L’autrice tient à remercier Éléonore Challine, Daniel Foliard, Colette Morel et Alice Morin pour leur relecture et la pertinence de leurs remarques.
1Le 5 décembre 1917 à Paris, dans une France encore en guerre, survient la vente d’une des plus importantes entreprises photographiques du pays à l’époque, Neurdein frères puis Neurdein et Cie (depuis 1915), active pendant plus de cinquante ans. Spécialisée dans les vues de sites et paysages pour le tourisme naissant, la société élargira son champ d’action, jusqu’à devenir actrice incontournable de la carte postale illustrée et rouage essentiel d’un usage généralisé de la photographie illustrative dans de nombreux contextes éditoriaux au tournant du xxe siècle : presse, édition bon marché, objets, etc. [Fig. 1a et b] Cette activité d’« industrie de l’image » induit aussi une conception de l’accumulation de vues jamais atteinte en France à cette période. Elle entraîne pour l’entreprise une mutation constante des méthodes de production dans un rapport entre quantité et qualité photographique largement pesé, qui inclut des renouvellements d’équipement ainsi qu’une gestion de produits et de stocks évoluant au prisme du marché au cours de ses cinquante années d’existence. Les palpitations, faites de partis pris pour davantage de plus-value, d’orientations et de détours vers des formes d’innovation, constituent le caractère véritablement organique de ce système entrepreneurial à la fin du xixe siècle, qui le maintient actif.
Fig. 1a et b Objets photographiques édités à partir de photographies de l’entreprise Neurdein frères : Perpignan, la place de la Loge, 1903. Carte postale, 9 × 14 cm. Perpignan, la place de la Loge, ca. 1906-1910. Assiette photographique, 22 cm de diamètre.
Collection privée.
- 1 Les Archives nationales ont effectué des dépouillements à partir des archives notariales qui perme (...)
- 2 Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349, Vente par la société Neurdein et Cie (...)
2C’est ce que donne à voir et à comprendre, une fois décrypté, un acte notarié d’une vingtaine de pages rédigé à l’occasion de la cession de l’entreprise le 5 décembre 1917. La richesse de ces archives notariales ne s’arrête pas là1 : le premier acte est suivi, quelques semaines plus tard, le 29 mars 1918, d’un autre auquel on adjoint des inventaires dressés au 31 décembre 19172 [Fig. 2 a et b]. Intitulés « État des marchandises » et « État des objets mobiliers, matériels et clichés », ceux-ci comprennent des listes sans fin de marchandises, équipements, produits chimiques mais aussi un décompte des plus de 300 000 clichés, sur verre ou sur support souple, de tous formats, qui matérialisent une production dense, complexe et stratégique. Ces listes rendent concret le travail de la matière photographique, le façonnage de l’image, depuis les entrailles de l’entreprise. À travers ce document notarial, juridique et comptable, lié à une vente entre particuliers, les descendants des frères Neurdein et les acheteurs représentant l’imprimerie Crété de Corbeil (Seine-et-Oise), se dessine aussi la question centrale de la valeur de la photographie au début du xxe siècle. Celle de la valeur des images qui, avant de se poser pour le public et le marché, se pose pour ceux qui les produisent, les entrepreneurs. Comment se concrétise cette notion de valeur dans l’activité commerciale qui est la leur ? Comment les entrepreneurs évaluent-ils leur production ? Quand considèrent-ils que leurs photographies n’ont plus de valeur, à rebours parfois d’une vision historique ou patrimoniale ? Nous observerons comme cette notion, intrinsèquement changeante, évolue pendant toute la période d’activité d’une entreprise et même au-delà. Est-elle extérieure aux images elles-mêmes, contingente ou relative, liée uniquement aux contextes d’usage et à l’évolution des modes ? Peut-on distinguer, pour les photographies qui deviennent dans ce modèle d’entreprise des marchandises, une valeur d’usage comme le fait Karl Marx dans Le capital, qui correspondrait à la valeur propre aux images dans leurs différentes modalités d’édition, et une valeur d’échange, différente et moindre, lorsqu’elles sont vendues comme une collection dépendant d’un fonds de commerce ?
Fig. 2 a et b Acte de vente par la société Neurdein et Cie à l’Imprimerie Crété (extrait), 5 décembre 1917. Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349. État des marchandises cédées par la société Neurdein et Cie, État des objets mobiliers, matériel et clichés dépendant du fonds de commerce vendu par la société Neurdein et Cie, 29 mars 1918. Archives notariales de Maître Cros, Corbeil.
3Ce testament entrepreneurial constituera le point de départ d’une plongée au cœur de l’entreprise où se chevauchent et s’entremêlent des strates de valeur à différentes échelles qui font le marché de la photographie à la charnière entre deux siècles : valeur symbolique d’une réputation, valeur d’un fonds de commerce, valeur d’une collection de matrices, valeur de sujets et photographies isolées, valeur d’une production éditée.
- 3 Ibid.
- 4 Bouillon 2017.
- 5 Rouillé 1982, p. 83 ; McCauley, 1994.
- 6 Pellerin 1997.
- 7 Davanne 1880, p. 46.
