L’autrice tient à remercier ses deux relectrices, Éléonore Challine et Anaïs Mauuarin pour leur précieuse collaboration à la rédaction de cet article.
1Sur les marchés aux puces et les brocantes, il est de plus en plus fréquent de croiser, en quantité plus ou moins importante, des snapshots, petites photographies familiales, pour la plupart amateur et anonymes. Ces images privées, à caractère banal et domestique, échouent sur les stands des brocanteurs et sont alors échangées contre des sommes d’argent plus ou moins importantes. Ces échanges caractérisent un processus de marchandisation qui permet de rapprocher entre eux des objets auxquels des caractéristiques et des valeurs communes sont reconnues, les rendant alors comparables, et ainsi vendables et échangeables1.
- 2 Challine 2023 ; Mondenard 1999.
- 3 Challine 2022 ; Mondenard 1999.
- 4 Thérond, Mondenard et Apraxine 1999.
- 5 Moureau et Sagot-Duvauroux 2008.
- 6 Fenoÿl et Laurent 1982.
- 7 Delrez 2003.
- 8 Frizot et Veigy 2006.
- 9 C’est le cas par exemple de l’Album de photos de la famille D., 1939-1964 de Christian Boltanski, (...)
- 10 Rouillé et al. 1990.
- 11 Notamment « Loving Your Pictures » d’Erik Kessels en 2007, voir Kessels 2006.
- 12 Morand 2008.
- 13 Voir par exemple Frizot 2014 ; Bonnet et Lifshitz 2019 ; Donat, Hoareau, et Boisgisson 2021.
- 14 À ce sujet, voir notamment Derlon et Jeudy-Ballini 2008, p. 136-142.
2Si le phénomène de marchandisation des snapshots peut sembler relativement nouveau, en raison de son surgissement public récent et de plus en plus important, il s’inscrit en fait dans une histoire longue des collections et des collectionneurs de photographies, acteurs centraux d’un certain façonnage de l’histoire du médium depuis au moins les années 19302. La pratique de la collection de photographies est ancienne et a été d’une grande importance pour son institutionnalisation en France. Cependant, depuis les années 1980 environ, elle semble avoir pris un tournant spécifique, se portant de plus en plus sur les photographies dites anonymes, c’est-à-dire dont l’auteur n’est pas identifié. Si celles-ci ont pu intéresser les collectionneurs depuis près d’un siècle3, elles étaient largement minoritaires, en témoigne notamment l’exposition de la collection de Roger Thérond à la Maison européenne de la photographie (MEP) en 1999, où, sur l’ensemble du corpus présenté, une seule photographie est indiquée « anonyme »4. C’est au moment de l’institutionnalisation de la photographie en France dans les années 1970-1980, qui s’accompagne de la structuration de son marché5, que paraît l’un des premiers – sinon le premier – livre consacré uniquement à une collection de photographies anonymes, signe d’un changement dans les pratiques des collectionneurs et collectionneuses de photographies : Chefs-d’œuvre de la photographie anonyme du xixe siècle, par le photographe Pierre de Fenoÿl en 1982, d’après la collection de Pierre Henry6. Il sera suivi, à partir du début des années 2000, par d’autres ouvrages, comme Charles et Gabrielle par Anne Delrez en 20037 ou Photo trouvée par Michel Frizot et Cédric de Veigy en 20068. À partir des années 2010 environ, ces livres se multiplient, accompagnant notamment l’autre grand mode de publicisation des photographies amateur et anonymes : leurs mises en expositions. Outre les usages et détournements artistiques de ces images dès les années 19709, on peut noter l’exposition « Photos de famille » à la Grande Halle de la Villette à Paris en 199010, les premiers accrochages de photographies anonymes aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles dans le courant des années 200011, ou encore l’exposition « Instants anonymes » au musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg en 200812. À partir des années 2010, comme pour les publications, le mouvement s’intensifie, notamment grâce à des collectionneurs : ce sont de plus en plus souvent eux qui présentent leur collection13, et qui signent alors l’exposition, remplaçant parfois la figure de l’artiste, plaçant ainsi le collectionneur dans une certaine ambiguïté par rapport à l’acte de création14.
3Cet intérêt croissant pour les snapshots s’accompagne, depuis quelques années, d’une prise de conscience de la potentielle valeur de ces objets par le grand public, comme en témoigne cette accroche d’un article en ligne dédié au conseil des particuliers dans la gestion de leur argent :
Si vous avez hérité de vos grands-parents des photos illustrant leur vie quotidienne : séjour à la mer, vues de villes et de campagnes, travail quotidien dans les champs, voyages lointains ou photos prises pendant les deux guerres mondiales, manifestations mondaines… ne les jetez surtout pas. Elles ont une valeur15.
4En incitant ainsi son lectorat à se soucier de ses photographies familiales dans une perspective de valorisation financière, l’auteur met l’accent sur un enjeu spécifique : celui de leur valeur. L’emploi de ce terme semble particulièrement intéressant. Il n’est en effet pas question de prix – qui permettrait d’indiquer très concrètement ce qu’il serait possible de tirer financièrement de ces photographies –, mais bien de valeur, terme qui ici sous-entend le gain financier, mais qui appartient également à un spectre de sens plus large.
- 16 Bourdieu 1965, p. 54-64.
- 17 Beaud et Weber 2010.
- 18 Favret-Saada 1977, p. 32-33 ; 1990.
- 19 Haraway 2007.
- 20 Kaufmann et Singly 2016.
5Or, comment ces objets, dont la valeur première tient à leur imbrication avec des souvenirs personnels et familiaux16, et n’a d’effectivité qu’au sein de cercles privés, peuvent-ils incorporer de nouvelles valeurs et endosser les caractéristiques qui les instaurent comme marchandises ? Le présent article se propose d’envisager cette question en regardant ce qui se passe sur et autour des stands de brocanteurs, s’intéressant précisément à la question de la valeur et à ses enjeux. Cette étude se fonde sur une enquête ethnographique, menée depuis octobre 2022 sur et à partir de l’un des lieux parisiens centraux pour la vente de snapshots, le marché des collectionneurs de Saint-Mandé, situé à la lisière est de la capitale, au nord du bois de Vincennes. S’appuyant sur les méthodes et outils classiques de l’enquête de terrain17, elle est centrée sur une pratique de l’observation participante et de son corollaire, la tenue rigoureuse du journal de terrain, dans lequel je consigne les événements, gestes et paroles rapportées de celles et ceux qui font ce marché. Dans cette enquête, je porte un intérêt particulier aux photographies, m’engageant avec elles, à l’instar de nombre d’acteurs et actrices de mon terrain, dans une pratique de collection. Celle-ci me permet de me placer au plus proche des pratiques que j’étudie, d’être moi-même prise et affectée18 par les snapshots et ce terrain, et ainsi d’en saisir, d’un point de vue situé19, les enjeux et les usages. Cette observation participante s’accompagne d’une série d’entretiens semi-directifs et compréhensifs20, enregistrés et retranscrits, dont sept seront mobilisés ici. Quelles photographies vend-on et achète-t-on aujourd’hui sur le marché de Saint-Mandé ? Comment s’y établissent leurs prix, par quoi sont-ils influencés et quelles valeurs leur sont alors accordées ? Ces questions en apparence simples révèlent des dynamiques complexes et des circuits de valorisation et d’institutionnalisation qui restent largement à étudier dans le détail.
