polymorphe de la production capitaliste. L’entreprise de daguerréotypes de Richard Beard peut en fournir un bon exemple. Les petites entreprises comme la sienne, composée de trois studios londoniens employant une poignée d’opérateurs et concessionnaires dispersés à travers l’Angleterre et le Pays de Galles, étaient tout aussi représentatives d’une production capitaliste que les usines de textile reposant sur l’introduction de la technologie à vapeur et une masse de travailleurs non qualifiés. Les studios de photographie utilisaient une petite machine, qui ne dépendait d’aucune énergie motrice, et mobilisaient des travailleurs qualifiés pour les manipulations chimiques. Au xixe siècle, seul un studio britannique – celui d’Oliver Sarony – utilisait la vapeur comme force motrice. Loin de la traditionnelle fonte brute qui figure dans tous les récits de la révolution industrielle, l’industrie des portraits au daguerréotype impliquait la technique de l’argenture, la fonderie de laiton, le pressage du cuivre, sans compter la nécessaire acquisition d’argent et de mercure en provenance des colonies. La galvanoplastie et le laquage étaient réalisés dans les petits ateliers de Birmingham. Les boîtiers étaient fabriqués à la main, à partir de cuir et de colle dont la production, qui impliquait la manipulation de matières organiques nocives, n’a que peu évolué sur une longue période ; les feuilles de verres étaient encore soufflées à la bouche, puis fendues et aplaties, avant d’être découpées aux dimensions voulues. Ces divers procédés de production étaient combinés à un marketing de masse autour d’un bien de consommation à la mode : le daguerréotype.
33Si l’on adopte la perspective historique traditionnelle sur l’industrie, l’entreprise de Beard se présente comme l’étrange combinaison hybride d’une spécialisation flexible– avec plusieurs lignes de production, un appel à la sous-traitance et la mobilisation d’une main-d’œuvre hautement qualifiée – et d’éléments d’un modèle de production « à l’américaine », notamment du fait de l’utilisation de composantes interchangeables et de grandes campagnes publicitaires. La configuration spécifique mise en place par Beard était innovante pour l’époque, et elle fut un temps dynamique, mais elle n’était pas atypique. De nombreuses entreprises capitalistes, à l’époque et aujourd’hui encore, recourent à ce type de formes mixtes de production. Les studios londoniens de Beard illustrent la diversité et la complexité de la production industrielle à son époque.
- 84 Robert J. Morris, Men, Women and Property in England, 1780-1870. Cambridge : Cambridge University (...)
34Deuxièmement, les historiens se sont demandé si l’économie britannique était dominée par la finance ou par la production industrielle ; par la City de Londres ou par les Midlands et le Nord industriels. Comme chez Chandler, ce débat est fondé sur des postulats déclinistes, mais ici, on considère que la classe moyenne a abandonné son rôle moteur à la tête de l’industrie britannique en s’acoquinant avec l’aristocratie et en délaissant ces « sombres usines sataniques » pour s’adonner à la chasse et la pêche dans ses domaines ruraux. Pourtant, Beard était à la fois un fabricant et un rentier, avec des établissements à Londres et un réseau de studios à travers l’ensemble de son territoire juridique. Ce « portefeuille » d’investissements diversifié était courant au sein de la classe moyenne. Ce qui importait n’était pas tant les vocations personnelles ou un attachement à une forme particulière d’activité économique, que le retour sur investissement. Comme d’autres fabricants, les daguerréotypistes recherchaient un taux de profit qui leur permettrait de se retirer des affaires pour adopter un autre mode de vie. Le fait que certains des photographes les plus célèbres de l’époque, tels Roger Fenton ou Camille Silvy, aient fini par abandonner le métier laisse les historiens perplexes. Cette perplexité est le résultat d’un présupposé inhérent à une conception artistique, plutôt qu’économique, de cette activité. En réalité, il n’y avait là rien de surprenant. Ces deux photographes célèbres ont abandonné une activité économique risquée, la photographie, pour des manières plus sécurisées d’obtenir un revenu (le droit, la diplomatie). Il était parfaitement normal pour des hommes de la classe moyenne de quitter une industrie à haut risque, mais à fort rendement, pour des professions libérales ou, une fois l’investissement fait et une rente stable de 5 % assurée, de se consacrer au bénévolat dans des associations caritatives et des communautés religieuses, ou encore à la politique locale84.
35Même sans considérer le confort de la situation de rentier, de bonnes raisons justifiaient la stratégie adoptée par Beard jusqu’en 1845 ou 1846, qui était fondée sur le contrôle du marché londonien du portrait individuel et la cession parallèle de licences d’exploitation à des opérateurs dans les provinces, où il manquait de contacts et d’une connaissance du marché local. Il lui arrivait d’intervenir lorsqu’un studio local connaissait des difficultés, ce qu’il fit en 1849, reprenant le contrôle de studios à Cheltenham et Manchester. Il envoyait alors l’un de ses ingénieurs, ou bien son fils, pour gérer l’activité. Le nom de J. F. Goddard, un chimiste qui travaillait pour Beard, apparaît dans divers documents avec un statut de propriétaire ou gérant de divers studios régionaux de daguerréotypes, ce qui peut indiquer qu’il a été régulièrement envoyé diriger un studio local en attendant de trouver un nouveau concessionnaire.
- 85 Ceci n’est pas sans rappeler le modèle industriel de la production de « jouets » à Birmingham, étu (...)
- 86 En ce qui concerne les notions de subsomption formelle et réelle, voir Karl Marx, Le chapitre VI. (...)