4L’acte rédigé par le notaire Louis Cros de Corbeil en 1917-19183 raconte l’histoire d’une entreprise, déroulée depuis sa fin. Portée par deux branches d’une même famille qui s’allient, cette société fut créée officiellement le 18 mars 1887 par deux frères, Étienne et Louis-Antonin Neurdein, après avoir existé de manière plus informelle dès 1863, dans la continuité de l’œuvre de leur père, Jean César Adolphe Neurdein dit Charlet, déjà photographe4. C’est une forme nouvelle d’entreprise de l’image que les Neurdein ont façonnée au gré des besoins naissants relatifs à la photographie et son insertion dans toutes formes d’industries culturelles. Le modèle de studio ou d’atelier à la clientèle locale glisse vers celui de l’entreprise formant des réseaux nationaux et internationaux de vente, grâce notamment à la vogue des portraits de célébrités5 dès le Second Empire, ou encore des vues stéréoscopiques6, qui s’échangent et circulent. La photographie devient plus clairement une matière spéculative et rentable pour des entreprises à gros capitaux qui se transforment en de véritables industries de l’image. Alphonse Davanne observe cette évolution dès 1878 lors de l’Exposition universelle à Paris en stipulant que la photographie est « cultivée au point de vue industriel dans les pays plus particulièrement parcourus par les touristes7 », citant le cas des Neurdein et de leur immense collection déjà constituée.
- 8 Paris, Archives nationales, Minutier central des notaires de Paris, MC/ET/LVIII/976, Statuts de la (...)
5L’entreprise a pour objet, selon ses statuts, « la production, l’édition et la vente des œuvres photographiques et tous produits s’y rattachant8 ». Sa longévité – l’entreprise fonctionne pendant 54 ans – doit beaucoup à une structure familiale et paternaliste. Malgré ses transformations juridiques progressives, qui en font une société ayant des enjeux de productivité, elle conserve ce principe d’une participation des proches. Les filles et gendres travaillent toutes et tous pour l’entreprise, ou leurs métiers se situent dans un champ d’activité en lien avec elle, notamment le tourisme ou les loisirs. On retrouve donc ces mêmes proches comme acteurs centraux de la vente de la société [Fig. 3].
Fig. 3 Anonyme, La famille Neurdein (Étienne Neurdein, ses filles et petits-enfants, la veuve d’Antonin Neurdein) et des employés de l’entreprise devant l’usine de production de cartes postales du 5 rue Miollis à Paris, ca. 1915-1917.
Tirage argentique. Collection descendants d’Étienne Neurdein.
6Dans l’acte notarié, une première distinction est opérée entre le fonds de commerce et les stocks et marchandises qui sont évalués séparément. Le fonds de commerce inclut ce qui est nécessaire au fonctionnement de l’entreprise (matériel de prise de vue, presses, collections de négatifs, mobiliers divers), alors que les stocks et marchandises comprennent la matière première pour leur production (produits chimiques, papiers, encres, plombs), mais aussi les objets déjà édités (cartes postales, albums, ouvrages, dépliants, etc.).
7Loin d’être uniquement concret et « matériel », ce qui se vend est aussi symbolique, en particulier pour une entreprise photographique qui manie la réputation et la propriété intellectuelle. La fixation de la valeur, pour le fonds de commerce, se différencie entre le « corporel » et « l’incorporel » de la vente. Pour Neurdein, la valeur de l’incorporel s’élève à peu près à 10 % (20 000 francs) de la valeur des négatifs et du matériel propre à la réalisation des images (220 000 francs), mais en quoi consiste plus précisément cet incorporel ?
- 9 D’origine jurisprudentielle, cette notion de fonds de commerce et d’incorporel qui la compose n’es (...)
8Notion émanant du droit commercial, consacrée par la loi du 17 mars 19099, l’incorporel est souvent mis en avant et valorisé au sein d’un fonds de commerce. Il correspond à ce qui n’est pas envisageable en chiffres et n’a pas d’existence stable, mais qui pourtant augmente la valeur globale de la structure, raison pour laquelle il est bien mentionné et listé. L’incorporel sédimente au cœur de l’entreprise, traduit sa politique et participe à la construction de sa renommée dans le temps. Pour l’entreprise de photographies, l’acte notarié recense « l’enseigne, le nom commercial, la clientèle et l’achalandage attachés » mais aussi « les marques de fabriques, dessins et modèles, notamment les marques de fabrique ND et X Phot ».
9Cet incorporel est donc central : c’est un moteur qui fait vendre. Se faire un nom c’est entrer dans une dynamique industrielle, incluant une meilleure protection juridique, notamment vis-à-vis de la concurrence. Concrètement, les marques ND, ND Phot, X et X Phot sont déposées à l’Office national de la propriété industrielle en 1887 puis en 1902 par Neurdein, alors qu’elles étaient déjà utilisées plus de quinze ans auparavant [Fig. 4]. Ce dépôt révèle donc un tournant juridique de l’entreprise, qui souhaite protéger davantage sa production photographique et la différencier de celles de ses concurrentes. Le dépôt est rendu public, mentionné sur tous les annuaires et publicités. Apposée sur des vues touristiques, dont les sujets sont souvent similaires d’une entreprise à l’autre, cette marque évoque moins une signature qu’une propriété, exprimant le passage d’une auctorialité vers l’industrie.
Fig. 4 Formulaire de dépôt au greffe du tribunal du commerce de la marque ND Phot, le 12 septembre 1887, par les frères Neurdein pour « les produits de leur industrie », registre des marques de commerce et de fabrique déposées dans la classe 57 « Photographie et lithographie », 1860 à 1895.
Paris, Institut national de la propriété industrielle, 1MA509.
- 10 Marchal 2009, p. 106-116.
- 11 McCauley 2008.
- 12 Paris, Institut national de la propriété industrielle, Registre des marques de commerce et de fabr (...)
