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Du prix historique des photographies. L’Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 par la Société française de photographie

Éléonore Challine
p. 141-154

Texte intégral

L’autrice tient à adresser ses remerciements les plus amicaux à Sébastien Quéquet pour l’aide apportée dans la reproduction de ce document, ainsi qu’au musée des Arts décoratifs pour son aimable autorisation.

  • 1 Société française de photographie, Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935. Par (...)

1L’Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 par la Société française de photographie (SFP) est un document d’archives rare, voire extraordinaire, conservé au musée des Arts décoratifs à Paris1. À ma connaissance, c’est la première fois qu’une collection de photographies anciennes est ainsi estimée. Quelle est la valeur d’une épreuve d’Hippolyte Bayard, d’un daguerréotype de Louis Daguerre, ou d’un portrait de Nadar ? Nous sommes en 1935, à la veille de l’ouverture de l’« Exposition internationale de la photographie contemporaine » au pavillon de Marsan pour laquelle la SFP prête ces pièces.

2En effet, il ne s’agit pas dans ce document d’estimer en vue de vendre la collection – c’est-à-dire d’une mise à prix – mais de livrer la valeur d’assurance, aux yeux de la Société française de photographie donc, de toutes les pièces anciennes et historiques prêtées pour cette manifestation. Cette archive s’apparente davantage à une estimation de la valeur patrimoniale, au sens financier du terme. Comment donc, au mitan des années 1930, juge-t-on et classe-t-on la valeur historique des pièces exposées de cette collection appartenant à une société de photographie fondée en 1854 et alors reconnue d’utilité publique ? Que valent les « incunables » de la photographie à l’heure où se développe son histoire en Europe et aux États-Unis, et où les expositions consacrées au médium, ancien (xixe siècle) ou moderne (xxe siècle), se multiplient ? Juge-t-on ces pièces pour elles-mêmes ou les unes par rapport aux autres ? En somme, quel prix leur donne-t-on ?

Une exposition symbolique

  • 2 Lettre de Charles Peignot à Louis Metman du 13 février 1935, Paris, Musée des Arts décoratifs, D1/ (...)
  • 3 Ibid.
  • 4 Exposition internationale de la photographie contemporaine - section rétrospective (1839-1900) [Pa (...)

3L’« Exposition internationale de la photographie contemporaine » s’est tenue au pavillon de Marsan, du 16 janvier au 1er mars 1936. Elle est accueillie par le musée des Arts décoratifs, grâce à son conservateur Louis Metman, selon une idée et un programme voulus par Charles Peignot, directeur des éditions Arts et métiers graphiques et fondateur de la revue éponyme. Dans le cadre de la préparation de cette exposition dont le principe semble acté en février 19352, ce dernier mobilise ses multiples contacts photographiques en France et à l’étranger. Depuis 1930 et le début de la publication annuelle des albums Photographie d’Arts et métiers graphiques, Peignot échange en effet avec de nombreux photographes. À l’occasion de cette exposition, il se propose de rassembler à la fois le meilleur de la photographie contemporaine et une rétrospective de la photographie ancienne : « Je pense qu’avec un thème aussi important vous n’avez à craindre aucune monotonie et que vous pouvez vous attendre à un gros succès étant donné le nombre de gens qui s’intéressent à la photographie3. » La manifestation comprendra en effet trois parties : « l’Exposition proprement dite de la Photographie contemporaine, une partie scientifique et une section rétrospective montrant le développement de la photographie depuis son invention jusqu’en 19004. »

  • 5 George Besson en soulignera le caractère aussi incohérent qu’abondant. George Besson, « La photogr (...)
  • 6 Paul Alfassa, « Photographies », Revue de Paris, 43e année, t. 1, janvier-février 1936, livraison (...)
  • 7 Raymond Lécuyer, « L’exposition de la photographie contemporaine », L’Illustration, no 4851, 22 fé (...)
  • 8 Jean Vétheuil, « L’exposition internationale de la Photographie contemporaine », La Revue de la Ph (...)
  • 9 En effet, en 1916 et 1917, il y avait eu successivement deux expositions sur la photographie de gu (...)
  • 10 Jacques Guenne, « La photographie vivante – exposition de dix photographes », L’Art vivant, no 201 (...)