36Le modèle économique de Beard a remarquablement bien fonctionné. Par sa vaste amplitude, la classe moyenne dans la capitale – familles de propriétaires terriens venus en ville pour « la saison » ; banquiers, commerçants et officiers de l’armée ; hauts fonctionnaires ; et toutes les personnes à leur service, comme les avocats et les médecins, les artistes, architectes, musiciens et écrivains, drapiers, et ainsi de suite – constituait un marché substantiel pour les portraits au daguerréotype. Ces personnes ont fourni une demande suffisante pour soutenir les trois studios de Beard dans le quartier de West End. Sans compter que ses concessionnaires, dispersés à travers la Grande-Bretagne, lui versaient des droits de licence, et parfois des redevances courantes, tout en prenant à leur charge l’investissement en capital fixe – pour le montage du studio et le renouvellement des stocks, qui nécessitait souvent, comme l’exigeait Beard de ses concessionnaires, de se fournir exclusivement auprès de lui pour les articles dont ils avaient besoin85. Dans le réseau de studios de Beard, ce sont les concessionnaires régionaux qui étaient exposés au risque (insuffisance de commandes dans la localité, déclin des ventes, manque de capital circulant), laissant Beard en position de reprendre possession de la licence et de la revendre. Ce type de « subsomption formelle », où le procès de travail restait maîtrisé par un fabricant formellement indépendant, était plus avantageux pour Beard qu’une « subsomption réelle », faisant du propriétaire capitaliste le seul prescripteur du procès et de la cadence de travail86. L’industrie photographique des débuts nous offre une autre illustration du caractère polymorphique du mode de production capitaliste.
- 87 Roy Flukinger a relevé nombre de ces problèmes, mais ses explications tendent au whiggisme. Roy Fl (...)
37Le récit classique des débuts de la photographie nous présente l’essor et le triomphe esthétique de l’image argentique, et Beard n’y est qu’une ombre au tableau, planant sur les photographes sincères qui ont méprisé le commerce pour se dévouer entièrement à leur honorable vocation. La vie antérieure de Beard, qui avait été marchand de charbon, semble avoir noirci sa réputation. Dans ce récit, l’artiste et gentleman libéral Antoine Claudet représente tout ce que Beard n’était pas87. Que Claudet se soit associé à George Houghton pour monter un commerce de verre dans le quartier londonien de Holborn et soit resté son partenaire jusque dans les années 1850 est commodément passé sous silence. Les daguerréotypes de Beard sont considérés comme des marchandises produites en masse, bien pauvres en matière de personnalité ou de bon goût. La tête et les épaules du modèle sont placées au centre de l’image. Les poses sont rigides et les accessoires ou toiles de fond généralement absents. Les critiques peuvent bien reconnaître les problèmes techniques auxquels le daguerréotypiste est confronté, admettre que ses images sont de bonne facture et, un peu plus tard, observer que leur colorisation fait montre d’une certaine finesse, celles-ci restent banales ; tout à fait le genre de choses qui pourraient plaire à un marchand de charbon. Et lorsque l’on estime que certains daguerréotypes sortis des studios de Beard cassent ce moule, il faudrait aller chercher la raison de leur originalité du côté de ses opérateurs. On nous dit, en revanche, que Claudet a réalisé des images exquises, faisant preuve de beaucoup de raffinement et de distinction. Ses poses sont variées et inhabituelles, ses éclairages subtils et les décors entourant ses modèles inventifs et élaborés. Les portraits au daguerréotype de Claudet ne sont pas considérés comme des marchandises, mais comme des images témoignant de la touche artistique d’un maître. La « faillite » de Beard en 1849 ne fait que renforcer ce récit moral, du moins c’est l’histoire que l’on raconte.
- 88 Bernard V. Heathcote et Pauline F. Heathcote, « Richard Beard : An Ingenious and Enterprising Pate (...)
- 89 Robert B. Fisher, « The Beard. Photographic Franchise in England : An Overview », dans Peter E. Pa (...)
- 90 Bernard Heathcote et Pauline Heathcote, A Faithful Likeness : The First Photographic Portrait Stud (...)
- 91 Le principe de symétrie dans les analyses historiques, entre des acteurs équivalents qui ne pouvai (...)
- 92 Steve Edwards, « Decor and Decorum at the “Temple of Photography” », dans Dana Arnold (dir.), Inte (...)
38Depuis les années 1970, la cote de popularité de Beard a quelque peu augmenté. On voit en lui aujourd’hui « un détenteur de brevet ingénieux et entreprenant », qui a fait preuve d’un « sens aigu des affaires »88. Beard, nous dit-on, a fait l’« habile » acquisition du brevet lorsque Claudet ne pouvait pas enchérir aussi haut89 ; c’était un « homme d’affaires perspicace » qui fit un choix « astucieux en ce qui concerne la localisation de son premier studio90 ». Faire l’éloge de l’« habileté » et de l’« ingéniosité » des entrepreneurs, ou railler les marchands de charbon n’est pas mon affaire ici, mais retracer l’histoire de l’émergence du daguerréotype en Grande-Bretagne nécessite de réévaluer les approches habituelles et de placer Claudet et Beard en symétrie sur un même plan de concurrence commerciale91. Cette proposition n’implique pas d’éluder les différences évidentes qui distinguent leurs daguerréotypes, mais de les expliquer – rappelons que l’un et l’autre employaient des opérateurs et qu’il n’existe aucun moyen fiable de déterminer l’auteur d’une photographie, quelle qu’elle soit. Beard, comme d’autres, cherchait simplement des débouchés pour son capital, du commerce de charbon aux studios de photographie, en passant par des investissements dans le pigment bleu outremer ou des rentes immobilières. La photographie a pris place parmi toute une gamme d’activités commerciales, et ce qui comptait pour lui était le taux de profit. Claudet a suivi un autre chemin, en poursuivant une stratégie de distinction. Les clauses de sa licence de brevet l’empêchant d’utiliser plus de trois appareils, le modèle économique déployé par Beard lui était inaccessible. Au lieu de développer un réseau de studios, il s’est spécialisé dans la qualité, a créé un studio somptueux, ouvert à l’expérimentation et ciblant un marché haut de gamme. Profitant de l’ouverture aux échanges internationaux du milieu de siècle, Claudet s’est approprié les attributs du « bon goût français » pour solidifier sa position dans le commerce de luxe92. Évaluer la photographie au tribunal de « l’art » permet difficilement d’expliquer les choix économiques que firent ces hommes, et en retour, de comprendre l’art lui-même.