10Rendu possible grâce à la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883, le dépôt de marques devient central avec le développement des échanges commerciaux et l’internationalisation du marché10. Celui de la photographie étant en pleine expansion, les entreprises du secteur voient leur intérêt à protéger légalement leur signature, gage d’une certaine réputation11. Pourtant, rares sont celles de l’envergure des Neurdein à avoir déposé leur marque de fabrique entre 1860 et 189512. Avec la carte postale qui circule abondamment entre 1900 et 1905, le principe de dépôt de marque se renforce et fleurissent les sigles, les initiales (ND) ou encore les symboles : croissant (Charles Fontane), ancre (L’hôpital), trèfle (Charles Collas), palette de peintre (Carl Künzli), étoile (Pierrot). Ces marques, apposées sur le négatif, agissent comme des signes distinctifs et sont repérables pour affirmer l’appartenance et garantir le style. Elles sont le reflet du changement d’échelle : une production en masse, une course à la nouveauté et un commerce à gros capitaux.
- 13 Bouillon et Perlès 2023.
11Un autre élément de valeur incorporelle mentionné dans l’acte notarié est la clientèle et l’achalandage, qui traduisent la capacité d’attraction de l’entreprise. Pris au sens large, pour les Neurdein, l’achalandage consiste en un enchevêtrement de réseaux de vente directe ou indirecte. Il s’agit d’opérateurs-photographes sur tout le territoire, qui ont aussi la fonction de représentants de commerce pour l’entreprise (comme René Parâtre à Chinon et à Tours ou Georges Leidenfrost à Fontainebleau par exemple), de diffuseurs nationaux (Adolphe Giraudon, Albert Hautecoeur, J. Kuhn et J. Réségotti), de commerçants locaux ou encore de clients, captifs grâce aux boutiques implantées dans des lieux touristiques stratégiques ou auprès de collectionneurs. Ces réseaux alimentent et renouvellent en permanence le commerce de l’image, de la photographie jusqu’à la carte postale13, et ce pendant toute la durée d’activité de l’entreprise.
- 14 Paris, Archives nationales, sous-série Commerce et Industrie, F12/5222, Légion d’honneur, proposit (...)
12La clientèle se construit par la légitimité acquise par les Neurdein, à travers les reconnaissances symboliques, comme les récompenses, médailles et commentaires élogieux. Elles sont d’ailleurs mises en avant systématiquement sur les lettres à en-tête, toujours plus denses, utilisées pour la correspondance avec les clients, commerçants et collaborateurs, et sur les publicités [Fig. 5]. Parallèlement, les démarches effectuées – sans succès – par les frères Neurdein pour l’obtention de l’attribution de décorations, y compris la Légion d’honneur14, sont le signe de l’importance qu’ils attachent à leur réputation et à la reconnaissance officielle des valeurs « philanthropiques » de leurs actions, à travers leur commerce. L’impact social de leurs activités (nombre de ventes, valeur d’enseignement, rôle social de la carte postale, « popularité » de leur production) est souvent mis en avant.
Fig. 5 Publicités pour les photographes dans l’Annuaire-almanach du commerce, de l'industrie, de la magistrature et de l’administration, Paris, Firmin Didot, 1901, p. 2291, Gallica/Bibliothèque nationale de France.
- 15 Pour l’exemple de la concession du musée du Louvre, voir Renié 1999.
13L’incorporel concerne enfin les droits d’auteur et les accords commerciaux passés par l’entreprise. L’acte notarié mentionne « le bénéfice de toutes conventions et marchés passés par la Société Neurdein et Cie avec des tiers relativement à la fabrication et la vente de cartes postales et photographies notamment tous traités passés avec la Société de la tour Eiffel si cette dernière consent à la cession ». Les concessions accordées à l’entreprise Neurdein, comme celle de la commission des Monuments historiques entre 1898 et 1915, sont des monopoles d’exploitation de production et de vente de photographies qui permettent de situer l’activité commerciale sur un temps différent, avec des revenus plus réguliers, au sein d’un marché instable enclin à de nombreuses mutations technologiques et une concurrence qui s’intensifie et s’internationalise15. S’il est cité spécifiquement dans l’acte, c’est que cet accord avec la Société de la tour Eiffel constitue une véritable plus-value dans les ventes passées et à venir des photographies de Neurdein frères [Fig. 6]. Seule à avoir un studio de portrait au deuxième étage de la tour Eiffel, l’entreprise est la seule aussi à commercialiser, dans ses boutiques aux trois étages du monument, des photographies prises depuis les coursives de la tour Eiffel dès 1889 jusqu’à la fin de son activité en 1917. S’agissant d’un accord contractuel entre sociétés, la gestion de la tour Eiffel étant entièrement privée à cette période, sa transmission dans le contexte de la vente de l’entreprise Neurdein reste hypothétique. L’accord passé est malgré tout inclus dans l’acte comme un potentiel, digne d’être valorisé.
Fig. 6 Neurdein frères, La tour Eiffel. Plateforme du deuxième étage, ca. 1900.
Carte postale en phototypie, 9 × 14 cm.
14Peu explicitée, cette valeur de l’incorporel, essentielle pour les acheteurs en général, ici l’imprimerie Crété, se construit pour Neurdein frères dans l’épaisseur du temps et par ses orientations stratégiques. Véritable « esprit » de l’entreprise, cette valeur survit à cette dernière même et reste vive après sa mort. C’est d’ailleurs avant tout entre concurrents que se font les rachats, pour « avaler » cet incorporel et le détourner à son compte. Longtemps après la vente de la société Neurdein, la marque ND est utilisée par ses successeurs qui bénéficient ainsi d’une aura acquise de longue date.
15« Déterminer une valeur », comme le font le notaire et les deux parties à l’origine de l’acte, est un cheminement dans l’histoire de l’entreprise, des usages, des évolutions et tendances, qui rend visible les gains mais aussi les abandons et les pertes. L’inventaire du corporel du fonds de commerce, reflet du travail concret de fabrique des images, traduit bien ces transformations.
