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Dossier

Valeurs culturelles, valeurs financières de la photographie

Une enquête historique sur les institutions photographiques en Allemagne
The Cultural and Financial Values of Photography: A Historical Survey of Photographic Institutions in Germany
Kathrin Yacavone
p. 74-91

Résumés

Dans le contexte d’un récent tournant de la politique culturelle allemande et de la décision prise en 2019 de créer un « Institut fédéral de la photographie », cet article examine la « préhistoire » de ces développements et les débats qui l’entourent, ainsi que les valeurs culturelles assignées à la photographie à certaines étapes clés de l’histoire allemande. Il explique comment, bien que l’idée d’un musée national consacré à la photographie émerge dès 1900, il a fallu attendre les années 1980, dans le sillage de la valorisation du médium sur le marché de l’art, afin que de nouveaux concepts et projets pour la création d’un institut central voient à nouveau le jour – même s’ils seront finalement infructueux. Il s’agira également de mettre l’accent sur les similitudes et différences entre les politiques culturelles allemandes et françaises, ainsi que sur les dynamiques respectives d’institutionnalisation de la photographie de ces deux pays. Ce faisant, l’article met en évidence l’interdépendance des valeurs culturelles et financières dans les politiques de patrimonialisation de la photographie.

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Texte intégral

  • 1 Voir Yacavone 2014, p. 130-135.

1Comment se construisent les valeurs culturelles de la photographie ? Et comment se constituent-elles concrètement dans le tissu culturel et sociétal ? Comment, enfin, sont-elles négociées et par quelle pluralité d’acteurs ? Le présent article aborde ces questions aujourd’hui d’actualité en Allemagne, puisque l’établissement d’un « Institut fédéral de la photographie » est en cours. En 2019 la ministre d’État de la Culture et des médias a saisi l’idée d’établir un tel institut, ce qui marque un tournant remarquable dans la politique culturelle allemande, qui ne s’intéressait guère à la photographie jusque-là. L’accent sera mis ici sur le développement historique au long cours d’une telle idée ainsi que sur les différentes valeurs et manières de valoriser la photographie qui s’y sont déployées. À l’inverse de la France, où de nombreuses institutions dédiées à la conservation, l’archivage, l’exposition et la diffusion de la photographie sont rattachées à une politique culturelle du médium centralisée depuis les années 19801, en Allemagne, les États fédérés possèdent la souveraineté dans le domaine culturel (Kulturhoheit), y compris pour la photographie. Ainsi, les institutions dédiées à cette dernière sont fortement décentralisées et dépendent administrativement des États fédérés d’Allemagne, ce qui explique le caractère parfois régional des collections et l’atomisation des activités photographiques à l’échelle du pays. Au niveau fédéral, la politique culturelle, à savoir la déléguée du gouvernement fédéral pour la culture et les médias, commence tout juste à reconnaître la photographie comme patrimoine avec un financement sans précédent.

  • 2 Eskildsen et al. 2020, p. 6.

2Aussi, en 2019, lorsque l’État fédéral manifeste la volonté d’établir une institution centralisée pour la photographie, conçue comme un « centre de compétence » (Kompetenzzentrum) voué à rassembler les savoirs photographiques et à donner des directives aux nombreuses institutions spécialisées, il assigne une nouvelle valeur culturelle et patrimoniale au médium2. Même si la photographie possédait déjà une valeur culturelle qui a été reconnue par différents acteurs (photographes, connaisseurs, collectionneurs, critiques d’art, etc.) tout au long de son histoire, son institutionnalisation montre également un processus de valorisation à une échelle plus abstraite, voire sociétale et politique. L’histoire des projets formulés en vue d’établir une institution phare pour la photographie en Allemagne dévoile le décalage entre les défenseurs du médium et la politique culturelle, car depuis la fin du xixe siècle beaucoup de plans ont échoué à cause d’un manque de soutien politique (régional et fédéral).