Notes
1 Le texte de cet article a été présenté en séance plénière lors de la conférence « The Business of Photography », organisée par le Photographic History Research Centre à De Montfort University, le 17 juin 2019. Je tiens à remercier les organisateurs pour leur invitation et leur hospitalité. Comme toujours, le public s’est distingué par des commentaires intelligents et perspicaces. Je tiens également à exprimer une gratitude toute particulière à deux précieux interlocuteurs : Jennifer Tucker et Michelle Henning ; et mes remerciements à Marcel van der Linden pour ses conseils historiques avisés, ainsi qu’à Patrizia Di Bello et aux deux relecteurs de la revue History of Photography pour leurs suggestions fort utiles. Répondre à l’ensemble de ces suggestions impliquerait de transformer cette intervention – ou cette provocation – en un long projet de recherche, mais j’espère avoir tenu compte des critiques les plus importantes.
2 Lucia Moholy, A Hundred Years of Photography, 1839-1939. Londres : Penguin, 1939 ; Beaumont Newhall, Photography : A Short Critical History. New York (N. Y.) : Museum of Modern Art, 1938 ; Helmut Gernsheim, The History of Photography from the Earliest Use of the Camera Obscura in the Eleventh Century up to 1914. Oxford : Oxford University Press, 1955. Les travaux de Joseph Maria Eder, qui portent sur la chimie, font évidemment figure d’exception à la règle : voir Joseph Maria Eder, History of Photography [1932]. New York (N. Y.) : Dover, 1978.
3 Aaron Scharf, Art and Photography. Londres : Allen Lane, 1968. Le fait que Aaron Scharf, un exilé du maccarthysme se soit établi en Grande-Bretagne à l’invitation d’Anthony Blunt indique que ce tournant n’est pas l’effet d’un alignement politique marqué.
4 Christopher Phillips, « The Judgement Seat of Photography », October 22, 1982, p. 27-63. Pour un exemple concret, voir Stuart Bennett, « Jabez Hogg Daguerreotype », History of Photography, vol. 1, no 4, 1977, p. 318. Stuart Bennett était le commissaire-priseur lors de la vente du daguerréotype en question.
5 À titre d’exemple, voir l’étude de Michael Pritchard, « The Development and Growth of British Photographic Manufacturing and Retailing, 1839-1914 », thèse de doctorat non publiée. Leicester : De Montfort University, 2010.
6 Pour une étude allant dans ce sens, voir Stephen Edwards, The Making of English Photography : Allegories. University Park (Penn.) : Penn State University Press, 2006.
7 Karl Marx, Le capital. Critique de l’économie politique, Livre premier : Le procès de production du capital, éd. dirigée par Jean-Pierre Lefebvre. Paris : Presses universitaires de France, 1993, p. 500.
8 Voir, par exemple, la première partie de Steven Edwards, The Making of English Photography, op. cit. Imaginez un instant une histoire du télégraphe qui se serait contentée de juger la qualité des messages en code morse, ou bien une Revue d’études critiques de la chaudière, qui aurait sa conférence attitrée et ses factions rivales d’interprétation. Verrons-nous un jour se développer un canon autour de ces objets, avec musées, spécialistes et départements universitaires ?
9 Guy Debord, La société du spectacle [1967], dans id., Œuvres. Paris : Gallimard, 2006, p. 775, souligné par l’auteur.
10 Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », dans Benjamin H. D. Buchloh et R. Wilkie (dir.), Mining Photographs and Other Pictures : A Selection from the Negative Archives of Shedden Studio, Glace Bay, Cape Breton, 1948-1968. Halifax : NSCAD, 1983, p. 193-268. Voir aussi id., « An Eternal Esthetics of Laborious Gestures », Grey Room, no 55, 2014, p. 16-27.
11 David E. Nye, Image Worlds : Corporate Culture at General Electric, 1890-1930. Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1985.
12 Ibid. De même, l’éditorial d’un numéro récent et précurseur de la Radical History Review, consacré à la photographie et au travail, soulignait que la Baker Library de la Harvard Business School possède 32 000 photographies d’« usines, de techniques de production, de chefs d’entreprises et de personnes au travail dans des environnements industriels » , tandis que, complète l’éditorialiste, la United Fruit Company détient « plus de 10 400 photographies des activités de l’entreprise en Amérique du Sud et aux Caraïbes entre 1891 et 1962 » : Kevin Coleman, Daniel James et Jayeeta Sharma, « Introduction : Photography and Work », Radical History Review, no 132, 2018, p. 1-22 : <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1215/01636545-6942345> (consulté le 17 février 2020).
13 Elspeth H. Brown, The Corporate Eye : Photography and the Rationalization of American Commercial Culture, 1884-1929. Baltimore (Md.) : Johns Hopkins University Press, 2005 ; Patricia Johnston, Real Fantasies : Edward Steichen’s Advertising Photography. Berkeley (Calif.) : University of California Press, 1997.
14 Gisèle Freund, Photography and Society. Londres : Gordon Fraser, 1980 (publication tirée de sa thèse de doctorat, soutenue à la Sorbonne en 1936) ; André Rouillé, L’empire de la photographie. Photographie et pouvoir bourgeois, 1839-1870. Paris : Le Sycomore 1982 ; Molly Nesbit (texte) et Eugene Atget (photos), Atget’s Seven Albums. New Haven (Conn. ) : Yale University Press 1992 ; Elizabeth Anne McCauley, A.A.E. Disderi and the Carte de Visite Portrait Photograph. New Haven (Conn.) : Yale University Press, 1985 ; id., Industrial Madness : Commercial Photography in Paris, 1848-1871. New Haven (Conn.) : Yale University Press, 1994. Mentionnons également l’excellent travail de Deepali Dewan et Deborah Hutton sur Raja Deen Dayal qui, sans être ouvertement théorique, offre un aperçu fascinant de la variété du travail à l’œuvre au sein d’un studio de photographie en suivant la trace d’un photographe à travers les archives : Deepali Dewan et Deborah Hutton, Raja Deen Dayal : Artist-Photographer in 19th-Century India, Ahmedabad, Mapin, 2013.
15 Molly Nesbit, « What Was an Author? », Yale French Studies, no 73, 1987, p. 240. Cela ne signifie pas que cette transformation n’était qu’intellectuelle. Les défaites politiques ont joué un rôle important, bien que peu reconnu, dans la formation de ce champ d’études.