4L’« Exposition internationale de la photographie contemporaine » est extrêmement vaste avec ses 1 692 numéros au catalogue – 1 109 pour la partie contemporaine, qui comprend aussi la section scientifique de l’exposition, et 583 pour la partie rétrospective5. Mais surtout, elle est perçue comme un moment particulièrement important pour la photographie. La presse artistique est unanime : « Pour son centenaire, ou à peu près, la photographie obtient ce qu’elle n’avait jamais obtenu encore : son exposition particulière dans un grand musée6 » ; « Événement à retenir : pour la première fois, dans un grand musée parisien, un musée dont les expositions sont justement renommées, la place d’honneur est réservée à la photographie7 » ; ou enfin « C’est la première fois, en France, après un siècle d’existence, que la chambre noire franchit le vestibule d’un Musée officiel8 ». Si les faits ne sont pas complètement exacts9, la portée de l’événement est symbolique : la photographie enfin reconnue comme un art et exposée comme telle, dans un musée d’art. Dans L’Art vivant, le critique d’art Jacques Guenne voit dans cette exposition l’équivalent d’un Salon des indépendants10.

  • 11 Georges Potonniée, « Rétrospective de la photographie (1839 à 1900) », dans Exposition internation (...)
  • 12 Pour cette citation et la précédente, voir la lettre du conservateur du musée à Charles Fabry, mem (...)

5De son côté, la Société française de photographie accepte d’accorder son patronage à l’exposition et son historien en chef, Georges Potonniée, d’écrire un texte pour le catalogue11. Qui plus est, elle accorde le prêt de nombreuses « pièces uniques » de sa collection pour la section rétrospective de la manifestation. Metman, dans sa lettre à Charles Fabry, membre de l’Institut et président de la SFP, précise que celles-ci seront « assurées contre tous risques »12. En effet, depuis sa création en 1854, et en accord avec ses statuts, la Société française de photographie a rassemblé, grâce à des dons, une collection de pièces pour servir l’histoire de la photographie. Outre quelques expositions plus réduites, c’est l’une des rares fois qu’une partie aussi importante de son fonds est prêtée à l’extérieur.

  • 13 Les différents prêteurs de la section rétrospective sont : la Société française de photographie (S (...)
  • 14 Voir la lettre de Charles Fabry, président de la SFP, à Louis Metman, du 18 novembre 1935, Paris, (...)
  • 15 Voir l’« Exposition d’anciennes photographies de Paris de 1839 à 1885 » organisée par Victor Perro (...)

6En 1936, aux côtés de celles d’autres collectionneurs privés rassemblées par Peignot avec l’aide d’André Dignimont et de Georges Sirot13, les collections de la SFP se taillent la part belle. Elles représentent 224 numéros sur les 583 de la rétrospective, soit plus du tiers de la section. Pour les protéger, mais aussi pour mieux les mettre en valeur, la SFP refuse que sa présentation soit incorporée à celle des autres collectionneurs14. La sélection des pièces est confiée à Claude de Santeul et à Potonniée, qui vont d’ailleurs recycler à cette occasion plusieurs expositions antérieures, ainsi celle sur le paysage parisien ou celle sur les modes vestimentaires15. C’est dans le cadre de cet important prêt que la valeur de ces pièces est évaluée pour l’assurance, et que ce document intitulé Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 est produit.

Valeur d’assurance d’une collection de photographies anciennes

7Tapuscrit de seize pages intégralement reproduit ici [Pl. 1 à 16], il rassemble l’évaluation des 224 pièces prêtées pour cette manifestation d’ampleur. Celles-ci sont classées en six colonnes : numéros d’ordre, nature de l’objet, légende, dimensions, référence de collection et estimation. L’organisation interne du document reprend ensuite la structuration de l’exposition et ses différentes sections thématiques : les photographies les plus anciennes du monde, daguerréotypes et collodions, quelques portraits, modes féminines, modes masculines, paysages parisiens, histoire de l’art, anecdotes historiques, analyse du mouvement par la photographie, chez l’homme, chez le cheval, autres animaux, enfin anciens procédés papiers salés et albuminés et paysages. Cette organisation est révélatrice, dans sa forme même, des conceptions de la valeur patrimoniale – pour quoi et en quel sens telle ou telle photographie prend son prix.