- 21 Sciardet 2003, p. 102-104.
- 22 Mondenard 1999, p. 26-28.
6Le marché des collectionneurs de Saint-Mandé a été créé au milieu des années 1990, à une époque où, notamment à la suite du dernier réaménagement des puces de Montreuil, il n’y avait plus de brocante spécialisée en semaine. Depuis plus de vingt-cinq ans, il a lieu tous les mercredis matin, à partir de 8 h et jusqu’à ce que les marchands remballent, entre 14 h et 16 h selon les semaines, la météo et l’affluence de clients. Situé au niveau de la station de métro Saint-Mandé, il s’étend le long du côté sud de l’avenue Gallieni puis avenue de Paris, entre la rue Élie-Faure à l’ouest et la rue du Parc à l’est. Il compte quarante-trois stands, divisés en deux parties par la place du Général-Leclerc [Fig. 1]. Comme son nom l’indique, c’est un « marché des collectionneurs », c’est-à-dire que l’on y trouve une diversité d’objets dont le point commun est de relever de ce qui est désigné comme « petite collection », objets a priori sans légitimité artistique, souvent produits en série et rassemblés sous forme sérielle21 (objets militaires, pièces et médailles, livres, jouets anciens et maquettes de train, modèles réduits, timbres, cartes postales, etc.). Sa partie ouest concentre de nombreux marchands de vieux papiers, la partie est étant plutôt dédiée aux objets, avec quelques stands de brocante généraliste. C’est donc dans la partie ouest que se concentrent la plupart des photographies, qui sont assimilées aux vieux papiers, et ce depuis longtemps dans l’histoire des collections et collectionneurs de photographies22. Sur les vingt-cinq stands que comporte cette partie ouest, une dizaine présente de la photographie – contre seulement deux à trois stands de l’autre côté, selon les semaines. D’après le gérant actuel du marché, cet objet a toujours été présent à Saint-Mandé ; mon enquête révèle une intensification de cette présence dans le courant de la dernière décennie. Quelques stands y sont spécifiquement repérés par les chineurs et chineuses de photographies, de par leur spécialisation et la présence toujours renouvelée de ces objets.
Fig. 1 Emplacement du marché des collectionneurs de Saint-Mandé.
Croquis de l’autrice.
- 23 Entretien mené le 20 juillet 2023 à Montreuil. Les verbatims de JB sont extraits de cet entretien.
- 24 Sur cette notion, voir Sciardet 2003, p. 118-119.
7L’un de ces stands retient, en ce sens, particulièrement l’attention. Idéalement situé à l’extrémité est de la partie ouest du marché, à l’angle de l’avenue Gallieni et de l’avenue du Général-de-Gaulle, juste à la sortie du métro, il est tenu par Jean-Baptiste23, dit JB, brocanteur quarantenaire, spécialisé en photographies qui occupent 90 % de son stand, le reste étant dédié à des livres et, parfois, selon les opportunités, à quelques objets. Sous l’auvent qui lui est dédié, JB installe des tables, formant un U légèrement refermé. Ainsi, plutôt que de présenter sa marchandise de manière linéaire face au chaland, il invite ce dernier à véritablement entrer sur le stand [Fig. 2]. Sur les tables du fond, à l’intérieur du stand, il place, dès 8 h, ses nouveautés, qui font l’attractivité de son stand. Sur les autres tables, celles qui referment le U, il installe, au fil de la première heure du marché, des photographies déjà présentées la ou les semaines passées, des albums, des livres. Il dresse encore une table, le long du parking, parallèle à l’avenue du Général-de-Gaulle, juste à côté de sa voiture [Fig. 3]. Il y présente plutôt des objets ou livres, capables d’attirer les passantes et les passants qui se dirigent vers ou viennent de la bouche de métro – ce qu’Hervé Sciardet nomme la « came-marchand24 ».
Fig. 2 Le stand de Jean-Baptiste au marché des collectionneurs de Saint-Mandé, vu depuis l’arrière du stand, Saint-Mandé, 4 octobre 2023.
Photographie de terrain.
Fig. 3 Le stand de Jean-Baptiste au marché des collectionneurs de Saint-Mandé.
Croquis de l’autrice.
8Sur le stand, les photographies sont présentées dans des boîtes et, parfois, encore en albums. Les boîtes sont classées par thèmes quand celui-ci est bien identifié (Paris, militaire, voitures, arts et spectacle, etc.) et par prix pour les autres (50 centimes, 1-2 euros, 3-5 euros, 5 euros et plus). Les photographies unitaires présentées directement sur le stand ne dépassent en général pas 10 euros. Les albums, dont le prix est indiqué directement sur l’objet, sont généralement vendus entre 30 et 60 euros. Mais d’autres boîtes et albums – plus chers – sont parfois présents dans les coulisses du stand : la voiture de JB, autour de laquelle ont lieu d’autres transactions. Pour accéder à ces images plus chères, mais potentiellement plus intéressantes, il faut le demander à JB. Ainsi, son stand affiche des prix très bas, ce qui fait partie d’une stratégie commerciale revendiquée.
9Dans les boîtes de photographies, on trouve une certaine diversité d’objets. Outre des photographies de familles ou de groupes d’affinité posant ensemble ou prises dans des situations de loisirs (vacances, pique-nique, jeux d’enfants, etc.), apparaissent des images moins intimes, comme des photographies d’identité dont un morceau de tampon trahit un ancien usage administratif [Fig. 4 et 5], ou des photographies posées prises par des professionnels et souvent signées, au moins par le studio. Les clichés peuvent être de provenance française mais aussi étrangère, comme cette photographie prise par un studio allemand situé à Minden, signalant des circulations de personnes et/ou d’images [Fig. 6].
Fig. 4 Anonyme, sans titre, sans lieu, sans date.