16 La discipline née dans les années 1920 aux États-Unis sous le nom de Business History recouvre l’étude de l’activité des entreprises au sens large, d’un point de vue historique. Les chercheurs qui travaillent dans ce champ s’intéressent aussi bien à l’histoire des organisations entrepreneuriales, de leurs parties prenantes, de leurs stratégies commerciales et de leurs modes de management, qu’aux régulations qui les encadrent et à leurs effets sur la société. En français, le terme est débattu ; les traductions proposées variant d’« histoire des affaires », souvent rejetée pour sa connotation négative, à « histoire des entreprises », traduction retenue dans cet article [NdT].
17 Geoffrey Batchen, « Vernacular Photographies », History of Photography, vol. 24, no 3, 2000, p. 262-271 ; id., « Snapshots : Art History and the Ethnographic Turn », Photographies, vol. 1, no 2, 2008, p. 121-142.
18 Don Slater, « Marketing the Medium : An Anti-Marketing Report », Camerawork, no 18, 1980, p. 6-7. Voir aussi Elizabeth Edwards, « Objects of Affect : Photography Beyond the Image », Annual Review of Anthropology, no 41, 2012, p. 221-234.
19 Gil Pasternak, « Taking Snapshots, Living the Picture : The Kodak Company’s Making of Photographic Biography », Life Writing, vol. 12, no 4, 2015, p. 431-446 ; Lynn Berger, « Snapshots, or : Visual Culture’s Clichés », Photographies, vol. 4, no 2, 2011, p. 175-190. Lynn Berger aurait aussi pu parler de « stéréotype », un terme dont l’étymologie est similaire. Voir aussi John Taylor, « Kodak and the “English” Market Between the Wars », Journal of Design History, vol. 7, no 1, 1994, p. 29-42.
20 Geoffrey Batchen, « The Art of Business », dans Steven Kasher (dir.), America and the Tintype. Göttingen : Steidl, 2008 ; et id., Apparitions : Photography and Dissemination. Sydney : Power Publications, 2019.
21 Voir, par exemple, Amnesty International, « This is What We Die For : Human Rights Abuses in the Democratic Republic of the Congo. The Global Trade in Cobalt », 2016 : <https://www.amnesty.org/download/Documents/AFR6231832016ENGLISH.PDF> (consulté le 17 février 2020).
22 Liam Campling, « Trade Politics and the Global Production of Canned Tuna », Marine Policy, vol. 69, no 7, 2016, p. 220-228 ; Elizabeth Havice et Liam Campling, « Where Chain Governance and Environmental Governance Meet : Interfirm Strategies in the Canned Tuna Global Value Chain », Economic Geography, vol. 93, no 3, 2017, p. 292-313. Voir aussi Alison Hulme, On the Commodity Trail : The Journey of a Bargain Store Product from East to West. Londres : Bloomsbury, 2015.
23 Pour des exemples de travaux sur des photographes traitant de l’urgence climatique, voir Jennifer A. Peeples, « Toxic Sublime : Imaging Contaminated Landscapes », Environmental Communication : A Journal of Nature and Culture, vol. 5, no 4, 2011, p. 373-392 ; Julia Peck, « Vibrant Photography : Photographs, Actants and Political Ecology », Photographies, vol. 9, no 1, 2016, p. 71-89 ; Verena Kaspar-Eisert, « Poisoned Pictures », PhotoResearcher, no 32, 2019. Pour une approche novatrice, voir Louise Purbrick, « Nitrate Ruins : The Photography of Mining in the Atacama Desert, Chile », Journal of Latin American Cultural Studies, vol. 26, no 2, 2017, p. 253-278.
24 Contrairement à la plupart des formules chimiques de l’époque, ce procédé était « relativement permanent » ; en fonction de sa masse atomique, sa demi-vie ou période radioactive s’étendait de 700 millions à 4,5 milliards d’années. Les photographies réalisées avec une technologie à l’uranium mettent un certain temps à s’estomper.
25 Je pense, par exemple, aux travaux d’Arthur T. Gill, R. Derek Wood, Bernard Heathcote et Pauline Heathcote.
26 « La photographie, avec ou sans le capitalisme », conférence internationale organisée par Guillaume Blanc et Taous R. Dahmani, Institut national d’histoire de l’art, Paris, 18-19 décembre 2018.
27 Michelle Henning, Photography : The Unfettered Image. Londres : Routledge, 2018.
28 Kelley Wilder, Ulla Fischer-Westhauser et Uwe Schögl (dir.), « Photography in the Marketplace », PhotoResearcher, no 25, 2016 ; Kevin Coleman, Daniel James et Jayeeta Sharma (dir.), « Photography and Work », Radical History Review, no 132, 2018.
29 L’étude la plus détaillée sur le sujet, à mes yeux, est celle de Maki Fukuoka, « Selling Portrait Photographs : Early Photographic Business in Asakusa, Japan », History of Photography, vol. 35, no 4, 2011, p. 335-373. Voir aussi Wong Hong Suen, « Picturing Burma : Felice Beato’s Photographs of Burma 1886-1905 », History of Photography, vol. 32, no 1, 2008, p. 1-26 ; Karen Fraser, « Studio Practices in Early Japanese Photography : The Tomishige Archive », History of Photography, vol. 33, no 2, 2009, p. 132-144.
30 Stephanie Decker, Matthias Kipping et R. Daniel Wadhwani, « New Business Histories ! Plurality in Business History Research Methods », Business History, vol. 57, no 1, 2015, p. 30-40. Je distinguerais l’approche pluraliste, que les auteurs préconisent, d’une approche hétérogène, car cette dernière n’implique pas nécessairement de piocher dans une « boîte à outils » et laisse libre cours à un antagonisme entre des méthodologies concurrentes.
31 Patrick Fridenson, « Is There a Return of Capitalism in Business History », dans Jürgen Kocka et Marcel van der Linden (dir.), Capitalism : The Reemergence of a Historical Concept. Londres : Bloomsbury, 2016, p. 107-131.