  • 16 Voir la lettre du 6 décembre 1935 de l’Office continental d’assurances au musée des Arts décoratif (...)

8Si la SFP a réalisé cette estimation, c’est que le musée des Arts décoratifs a promis d’assurer les pièces exposées. Le montant de la couverture d’assurance pour l’ensemble de l’exposition s’élève à 300 000 francs16, dont 115 300 francs pour la seule SFP, soit plus du tiers du montant global. Contrairement aux assertions souvent faites à propos de la photographie ancienne dans les années 1930 et que l’on retrouve sous la plume de plusieurs collectionneurs, notamment ceux qui se fournissent aux puces ou chez les brocanteurs, à savoir que les photographies du xixe siècle n’ont guère de valeur financière, c’est un chiffre plutôt élevé : le montant de 115 300 francs (1936) annoncé par la SFP équivaut à celui de 93 754 euros de 2022, selon le convertisseur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Je reviendrai un peu plus loin sur les éléments de comparaison, mais rappelons-nous d’ores et déjà que le franc d’après 1914 traverse une crise et qu’il a connu plusieurs dévaluations entre 1928 et la fin des années 1930. Mais encore une fois, il ne s’agit pas d’un prix de mise en vente, c’est une valeur d’assurance, pour beaucoup de pièces souvent jugées d’une « valeur inestimable » au regard de l’histoire de la photographie, ces fameux « incunables » de la photographie, comme on se plaît à les appeler à l’époque.

9En rapportant ce montant au nombre de pièces (224), nous obtenons une valeur moyenne de 514 francs par pièce. En réalité, certaines sont hautement estimées, jusqu’à 10 000 francs, quand d’autres ne dépassent pas les 50 ou 100 francs [Tab. 1].

Tab. 1 Tableau de répartition des pièces prêtées par la SFP en fonction de leur estimation.

Estimation en francs 10 000 5 000 2 000 1 000 500 400 300 200 150 100 50
Nombre de pièces concernées 5 2 6 5 11 1 23 34 86 52 3

10Tandis que 200 francs est le prix moyen attribué aux daguerréotypes de la période 1840-1850, 150 ou 100 francs est celui d’une photographie sur papier des années 1850-1880, qu’il s’agisse d’un calotype ou d’un tirage d’après négatif au collodion. Quant aux quelques éléments évalués à 50 francs, il s’agissait soit de brochures imprimées, soit de lithographies. Tout ce qui dépasse les 300 francs est jugé plus rare ou plus précieux : une lettre de Mme Daguerre annonçant la mort de son mari en 1851 [Pl. 1], des daguerréotypes du pionnier de la photographie Hippolyte Bayard ou des positifs directs du même photographe. Cette somme peut être considérée comme un seuil d’intérêt.

  • 17 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Éléonore Challine, « Hippolyte Bayard, An Eternal Redisc (...)

11À cet égard, notons que Bayard occupe une place non négligeable, voire une des plus centrales, dans cette rétrospective pourtant organisée de manière thématique. À lui seul, il rassemble 27 pièces, dont certaines parmi les évaluations les plus hautes. Est-ce parce que le fonds de la SFP est très riche en Bayard ? En effet, après la mort de ce dernier en 1887, un important don de ses archives est arrivé dans les collections de la Société, représentant plusieurs centaines d’épreuves. N’est-ce pas aussi parce que Potonniée s’est lui-même beaucoup intéressé à la figure de Bayard et qu’il a publié plusieurs textes à son sujet17 ? Toujours est-il que sa part ici, en proportion des autres inventeurs de la photographie (Nicéphore Niépce, Louis Daguerre, William Henry Fox Talbot), est sans conteste la plus importante.