Tirage gélatino-argentique tamponné, 2,5 × 3,5 cm env. Photographie achetée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 1er novembre 2023.
Collection personnelle.
Fig. 5 Anonyme, sans titre, sans lieu, sans date.
Tirage gélatino-argentique tamponné, 4 × 5 cm env. Photographie achetée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 31 mai 2023.
Collection personnelle.
Fig. 6 J. Zoerb, sans titre, Minden, Allemagne, sans date.
Recto (a) et verso (b). Tirage au collodion mat (?) sur carte de visite, 5 × 12 cm env. Photographie achetée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 4 octobre 2023.
Collection personnelle.
- 25 Milliot 2023 ; Sciardet 2003, p. 95-97.
- 26 Sciardet 2003, p. 114.
- 27 Ibid.
10Sur le stand, dans ces boîtes dépareillées, les photographies sont présentées en vrac, et sous pochette pour les plus chères et les plus fragiles ou abîmées. L’aspect du stand est donc relativement désordonné, invitant à la fouille et à la découverte, conformément aux usages des brocanteurs généralistes25. Ce désordre apparent renvoie également aux pratiques propres au « déballage marchand », des puces de Saint-Ouen26 par exemple, où les objets doivent apparaître « dans leur jus », c’est-à-dire au plus proche de leur état dans l’espace domestique, comme s’ils venaient tout juste d’en sortir27. Il est en ce sens intéressant de noter que la boîte, souvent à chaussures, est l’une des formes classiques de conservation domestique des photographies de famille lorsque celles-ci ne sont pas mises en album.
- 28 Debary et Tellier 2004 ; Gabel, Debary, et Becker 2011 ; Manry et Peraldi 2004.
- 29 Manry et Peraldi 2004.
- 30 Entretien mené le 13 juillet 2023 à Paris. Les verbatims de Mirettes-en-goguette sont extraits de (...)
11Ce stand où chacun et chacune peut entrer et fouiller ensemble constitue un véritable espace de sociabilité. La parole y a, comme c’est d’usage sur les brocantes et vide-greniers, une place centrale, scellant, dans l’acte d’achat, une forme de réciprocité et d’échange qui ne se réduit pas à son aspect marchand28. Chineurs et chineuses de photographies constituent ainsi une communauté d’interconnaissance, faisant de ce marché, à l’instar des puces en général, un espace social autant qu’économique29. Ils et elles s’y retrouvent de semaine en semaine, prennent des nouvelles, se racontent leurs joies et leurs peines, s’interrogent de l’absence de l’un ou l’une d’entre elles et eux. Si, sur le stand de JB, le flux, sans être nécessairement important, est régulier, comptant une cinquantaine d’habitués, cette petite communauté chineuse est plus restreinte, concentrée autour d’une quinzaine de personnes. L’une des figures de cet espace social est Mirettes-en-goguette30, marchande de journaux retraitée et collectionneuse qui dit elle-même être « dans la cour des petits », composant « à petit prix » depuis une quinzaine d’années « [son] petit musée modeste », avec des thèmes de prédilection qui changent avec le temps. Sauf cas de force majeur, elle ne rate pas un mercredi. Elle arrive chaque semaine à 7 h 30 et apporte thermos de café et biscuits, qui ravitaillent le stand et sa clientèle tout au long de la matinée. JB résume ces habitudes sociales de manière assez parlante : « je reçois de l’amour, je donne des photos et je reçois de l’argent. C’est quand même beau hein ? ». Le stand de JB n’est cependant pas le seul espace de sociabilité du marché de Saint-Mandé : différents groupes de chineurs et chineuses de photographies se retrouvent chaque semaine, partageant un café dans l’un des établissements à proximité, chaque groupe ayant son lieu et ses habitudes.
- 31 Entretien mené le 20 juillet 2023 à Paris.
- 32 Entretien mené le 7 juillet 2023 à Montreuil.
- 33 Entretien mené le 18 juillet 2023 à Paris. Les verbatims d’Emmanuelle sont extraits de cet entreti (...)
- 34 Entretien mené le 24 juillet 2023 à Paris. Les verbatims d’Yves sont extraits de cet entretien.
12Ces temps d’échange sur et autour des stands scellent des espaces sociaux partagés, et permettent de prolonger la chine. Les échanges marchands se font ainsi également en dehors des stands, dans les marges du marché, directement dans la rue ou au café. En effet, cette identité de « chineurs/chineuses » de photographies rassemble différents statuts et rapports aux images. Certaines personnes, comme Mirettes-en-goguette ou Johanna31, sont strictement collectionneuses et ne revendent jamais d’images. D’autres, comme Brice-François32 ou Emmanuelle33, développent principalement une activité marchande – bien qu’également collectionneuses par ailleurs –, Saint-Mandé constituant une source d’approvisionnement. D’autres enfin se trouvent prises entre ces deux logiques, comme Yves34, ancien iconographe et exploitant agricole âgé d’une soixantaine d’années, collectionneur de « photos de famille » – avec des thèmes comme « les flous, […] les militaires, les nus. […] les post-mortem […] les photos étranges […] les photos coloriées » – depuis la fin des années 1990. Il revend le surplus de ses achats, de manière à financer sa collection, comme il l’explique, employant une tournure généraliste pour parler de sa propre pratique, partagée par d’autres : « Tous les collectionneurs achètent des ensembles, des lots, dans lesquels il y a des photos qui ne les intéressent pas, et ils les échangent ou ils les revendent, pour se débarrasser de ces choses tout en essayant d’avoir un peu de gain pour payer d’autres photos, d’autres lots. »
13Il arrive ainsi que des images achetées le matin même soient revendues au café après la chine, voire directement sur le stand par l’acquéreur. Ainsi, un mercredi du début du mois de juin 2023, un marchand spécialisé sur un sujet fait affaire avec JB autour d’un très bel album de photographies de la fin du xixe siècle, qui contient quelques très belles vues relatives à son sujet. Le reste des photographies ne l’intéresse pas, mais apparaît vendable, et attire même directement deux chineuses habituées du stand, dont Mirettes-en-goguette. Le petit groupe se met alors à démanteler l’album, directement sur le capot de la voiture de JB, déchirant le haut des pages pour faire sortir plus rapidement les images qui y avaient été minutieusement glissées. Chacun, chacune met de côté les photographies qui lui plaisent, l’acquéreur premier ayant évidemment la priorité. Une fois le travail terminé, les deux chineuses font leur compte avec le premier acheteur, qui se fait ainsi payer les photographies avant d’avoir lui-même réglé son compte auprès de JB. L’album, quant à lui, est laissé à l’abandon, sur le capot pour un temps, puis sur le stand où Mirettes-en-goguette et moi-même faisons, bien plus tard dans la matinée, une dernière vérification, par acquit de conscience, avant de le jeter. Cette opération aboutit à la découverte de deux photographies oubliées, dont l’une m’échoit [Fig. 7].