3L’urgence actuelle de construire une institution centralisée et le changement de la volonté politique pourraient s’expliquer, d’abord, par la nécessité d’une sauvegarde du patrimoine photographique face au numérique. Le fait, également, que les œuvres de la deuxième génération de l’école des Becher de Düsseldorf – école de photographie allemande connue au niveau international – dont Andreas Gursky, Thomas Struth et Candida Höfer, revendiquent une reconnaissance du patrimoine photographique national a dû jouer un rôle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Andreas Gursky, qui était membre fondateur de l’association DFI e.V.3, est une des figures publiques à favoriser un tel institut à Düsseldorf. Ou bien, à l’inverse, on peut constater que la reconnaissance mondiale de la « photographie allemande », surtout sur les marchés de l’art depuis les années 2000, a incité les pouvoirs publics à réfléchir à sa protection patrimoniale et à la reconnaître comme patrimoine national pour la première fois. Il s’agirait donc de valoriser la photographie par l’octroi de financements considérables – 41,5 millions d’euros ont été prévus initialement en 2019 –, une volonté politique envers le médium sans pareille dans l’histoire du pays.

  • 4 Voir Yacavone 2023.

4Cet article s’intéressera tout particulièrement à l’histoire de la valorisation culturelle et patrimoniale de la photographie, à l’aune de l’idée et des tentatives successives en vue d’établir un institut centralisé et entièrement dédié au médium. Il en donnera des repères historiques – à partir des années 1940 jusqu’à aujourd’hui – et indiquera les figures majeures – souvent des professionnels de la photographie ou des collectionneurs – et leurs réseaux de collaboration professionnelle4. Si, en Allemagne, les projets visant à donner à la photographie une place parmi les autres pratiques artistiques et culturelles (la peinture, les arts graphiques, le théâtre, la musique, le cinéma, etc.) n’ont jusqu’à présent jamais abouti, toujours est-il que leur histoire – longue – nous renseigne sur les valeurs qui lui sont attribuées à des moments différents. Ainsi, l’article constatera avec un certain degré de cynisme que les valeurs culturelles et patrimoniales assignées à la photographie par les collectionneurs privés depuis au moins la fin du xixe siècle ne sont reconnues par la politique culturelle actuelle qu’au moment où le médium acquiert une valeur financière sur le marché de l’art. Pour les responsables politiques, la valeur patrimoniale de la photographie, voire l’idée que celle-ci vaut l’attention institutionnelle comme d’autres arts et médias, se construit donc a posteriori. Même si les années 1970 et 1980 ont vu l’arrivée de la photographie dans les collections des musées d’art en Allemagne, comme ailleurs en Europe, il semble que les sommes que la photographie de l’école dite de Düsseldorf rapporte sur le marché mondial de l’art – Andreas Gursky est le photographe contemporain dont les œuvres sont les mieux payées au monde – ont contribué au tournant actuel de la politique culturelle qui consiste à honorer le médium d’un institut fédéral. Ce nœud entre valeurs monétaires d’une part et valeurs culturelles et patrimoniales d’autre part expliquerait au moins partiellement la longue histoire d’échecs qu’a rencontrée l’établissement d’un institut centralisé qui sera retracée ici.

Les débuts de l’institutionnalisation de la photographie

  • 5 Pohlmann 1990, p. 15.

5Au xixe siècle, l’institutionnalisation de la photographie a d’abord été fortement marquée par les activités des sociétés privées qui ont œuvré à permettre l’exposition, mais aussi à encourager la création de collections photographiques, souvent liées à la pratique professionnelle des photographes. Vers la fin du siècle, quelques appels isolés se sont fait entendre en Allemagne, qui prônaient l’établissement d’institutions photographiques publiques pour valoriser la place du médium dans la culture. Parmi ces dernières, la Kunsthalle de Hambourg et son directeur Alfred Lichtwark s’engagèrent dès 1894 pour la création d’une collection photographique au sein du musée de la ville, le Museum für Hamburgische Geschichte, que Lichtwark imaginait axée sur l’anthropologie et la culture locale5.

  • 6 Miethe et Neuhauss 1907, p. 165.
  • 7 Voir Siegel 2019, p. 12-13.