32 Sur le brassage, voir Terry Gourvish et Richard G. Wilson (dir.), The Dynamics of the International Brewing Industry Since 1800. Londres : Routledge,1998 ; Barry Stapleton et James H. Thomas, Gales : A Study in Brewing, Business and Family History. Londres : Routledge, 2019 ; Ignazio Cabras et David M. Higgin, « Beer, Brewing, and Business History », Business History, vol. 58, no 5, 2016, p. 609-624. Sur les sex toys, voir Hallie Lieberman, « Selling Sex Toys : Marketing and the Meaning of Vibrators in Early Twentieth Century America », Enterprise and Society, vol. 17, no 2, 2016, p. 393-433 ; Hallie Lieberman, Buzz : The Stimulating History of the Sex Toy. Cambridge : Pegasus Books, 2017. Voir aussi Samuel Piha, Leila Hurmerinta, Birgitta Sandberg et Elina Järvinen, « From Filthy to Healthy and Beyond : Finding the Boundaries of Taboo Destruction in Sex Toy Buying », Journal of Marketing Management, vol. 34, nos 13-14, 2018, p. 1078-1104.
33 Charles Harvey et Jon Press, « William Morris and the Marketing of Art », Business History, vol. 28, no 4, 1986, p. 36-54 ; id., William Morris : Design and Enterprise in Victorian Britain. Manchester : Manchester University Press, 1991. Voir aussi C. Harvey et al., « William Morris, Cultural Leadership, and the Dynamics of Taste », The Business History Review, vol. 85, no 2, 2011, p. 245-271.
34 Antje Hagen, « Export Versus Direct Investment in the German Optical Industry : Carl Zeiss, Jena et Glaswerk Schott & Gen. in the U.K. from their Beginnings to 1933 », Business History, vol. 38, no 4, 1996, p. 1-20. Travaillant à l’université d’Iéna, Antje Hagen avait accès aux archives de ces entreprises, ce qui lui a permis de comparer en détail leurs approches.
35 Anne Verplanck, « The Business of Daguerreotypy : Strategies for a New Medium », Enterprise and Society, vol. 16, no 4, 2015, p. 889-928. Voir aussi id., « “The Shadow of Your Noble Self” : The Reception and Use of Daguerreotypes », West 86th : A Journal of Decorative Arts, Design History, and Material Culture, vol. 24, no 1, 2017, p. 47-73. Également d’intérêt, les travaux de Vrinda Kadiyali, « Entry, its Deterrence, and its Accommodation : A Study of the U.S. Photographic Film Industry », The RAND Journal of Economics, vol. 27, no 3, 1996, p. 452-478 ; Kamal A. Munir, « The Social Construction of Events : A Study of Institutional Change in the Photographic Field », Organization Studies, vol. 26, no 1, 2005, p. 93-112 ; ainsi que Kamal A. Munir et Nelson Phillips, « The Birth of the “Kodak Moment” : Institutional Entrepreneurship and the Adoption of New Technologies », Organization Studies, vol. 26, no 11, 2005, p. 1665-1687.
36 Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt, The Petite Bourgeoisie in Europe, 1780-1914. Londres : Routledge, 1995, p. 61-70. Voir aussi Peter M. Solar et John S. Lyons, « The English Cotton Spinning Industry, 1780-1840, as Revealed in the Columns of the London Gazette », Business History, vol. 53, no 3, 2011, p. 302-323. Pour une analyse du commerce de la photographie dans les années 1860 qui confirme cette perspective, voir le deuxième chapitre de Steven Edwards, The Making of English Photography, op. cit.
37 David A. Kent, « Small Businessmen and Credit Transactions in Early Nineteenth-Century Britain », Business History, vol. 36, no 2, 1994, p. 47-64.
38 Stana Nenadic, « The Small Family Firm in Victorian Britain », Business History, vol. 35, no 4, 1993, p. 86-114.
39 Patrick Fridenson, « Business Failure and the Agenda of Business History », Enterprise and Society, vol. 5, no 4, 2004, p. 562-582.
40 David E. H. Edgerton, « Industrial Research in the British Photographic Industry, 1879-1939 », dans Jonathan Liebenau (dir.), The Challenge of New Technology : Innovation in British Business Since 1850. Aldershot : Gower, 1988, p. 106-134.
41 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise : Technology and the American Photographic Industry, 1839 to 1935. Baltimore (Md.) : Johns Hopkins University Press, 1975. Voir aussi id., « Technology and the Market : George Eastman and the Origins of Mass Amateur Photography », Technology and Culture, vol. 16, no 1, 1975, p. 1-19. En aparté, il est instructif de constater que les écrits de Roland Barthes occupent une place plus importante dans la littérature consacrée que les travaux de Reese Jenkins. La mort est, semblerait-il, un sujet plus attrayant que l’entreprise ou le travail pour beaucoup d’universitaires.
42 Il y aurait beaucoup à dire sur l’étrange usage des travaux de Reese Jenkins par Bruno Latour, qui les mobilise contre le déterminisme technologique et le matérialisme historiographique. À la lumière de la thèse centrale d’Images and Enterprise, où Reese Jenkins avance que les changements connus par le marché de la photographie découlent des innovations en matière de support technique, la lecture de Latour est en contradiction flagrante avec sa source. Voir, par exemple, Bruno Latour, « Technology is Society Made Durable », dans John Law (dir.), A Sociology of Monsters : Essays on Power, Technology and Domination. Londres : Routledge, 1991, p. 103-132. Cet essai a été précédemment publié dans une première version, co-écrite avec Philippe Mauguin et Geneviève Teil, sous le titre « Pour une cartographie des innovations : le “graphe socio-technique” », dans Dominique Vinck (dir.), La gestion de la recherche. Nouveaux problèmes, nouveaux outils. Bruxelles : De Boeck, 1991, p. 419-480. Une traduction anglaise, réalisée par Gabrielle Hecht, est disponible sur le site internet de Latour : <http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/44bis-GRAPH-GB.pdf> (consulté le 17 février 2020).