- 16 Paris, Archives nationales, Minutier central des notaires de Paris, MC/ET/LVIII/976, Statuts de la (...)
- 17 Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349, Vente par la société Neurdein et Cie… (...)
16Grâce à un état des objets mobiliers datant de la création de l’entreprise Neurdein frères en 188716, les évolutions en trente ans sont visibles par comparaison avec les listes tenues au moment de la vente en 1917. Les différences de types et de quantités de matériel révèlent les orientations techniques et culturelles de l’entreprise. Outre le matériel électrique, qui montre un équipement moderne mis en œuvre pour le fonctionnement des presses et l’insolation des clichés (« sept postes de deux lampes Bénard pour insolation » dans l’acte notarié de vente17) non présent en 1887, les ensembles listés laissent entrevoir aussi l’activité photographique et l’ombre de celles et ceux qui manient et font fonctionner ces machines.
17Tout d’abord il s’agit d’un matériel d’usine de production de cartes postales, dont le cœur battant est constitué en 1917 de dix presses phototypiques et de quatre presses typographiques format Jésus de la marque Voirin. En l’absence de vues de l’entreprise Neurdein, l’atmosphère dense et bruyante d’un espace saturé de presses phototypiques en fonctionnement peut s’observer sur des images d’entreprises concurrentes comme Ernest Le Deley dans les années 1910, ou Combier (CIM) un peu plus tard [Fig. 7 et 8].
Fig. 7 Ernest Le Deley (ELD), Grand comptoir de la carte postale illustrée, usine d’impression de cartes postales d’Ernest Le Deley avec des presses phototypiques (Usine Claude Bernard, une salle des machines), ca. 1910.
Carte postale en phototypie, 9 × 14 cm.
Collection privée.
Fig. 8 Entreprise Combier (CIM), La salle des presses phototypiques pour l’impression des cartes postales, ca. 1930.
Inversion numérique d'après un négatif sur verreau gélatine-bromure d’argent, 13 × 18 cm.
Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce.
- 18 Voirin 1892.
- 19 « J. Voirin, manuel de phototypie », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’Industrie natio (...)
- 20 Anonyme, « La phototypie », Le Cartophile illustré, no 23, 15 avril 1905, p. 6 : « une grande mach (...)
18Les éditeurs photographes s’équipent en grande majorité de presses Voirin, grâce à l’action de leur inventeur qui favorise le passage opérationnel de l’argentique au photomécanique. En effet, Jules-Albert Voirin présente cette orientation comme rentable pour l’industrie dans les années 1890 et en fait la promotion à travers des manuels18, des formations, des facilités financières. Sa démarche vise à inciter les industriels au changement d’échelle de production19, et à les convaincre d’une qualité photographique toujours conservée. Chaque presse phototypique permet l’impression simultanée sur une même feuille de 32 cartes postales 9 × 14 centimètres (cm) sur une dalle en format Jésus (56 × 72 cm). Elles permettent chacune la production de 100 000 cartes par semaine20, ce qui fait jusqu’à 1 000 000 par semaine, par les dix presses de l’entreprise Neurdein. Ces chiffres de capacité de production, qui donnent le vertige, témoignent d’une massification de la production d’images.
19Les machines qui permettent la transformation éditoriale sont nombreuses : linotypie, massicot, presse à chaud, balancier à dorure, presse à percussion, mitrailleuse, cisaille, laminoir, piqueuse, perforeuse, coupoir biseautier, etc. Ces dénominations de machines, dont nous reproduisons des vues de celles de l’entreprise Combier [Fig. 9 et 10], sur l’acte de vente donnent une idée de la variété des postes de travail et des nombreux employés spécialisés de l’édition photographique. Certaines sont remisées et caduques, comme la « presse à satinée démontée ». Déjà listée en 1887 et évaluée à 800 francs, elle symbolise l’abandon d’une pratique et l’obsolescence du matériel qui permettait d’aplanir les irrégularités d’encollage et d’y adjoindre une certaine esthétique, c’est-à-dire un aspect « verni » des images.
Fig. 9 Entreprise Combier (CIM), Découpe à la mitrailleuse, au sol la Rogne (chutes de papier), usine de Crottet, ca. 1930.
Inversion numérique d'après un négatif sur verre au gélatine-bromure d’argent, 13 × 18 cm.
Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce.
Fig. 10 Entreprise Combier (CIM), Un massicot, usine de Mâcon, ca. 1930.
Inversion numérique d'après un négatif sur verre au gélatine-bromure d’argent, 13 × 18 cm.
Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce.
- 21 Chiffre obtenu par comparaison avec l’atelier de Valentine et fils, équivalent de Neurdein en Gran (...)
20Le « matériel mobile » qui permet la réalisation des clichés d’impression comporte des châssis et des dalles d’une part et des chambres et équipement de prise de vue de l’autre. Alors que d’après l’état établi en 1887, l’entreprise Neurdein possédait 800 châssis-presses lui permettant de produire 3 000 tirages par jour21, en impression par contact à la lumière du jour, les 60 châssis listés en 1917, ainsi que les 125 dalles en deux formats, ne sont utilisés alors que pour la réalisation de matrice (cliché) d’impression phototypique et non plus pour le tirage argentique.
- 22 Ris-Paquot 1895, p. 20.
- 23 Paris, Musée d’Orsay (documentation), dossier « Neurdein », Courrier d’Antonin Neurdein à Étienne (...)