6Un peu plus tard, en 1907, un « Appel à la création d’un musée photographique dans la capitale du Reich » paraît dans la revue Photographische Rundschau und photographisches Zentralblatt [Fig. 1]. Signé par Adolf Miethe – pionnier de la photochimie et de la technique photographique qui occupait la chaire de photochimie, de photographie et d’analyse spectrale à l’École supérieure technique de Berlin (Technische Hochschule Berlin) – et l’éditeur de la revue, Richard Gustav Neuhauss, l’article se référait avant tout à la préservation de l’histoire des pères de la photographie6. Cette orientation reflète l’historiographie photographique de l’époque, qui était fortement tournée vers l’histoire de la technique, en lien avec les grands noms des inventeurs, comme le montre, par exemple, l’édition en plusieurs volumes du Manuel de la photographie de Josef Maria Eder, publié entre 1884 et 1932, un ouvrage alors de référence7. Les idées de Miethe et Neuhauss s’inscrivent dans la lignée des premières tentatives en vue de créer un musée de la photographie, qui n’aboutiront finalement pas à une réalisation. Ces pionniers de l’institutionnalisation du médium conçoivent sa valeur surtout par rapport au progrès technique ou bien comme document historique. Même si ces individus (directeurs des musées et professeurs) ont essayé de valoriser la photographie dans les contextes de leurs établissements, l’on peut constater qu’il n’y avait pas à ce moment-là une base de soutien suffisante au niveau institutionnel, ni gouvernemental ni régional.

Fig. 1 Adolf Miethe et Richard Neuhauss, « Aufruf zur Gründung eines photographischen Museums in der Reichshauptstadt » [« Appel à la création d’un musée photographique dans la capitale du Reich »], Photographische Rundschau und photographisches Zentralblatt, no 21, 1907, p. 165.

Fig. 1 Adolf Miethe et Richard Neuhauss, « Aufruf zur Gründung eines photographischen Museums in der Reichshauptstadt » [« Appel à la création d’un musée photographique dans la capitale du Reich »], Photographische Rundschau und photographisches Zentralblatt, no 21, 1907, p. 165.
  • 8 Voir Halwani 2014, p. 263-279.

7Pendant la république de Weimar (1919-1933), d’importantes collections photographiques sont établies à Hambourg, Munich et ailleurs, et la photographie prospère en tant que médium artistique et reproductif, ce qui lui assure une place importante au sein de la culture de l’imprimé, dans les magazines et les livres de photographie alors en pleine expansion. Cependant, sur le plan institutionnel, le médium continue à être négligé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le collectionneur Erich Stenger, successeur de Miethe à l’École supérieure technique de Berlin, lance en 1944 un nouvel appel à la création d’un musée de la photographie, visant à sauvegarder sa propre collection de photographies historiques du xixe siècle8. Stenger était non seulement collectionneur, mais également historien du médium. Depuis les années 1920, il avait contribué à la naissance d’une historiographie de la photographie et notamment publié en 1938, au moment du centième anniversaire de l’invention, une histoire de la photographie [Fig. 2]. Pour lui, sa valeur culturelle ne s’avérait plus uniquement celle d’une technique, mais celle d’une image dotée de sa propre histoire et de son esthétique. Néanmoins, ses appels à valoriser la photographie institutionnellement restent sans réponse. En 1944, seuls quelques individus s’en préoccupent en Allemagne, et il était inconcevable d’établir une institution photographique en pleine guerre. Les initiatives de Stenger et d’autres représentent cependant le terreau des nouvelles initiatives qui vont fleurir après guerre.

Fig. 2 Erich Stenger, Die Photographie in Kultur und Technik. Ihre Geschichte während hundert Jahren [La photographie dans la culture et la technique. Son histoire pendant un siècle].

Fig. 2 Erich Stenger, Die Photographie in Kultur und Technik. Ihre Geschichte während hundert Jahren [La photographie dans la culture et la technique. Son histoire pendant un siècle].

Leipzig : Verlag E. A. Seemann, 1938. Jaquette de la première édition. Reproduction Armin Pelzer.

Collection Steffen Siegel.

  • 9 Ces aspects de l’histoire de la photographie sont peu étudiés et une étude comme celle de Challine (...)

8Dans les années 1950 et 1960, de nombreuses institutions culturelles commencent, doucement d’abord, à intégrer la photographie dans leurs collections, y compris des écoles des beaux-arts, des établissements d’enseignement, des bibliothèques, des musées régionaux et locaux, ou encore des archives privées et publiques9. Cette situation correspond finalement bien à un pays décentralisé et fédéral comme l’Allemagne, et il est probable que les appels lancés à partir du xixe siècle pour créer des collections ou institutions nationales se soient aussi heurtés à la géographie et l’histoire du pays : des frontières et des capitales qui changent, et surtout la conception de ce qui pourrait constituer une « collection nationale », notion problématique dont les nazis ont idéologiquement abusé dès les années 1930. Afin de faire avancer l’idée d’une institution centralisée pour la photographie en Allemagne, il fallait non seulement un renouvellement de la politique culturelle en général, qui dans les années 1950 était en train de dresser l’inventaire des pertes et dégâts des collections d’un côté, et sa propre implication dans les idéologies fascistes de l’autre. Il fallait également un changement majeur dans la valorisation culturelle de la photographie, ce qu’a représenté sa muséification dans les années 1970 et 1980.