Fig. 7 Anonyme, Moulin de Vieux-Vy, Ille-et-Vilaine, sans date. Tirage gélatino-argentique, 9 × 12 cm env. Photographie trouvée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 7 juin 2023.
Collection personnelle.
14Apparaît ainsi un brouillage des identités socioprofessionnelles où se mêlent diverses pratiques commerciales : quand, dans le commerce classique, on est généralement, sur un même lieu, soit acheteur soit vendeur, aux puces et sur les brocantes, l’achat et la vente peuvent concerner l’ensemble de celles et ceux qui chinent, que leur activité principale soit marchande ou de collection. Les deux sont très souvent imbriquées, y compris chez les professionnels déclarés, puisque tenir un stand et chiner constituent deux activités professionnelles complémentaires35. Il est ainsi fréquent de voir, au fil de la matinée, JB aller chiner auprès d’autres marchands ou recevoir des propositions de ceux-ci directement sur son stand.
15Le marché des collectionneurs de Saint-Mandé, et le stand de JB en particulier, se révèle alors comme un lieu particulièrement à même de faire circuler les snapshots, en son sein, mais également au-delà. En effet, nombre des personnes qui fréquentent le marché et le stand de JB vendent en fait elles aussi des photographies – « Tu auras compris que je vends à des gens qui vendent sur eBay » me dit-il. Elles contribuent de fait à faire sortir les photographies de l’univers de la brocante. JB lui-même incarne ces circulations puisque, en plus de son activité principale à Saint-Mandé, il participe à quelques salons de vente – proposant alors des images plus choisies et plus chères – et co-organise chaque année une exposition en galerie, où il présente des images qui s’inscrivent aussi dans le marché de la photographie ancienne, qui a ses prix propres. Les snapshots, photographies d’occasion vendues sur les brocantes, se trouvent ainsi pris dans différentes sphères économiques et de marchandisation. Apparus progressivement dans ces différents espaces et au côté d’autres objets, photographiques ou non, ils sont désignés de multiples manières, signalant une certaine complexité de l’objet malgré son apparente banalité.
16À Saint-Mandé, les chineurs et chineuses parlent de snapshot, de photographie ancienne, anonyme, amateur, de famille, et parfois – plus rarement – de photographie vernaculaire ou encore de photographie trouvée. Aucune de ces appellations endogènes ne semble capable de regrouper l’ensemble des photographies que l’on trouve à Saint-Mandé, ni de les définir suffisamment précisément :
« photo anonyme » pour moi c’est vraiment pas le bon terme, parce que les photos elles sont pas anonymes. J’connais les familles, j’peux retracer l’histoire de la famille, le nom, le grand-père, […] ces gens-là ils sont pas anonymes du tout, en fait. Donc la photographie anonyme, c’est une sorte de mensonge de marchand, parce que c’est classe. Anonyme c’est classe. Ça s’inscrit dans l’histoire de l’art, Duchamp et compagnie, voilà, « qu’est-ce que l’artiste ? » Mais très souvent les gens ils savent quel est le nom du photographe, ou ils pourraient chercher […]. « Photo de famille » c’est pareil, c’est pas le bon terme, parce qu’ils sont pas tous… ils ont pas tous une famille. Très souvent ce sont des gens qu’ont plus de famille, c’est pour ça qu’ça arrive là. […] « Photo d’amateur », mouais… à la limite c’est ce qui serait le plus… mais ça m’satisfait peu parce que ce sont pas tous des amateurs […] Donc j’sais pas si y a pas un terme à nous approprier… Ah y en a qui parlent de « photo vernaculaire » ! Ça c’est pareil, j’vois pas trop, ça veut dire quoi, c’est la photo des gens du coin ? C’est quoi la définition ? [Je lui explique rapidement, en pointant l’aspect non artistique et utilitaire des photographies ainsi désignées] Ben donc ça colle pas. Parce qu’il y a plein de photos qui sont volontairement artistiques. Évidemment les gens ça coûtait cher ils voulaient prendre de belles photos souvent. Après y en a très souvent aussi qui font leur documentaire « Oh regarde comme il est beau Papy sur le pont ! » On garde le souvenir, tout ça, on inscrit tout ça, et puis c’est un passé qu’on va revoir, revisiter, comme un magnétophone, dès qu’on peut on ouvrira l’album pour avoir accès au passé. Mais y en a plein qui font effectivement des photos qui sont volontairement artistiques hein. [Et il conclut sur ces différents termes :] Ça fait huit ans que j’en vois [des photographies], et ça colle pas.
17JB balaye ici la plupart des dénominations utilisées pour parler de ces photographies. Informé par un point de vue marchand au contact quotidien des images, ainsi que par un certain rapport à l’histoire de l’art à laquelle il est formé, il met en lumière la complexité des réalités photographiques qui entrent en jeu à Saint-Mandé. Des éléments complémentaires peuvent être apportés sur ces différentes terminologies.
- 36 Aubenas et Roubert 2010.
- 37 Moureau et Sagot-Duvauroux 2008.
- 38 Chéroux 2013, p. 9-25.
- 39 André Breton, Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992. (...)