43 Pour plus d’informations sur la stratégie de contrôle des brevets déployée par Kodak, voir Michael L. Brookshire et Sidney L. Carroll, « Patents and Vertical Integration as a Source of Monopoly Power : The Photographic Industry », Antitrust Law & Economics Review, vol. 7, no 1, 1974, p. 49-60 ; H. W. Schütt, « David v. Goliath : The Patent Infringement Case of Goodwin v. Eastman », History of Photography, vol. 7, no 1, 1983, p. 1-5. Certains entrepreneurs ont ouvertement rejeté les stratégies d’entreprise fondées sur l’acquisition de brevets. Sur ce point, voir l’étude fascinante de Joris Mercelis, consacrée au papier Velox développé par Leo Baekeland, « The Photographic Paper that Made Leo Baekeland’s Reputation : Entrepreneurial Incentives for Not Patenting », dans Stathis Arapostathis et Graham Dutfield (dir.), Knowledge Management and Intellectual Property : Concepts, Actors and Practices from the Past to the Present. Cheltenham : Edward Elgar, 2013, p. 62-84 : <https://0-www-elgaronline-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/view/edcoll/9780857934383/9780857934383.xml> (consulté le 17 février 2020).
44 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 49 et p. 198. Les géographes marxistes parleraient ici de rente de monopole, liée à des conditions spatiales permettant à l’entreprise de fixer un prix au-dessus de la valeur et d’accumuler ainsi un surprofit.
45 Ibid., p. 191-208.
46 Ibid., p. 236-242.
47 Ibid., p. 319-324. Par ailleurs, la sympathie dont Reese Jenkins fait preuve à l’égard de Kodak en cette période de politique antitrust est notable.
48 Victor L. Hilts, « History of Science at the University of Wisconsin », Isis, vol. 75, no 1, 1984, p. 63-94. Ma compréhension du travail de Reese Jenkins a grandement bénéficié d’un dialogue continu avec Jennifer Tucker.
49 Reese Jenkins, qui avait obtenu la bourse de recherches postdoctorales Harvard-Newcomen en histoire des entreprises, était alors chercheur invité à la Harvard Business School.
50 Alfred D. Chandler Jr., Strategy and Structure : Chapters in the History of the Industrial Enterprise. Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1962 ; id., The Visible Hand : The Managerial Revolution in American Business. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1977. Pour une recension plus récente des contributions d’Alfred Chandler, voir les essais qui composent le numéro spécial de la Business History Review, vol. 82, no 2, 2008, p. 203-317, dédié à sa mémoire.
51 Alfred D. Chandler Jr. et Herman Daems (dir.), Managerial Hierarchies : Comparative Perspectives on the Rise of the Modern Industrial Enterprise. Boston (Mass.) : Harvard University Press, 1980, p. 1.
52 Alfred D. Chandler Jr., The Visible Hand, op. cit.
53 William Lazonick, disciple de Chandler, a appliqué ce modèle à la Grande-Bretagne pour expliquer l’essor et le déclin de l’industrie textile : William Lazonick, « Industrial Organization and Technological Change : The Decline of the British Cotton Industry », Business History Review, vol. 57, no 2, 1983, p. 195-236 ; Bernard Elbaum et William Lazonick (dir.), The Decline of the British Economy : An Institutional Perspective. Oxford : Oxford University Press, 1986. Voir aussi William Lazonick et David J. Teece (dir.), Management Innovation : Essays in the Spirit of Alfred D. Chandler Jr. Oxford : Oxford University Press, 2012. Pour une critique des hypothèses déclinistes dans le domaine des sciences et de la technologie, voir David Edgerton, Science, Technology and the British Industrial “Decline,” 1870-1970. Cambridge : Cambridge University Press, 1996.
54 Philip Scranton et Patrick Fridenson, Reimagining Business History. Baltimore (Md.) : Johns Hopkins University Press, 2013, p. 5.
55 Michael J. De La Merced, « Eastman Kodak Files for Bankruptcy », The New York Times, 19 janvier 2012 : <https://dealbook.nytimes.com/2012/01/19/eastman-kodak-files-for-bankruptcy/> (consulté le 17 février 2020).
56 Il est possible que la financiarisation ait joué un rôle important ici, avec l’émergence de sources de profits (ou de dividendes) d’origine spéculative plutôt que liées à la production industrielle. Pour ce tournant du capitalisme tardif, qui substitue la recherche de rente au profit industriel, voir David Harvey, A Brief History of Neoliberalism. Oxford : Oxford University Press, 2005 ; Costas Lapavitsas, Financialisation in Crisis. Leyde : Brill, 2012 ; id., Profiting without Producing : How Finance Exploits Us All. Londres : Verso, 2013.
57 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 6.
58 Eaton S. Lothrop Jr., « The Industrial Base », History of Photography, vol. 1, no 3, 1977, p. 272.
59 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise, op. cit., p. 67.
60 À ma connaissance, personne ne s’est encore intéressé à la mise au travail des enfants dans l’industrie photographique, mais il serait étrange qu’ils n’aient pas été exploités aussi dans ce secteur. Une fois de plus, ce manque est symptomatique d’une certaine vision de l’histoire de la photographie, dont on fait, consciemment ou non, le récit de l’essor et du triomphe d’une pratique culturelle.
61 Regina Blaszczyk, Imagining Consumers : Design and Innovation from Wedgwood to Corning. Baltimore (Md.) : Johns Hopkins University Press, 2000.
62 Gerald Hanlon, The Dark Side of Management : A Secret History of Management Theory. Londres : Routledge, 2015. Pour une perspective différente, voir Howell John Harris, The Right to Manage : Industrial Relations Policies of American Business in the 1940s. Madison (Wis.) : University of Wisconsin Press, 1982. Quiconque travaille dans une université britannique devrait saisir l’argument de Gerald Hanlon.
63 Michael Löwy et Robert Sayre, Romanticism Against the Tide of Modernity. Durham (N. C.) : Duke University Press, 2001 ; Andrew Hemingway, « Paul Strand and Twentieth-Century Americanism : Varieties of Romantic Anti-Capitalism », Oxford Art Journal, vol. 38, no 1, 2015, p. 37-53.