Renouveau des valeurs esthétiques dans les années 1980

  • 10 Voir Pohlmann 1991, p. 20-25.
  • 11 Schuster 2000, p. 53-54.

9Avec la reconnaissance de la photographie en tant qu’art dans les musées et sur le marché de l’art en Allemagne et plus largement en Europe dans les années 1970, sa valeur monétaire augmente en même temps et réciproquement que sa valorisation culturelle. À la suite de ces développements, les appels à la création d’une institution centralisée pour le médium se voient renouvelés, d’abord à Berlin et Cologne. Très au fait de l’institutionnalisation de la photographie à Munich – où un musée de la photographie et du cinéma avait été fondé en 1961 en tant que département du musée municipal de Munich (Münchner Stadtmuseum)10 et servait peut-être de modèle –, Wolf-Dieter Dube, directeur général des Musées d’État à Berlin (Staatliche Museen zu (West-)Berlin) entre 1983 et 1999, mène une campagne pour que Berlin crée son propre musée de la photographie. En 1985, il lance ainsi une initiative visant à examiner les collections photographiques dispersées dans différents musées berlinois, à partir desquelles une institution unique et spécialisée pourrait voir le jour11. Cependant, d’autres projets d’agrandissement des musées à Berlin sont déjà en cours, notamment la fusion des collections et des établissements berlinois de l’Est et de l’Ouest après la réunification allemande qui pose alors un défi majeur. Le concept est donc abandonné. À Berlin, l’idée d’un « Centre de la photographie » fêterait sa renaissance une quinzaine d’années plus tard, quand la ville allait devenir la capitale de l’Allemagne réunifiée, comme nous le verrons.

  • 12 Voir Museen der Stadt Köln 1979, p. 8. Je remercie Reinhard Matz d’avoir attiré mon attention sur (...)
  • 13 Voir Halwani 2014, p. 245-247.

10Une autre initiative de l’époque est mieux documentée. À Cologne – ville avec une riche tradition photographique dans la première moitié du xxe siècle grâce à de grands photographes comme August Sander et Chargesheimer –, Bodo von Dewitz annonce dès 1979 la création d’un « Musée de la photographie Agfa-Gevaert Cologne » qui devait ouvrir ses portes en 198512. Dans les années 1970, von Dewitz se faisait un nom en tant que commissaire d’expositions et devenait une figure majeure du monde de la photographie d’après guerre en Allemagne. Il fut directeur de la collection photographique du musée Ludwig à Cologne entre 1985 et 2013. Le modèle d’une coopération entre des institutions culturelles et l’industrie photographique, ici représentée par Agfa, avait un précédent aux États-Unis. En 1947, George Eastman, fondateur de la Eastman Kodak Company, à Rochester, léguait sa maison privée et la collection de son entreprise à l’université de Rochester ; et, en 1949, la George Eastman House ouvrait ses portes au public – c’était alors le seul musée consacré à la photographie aux États-Unis, à l’exception du Museum of Modern Art de New York, qui hébergeait un département de photographie depuis 1940. En 1955, Agfa, le concurrent européen de Kodak, avait déjà acheté l’importante collection de photographies historiques de Stenger, afin de créer un musée à Cologne13. Cette collection comprenait toutes sortes d’objets photographiques : outre des images du xixe siècle jusqu’aux années 1950, il rassemblait une bibliothèque de livres rares sur le médium, des bijoux avec des daguerréotypes montés, des albums photographiques, des correspondances provenant des principaux inventeurs et photographes, ainsi qu’une collection de caricatures sur la photographie.

  • 14 Voir Challine 2023.
  • 15 Voir Morel 2006, p. 39-50.