  • 18 Sur la réception de cette image et sa fortune critique au xxe siècle, je renvoie à mon article cit (...)

12Quant aux plus hautes évaluations, celles qui vont de 2 000 à 10 000 francs, elles concernent en tout une douzaine de pièces sur l’ensemble. Sont évaluées à 10 000 francs : l’une des premières chambres noires vendues en 1839 par Alphonse Giroux sous le contrôle et avec la signature de Daguerre portant le no 6, une héliographie obtenue par Niépce en 1827 [Pl. 1] ainsi qu’une autre plus tardive (entre 1829 et 1833), « le plus vieux Daguerréotype du monde » signé Daguerre et daté de 1837, un ensemble de cinq phototypes sur papier (positifs directs) obtenus en mars 1839 par Bayard [Pl. 2]. Ces cinq éléments se rattachent tous à la naissance de la photographie et aux origines de son histoire. De même, les deux pièces estimées à 5 000 francs sont un dessin encadré de Daguerre, « Le village d’Untersen [sic] » [Pl. 1], et le désormais célèbre – mais qui ne l’était pas encore – Autoportrait en noyé de Bayard18 [Pl. 2]. Toutes ces pièces comptent non seulement parmi les plus anciennes de la collection de la SFP, mais aussi parmi les plus précieuses ; elles sont les clés de l’histoire de la photographie dont la Société se trouve la gardienne.

13Pourtant, ce n’est pas individuellement que l’estimation de ces pièces prend véritablement sens, ainsi toutes les épreuves sur papier ou tous les daguerréotypes sont au même prix ou presque, sans distinction de leurs qualités propres. D’une manière générale, elles sont davantage jugées en raison de leur valeur historique que de leur état ou de leur apparence, même si celle-ci joue quelquefois dans l’évaluation des épreuves. C’est surtout dans leur hiérarchie et donc les unes par rapport aux autres que l’estimation de ces pièces prend sa signification, dans un contexte où, précisément, il n’y a pas encore de marché de la photographie ancienne qui en déterminerait ou fixerait les prix comme il se développera à partir des années 1960, et surtout 1970-1980.

D’autres prix

14Que représentent ces prix et à quoi peut-on les comparer, s’interrogeront l’historien et l’historienne ? Un kilogramme de pain vaut 1,61 franc en 1935, une bicyclette Hirondelle à deux vitesses 560 francs selon le catalogue Manufrance de 1936, quand un ouvrier métallurgiste parisien gagne 1 125 francs par mois et un professeur de faculté 4 000 francs mensuels. Pour comprendre les évaluations du document remis par la SFP au musée des Arts décoratifs en décembre 1935, il me semble qu’il faut les comparer aux prix à la fois de la photographie « neuve » et de la photographie ancienne.

  • 19 Pour l’objectif Hermagis, voir la publicité située au début du numéro de la revue Le Photographe : (...)
  • 20 Voir Françoise Denoyelle, La lumière de Paris. Le marché de la photographie 1919-1939. Paris : L’H (...)

15En 1936, la SFP choisit d’exposer peu de matériel photographique et se concentre sur les images. Elle montre cependant la sixième chambre photographique vendue par Giroux et Daguerre, estimée à 10 000 francs. À la même époque, en avril 1936, un objectif Hermagis « L’Hellor » pour le portrait professionnel vaut 990 francs neuf, quand un appareil photographique Leica II d’occasion « état neuf » est proposé à 1 100 francs dans les petites annonces du Photographe19. Dans l’ensemble, si les appareils photographiques et les optiques restent du matériel de précision, et donc cher quand il est destiné aux professionnels, la chambre photographique de 1839 se place bien au-dessus des tarifs pratiqués dans les années 1930. Quant aux tirages photographiques, Françoise Denoyelle nous indique qu’en 1936 le tarif minimum de base d’un portrait photographique de format 13 x 18 centimètres est de 10 francs, quand il est de 150 francs pour trois tirages de même format au Studio Harcourt20. Ainsi en 1936, une photographie sur papier de Gustave Le Gray – jugé comme l’un des plus importants photographes du xixe siècle – datée de 1857 montrant une « Robe de ville, col et manchettes de dentelle » estimée à 150 francs [Pl. 6] vaut la même chose que trois exemplaires d’un portrait pris par le Studio Harcourt, spécialisé dans les vedettes et personnalités.