18La photographie ancienne, à Saint-Mandé, peut faire référence à la quasi-totalité des photographies que l’on y trouve, renvoyant à une indistincte ancienneté. Mais cette dénomination vient généralement qualifier des images des années 1840 à 1900 voire 1920 environ ; au-delà de Saint-Mandé, cette appellation est plutôt réservée à la photographie du xixe siècle (daguerréotypes, calotypes et tirages albuminés), celle des premiers temps, souvent faite par ceux que le marché a désignés comme les « primitifs de la photographie36 », celle qui est entrée dans l’histoire de l’art et sur son marché37. La photographie anonyme – dont on ne connaît pas l’auteur – est l’une des premières terminologies dans l’histoire de ces images, et se place en opposition à ces photographies anciennes signées du marché de l’art. Cependant, elle est largement insuffisante car de nombreuses photographies sont faites par des professionnels ou des amateurs identifiables, comme le souligne JB. La photographie amateur vient quant à elle désigner plutôt un mode de production : des photographies faites par des amateurs – c’est-à-dire a priori des non-professionnels et des non-techniciens –, souvent dans un cadre privé et familial. Pourtant, il arrive souvent que des photographies vendues à Saint-Mandé aient été faites par des professionnels, exit donc la possibilité de toutes les nommer « amateur ». La photographie de famille est tout aussi complexe en ce qu’elle indique à la fois un espace de production – l’espace familial – et les types de personnes représentées – qui seraient liées par des liens de parenté. Or, si une telle dénomination peut sembler séduisante et évidente à la lecture de certaines photographies, il n’est que peu d’images qui peuvent entrer avec certitude dans cette catégorie. La photographie vernaculaire est une terminologie qui, elle, a été importée des États-Unis plutôt dans l’univers institutionnel, notamment par Clément Chéroux, qui synthétise cette notion et en propose une définition, en miroir de la photographie artistique38. Notion relativement floue, elle est parfois employée à Saint-Mandé, plutôt du côté de la clientèle que des brocanteurs, apportant ainsi une connotation plus intellectuelle à l’objet. Enfin, la photographie trouvée, terminologie peu présente à Saint-Mandé, sinon dans le fait de présenter aux autres ce que l’on a « trouvé » et non ce que l’on a « acheté », permet d’évacuer l’aspect financier et marchand de l’objet, mais fait surtout écho à la « trouvaille surréaliste », transformant ainsi la chine en aventure poétique39, détachée des contingences matérielles, économiques et financières. Si cette terminologie peut être opérante, elle ne qualifie que trop peu les images en question, si ce n’est par l’action de celui qui s’en empare, comme si la photographie trouvée ne se mettait à exister que sous son regard.
- 40 Chéroux 2013, p. 81-97.
- 41 Batchen 2008.
19Quant au terme snapshot, qui signifie littéralement « instantané », il désigne spécifiquement les photographies réalisées grâce aux techniques dites « instantanées » – le gélatino-bromure d’argent – par les amateurs que Clément Chéroux nomme « usagers », c’est-à-dire qui ne développent ni ne tirent eux-mêmes leurs clichés40. Par extension, le terme désigne sur le marché les photographies argentiques de petit format issues d’albums de famille, dont l’archétype serait celles des années 1940-1960 à bords dentelés [Fig. 8]. Mais, dans la sphère marchande, il vient aussi qualifier d’autres images, les distinguant de ce que les marchés de l’art et de la photographie nomment la « photographie ancienne ». À Saint-Mandé, le terme n’est pas plus employé que ceux cités précédemment. Il sert parfois à désigner des objets spécifiques – également nommés simplement des « snaps » – mais aussi comme synonyme des autres dénominations. En revanche, sur des marchés de photographies plus mixtes, où la brocante n’est pas l’objet principal des ventes, il apparaît véritablement dans sa fonction distinctive : à la foire internationale de photographie de Bièvres ou à Photo Discovery The Fair – salon de photographies anciennes organisé chaque année en marge de la foire internationale d’art consacrée à la photographie, Paris Photo –, le terme snapshot vient par exemple qualifier tout ce qui n’est pas de la « photographie ancienne » au sens du marché de l’art, et s’applique presque indistinctement à l’ensemble des types de photographies cités ci-dessus. Il revêt ainsi, à Saint-Mandé et ailleurs, une fonction d’évocation immédiate – même si ses contours restent poreux – et c’est par sa capacité englobante et de distinction qu’il paraît ici le plus pertinent à mobiliser. C’est la polysémie du terme et de l’objet snapshot qui, oscillant entre différentes catégories et dénominations41, semble à même de le situer en tant que marchandise. C’est en vertu du caractère marchand commun que l’ensemble des objets dit snapshots peuvent être rapprochés. L’emploi du terme s’est répandu dans le vocabulaire français à partir de la fin des années 2000, sous l’influence de la sphère anglophone, et son adoption marque le développement d’un marché spécifique à cette même époque.
Fig. 8 Anonyme, sans titre, sans lieu, sans date.
Tirage gélatino-argentique, 6 × 6 cm env. Photographie achetée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 31 mai 2023.
Collection personnelle.
- 42 Challine 2023 ; Mondenard 1999.
- 43 Moulin 1995, p. 199-205 ; Moureau et Sagot-Duvauroux 2008.
- 44 Le Méhauté 2005.
- 45 La galerie Lumière des roses est présente à Paris Photo tous les ans depuis 2006 ; en 2009, Fabien (...)
- 46 Les Rendez-vous du snapshot ont notamment lieu à cette occasion, ainsi que Photo Discovery The Fai (...)
- 47 Par exemple la vente « Photographie pour tous » créée par l’expert en photographie Christophe Goeu (...)
20La trajectoire marchande des snapshots semble suivre précisément celle de mise en marché de la photographie dite ancienne. Trouvée et achetée d’abord par des collectionneurs privés, et ce, dès le début du xxe siècle dans les puces parisiennes, celle-ci s’est progressivement élevée, grâce à ceux qui s’y sont intéressés, vers une reconnaissance artistique au sein des institutions muséales42. Elle a été accompagnée et portée par une mise en marché de la photographie, qui s’est structurée au fil des années 1970 à 1990, en adaptant les mécanismes propres au marché de l’art43. Ceux-ci se retrouvent, avec un décalage d’une vingtaine d’années environ, sur le marché des snapshots, sans que le processus y soit cependant achevé, rendant les dynamiques particulièrement visibles. Jusque dans les années 2000, les snapshots et les photographies anonymes anciennes se vendaient à des prix très faibles, autour des quelques francs ou centimes d’euros. C’est à cette époque que des lieux spécialisés dans la vente de ces photographies ont été créés, fixant des prix plus élevés – entre 50 et 400 euros chez Lumière des roses en 2005 par exemple44. Avec eux, la photographie amateur et anonyme est entrée à Paris Photo, soit en son sein45, soit en marge de celle-ci46. Elle a aussi progressivement trouvé sa place dans les ventes aux enchères, dont certaines sont spécialisées47. Mais, malgré cette mise en marché des snapshots depuis une vingtaine d’années, les valeurs et leurs critères d’attribution restent fluctuants. La coexistence de diverses valeurs apparaît clairement lorsque l’on se penche sur ce qui se passe au cœur de l’un de ces lieux marchands et sur les objets qui y circulent.
21Sur le marché de Saint-Mandé, se distinguent plusieurs approches du snapshot, multipliant les critères de choix et d’attribution des prix, et inscrivant, du même coup, ces photographies dans différentes sphères de valeurs.