11Il faut noter ici que c’est donc une entreprise privée qui prône l’institutionnalisation de la photographie plutôt que les pouvoirs politiques régionaux. D’une manière générale, et depuis le début du xxe siècle – voire du xxie siècle –, cette prise en charge est largement passée par des initiatives privées qu’il s’agisse de sociétés de photographie, de collectionneurs ou d’entreprises14. Au moment où, en France, le service de la photographie au sein du ministère de la Culture est fondé (1975) et que Jack Lang insiste sur la fondation de la Mission pour la photographie (dans les années 1980)15, en Allemagne, il n’y a pas encore de politique culturelle liée à la photographie (ni régionale, ni fédérale, ni enfin municipale). La valeur esthétique du médium commence à être reconnue par les institutions d’art, mais les institutions politiques régionales ou fédérales ne lui accordent guère de valeur culturelle ou patrimoniale. Par conséquent un tel musée de la photographie ne peut voir le jour, malgré ces nouvelles initiatives, et même avec le soutien de l’industrie photographique, qui visaient à valoriser la photographie à Cologne et au-delà. Par manque soit de volonté politique au niveau municipal, soit de financement pour l’établissement d’un nouveau musée, on s’accorde alors pour intégrer la collection d’Agfa dans les musées déjà existants.

12En 1985, von Dewitz reprend donc la direction de la collection photographique Agfa Foto-Historama, qui se trouvait en dépôt dans les musées municipaux Wallraf-Richartz et Ludwig, fondés pour héberger une collection importante d’art expressionniste. Le second compte parmi les principaux musées d’art moderne en Europe et, depuis les années 1970, il accueille également l’importante collection de photographies modernes de Leo Fritz Gruber, collectionneur et cofondateur (en 1950) de la foire industrielle de photographie et de cinéma Photokina à Cologne [Fig. 3]. Ainsi, malgré les rapports étroits qui se nouent entre culture et industrie, au niveau de la politique culturelle municipale et régionale, la photographie n’a pas encore le statut d’objet patrimonial. Ou, pour le dire autrement, bien que la photographie en général gagne en importance esthétique et en valeur monétaire, la politique culturelle municipale et régionale ne s’en voyait pas responsable car le médium ne comptait pas comme patrimoine. Peut-être inspiré par les développements dans les pays voisins – l’établissement du Musée de la photographie à Charleroi en 1987 et les activités de Jean-Luc Monterosso et d’autres afin d’établir un « Mois de la Photo » à Paris –, von Dewitz n’abandonne pas pour autant l’idée d’un institut central de la photographie.

Fig. 3 Heinz Finke, L. Fritz Gruber et Erich Stenger sélectionnant des objets pour l’exposition de photographie et de cinéma « Photokina », 1950.

Fig. 3 Heinz Finke, L. Fritz Gruber et Erich Stenger sélectionnant des objets pour l’exposition de photographie et de cinéma « Photokina », 1950.

Gélatine argentée, 13 × 17,3 cm.

© Rheinisches Bildarchiv Köln, rba_c020872.

  • 16 Von Dewitz 1988.
  • 17 Ibid., p. 24.

13En 1988, dans un petit volume consacré à l’histoire de la collection Agfa Foto-Historama, von Dewitz publiait un « Plaidoyer pour une institution centrale d’histoire culturelle de la photographie »16. Comme l’avait fait Stenger cinquante ans auparavant, il envisageait un anniversaire de la divulgation de la photographie pour faire avancer sa valorisation publique et institutionnelle. Dans son plaidoyer, il s’engageait à rendre hommage à l’histoire du médium en créant une institution qui se consacrerait à la triade recherche, archivage et médiation auprès du public. Comme le suggère le titre du texte, l’initiative mettait l’accent sur une approche historico-culturelle qui, du point de vue de von Dewitz, était la plus appropriée pour mettre en valeur la diversité des usages et fonctions de la photographie – une perspective précoce qui anticipait le tournant historico-culturel de la théorie de la photographie à partir des années 1990. Notons également qu’il fait explicitement référence à ses prédécesseurs et aux initiatives précédentes – dont celle de Miethe et Neuhauss de 1907 déjà évoquée –, aux pertes photographiques pendant la guerre, et aux différentes institutions culturelles déjà existantes, en particulier dans les musées d’art et les musées municipaux, qui présentaient la photographie aux côtés d’autres objets et souvent comme document historique. En plus de ces contextes institutionnels, von Dewitz percevait le besoin d’une institution « idéale pour l’histoire de la photographie » dont les fonctions seraient la collection, la conservation et la restauration de « tout ce qui témoigne de l’histoire culturelle de la photographie », ainsi que la prise en charge professionnelle de legs photographiques – y compris ceux provenant d’autres institutions qui ne sauraient pas s’en occuper –, la recherche interdisciplinaire, et enfin la présentation auprès du public17. Assurant que la collection Agfa Foto-Historama représenterait l’idéal point de départ d’une telle institution – qu’il voudrait établir à Cologne –, il souligne en outre les possibilités de mise en réseau suprarégional entre les institutions déjà établies, ce qui est toujours un desideratum clé des débats actuels.