64 Maxine Berg, The Age of Manufactures, 1700-1820. Londres : Fontana, 1985, p. 85. Pour différents exemples d’une lecture traditionnelle, voir des travaux aussi divers que ceux de Walt W. Rostow, The Stages of Economic Growth. Cambridge : Cambridge University Press, 1962 ; H. John Habakkuk, American and British Technology in the Nineteenth Century : The Search for Labour Saving Inventions. Cambridge : Cambridge University Press, 1962 ; Eric J. Hobsbawm, Industry and Empire. Londres : Penguin, 1968 ; David S. Landes, The Unbound Prometheus : Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present. Cambridge : Cambridge University Press, 1969. Le capital de Karl Marx a souvent été lu dans ce sens, mais cela implique d’ignorer son analyse du travail en tant que procès et, en particulier, ses observations sur « l’intensification du travail ». Pour une lecture alternative, qui a ma faveur, voir Jairus Banaji, Theory as History : Essays on Modes of Production and Exploitation. Leyde : Brill, 2010.
65 Peter A. Hall et David Soskice (dir.), Varieties of Capitalism : Institutional Foundations of Comparative Advantage. Oxford : Oxford University Press, 2001 ; Bob Hancké, Martin Rhodes et Mark Thatcher (dir.), Beyond Varieties of Capitalism : Conflict, Contradictions, and Complementarities in the European Economy. Oxford : Oxford University Press, 2008 ; Bob Hancké (dir.), Debating Varieties of Capitalism : A Reader. Oxford : Oxford University Press, 2009. Voir aussi Susanna Fellman, Martin Iverson, Hans Sjögren et Lars Thue (dir.), Creating Nordic Capitalism : The Business History of a Competitive Periphery. Londres : Palgrave Macmillan, 2008. Pour une diversité d’approches, voir le numéro spécial de la Business History Review, vol. 84, no 4, 2010, p. 633-677.
66 Pourtant, au Japon, les études consacrées à la photographie se sont développées sans même tenir compte de la controverse qui a opposé les historiens Rono et Koza dans les années 1930, deux factions proposant des analyses radicalement différentes de la société japonaise. Que le Japon, à cette époque, ait déjà opéré sa transition vers le capitalisme ou soit encore dans un mode de production tributaire est évidemment crucial pour l’analyse. Voir Yasukichi Yasuba, « Anatomy of the Debate on Japanese Capitalism », The Journal of Japanese Studies, vol. 2, no 1, 1975, p. 63-82 ; Gavin Walker, The Sublime Perversion of Capital : Marxist Theory and the Politics of History in Modern Japan. Durham (N. C.) : Duke University Press, 2018.
67 Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, Markets and Technology in Nineteenth-Century Industrialization », Past & Present, vol. 108, no 1, 1985, p. 133-176 ; id. (dir.), World of Possibilities : Flexibility and Mass Production in Western Industrialization. Cambridge : Cambridge University Press, 1997.
68 Pour un résumé, voir Andrea Colli et Mary Rose, « Family Business », dans Geoffrey Jones et Jonathan Zeitlin (dir.), The Oxford Handbook of Business History. Oxford : Oxford University Press, 2007, p. 194-218.
69 Ibid., p. 204.
70 Philip Scranton et Patrick Fridenson, Reimagining Business History, op. cit., p. 77.
71 Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », art. cité.
72 David E. Nye, Image Worlds, op. cit.
73 Maxine Berg, « Small Producer Capitalism in Eighteenth-Century England », Business History, vol. 35, no 1, 1993, p. 18.
74 Gail Day et Steven Edwards, « Differential Time and Aesthetic Form : Uneven and Combined Capitalism in the Work of Allan Sekula », dans James Christie et Nesrin Degirmencioglu (dir.), Cultures of Uneven and Combined Development. Leyde : Brill, 2019, p. 253-288.
75 Nicholas F. R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution. Oxford : Oxford University Press, 1985 ; C. Knick Harley, « British Industrialization Before 1841 : Evidence of Slower Growth during the Industrial Revolution », The Journal of Economic History, vol. 42, no 2, 1982, p. 267-289. Voir aussi Nicholas F. R. Crafts, Stephen J. Leybourne et T. C. Mills, « Trends and Cycles in British Industrial Production, 1700-1913 », Journal of the Royal Statistical Society : Series A, vol. 152, no 1, 1989, p. 43-60. Pat Hudson a soutenu qu’une attention disproportionnée à la croissance économique a faussé la compréhension des mutations qui se sont réellement produites, et l’économie britannique de 1840 était très différente de celle de 1760. Ce qui a importé ici, c’est une croissance soutenue plutôt qu’une intensité ponctuelle. Voir Pat Hudson, The Industrial Revolution. Londres : Hodder Arnold, 1992. Comme le souligne Martin Daunton, la thèse d’une faible croissance est infondée et nombre des analyses allant dans ce sens se limitent à un nombre choisi de secteurs. Voir Martin J. Daunton, Progress and Poverty : An Economic and Social History of Britain, 1700-1850. Oxford : Oxford University Press, 1995, p. 127-129. Martin Daunton soutient que c’est la forte productivité du secteur agricole qui, en rendant disponibles des masses de travailleurs excédentaires, a permis la restructuration de l’économie britannique.
76 V. A. C. Gatrell, « Labour Power and the Size of Firms in Lancashire Cotton in the Second Quarter of the Nineteenth Century », The Economic History Review : Second Series, vol. 30, no 1, 1977, p. 95-139. Dans un essai très remarqué, Raphael Samuel a souligné la prévalence d’une production artisanale et à petite échelle tout au long du siècle. Voir Raphael Samuel, « Workshop of the World : Steam Power and Hand-Technology in Mid-Victorian Britain », History Workshop Journal, vol. 3, no 1, 1977, p. 6-72. Voir aussi Maxine Berg, The Age of Manufactures, op. cit.
77 Ce qui ne signifie pas que l’influence de la grande industrie était négligeable. L’excellente étude de Clive Behagg sur le tissu économique de Birmingham montre que les grandes entreprises assujettissaient souvent les plus petites unités de production par le contrôle du crédit et des intrants. La grande industrie a souvent entraîné la prolifération de petits ateliers gravitant autour d’elle, et non leur inexorable éradication. Voir Clive Behagg, Politics and Production in the Early Nineteenth Century. Londres : Routledge, 1990 ; id., « Masters and Manufacturers : Social Values and The Smaller Unit of Production in Birmingham, 1800-1850 », dans Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt (dir.), Shopkeepers and Master Artisans in Nineteenth-Century Europe. Londres : Methuen, 1984, p. 137-154.