22Les intérêts se concentrent d’une part autour de sujets et de thématiques précis et identifiés, tels que les voitures, les militaires ou certaines villes ou villages par exemple, inscrivant le snapshot dans une série d’autres objets qui composent des ensembles autour d’un motif identifié. Une certaine clientèle du marché s’intéresse d’autre part spécifiquement au snapshot, suivant des thèmes propres à cette collection, comme les nus, les images post-mortem ou encore les devantures de boutiques, mais aussi les photographies floues ou les doubles expositions par exemple. Chez ces chineurs et chineuses, un type de photographies semble particulièrement important : les belles photographies. Cette catégorie, pourtant souvent évoquée, apparaît complexe à définir. Yves admet en ce sens sa difficulté : « c’est une image pour laquelle la majorité des amateurs de photos craquerait quoi. C’est peut-être des images qui rappellent des grands photographes quoi. Ou des… Ou une image euh… ouais, je sais pas définir. » Malgré son incertitude, deux éléments apparaissent dans la réponse d’Yves : la définition par la communauté des amateurs et le rapport à l’histoire de la photographie. Ce goût pour les « belles images » semble ainsi construit par le marché et ses acteurs et actrices, dans un rapport à l’histoire de l’art et de la photographie – dont la connaissance est partagée par une très large majorité de celles et ceux que l’on croise à Saint-Mandé – qui rend ces photographies aisément repérables sans qu’il ne soit toujours nécessaire de l’expliciter. Cependant, la difficulté à dire ce qui fait la beauté et, de manière plus large, l’intérêt d’une photographie caractérise également une troisième approche du snapshot, qui fonctionne à l’intuition, dans un rapport très direct voire émotionnel aux photographies. On la retrouve notamment avec Yves :
La première fois que j’ai acheté des photos de famille, c’étaient des photos de plage. Des photos de plage des années 30, qui m’émouvaient parce qu’on voyait des gens faire la fête sur la plage, s’amuser, rire, avec des grands ballons, l’été, dans les années 30. Donc c’était joyeux. Et à partir de ces quelques photos la passion a commencé.
23Le regard personnel et subjectif du collectionneur ou de la collectionneuse a donc toute son importance : c’est ce qui va permettre de rassembler des objets a priori disparates qui, pris ensemble, font sens parce qu’ils auront été sélectionnés selon des critères qui, même s’ils sont difficilement objectivables, viennent inscrire les images dans une même collection.
24Ces approches plurielles des snapshots traduisent différents types de regards portés sur ces objets, qui ne sont pas exclusifs entre eux. Ils engagent des valeurs diverses, dans lesquelles ces images se retrouvent prises. Dans le premier cas, c’est la valeur documentaire qui semble jouer ; dans le deuxième, une valeur esthétique ; dans le troisième, une valeur émotionnelle. Cependant, ces valeurs ne sont pas strictement séparées les unes des autres, elles apparaissent enchevêtrées.
- 48 Riegl 1984.
- 49 Milliot 2023.
- 50 Fabre 2013.
25C’est par le truchement de la valeur d’ancienneté, qui repose sur un effet subjectif et affectif produit par l’objet, sa patine et ses altérations qui permettent d’apprécier non pas un rapport à l’histoire mais plutôt au passé en soi48, que ces trois valeurs semblent pouvoir se rencontrer. En effet, que l’intérêt soit documentaire, esthétique ou affectif, le rapport au passé a une place centrale chez celles et ceux qui chinent. Mirettes-en-goguette, qui dit régulièrement que son intérêt premier pour ces images vient de leur ancienneté, met également l’accent sur une forme de nostalgie qui motive sa collection : « Je pense qu’y a une vague nostalgie quand même de quelque chose, voilà… […] j’suis née en 46 donc tu vois j’me trimballais en 51-52 dans les rues […] quand Doisneau s’y baladait. Donc si tu veux c’est un miroir pour moi […] toutes ces photos-là », attitude que Virginie Milliot a pu elle aussi observer sur le marché du Jeu de Balle à Bruxelles49, et qui n’est pas sans rappeler ce que Daniel Fabre a nommé les « émotions patrimoniales », phénomène en vertu duquel des élans affectifs vont porter le patrimoine et, en particulier, la sauvegarde de ce qui est perçu comme tel par des individus, souvent en dehors même des institutions patrimoniales50. La valeur documentaire, quant à elle, s’inscrit également dans un rapport au passé, en ce qu’elle est aussi, et peut-être avant tout, valeur historique. En effet, outre les thèmes cités plus haut, les photographies d’événements historiques, tels que la libération de Paris ou le Débarquement par exemple, sont souvent très recherchées, les inscrivant dans une catégorie de prix plus élevés.
- 51 Boltanski et Esquerre 2014, p. 43.
- 52 Barthes 1980.
- 53 Entretien mené le 14 juillet 2023 à Montrouge.
- 54 « Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur », dans Barthes 1980, p. 13.
26La valeur d’ancienneté qui joue ici peut également être nommée, à la suite de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, « force mémorielle ». Celle-ci, qui caractérise les objets anciens et, en particulier, de collection, « tient au fait d’avoir été, à un moment ou à un autre de leur carrière, au contact physique de personnes ou d’événements qui importent51 ». La photographie apparaît alors capable d’incarner ce contact, puisqu’elle semble en constituer la preuve52. La force mémorielle joue aussi pour certains portraits. C’est le cas par exemple d’une photographie appartenant à Lucile53, 23 ans, étudiante en égyptologie, collectionneuse depuis août 2021 de « photographies anciennes » datant principalement « de 1850 jusqu’à 1900 » – même si plusieurs objets de sa collection sont plus récents. Cette photographie peut sembler banale, représentant simplement trois jeunes femmes [Fig. 9a], mais le verso révèle en fait son intérêt, la faisant sortir de la banalité pour l’inscrire dans l’histoire : elle représente notamment Suzy Proust, nièce du romancier [Fig. 9b]. La force mémorielle de cette photographie tient ici au fait qu’il s’agit d’une authentique représentation de celle qui a très certainement côtoyé l’écrivain. On pourrait ainsi dire, en paraphrasant Roland Barthes, « je vois les yeux qui ont vu Marcel54 ». Mais cette valeur n’est pas seulement symbolique, au contraire, elle est aussi valeur marchande : achetée quelques centimes d’euros par Lucile, la photographie a été estimée, à sa demande, entre 80 et 120 euros par Drouot Estimations.
Fig. 9a et b Photographie de Suzy Proust, Annie de la Tramerye et Melle Chevrier, Paris, 1918, recto (a) et verso (b), issue de la collection de Lucile Lidy.
Paris, 14 juillet 2023. Photographie de terrain.
- 55 Boltanski et Esquerre 2014, p. 43.
- 56 Ibid., p. 24-27.
- 57 Ibid, p. 44.