  • 18 Matz 2017, p. 162-163.
  • 19 Eskildsen 1990, p. 7.
  • 20 Voir Albert 1989.

14Dans une émission de radio de 1989, von Dewitz promouvait l’idée d’une « institution centrale », mais s’opposait au « terme “musée”, connoté traditionnellement » pour une telle institution, car il était sceptique quant à la capacité du musée à remplir la fonction, importante à ses yeux, de percevoir la photographie dans une perspective d’histoire culturelle – et non simplement comme art18. L’année suivante, en 1990, Ute Eskildsen, directrice du fonds photographique au musée Folkwang à Essen entre 1978 et 2012, évoquait à son tour la création d’un « institut de photographie orienté vers l’histoire de la culture » à Cologne19. Pourtant le projet de von Dewitz n’est finalement pas réalisé, probablement à cause du manque de ressources financières. Malgré l’arrivée de la photographie sur le marché de l’art et dans les musées, et malgré les nombreuses expositions à l’occasion de son 150e anniversaire démontrant une nouvelle visibilité du médium20, les appels à la création d’une institution centrale restent encore sans effet sur les élus municipaux et le gouvernement fédéral dans les années 1980. Il nous apparaît donc que la valorisation pécuniaire de la photographie comme art et son entrée dans les musées d’art – y compris à Cologne – n’allait pas de pair avec sa reconnaissance comme objet patrimonial au niveau municipal comme national. En somme, il manquait une politique culturelle qui accorde une place à la photographie comme patrimoine culturel et le financement public qui s’ensuit pour faire advenir les projets des années 1980.

Pour un « Centre de la photographie »

  • 21 Voir Neue Gesellschaft für Bildende Kunst et Deutsche Gesellschaft für Photographie 2000.
  • 22 Ibid.
  • 23 Ibid., p. 8.

15À la fin des années 1990 et après la réunification, la Fondation du patrimoine culturel prussien (Stiftung Preußischer Kulturbesitz) à Berlin évoque de nouveau la proposition d’un « Centre de la photographie ». En octobre 1999, à l’occasion d’un colloque dans la capitale allemande, cette idée est discutée pour la première fois en public. Parmi tous les efforts pour établir une institution dédiée à la photographie, c’est celui qui s’est le plus concrétisé et a été le mieux documenté21 [Fig. 4]. Comme l’idée initiale de Dube en 1985, évoquée plus haut, la proposition du projet pour un « Centre de la photographie » était de réunir les collections photographiques des différents musées berlinois de la Stiftung Preußischer Kulturbesitz. Sous la direction du collectionneur et éditeur Manfred Heiting, un « centre de compétence » (Kompetenzzentrum) dédié au médium est envisagé22. Dans les discussions actuelles, cette idée d’une mise en réseau des institutions qui conservent déjà de la photographie est un mot clé : elle souligne la volonté de lier la politique culturelle de la photographie à une institution phare – sans cependant réunir les collections comme c’était le cas dans le projet berlinois. À l’instar des propositions des années 1980, la conception du centre faisait écho aux discours plus larges autour de la photographie. La documentation indique que le projet devait tenir compte du « changement de statu quo de la muséification de la photographie à la fin du vingtième siècle23 ». On peut toutefois se demander si celle-ci a si fondamentalement changé en Allemagne ; après tout, la photographie avait déjà fait son entrée dans les musées d’art d’Essen et de Cologne dans les années 1970.

Fig. 4 Neue Gesellschaft für Bildende Kunst et Deutsche Gesellschaft für Photographie (dir.), Fotografie im Zentrum – Centrum für Photographie.