  • 21 Gabriel Cromer, « Proposition au gouvernement d’une collection sur l’Histoire de la Photographie, (...)

16Les points de comparaison de prix pour la photographie ancienne sont rares, et je vois pour ma part deux cas sur lesquels il est possible de s’appuyer : d’une part, dans les archives du collectionneur Gabriel Cromer qui se trouvent à Rochester (New York), et d’autre part, sur un catalogue de vente daté de mars 1939. Par rapport au coût ponctuel de la photographie ancienne d’abord, car les archives Cromer conservent une facture – c’est la seule qui s’y trouve malheureusement – de la librairie Gumuchian et Cie, 112 rue de Richelieu à Paris, sur laquelle nous pouvons lire par exemple le prix d’un lot de plusieurs daguerréotypes anciens à 205 francs. Par ailleurs, le 11 novembre 1931, lorsque Cromer propose à l’État français de racheter sa collection de photographies anciennes en échange d’une rente – à cette époque, comme rentier, il subit de plein fouet la crise financière –, il demande une somme globale de 320 000 francs, tout en expliquant que celle-ci est « du reste loin de correspondre à ce que m’a coûté, en temps et en argent, la réunion de ma collection21 ». En prenant en compte l’érosion monétaire, Cromer proposait ainsi l’entièreté de sa collection pour seulement 2,3 fois le montant de l’évaluation des prêts de la SFP au musée des Arts décoratifs ; or, il possédait plus de 10 000 pièces, dont certaines extrêmement précieuses et qui complétaient celles de la SFP. À cette aune, les quelque deux cents numéros de la collection de la SFP apparaissent donc hautement évalués.

  • 22 Nicolas Rauch, « Le centenaire de la photographie », La Bibliofilía, vol. 41, nos 7-8, juillet-aoû (...)
  • 23 Voir Maggs Bros, Manuscrits, miniatures et beaux livres du xive au xixe siècle. Les débuts de la p (...)
  • 24 Il s’agit du « recueil complet de toutes les dépêches envoyées par les pigeons voyageurs en 1870, (...)
  • 25 Trois ans auparavant, c’est la même galerie Maggs Bros qui avait vendu une partie de la collection (...)

17L’autre point de comparaison pour les prix de la photographie ancienne, c’est la vente qui se déroule en mars 1939 à l’occasion d’une exposition de la collection Marguerite Milhau22 à la librairie Maggs Bros située 93-95 rue de la Boétie à Paris, trois ans après la manifestation dont il est question ici23. Cette fois-ci, les prix indiqués dans le catalogue de vente sont ceux d’une mise à prix. Au total, 135 pièces sont vendues, à des tarifs variant de 75 francs pour des portraits cartes de visite à 1 000 francs pour un très rare portrait anonyme de Victor Hugo, et jusqu’à 40 000 francs pour un ensemble de photographies microscopiques de René Dagron24. Majoritairement, ce sont des calotypes qui sont proposés aux acheteurs : 70 numéros, soit 53 % des lots photographiques, dont plusieurs ont appartenu à la collection du comte de Chambord25. S’y trouvent même des calotypes négatifs comme ceux de Charles Nègre (nos 481 à 484), pour des sommes allant de 600 à 1 000 francs.

  • 26 « Entretien avec André Jammes. Propos recueillis par Serge Lemoine, directeur du musée d’Orsay, et (...)
  • 27 Maggs Bros, Manuscrits, miniatures et beaux livres du xive au xixe siècle, op. cit., p. 100, 101 e (...)
  • 28 Ibid., p. 97-111.