27La grande importance du rapport au passé dans la valorisation des snapshots les inscrit alors dans une modalité d’enrichissement des objets que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre identifient comme la « forme collection », qui s’appuie justement sur la force mémorielle inscrite dans les objets55. Il s’agit de l’une des quatre formes d’enrichissement des marchandises qu’ils identifient. Contrairement à la « forme standard » du capitalisme, où la valeur d’un objet diminue au fil de son utilisation, perdant peu à peu sa valeur d’usage pour devenir progressivement un déchet56, c’est bien le passage du temps qui fait la valeur dans la « forme collection ». Les snapshots ne sont ainsi pas valorisés malgré leur ancienneté, mais bien en vertu de celle-ci, indépendamment de leur valeur d’usage. Cette « forme collection » s’appuie alors sur une mise en récit des objets, qui va permettre de restituer leur histoire et de les inscrire dans le passé57. Ainsi, sur le marché de Saint-Mandé, il est fréquent d’entendre les unes et les autres rechercher et raconter les histoires – réelles ou fictives – des photographies ou des personnes représentées. Certaines collectionneuses font même de la recherche généalogique leur spécialité, à l’instar de Lucile qui, lorsqu’elle acquiert un album de famille assez fourni, va tenter d’identifier précisément les personnes photographiées, comme sur cette page d’album où elle a inscrit leur identité [Fig. 10].
Fig. 10 Bourgoin, photographie de Julie Adélaïde Jeannin (1822-1897) et Jeanne Marie Élisabeth Pétetin (1864-1928), extraite de l’album de la famille Annequin-Lequeux, Niort, France, c. 1868, issue de la collection de Lucile Lidy.
Paris, 14 juillet 2023. Photographie de terrain.
28Si elle est centrale, la dimension mémorielle n’est cependant pas suffisante pour définir le prix d’une photographie. Celui-ci dépend également d’autres critères, plutôt relatifs cette fois à la valeur esthétique, elle aussi transversale. Ainsi, bien que l’artification de ces photographies ne soit pas nécessairement revendiquée à Saint-Mandé, elles sont néanmoins jugées selon des critères qui traduisent une lecture semblable à celle de la photographie ancienne, reconnue, elle, comme un art : état de conservation, époque, taille, qualité technique ; mais aussi : sujet, composition ou encore qualité plastique. Ces critères ne sont cependant ni suffisants, ni toujours nécessaires, comme le résume Emmanuelle : « si [une image] est pas bien réalisée elle peut devenir une très bonne image mal réalisée. » C’est le cas par exemple de cette photographie presque effacée, devenue quasiment entièrement rouge, que j’ai achetée 3 euros, soit trois fois plus chère que les autres acquises auprès du même marchand ce jour-là [Fig. 11]. Ainsi, ce qui prime ici, ce ne sont pas seulement les qualités techniques et plastiques des images, et la question de ce qui peut être considéré comme beau en photographie se repose alors. Interrogé sur ce point, JB définit ce « beau » avec un certain sens des affaires : « est-ce que c’est vraiment le beau partagé par tout le monde ? Je sais pas. Est-ce que c’est le vrai beau ? Je crois pas non plus. Mais en tout cas c’est un beau qui fonctionne et qui me rémunère. »
Fig. 11 Anonyme, sans titre, sans lieu, sans date.
Aristotype, 5 × 7,5 cm env. Photographie achetée au marché des collectionneurs, Saint-Mandé, 10 mai 2023. Collection personnelle.
29Cependant, toute une partie des images collectionnées échappe aux critères artifiants, qui n’entrent pas en ligne de compte pour tout le monde à Saint-Mandé. En effet, des photographies plus anecdotiques, plus « petites » comme les appelle Mirettes-en-goguette, vont également trouver facilement preneur ou preneuse, dessinant différents modes d’intérêt pour les snapshots, non réductibles à la seule modalité artistique. Ceux-ci semblent avoir existé également chez certains collectionneurs de photographies des années 1930 à 1950, comme tente de le retracer Éléonore Challine58, mettant en lumière des rapports aux images dont les similarités avec ce que j’ai pu observer à Saint-Mandé sont frappantes. Les intérêts portés à ces photographies restent donc multiples, tout comme les modalités et critères d’attribution de la valeur des snapshots.
- 59 Sciardet 2003, p. 118-120.
- 60 Ibid.
- 61 Boltanski et Esquerre 2017.
- 62 Derlon et Jeudy-Ballini 2008.
- 63 Kopytoff 1986, p. 109.
30Ces valeurs plurielles qui s’enchevêtrent et influencent le prix des snapshots sont ainsi également, et peut-être avant tout, portées par des individus, qui font le marché. C’est le cas en premier lieu des marchandes et marchands. Ce sont elles et eux qui fixent les prix de leur marchandise, s’appuyant certes sur leurs connaissances et sur des critères partagés, mais étant, finalement, seuls décisionnaires, ce que JB revendique : « En fait la différence entre une photo très chère et une photo qui n’est pas chère c’est purement subjectif, c’est moi qui décide. » Apparaît ainsi une forme d’engagement de sa part : ce sont ses prix, il s’en porte garant, il est seul maître à bord. S’ils peuvent ensuite être discutés par les acheteurs et acheteuses, comme il est d’usage aux puces59, cela arrive en réalité rarement chez JB, car il applique lui-même directement une remise – avoisinant généralement la marge classique des 20 % du marchandage60. Ce qui, sur les brocantes et marchés d’occasion, se décide généralement à deux, est ici décidé par JB. Cet exemple permet de souligner l’importance de l’individu marchand et de son agentivité – peut-être plus que sa subjectivité – dans la définition du prix de sa marchandise. S’il se conforme également au cours du marché, sa décision apparaît ici, de par son engagement personnel, comme une stratégie commerciale : c’est à lui en tant qu’individu que l’on va acheter ; il se distingue par ses prix bas, toujours inférieurs à ceux annoncés, pourtant déjà très faibles. Ceux-ci, au-delà de rendre le stand de JB attractif, s’inscrivent également à plein dans la modalité d’enrichissement qu’est la « forme collection », dont la vitalité repose en partie sur une dénégation ou une euphémisation du caractère marchand61. Face à un objet qui peut être si engageant affectivement, car la collection en tant que telle est aussi affaire de passion62, payer une petite somme – encore plus faible que prévu – peut donner l’impression de ne rien payer, apaisant ainsi largement l’aspect marchand, qui entre en conflit symbolique avec la singularisation que la collection confère à l’objet63. Sur le marché de la photographie, les snapshots sont ainsi souvent réputés ne rien valoir.
- 64 Ibid., p. 108.