Fig. 4 Neue Gesellschaft für Bildende Kunst et Deutsche Gesellschaft für Photographie (dir.), Fotografie im Zentrum – Centrum für Photographie.

Berlin : Vice Versa, 2000. Couverture, 21 × 29,7 cm.

Collection de l’autrice.

  • 24 Monterosso 2000, p. 23.

16Or, ce n’est certainement pas un hasard si le colloque de 1999 a surtout utilisé la France comme point de comparaison. Dans le pays voisin, et centralisé, beaucoup de choses avaient en effet évolué récemment, et depuis les années 1980 l’État poursuivait une politique culturelle visant à donner à la photographie une place institutionnelle. Il est intéressant de noter que l’un des principaux initiateurs de l’institutionnalisation du médium en France, Jean-Luc Monterosso – fondateur et premier directeur de la Maison européenne de la photographie à Paris, inaugurée en 1996 et animée par l’association Paris Audiovisuel grâce à un financement de la Ville de Paris –, était invité au colloque de Berlin. Pour lui, trois facteurs sont décisifs pour la réussite de la création d’un musée de la photographie : une volonté politique ou une « intention déterminée [...] de politique culturelle [...] », un large soutien du public et du « milieu professionnel », ainsi qu’un financement solide24. D’autres institutions internationales étaient également représentées lors du colloque, notamment le National Museum of Photography, Film and Television – aujourd’hui connu sous le nom National Science and Media Museum – situé à Bradford, au Royaume-Uni, et le Nederlands Fotomuseum de Rotterdam aux Pays-Bas – deux institutions créées au début des années 1980. D’autres voix se sont fait entendre dans le cadre du colloque, notamment de l’Autriche, de la Suisse et des États-Unis, ce qui indique une certaine volonté en Allemagne et parmi les acteurs de s’accorder au niveau international sur la valorisation institutionnelle de la photographie.

  • 25 Reinhard Matz, qui faisait partie de l’équipe à l’époque, m’a fait part de ces informations, le 21 (...)
  • 26 Gripp 2021.
  • 27 Matz 2017, p. 8.

17Malgré des préparatifs de grande envergure, notamment le travail d’une équipe de recherche chargée de sélectionner des photographies dans les collections des musées berlinois afin de pouvoir les conserver de manière optimale dans le centre prévu25, le projet échoue une nouvelle fois. Anna Gripp, membre du comité directeur de la Société allemande pour la photographie (Deutsche Gesellschaft für Photographie, DGPh), évoque les circonstances du fédéralisme allemand comme une raison possible de cet échec26. Le photographe Reinhard Matz résume le processus de la manière suivante : « Après des travaux préparatoires coûteux et l’usure d’un directeur fondateur, le projet s’est effrité en un département de la bibliothèque d’art, faute de locaux, de réserves fédérales et victime de pusillanimité27. » Suite à ces discussions, un musée de la photographie est inauguré en 2004 en tant que département de la Bibliothèque d’art (Kunstbibliothek) des Staatliche Museen zu Berlin – Stiftung Preußischer Kulturbesitz. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une institution centralisée ad hoc, est conféré au moins nominalement pour la première fois le statut de musée à la photographie.

Des initiatives récentes

18Jusqu’au tournant du millénaire et au-delà, un grand nombre de collections photographiques, d’archives et de musées de la photographie, ainsi que d’autres institutions spécialisées, entre autres, en photographie, ont pu s’établir de manière décentralisée en Allemagne – comme il convient non seulement à un pays fédéral, mais aussi à un médium avec toutes sortes de fonctions, usages et valeurs. Cette situation différenciée n’a toutefois pas empêché les efforts visant à créer une institution centralisée dédiée exclusivement à la photographie.