18L’ensemble des pièces proposées à la vente par Maggs Bros représente la somme de 108 925 francs de 1939, soit 71 482 francs de 1936, donc une moyenne de 529 francs par pièce – très proche par conséquent des 514 francs par pièce pour le prêt de la SFP en 1936. Sauf que, dans le cas présent, ce sont surtout des photographies sur papier qui sont mises à prix. Or, nous avons vu, dans le document de la SFP, que celles-ci étaient en moyenne, sauf exception, évaluées à 100 ou 150 francs. Dans la vente Maggs Bros, leur mise à prix est souvent plus élevée. Qui plus est, elles sont individualisées par leur description dans le catalogue et davantage mises en valeur pour de potentiels acheteurs. Est-ce que les photographies se sont vendues à ce prix ? Dans un entretien de 2002, le collectionneur André Jammes, qui était en lien avec le libraire suisse Nicolas Rauch qui dirigeait la succursale française de Maggs Bros dans les années 1930, indique qu’aucune de ces photographies ne s’est vendue26. Quel était le public visé ? À plusieurs reprises, il est noté « pièce de musée27 » pour en souligner la rareté ou le caractère exceptionnel ; figurent aussi les mentions « très rare », « d’une insigne rareté », « rarissime », ou « extraordinaire »28. C’est aussi la beauté ou la luminosité de ces images qui est jugée et commentée. Y transparaît ainsi un nouveau regard, plus esthétique, sur la qualité des images.

  • 29 Voir dans ce numéro l’article de François Cheval, « Le cours du Herschel : la construction de l’id (...)

19Au terme de ces mises en perspective, nous pouvons considérer que si toute photographie ancienne n’a pas de valeur pécuniaire – celles, banales, que l’on trouve sur les marchés aux puces, dans les brocantes, et en particulier la photographie anonyme –, au contraire, la photographie ancienne d’auteur commence bel et bien à avoir un prix – même rêvé –, et un prix non dérisoire. Dans la vente de 1939, se retrouvent tous les grands noms de la photographie du xixe siècle : Édouard Baldus, les frères Bisson, Louis-Désiré Blanquart-Évrard, Maxime Du Camp, David Octavius Hill, Gustave Le Gray, Henri Le Secq, Noël-Marie Paymal Lerebours, Charles Marville, Nadar, Charles Nègre, Auguste Saltzmann ou encore Silas A. Holmes. Plusieurs fois aussi, apparaissent des « anonymes » – ce qui pourrait paraître contredire ce que je viens d’avancer –, mais loués pour la beauté de leurs images, souvent qualifiées de « magnifiques », et donc des calotypistes en quête d’auteurs. Ce sont quasiment les mêmes noms qui figureront dans la grande vente aux enchères Rauch de 1961 à Genève29.

20Dans la vente de 1939, on voit naître une prise de conscience de la rareté esthétique, qui n’était sans doute pas celle que formulait la SFP en décembre 1935, et qui se rapprocherait de celle des collectionneurs de la période ultérieure, comme André Jammes. Pour l’heure, et dans le document que nous présentons, ce que l’on peut voir à l’œuvre, c’est la prise de conscience d’une rareté et de la valeur historique de ces objets – bien sûr, la seconde n’est sans doute pas possible sans la première. Elle s’est effectuée progressivement depuis 1900, mais s’est renforcée durant l’entre-deux-guerres. Car ce qui compte, comme le soulignait Potonniée dans le texte rédigé à l’occasion de l’exposition de 1936 :

  • 30 Georges Potonniée, « Rétrospective de la photographie (1839 à 1900) », art. cité, p. xxvi-xxvii, n (...)

C’est la valeur historique de ces vieilles images. Témoins incorruptibles des événements et des modes de leur temps, aucun autre document graphique ne saurait les égaler. Et, malgré qu’elles ne soient pas encore très loin dans le recul du passé, on aperçoit déjà nettement combien elles deviendront précieuses dans l’avenir. Il est inutile de citer des exemples. Toutes les épreuves de la Rétrospective en peuvent servir30.

21D’un point de vue intellectuel, c’est de cela dont l’Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 donne la mesure : la « valeur historique de ces vieilles images ». Et d’un point de vue beaucoup plus pragmatique, ce que ce document nous livre, c’est une échelle de valeurs pour les photographies anciennes et une porte d’entrée dans l’histoire du prix qui leur est attribué.