21L’existence matérielle de ces châssis est révélatrice de la mutation des entreprises photographiques au tournant du xxe siècle, puisqu’ils sont progressivement remplacés dans leur usage passé, et recyclés pour la nouvelle production, comme on peut le lire dans les manuels de phototypie en 1895 : « Le châssis servant à l’insolation des dalles est exactement le même, comme forme, que celui employé par les photographes pour le tirage des épreuves sur papier préparé aux sels d’argent22. » Si leur nombre chez Neurdein et Cie en 1917 a considérablement diminué, passant de 800 à 60 en trente ans, c’est qu’il correspond à un changement technologique pour les tirages argentiques, qui se font à la lumière artificielle avec l’arrivée de l’électricité, mais aussi à une nette diminution de leur production, au profit d’impressions photomécaniques [Fig. 11]. Étienne Neurdein mentionne d’ailleurs en 1908 ce que ces mutations provoquent aussi en termes de savoir-faire et de qualification des personnels pour l’entreprise : « Il y a 10 ans, 50 ouvriers étaient occupés dans nos ateliers de tirage photographique, ce nombre est réduit actuellement à 523. » Il est d’ailleurs marquant de voir la presque disparition de toutes traces relatives à l’activité de tirage photographique dans les listes de matériel. Alors qu’en 1887, le fonds de commerce comprenait bien un atelier de développement et de sensibilisation, des terrasses pour le tirage avec diverses installations (bâches, cabanes) en plus des châssis-presses, ainsi qu’un atelier de lavage avec des cuves et des ustensiles, évalué à 11 700 francs, c’est-à-dire l’équivalent du prix mentionné pour le matériel photographique de prise de vue à l’époque, tout a disparu en 1917. Les produits chimiques répertoriés dans le stock à cette date sont les seuls résidus de cette activité, qui n’a probablement – si elle existe encore – plus suffisamment de valeur pour être mentionnée. Cela signifie peut-être aussi que la période de la Première Guerre mondiale sonne le glas de la pratique photographique industrielle pour le tourisme, effacée par l’hégémonique carte postale.
Fig. 11 Entreprise Combier (CIM), Galerie d’insolation des clichés dans des châssis pour l’impression de cartes postales, ca. 1930.
Inversion numérique d'après un négatif sur verre au gélatine-bromure d’argent, 13 × 18 cm.
Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce.
22Les chambres photographiques de prise de vue ont quant à elles vu leur nombre augmenter de manière substantielle. De 4 en 1887, il y a 12 chambres d’un format similaire (13 × 18 cm et 13 × 21 cm) en 1917, ce qui laisse penser qu’elles peuvent être utilisées simultanément par autant d’opérateurs différents – dont le nombre a naturellement été multiplié pour répondre aux demandes de renouvellement de sujets et à l’activité foisonnante du début du xxe siècle. D’autres chambres sont disponibles en 1917 dans plusieurs formats, ce qui montre une diversification importante des objets photographiques proposés par l’entreprise (grand format 24 × 30 cm, 35 × 45 cm et 50 × 60 cm, panorama 25 × 60 cm, appareil de Salon, chambre pour trichromie). 26 chambres photographiques en tout sont cédées avec le fonds de commerce en 1917. Les objectifs photographiques, qui relèvent d’une importante technicité et sont en matériaux semi-précieux (laiton), ont toujours été ce qu’il y a de plus valorisé dans le matériel de prise de vue : en 1887, la valeur de l’objectif seul est le double (1 500 francs) de celle d’une chambre. En 1917, 39 objectifs, en majorité de la marque Hermagis – Fleury-Hermagis ayant tissé des liens avec le Touring Club de France et les photographes excursionnistes en général –, mais aussi Demaria, Lacour-Berthiot, Cootre (Calmels), Gaerz, Zeiss, Dallmeyer, Steinhell, Derogys, Darlot, montrent le dynamisme du commerce international de l’équipement photographique. Ces objectifs ont différentes fonctions (grand angle, pantrichromie, rectiligne, périgraphe, eurygraphe, etc.) et constituent le trésor optique de l’entreprise.
23La masse des clichés accumulés par Neurdein frères révèle, quant à elle, les tendances du marché : une valeur dans l’accumulation des photographies, mais parfois une dévalorisation des images à l’unité.
24La collection de négatifs est l’identité de l’entreprise Neurdein. Elle est ce qui crée sa valeur réelle, son potentiel, et est largement promue comme tel : « La plus belle, la plus complète collection de vues photographiques sur la France, l’Algérie, la Tunisie, la Belgique », peut-on lire dans une publicité de 191024. La gestion des masses d’images est un enjeu économique pour ces entreprises dont l’influence et l’importance se mesurent au nombre de négatifs : les quantités, révélées par les propriétaires eux-mêmes, se posent souvent comme arguments de leur réussite. S’ils sont à prendre avec précaution, ces chiffres positionnent les entreprises vis-à-vis de la concurrence, et sont souvent pour elles les gages de leur suprématie, de leur ancienneté sur le marché et de la qualité de leur service. La taille de la collection permet de mesurer sa capacité à répondre à toutes les demandes. L’obsession d’une « complétude » se lit comme un leitmotiv dans toute l’histoire de l’entreprise Neurdein et de ses orientations.
- 25 Paris, Médiathèque du patrimoine et de la photographie, 80/1/73, Courrier d’Antonin Neurdein à l’a (...)
- 26 Paris, Archives nationales, Minutier central des notaires de Paris, MC/ET/LVIII/976, Statuts de la (...)
- 27 Neurdein, frères 1895.
- 28 Paris, Musée d’Orsay (documentation), dossier « Neurdein », Courrier d’Antonin Neurdein, op. cit.
- 29 Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349, Vente par la société Neurdein et Cie… (...)