78 Maxine Berg, « Small Producer Capitalism », art. cité, p. 23 ; Pat Hudson, The Industrial Revolution, op. cit., p. 29.
79 Pour d’exceptionnellement bons résumés de ces débats, voir Maxine Berg, The Age of Manufactures, op. cit. ; Pat Hudson, The Industrial Revolution, op. cit. Martin J. Daunton, Progress and Poverty, op. cit. en propose un compte-rendu nuancé.
80 Maxine Berg, « Women’s Work, Mechanisation and the Early Phases of Industrialization in England », dans Patrick Joyce (dir.), The Historical Meanings of Work. Cambridge : Cambridge University Press, 1987, p. 64-98 ; Ivy Pinchbeck, Women Workers and the Industrial Revolution, 1750-1850. New York (N. Y.) : F. S. Crofts & Company, 1930 ; Barbara Taylor, « “The Men are as Bad as Their Masters…” : Socialism, Feminism, and Sexual Antagonism in the London Tailoring Trade in the Early 1830s », Feminist Studies, vol. 5, no 1, 1979, p. 7-40. Les femmes étaient souvent valorisées pour leur dextérité – leurs « doigts agiles ». Pourtant cette compétence n’était pas jugée constitutive d’un travail qualifié. Voir D. Elson et Ruth Pearson, « “Nimble Fingers Make Cheap Workers” : An Analysis of Women’s Employment in Third World Export Manufacturing », Feminist Review, no 7, 1981, p. 87-107.
81 Richard Price, Masters, Unions & Men : Work Control in Building and the Rise of Labour, 1830-1914. Cambridge : Cambridge University Press, 1980. Dans la construction, comme dans l’exploitation minière, le travail manuel a survécu jusqu’à la fin du siècle.
82 Sur la machine à coudre, voir Karl Marx, Le capital, op. cit., p. 530-531.
83 Elspeth H. Brown, The Corporate Eye, op. cit., p. 2. Toutefois, son étude porte sur la production en série et la production en continu, et son observation sur les quatre modèles en concurrence semble n’être qu’une typologie liminaire.
84 Robert J. Morris, Men, Women and Property in England, 1780-1870. Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
85 Ceci n’est pas sans rappeler le modèle industriel de la production de « jouets » à Birmingham, étudié par Clive Behagg. De grandes usines y sous-traitaient la production à de petits ateliers, se dédouanant ainsi des coûts en capital fixe. Les petits ateliers étaient formellement subsumés sous un capital plus important, d’une manière qui n’affectait pas le procès de travail. En période de ralentissement ou de crise, les grands fabricants se repliaient sur leur cœur d’activité et laissaient les petits artisans encaisser le choc. Clive Behagg, Politics and Production, op. cit.
86 En ce qui concerne les notions de subsomption formelle et réelle, voir Karl Marx, Le chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867 – Le Capital, livre I, trad. de l’allemand par Gérard Cornillet, Laurent Prost et Lucien Sève. Paris : Les Éditions sociales, 2010.
87 Roy Flukinger a relevé nombre de ces problèmes, mais ses explications tendent au whiggisme. Roy Flukinger, « Beard and Claudet : A Further Inquiry », dans John Wood (dir.), The Daguerreotype : A Sesquicentennial Celebration. Londres : Duckworth 1989, p. 91-96.
88 Bernard V. Heathcote et Pauline F. Heathcote, « Richard Beard : An Ingenious and Enterprising Patentee », History of Photography, vol. 3, no 4, 1979, p. 313.
89 Robert B. Fisher, « The Beard. Photographic Franchise in England : An Overview », dans Peter E. Palmquist (dir.), The Daguerreian Annual, s. l., s. é., 1992, p. 73-95, ici, p. 74.
90 Bernard Heathcote et Pauline Heathcote, A Faithful Likeness : The First Photographic Portrait Studios in the British Isles, 1841 to 1855. Lowdham : auto-publication, 2002, p. 4-5.
91 Le principe de symétrie dans les analyses historiques, entre des acteurs équivalents qui ne pouvaient prédire l’avenir, a été développé par l’école de sociologie des sciences d’Édimbourg. Cette perspective implique de « relier les actes […] aux significations et typifications des acteurs eux-mêmes. Tout acteur social doit a priori être vu comme agissant authentiquement, en accord avec sa propre conception du monde » : Barry Barnes, Scientific Knowledge and Sociological Theory. Londres : Routledge et Kegan Paul, 1974, p. 69.
92 Steve Edwards, « Decor and Decorum at the “Temple of Photography” », dans Dana Arnold (dir.), Interdisciplinary Encounters : Hidden and Visible Explorations of the Work of Adrian Rifkin. Londres : IB Tauris, 2015, p. 73-105.
Haut de pageNote de fin
1 Steve Edwards, Photography : A Very Short Introduction. Oxford : Oxford University Press, 2006.
2 Steve Edwards, The Making of English Photography : Allegories. University Park (Penn.) : Pennsylvania State University Press, 2006.
3 Steve Edwards, « [Guide de lecture] Photographie », Période, 14 mai 2018 : <http://revueperiode.net/guide-de-lecture-photographie/> (consulté le 21 janvier 2024).
4 Steve Edwards, « Why Pictures ? From Art History to Business History and Back Again », History of Photography, vol. 44, no 1, 2020, p. 3-15, DOI : <10.1080/03087298.2020.1827832> (consulté le 21 janvier 2024).
5 Reese V. Jenkins, Images and Enterprise : Technology and the American Photographic Industry, 1839 to 1925. Baltimore (Md.) : Johns Hopkins University Press, 1975.
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Référence papier
Steve Edwards, « Pourquoi les images ? », Photographica, 8 | 2024, 157-177.
Référence électronique
Steve Edwards, « Pourquoi les images ? », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/2263 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbb
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