PL. 1 à 16 Société française de photographie, Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935. Paris, Musée des Arts décoratifs, archives de l’UCAD, D1/210 Expositions (1863-1981), « Exposition de 1936 » [Exposition internationale de la photographie contemporaine], dossier « Assurances », tapuscrit, n. p. [16 pages]. Paris, Musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs.

PL. 1 à 16 Société française de photographie, Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935. Paris, Musée des Arts décoratifs, archives de l’UCAD, D1/210 Expositions (1863-1981), « Exposition de 1936 » [Exposition internationale de la photographie contemporaine], dossier « Assurances », tapuscrit, n. p. [16 pages]. Paris, Musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs.
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Notes

1 Société française de photographie, Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935. Paris, Musée des Arts décoratifs, archives de l’UCAD, D1/210 Expositions (1863-1981), « Exposition de 1936 » [Exposition internationale de la photographie contemporaine], dossier « Assurances », tapuscrit, n. p. [16 pages].

2 Lettre de Charles Peignot à Louis Metman du 13 février 1935, Paris, Musée des Arts décoratifs, D1/210 Expositions.

3 Ibid.

4 Exposition internationale de la photographie contemporaine - section rétrospective (1839-1900) [Paris, Musée des Arts décoratifs, 16 janvier-1er mars 1936], Paris, Musées des Arts décoratifs, Pavillon de Marsan, 1936, p. vii.

5 George Besson en soulignera le caractère aussi incohérent qu’abondant. George Besson, « La photographie au pavillon de Marsan », L’Humanité, no 13568, 9 février 1936, p. 8.

6 Paul Alfassa, « Photographies », Revue de Paris, 43e année, t. 1, janvier-février 1936, livraison du 15 février 1936, p. 924.

7 Raymond Lécuyer, « L’exposition de la photographie contemporaine », L’Illustration, no 4851, 22 février 1936, p. 224.

8 Jean Vétheuil, « L’exposition internationale de la Photographie contemporaine », La Revue de la Photographie, no 34, décembre 1935, p. 3.

9 En effet, en 1916 et 1917, il y avait eu successivement deux expositions sur la photographie de guerre au pavillon de Marsan. Voir Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le Musée de photographie en France 1839-1945. Paris : Macula, 2017, p. 217-221.

10 Jacques Guenne, « La photographie vivante – exposition de dix photographes », L’Art vivant, no 201, mars 1936, p. 37. Il y regrette néanmoins l’absence d’Eugène Atget, mort un peu moins de dix ans auparavant.

11 Georges Potonniée, « Rétrospective de la photographie (1839 à 1900) », dans Exposition internationale de la photographie contemporaine - section rétrospective (1839-1900), op. cit., p. xiii-xxvii.

12 Pour cette citation et la précédente, voir la lettre du conservateur du musée à Charles Fabry, membre de l’Institut, 150 avenue du Maine, Paris 14e, du 30 octobre 1935, Paris, Musée des Arts décoratifs, D1/210 Expositions.

13 Les différents prêteurs de la section rétrospective sont : la Société française de photographie (SPF), la Société royale de photographie de Londres, MM. le duc d’Audiffret-Pasquier, Victor Barthélemy, Louis Chéronnet, Jean Diéterle, André Dignimont, Albert Gilles, Henry Lemarié, André Lhote, Nadar, Georges Sirot et Watelin. Pour plus de détails, je me permets ici de renvoyer à mes propres travaux sur cette exposition.

14 Voir la lettre de Charles Fabry, président de la SFP, à Louis Metman, du 18 novembre 1935, Paris, Musée des Arts décoratifs, D1/210 Expositions. Éléonore Challine, Une histoire contrariée, op. cit., p. 421-427.

15 Voir l’« Exposition d’anciennes photographies de Paris de 1839 à 1885 » organisée par Victor Perrot et Georges Potonniée à l’Hôtel de la SFP, 51 rue de Clichy du 3 au 6 octobre 1927 et « Soixante années de modes féminines (1850-1910) », organisée par la SFP à l’occasion du XXIXe Salon international d’art photographique au 51 rue de Clichy du 6 au 21 octobre 1934.