25« Voilà trente ans que nous travaillons à former nos collections, lesquelles sont le produit de nos efforts et de notre initiative sans aucune subvention25 », réaffirme Antonin Neurdein en 1894. Cette collection est en effet le reflet de partis pris et d’une politique qui ne fait qu’évoluer pendant les cinquante années d’activité de l’entreprise. Entre 1887 et 1917, quatre chiffres rendent compte de la progression en nombre de la collection de la société : en 1887, 22 000 négatifs tous formats confondus concernant trente villes de France, d’Algérie et de Tunisie sont apportés au capital de l’entreprise26. En 1895, la collection atteint 30 000 sujets27 et en 1908, 120 000 sujets28 sont répertoriés, dans le contexte d’une production massive de cartes postales. Lors de la vente en 1917, la collection de matrices (négatifs et positifs), y compris les doubles et les supports souples, compte 307 000 unités29.
26Cependant, cette augmentation en nombre est loin d’une simple diversification de sujets, et n’est pas linéaire. Le chiffre au moment de la vente comprend à la fois les prises de vues originales, mais également des doubles sur verre, et des positifs qui ont probablement été réalisés à partir des négatifs pour l’impression phototypique. Le transfert de support est permanent, et ce depuis les débuts de l’entreprise [Fig. 12]. À partir des négatifs sur verre, stockés pour une réutilisation sur le long terme afin d’en rentabiliser la production, de nouvelles matrices (négatifs sur supports souples en nitrate de cellulose) sont produites notamment pour les cartes postales. Ainsi, un transfert de support se pratique régulièrement pour permettre la conservation du sujet malgré les révolutions techniques.
Fig. 12 Entreprise Combier (CIM), Pelliculage ou « stripping » : transfert de la gélatine de la prise de vue pour fabriquer le cliché d’impression des cartes postales, usine de Mâcon, ca. 1930.
Tirage au gélatine-bromure d’argent, 13 × 18 cm.
Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce.
27Bon nombre de négatifs sur verre ont été contretypés sur « papier pelliculaire » dans le format carte postale en 9 × 14 cm, selon le procédé de Georges Balagny, pour simplifier leur usage en phototypie – permettant notamment d’avoir un cliché directement retourné nécessaire à l’impression phototypique30 –, ce qui explique leur grand nombre. Lorsqu’un cliché est reproduit, l’original perd une valeur d’usage directe : c’est probablement le cas des grands formats sur verre, malgré tout conservés. En outre, la période du début des années 1890 caractérise le passage, pour la photographie, d’un système de tirage argentique à noircissement direct à un système par développement à la lumière artificielle, qui révolutionne considérablement la gestion des matrices : le format ne sera plus obligatoirement équivalent au tirage final souhaité. Les photographes peuvent faire des agrandissements de tous formats à partir d’un seul et même négatif. Neurdein frères a, malgré cette « révolution » des formats, conservé la diversité de sa production, qui cependant n’a pas la même valeur pour un industriel repreneur. C’est le cas par exemple des négatifs stéréoscopiques en 9 × 21 cm, dont l’exploitation éditoriale a été arrêtée avant 1887 par l’entreprise. Les vues « périmées », c’est-à-dire invendables, qui ne correspondent plus à l’actualité d’un site touristique, sont ôtées du catalogue de vente, marquées physiquement comme étant éliminées, mais les matrices sur verre restent stockées physiquement, dans tout leur encombrement [Graph. 1].
Graph. 1 Quantité de clichés sur support verre et souple en différents formats, répertoriés lors de la vente de l’entreprise Neurdein et Cie à l’imprimerie Crété, archives notariales de Maître Cros, Corbeil, actes du 5 décembre 1917 et du 29 mars 1918.
Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349.
28Ces pratiques n’empêchent pas les éliminations de supports et formats hors d’usage avec le temps : c’est le cas, semble-t-il, de négatifs mentionnés dans l’inventaire de 1887 comme « 4 000 clichés format carte » qui ne paraissent plus dans la liste de 1917, leur usage étant depuis longtemps caduc en termes éditoriaux pour les formats cartes de visite.
- 31 À titre de comparaison, le fonds de commerce du photographe portraitiste Eugène Pirou, particulièr (...)
- 32 Anonyme, Bulletin de la chambre syndicale de la photographie, no 149, novembre 1919, p. 69, cité p (...)
29Qu’en est-il de l’évaluation de la valeur de la collection et de celle du prix à l’unité des clichés matriciels au cœur de l’entreprise ? En 1917, comme l’incorporel, le corporel du fonds de commerce est évalué globalement, sans détail de prix par objet, à 220 000 francs. À la création de l’entreprise en 1887, une évaluation similaire avait été faite, d’un montant de 164 680,60 francs31. Le prix de la vente de 1917 est donc seulement 1,3 fois supérieur au capital social de départ, trente ans avant, qui comprenait matériel et négatifs. La taille de l’entreprise a pourtant considérablement évolué, notamment avec la mise sur pied d’une usine d’impression. La crise commerciale traversée par l’industrie de la photographie qui s’accentue à la fin de la guerre, et dont témoigne l’association syndicale des photographes français quelques années après, en 1921, influe sur la valeur des fonds d’images. Alors que la société des auteurs photographes incite ses membres à considérer la valeur d’un négatif à hauteur d’au moins 10 francs en 191932, les 263 410 négatifs originaux de Neurdein – 304 745 au total mais 41 335 sont des doubles – sont vendus avec tout le fonds de commerce 220 000 francs, c’est-à-dire bien moins d’un franc le négatif.
- 33 « Crise commerciale », Procès-verbal de l’Assemblée du 20 mai 1921 de l’association syndicale des (...)