- 65 Boltanski et Esquerre 2014, p. 48.
31Cependant, la collection n’est pas une aventure individuelle. Elle est nécessairement collective, centrée autour d’une communauté plus ou moins solidaire, et fondée sur un phénomène de singularisation collective d’un type d’objet64. Cette communauté s’entend ainsi, tacitement ou explicitement, sur un champ du collectionnable, qui va organiser des différences saillantes pour faire collection65. Cependant, ce champ du collectionnable, pour ce qui est du snapshot du moins, n’est pas fixe. Il arrive alors que des individus viennent l’élargir en signalant de nouveaux objets ou de nouveaux thèmes dignes d’intérêt. Ces évolutions apparaissent dans des parcours individuels, puisque le regard de chacun et chacune change au cours du temps, ce dont rend compte Mirettes-en-goguette :
au début j’collectionnais un peu, j’étais tellement fascinée que j’avais pas le regard que j’ai maintenant. […] Il me serait pas venu à l’idée d’prendre par exemple une double exposition y a 15 ans. Alors que maintenant j’prends les doubles expositions, j’trouve ça rigolo. J’suis pas la seule d’ailleurs, ceux qui cherchent les doubles expositions euh… Voilà. Et ça s’vend. […] Mais ça j’l’ai, j’l’ai acquis p’tit à p’tit […] Enfin pour moi c’était une photo ratée, tu vois [rires].
32Cependant, comme elle le souligne, ces évolutions ne sont pas qu’individuelles, elles sont aussi partagées : elle n’est « pas la seule » puisque « ça s’vend ». C’est aussi pour cela que la discrétion reste souvent de mise : montrer ce que l’on achète c’est potentiellement prendre le risque de se faire voler sa nouvelle thématique, par quelqu’un de plus fortuné ou qui arriverait simplement plus tôt à Saint-Mandé.
- 66 La galerie Lumière des roses en a présenté à Paris Photo dès 2006 : <lumieredesroses.com/expositio (...)
- 67 Chéroux 2009.
- 68 Chéroux 2010.
- 69 Boltanski et Esquerre 2014, p. 51.
33Si le surgissement d’un intérêt pour tel ou tel type de photographies n’est pas simple à restituer précisément, il est un exemple que mes interlocuteurs et interlocutrices à Saint-Mandé racontent : celui du « tir photographique », image produite par une attraction foraine des années 1920 à la fin des années 1980 où un tir à la carabine venait déclencher un appareil photographique [Fig. 12]. Si ces photographies ont pu être repérées relativement tôt66, leur prise de valeur résulte d’un intérêt croissant – ou du moins visible – dans les années 2009-2010, comme le raconte Emmanuelle, marchande de photographies depuis 2006 : « Quand Clément Chéroux sort son livre sur les tirs photographiques, juste avant on était quelques-uns à les avoir identifiés, […] donc elles étaient pas chères. Après elles sont devenues chères. » Ce livre c’est La photographie qui fait mouche, publié en 2009 par Serge Plantureux, marchand influent de photographies anciennes67. Si la diffusion de cet ouvrage a été potentiellement limitée, sa parution a été suivie en 2010 par une importante exposition aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles intitulée « Shoot ! La photographie existentielle68 », qui présentait un corpus de tirs photographiques, enrichi d’œuvres de l’histoire de l’art et de la photographie. Son impact a probablement été plus important, notamment sur le marché. Yves m’a en effet raconté que suite à l’exposition, il est devenu très complexe de trouver un tir photographique, même banal, en dessous de 100 euros, citant un marchand qui les vendait jusqu’à 180 voire 200 euros. Si cet exemple des tirs photographiques est mieux documenté que les autres, c’est bien parce qu’il implique des instances multiples. Il dépend d’un ensemble d’acteurs et actrices qui ont de l’influence à différents niveaux (artistes, critiques d’art, curateurs, conservateurs, collections publiques, marchands, collectionneurs, etc.) et font bouger « les contours du collectionnable69 », comme le soulignent Luc Boltanski et Arnaud Esquerre.
Fig. 12 Anonyme, sans titre [tir photographique], sans lieu, sans date.
Tirage gélatino-argentique, 9 × 14 cm env.
Collection particulière.
- 70 Boltanski et Esquerre 2017, p. 279.
34Des objets dont l’intérêt semblait jusque-là limité peuvent ainsi être progressivement considérés comme rares et être vendus cher. S’opère alors un retournement entre rareté effective de l’objet et intérêt des collectionneurs et collectionneuses pour celui-ci : « les choses ne sont pas collectionnées parce qu’elles seraient rares, mais [...] leur rareté provient du fait même qu’elles sont collectionnées70. » La collection apparaît alors comme un véritable opérateur de valorisation, inscrivant les objets dans un cercle vertueux – ou vicieux selon le point de vue – de prise de valeur auquel les milieux marchands et collectionneurs participent, à différents niveaux.
⁂
35Les opérateurs de légitimation et d’identification du snapshot comme objet de collection ne provoquent pas sur le marché – à Saint-Mandé et ailleurs –, comme on pourrait le croire, une hausse globale et continue du prix de cet objet. L’évolution qui accompagne cette identification semble plutôt venir segmenter le marché, avec des catégories de plus en plus fines, bien repérées et qui, à côté de la masse des photographies de peu dont la valorisation marchande reste faible, prennent de la valeur et connaissent une hausse de leurs prix. À Saint-Mandé, coexistent ainsi des snaspshots auxquels des valeurs diverses sont attribuées, tant par celles et ceux qui vendent que par celles et ceux qui achètent. L’enquête ethnographique permet de mettre en lumière les enchevêtrements de valeurs attachées à ces photographies et la diversité des facteurs et critères qui entrent en jeu, tout en restituant des approches plurielles de ces objets. C’est le rôle central des individus qui apparaît, loin d’une influence institutionnelle ou marchande désincarnée. Collectivement, et chacun et chacune à leur niveau, ils et elles font évoluer le marché des snapshots et la valeur de ces images, par des ouvertures successives du champ du collectionnable. On peut alors émettre l’hypothèse que la marchandisation de plus en plus massive de photographies anonymes, intimes et de famille, qui a pris de l’ampleur à partir des années 1980 puis dans les années 2000, est en fait elle-même un élargissement et un déplacement du champ du collectionnable en photographie. Selon cette hypothèse, le marché du snapshot ne serait alors qu’un segment du marché de la photographie ancienne, ce que les continuités entre lieux et milieux marchands et les difficultés d’identification précise de l’objet – chez l’observatrice comme chez les acteurs et actrices du terrain – viennent corroborer.