16 Voir la lettre du 6 décembre 1935 de l’Office continental d’assurances au musée des Arts décoratifs, Paris, Musée des Arts décoratifs, D1/210 Expositions. Cet Office continental d’assurances est représenté par un certain M. Cockburn (96 rue faubourg saint Honoré).

17 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Éléonore Challine, « Hippolyte Bayard, An Eternal Rediscovery : The Historical Fortunes of an “Unknown” Photographer in the Twentieth Century », dans Karen Hellman et Carolyn Peter (dir.), Hippolyte Bayard and The Invention of Photography. Los Angeles (Calif.) : J. Paul Getty Museum, 2024, p. 60-73..

18 Sur la réception de cette image et sa fortune critique au xxe siècle, je renvoie à mon article cité supra.

19 Pour l’objectif Hermagis, voir la publicité située au début du numéro de la revue Le Photographe : organe des photographes professionnels, 5 avril 1936, n. p. ; et pour le Leica, la rubrique « Les petites annonces du “Photographe” » dans ce même numéro.

20 Voir Françoise Denoyelle, La lumière de Paris. Le marché de la photographie 1919-1939. Paris : L’Harmattan, 1997, p. 141 et 165.

21 Gabriel Cromer, « Proposition au gouvernement d’une collection sur l’Histoire de la Photographie, de ses précurseurs et de ses applications », tapuscrit, novembre 1931, Archives Cromer, GEH - International Museum of Photography, p. 3.

22 Nicolas Rauch, « Le centenaire de la photographie », La Bibliofilía, vol. 41, nos 7-8, juillet-août 1939, p. 276-278.

23 Voir Maggs Bros, Manuscrits, miniatures et beaux livres du xive au xixe siècle. Les débuts de la photographie. Catalogue no 14. Paris (93-95 rue de la Boëtie [sic]) / Londres (50 Berkeley Square, W1) : Maggs Bros, 1939.

24 Il s’agit du « recueil complet de toutes les dépêches envoyées par les pigeons voyageurs en 1870, et pendant le siège de Paris, par le procédé photographique de Dagron », ibid., p. 107.

25 Trois ans auparavant, c’est la même galerie Maggs Bros qui avait vendu une partie de la collection de livres du comte de Chambord (1820-1883). Voir Bibliothèque du comte de Chambord. 1ère partie, Paris, Maggs Bros, 1936.

26 « Entretien avec André Jammes. Propos recueillis par Serge Lemoine, directeur du musée d’Orsay, et Quentin Bajac, conservateur, le 30 octobre 2002 », 48-14. La Revue du musée d’Orsay, no 16, printemps 2003, p. 110-111. Ce que corrobore Éliette Bation-Cabaud, « Georges Sirot, 1898-1977, Une collection de photographies anciennes », Photogénies, no 3, 1983, n. p.

27 Maggs Bros, Manuscrits, miniatures et beaux livres du xive au xixe siècle, op. cit., p. 100, 101 et 102.

28 Ibid., p. 97-111.

29 Voir dans ce numéro l’article de François Cheval, « Le cours du Herschel : la construction de l’idée de valeur en photographie », p. 92-113.

30 Georges Potonniée, « Rétrospective de la photographie (1839 à 1900) », art. cité, p. xxvi-xxvii, nous soulignons.

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Table des illustrations

Titre PL. 1 à 16 Société française de photographie, Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935. Paris, Musée des Arts décoratifs, archives de l’UCAD, D1/210 Expositions (1863-1981), « Exposition de 1936 » [Exposition internationale de la photographie contemporaine], dossier « Assurances », tapuscrit, n. p. [16 pages]. Paris, Musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs.
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Pour citer cet article

Référence papier

Éléonore Challine, « Du prix historique des photographies. L’Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 par la Société française de photographie »Photographica, 8 | 2024, 141-154.

Référence électronique

Éléonore Challine, « Du prix historique des photographies. L’Envoi fait au musée des Arts décoratifs le 2 décembre 1935 par la Société française de photographie »Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/2262 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pb9

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Éléonore Challine

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