30L’activité basée sur l’exploitation de collections d’images, qui a connu un succès rapide et rémunérateur entre 1878 et 1905 particulièrement lors des expositions universelles, n’est plus rentable. La valeur du support photographique subit les aléas technologiques et l’obsolescence de plein fouet. La valeur de l’image elle-même, produit culturel accompagnant une forme de distinction, a subi une dégradation au point de n’être plus qu’un simple objet sans valeur, comme cela est constaté par la revue Le Photographe pour d’autres collections entre les deux guerres, déplorant « […] la dépréciation des fonds de photographes qui trouvent peu d’acheteurs sérieux et dont le prix de vente est loin d’atteindre celui d’une petite boutique de mercerie33 ». De fait, l’aspect commercial le plus rentable, l’exploitation des clichés, est reporté du côté des imprimeurs, qui les acquièrent et les diffusent, en en dissociant la phase de production des images, c’est-à-dire l’aspect « dynamique » de la collection de photographies. C’est ce qui adviendra pour la collection Neurdein après sa vente, exploitée par l’imprimerie Crété, sans que soit repris le sel éditorial du métier.
- 34 Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349, Vente par la société Neurdein et Cie… (...)
31Dans l’acte notarié de 191834, existe un inventaire à part très détaillé avec les quantités et les prix dédiés aux produits, substances chimiques et matières premières pour la transformation, ainsi que les stocks de marchandises déjà éditées de l’entreprise Neurdein.
32Beaucoup de matières premières sont en fait considérées comme étant directement utilisables, et sont donc évaluées au prix du marché. Elles sont réparties en différentes formes de production, argentique ou photomécanique : produits chimiques, encre, plomb, papier et carton.
33La diversité de la chimie révèle une activité purement photographique intense et à grande échelle, figée à une certaine époque. Les 100 kilogrammes d’hyposulfite de soude, fixateur pour la photographie, côtoient les 120 kilogrammes de glycérine, ainsi que les multiples agents qui entrent dans la composition des révélateurs, ou en font varier les effets (bromure de potassium, carbonate de soude, formol, sulfite, hydroquinione), des produits pour les virages (monosulfure de sodium) ou pour les procédés plus annexes (collodion, ammoniaque et ferrycianure de potassium pour le cyanotype). Le processus photographique complet, de la fabrique de l’émulsion pour les négatifs à la fixation des tirages, c’est-à-dire de la prise de vue à l’impression des images, pouvait être assuré au sein de l’entreprise même.
34Cependant, des plaques pré-sensibilisées et prêtes à l’emploi, pour les futurs négatifs, sont aussi achetées à l’industrie photographique (notamment de marque Sigma, Jougla et Lumière) et stockées pour une pratique simplifiée de la prise de vue par les opérateurs. Dans le même esprit, des feuilles « Cartoline bromure » sont utilisées pour l’impression de cartes postales dites « bromures », destinées à une filière photographique et non photomécanique : comme pour les négatifs pré-sensibilisés, il s’agit de produits transformés par l’industrie chimique de la photographie. S’ils simplifient la chaîne de production en enlevant l’étape délicate de la mise en œuvre chimique et la transformation de matières premières, et permettent un plus grand rendement, ils laissent aussi entrevoir une forme nouvelle de dépendance vis-à-vis de l’industrie des produits photographiques, qui se développe pendant les quinze premières années du xxe siècle. Ces produits sont naturellement plus coûteux que les matériaux de base, et relèvent le prix de revient de l’objet final très bon marché et de peu de valeur – une carte postale au bromure est vendue 5 centimes.
35Un des éléments marquants de cette liste de matières premières est la variété de cartes et papiers différents utilisés pour l’impression : 46 types sont répertoriés (lisse, à grain, chamois, couché, mat ou brillant, etc.) dans des quantités variables, et en tout presque 200 000 feuilles en stock en 1917, d’un format Jésus ou Raisin. Outre leur quantité, ces mille nuances de papiers et donc d’effets variables dans la production caractérisent une diversification stratégique, fruit d’une inventivité commerciale et d’une capacité de renouvellement du produit de base. La diversification permet en effet de proposer de véritables gammes de produits, aux valeurs variables.
36Neurdein frères était éditeur d’ouvrages de type guide touristique, ou encore d’objets plus éphémères comme des « blocs » de cartes postales, des albums (de photographies ou héliogravure) ou encore des dépliants. Le stock correspond aux best-sellers de l’entreprise, produits en quantité : 2 789 exemplaires du « Bloc Paris » de 24 cartes postales sont conservés en 1917, aux côtés de productions sur Fontainebleau, le mont Saint-Michel, les châteaux de la Loire et Versailles.
37Dans les stocks se dessinent l’évolution du marché et l’orientation des tendances en termes de production, en particulier celle qui domine à la fin de la carrière des Neurdein frères, la carte postale [Tab. 1].
Tab. 1 Quantité et évaluation du prix des différents types de cartes postales en stock lors de la vente de l’entreprise Neurdein et Cie à l’imprimerie Crété, archives notariales de Maître Cros, Corbeil, actes du 5 décembre 1917 et du 29 mars 1918. Chamarande, Archives départementales de l’Essonne, 2E20/349.
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Quantité |
Prix unitaire |
Valeur totale |
Cartes postales en phototypie |
7 679 789 |
0,013 F |
99 837,25 F |
Cartes postales au bromure |
655 225 |
0,05 F |
32 761,25 F |
Cartes postales en trichromie |
dorées : 243 146 |
0,06 F |
14 588,75 F |
Cartes postales en trichromie |
non dorées : 134 810 |
0,05 F |
6 740 F |
38Si l’impression phototypique est particulièrement adaptée pour une entreprise de tradition photographique, l’évolution technique vers de nouveaux effets d’impression ou procédés – bromure ou trichromie – devient nécessaire pour s’adapter au marché de l’image fluctuant. Le bromure permet notamment de produire en petite quantité, de manière plus réactive et se trouve donc particulièrement adapté pour des sujets liés à l’actualité. Alors que l’activité de vues de France en phototypie nécessite un stock important, celles au bromure et en trichromie, plus récentes, procèdent d’une production ponctuelle et à la demande, qui engage peu de réserve.
- 35 Cet état des stocks renseigne sur la période de production répartie par procédé : le bromure corre (...)
39En observant les stocks de l’entreprise au moment de sa vente en 1917, on constate que la majorité est bien composée de cartes postales en phototypie (91 % du total), celles au bromure sont peu stockées (7,8 %) et les cartes dites « trichromie », les plus chères et les plus complexes à produire, encore moins (0,25 %)35.
- 36 Le Figaro illustré, no 175, octobre 1904.
- 37 Anonyme, « La carte au bromure d’argent (suite) », Le Cartophile illustré, no 20,15 janvier 1905.
40Schématiquement, l’entreprise Neurdein produit des cartes postales au bromure pour ses nouveaux sujets de société et d’actualité, et des cartes postales en trichromie pour la reproduction d’œuvres d’art notamment dans le contexte des Salons de la société des artistes français. Ces nouveaux champs d’application des cartes postales expliquent les investissements de l’entreprise dans de nouveaux procédés : les changements nécessitent des équipements neufs. Les cartes postales au bromure d’argent, réalisées sur de grandes machines rotatives mues par l’électricité, sont en pleine production dès 1900, comme le décrit un journaliste du Figaro dans son numéro spécial de 190436. L’opportunisme commercial de Neurdein oriente rapidement l’entreprise dans cette voie lucrative et en vogue en 1901 : « La carte au bromure d’argent est celle qui depuis quatre ans est à la mode, achetée et admirée par tous37. » La forte production de bromure va « démoder » la phototypie.
- 38 Anonyme, « À nos confrères, Assemblée générale du mercredi 13 juin 1906 de l’Union des Maitres-imp (...)
41Mais les investissements pour faire varier les productions de cartes postales, ainsi que l’encombrant stock de cartes en phototypie participent aussi de la perte de l’entreprise. Dans ce marché de la photographie grand public, chaque changement de modèle ou évolution de mode provoque, selon Étienne Neurdein déjà dès 1906, « un stock considérable, qui restera et se défraîchira en magasin, et constituera une perte sèche pour les imprimeurs-éditeurs et les éditeurs proprement dits38 ». Lorsqu’elles sont vendues en masse avec le fonds de commerce en 1917, les plus de 7 millions de cartes postales de vues de France en phototypie stockées par Neurdein sont évaluées en deçà de leur valeur commerciale, à peine le prix du papier et de l’encre.
⁂
- 39 Bouillon 2017, p. 26.
- 40 Ibid., p. 14.
- 41 McCauley 1994.
42Au terme de ce parcours chiffré et évalué de l’entreprise Neurdein, on comprend l’enjeu afin de faire avancer une histoire économique et sociale de la photographie de décrypter les sources et archives juridiques pour saisir un fonctionnement, des orientations esthétiques et commerciales, des évolutions par rapport au marché de la photographie en général. Loin d’une approche « matérialiste » et loin d’une simple étude de cas, cette exploration permet de fonder le récit historique sur des données fiables et concrètes, évitant ainsi les discours généralistes d’une histoire industrielle et économique de la photographie, basés sur une historiographie qui reprend les narrations des photographes eux-mêmes39. Au-delà de l’aspect économique, pour la période 1880-1917, l’entreprise photographique est au cœur des dispositifs culturels40 : de par la circulation, la dissémination et la répétition de ses photographies sur différents supports édités, élément essentiel de sa stratégie, l’entreprise et son fonctionnement infléchissent durablement notre rapport à l’imaginaire. Ainsi, c’est donc toute une histoire culturelle qui est à revisiter au prisme de ces parcours entrepreneuriaux. Dans cette perspective, la question centrale des fluctuations de valeurs de la photographie, à l’échelle de l’image et de la collection, reste à explorer à partir des archives, comme cela a pu être fait pour le Second Empire en France41.
- 42 L. Foiret (Melun), « La carte postale dans l’enseignement historico-géographique », Bulletin de la (...)
43Pour finir, que deviennent la collection et le fonds de commerce Neurdein juste après cette vente de 1917 à l’imprimerie Crété ? Quelle valeur lui attribue-t-on ? La collection rejoint celle de son concurrent l’éditeur Léon Lévy pour former une immense masse d’images disponibles, mais le fonds de commerce n’est plus actif, excepté la notoriété et la marque qui restent encore opérantes. En 1926, neuf ans après la cessation d’activité de l’entreprise Neurdein par ses fondateurs, le témoignage d’un professeur d’histoire-géographie42 nous indique que la collection se vide progressivement de sa dynamique de renouvellement et que sa valeur commerciale s’effrite progressivement. Il l’explique par un décalage dans la « valeur » culturelle des images liée aux modes d’achat et de consommation propre à l’époque de leur production.
- 43 Desveaux, Bouillon, Roubert 2022, p. 153-162.
44Les collections seront vendues peu de temps après, vers 1930, à un éditeur de cartes postales, la Compagnie des arts photomécaniques (CAP), avant d’être cédées, encombrantes, pour un franc symbolique à Roger-Viollet le 1er décembre 196943. Ces collections émanent d’interactions entre l’entreprise productrice de cartes postales, le contexte industriel général de l’imagerie populaire – photographique ou non – et les nouvelles exigences culturelles de la société en la matière. L’entreprise se lit derrière ses images jusqu’à sa mort, qui les éloigne progressivement d’un usage, donc de leur valeur : l’oubli se propage jusqu’à la résurgence comme patrimoine.