19En juillet 2006, F. C. Gundlach, directeur fondateur de la Maison de la photographie (Haus der Photographie) à Hambourg, qui héberge sa propre collection, et président du conseil d’administration du Centre allemand de la photographie (Deutsches Centrum für Photographie) entre 2000 et 2003, appelle à nouveau à la création d’une fondation pour la photographie allemande28. Gundlach n’a jamais cessé de répéter cette demande. En mai 2010, dans le cadre du colloque « Fotografie im Museum » (La photographie au musée), il lance un appel pressant au public pour qu’il soutienne une telle fondation29. S’inspirant également de la Fotostiftung Schweiz de Winterthur, créée en 197130, sa mission principale devrait être, selon lui, de conserver les fonds de photographes allemands et les archives d’entreprises et de maisons d’édition, et de servir de point central pour la mise en réseau des institutions existantes au niveau national – l’idée d’un « centre de compétence » n’est pas loin. Si le soutien moral provenant de la communauté photographique à son projet n’a pas manqué, le soutien financier était introuvable : aucun financement privé ni public n’était disponible et la fondation n’a pas pu être mise en œuvre. En d’autres termes, la nécessité d’une institution n’est pas mise en doute, mais l’argent manquait, notamment parce que les fonds publics n’étaient pas destinés explicitement à la photographie par une politique culturelle dédiée au médium.

20Néanmoins, à l’instar du projet raté du « Centre de la photographie », l’échec de cette initiative a également stimulé des réalisations positives. En 2012, en collaboration avec la fondation F. C. Gundlach (F. C. Gundlach Stiftung), ont été créées les Archives des photographes (Archiv der Fotografen) de la Deutsche Fotothek à Dresde31. Depuis sa création, cette institution est le point de contact central pour la conservation professionnelle des fonds photographiques en Allemagne. De plus, en 2011, à l’initiative du magazine Photonews, le Netzwerk Fotoarchive e. V. – visant à mettre en réseau les archives photographiques – a été fondé pour éviter l’échec d’autres grands projets visant à établir un institut central de la photographie. Les membres ont choisi comme mission première la mise en réseau des archives, collections et institutions existantes dans le domaine de la photographie, apportant ainsi une contribution modeste mais importante à ce qui constituerait le domaine d’intervention concret d’un « Institut fédéral de la photographie ». L’association est dissoute en 2017, mais son travail et ses activités ont été intégrés à la DGPh, qui en était également membre fondateur. L’un des mérites particuliers du réseau réside dans le fait que son site internet rassemble les concepts et les articles de presse relatifs aux débats autour de l’« Institut fédéral de la photographie » et que la documentation des discussions est assurée au jour le jour en ligne32.

  • 33 Voir Eskildsen 1990, p. 7.

21Si l’on croyait encore dans les années 1990 que les nouvelles technologies et la numérisation suffiraient pour « centraliser » les collections photographiques en Allemagne33, ces nouveaux outils seuls s’avèrent insuffisants. Les échecs des projets récents montrent, par contre, qu’un soutien public au projet d’une institution centralisée pour la photographie, la collaboration des institutions déjà existantes, ainsi qu’une politique favorable au médium, sont incontournables.

Une situation en suspens ? Retour sur la question de la valeur

  • 34 Eskildsen et al. 2020, p. 6.

22Quelle est la situation actuelle ? Rappelons brièvement les points clés du débat autour de la création d’un « Institut fédéral de la photographie ». Après une nouvelle tentative en ce sens par l’association DFI e.V. de Düsseldorf, Monika Grütters, alors ministre d’État de la Culture et des médias, a commandé un rapport à une commission d’experts en 2019. Celui-ci a été rendu en mars de l’année suivante et se prononçait en faveur d’un « centre de compétence » central pour la photographie, comme un desideratum urgent34. Le terme de « centre de compétence » apparaissait déjà dans d’autres prises de position et dans d’autres initiatives, comme nous l’avons vu. Il indique, entre autres, le désir d’harmoniser et standardiser les savoirs archivistiques et conservatoires dans les différentes institutions décentralisées. Peu de temps après, une série d’avis est rendue publique, notamment des villes de Düsseldorf et d’Essen – deux villes aux relations étroites à la photographie –, qui s’établissent comme les deux principales rivales dans le débat autour du lieu d’implantation, ce qui avait déjà contribué aux échecs des projets dans les années 1990. Le concept de Düsseldorf a été présenté par la DFI e.V., largement influencé par le photographe Andreas Gursky, tandis qu’à Essen, un Centre pour la photographie (Zentrum für Fotografie Essen) a été créé par quatre institutions : l’université des arts Folkwang (Folkwang Universität der Künste), les Archives historiques Krupp (Historisches Archiv Krupp), le musée Folkwang et la fondation du Ruhr Museum. Non seulement ces acteurs ont des intérêts divers à la photographie, mais leurs conceptions en sont également très différentes, les uns défendant la photographie comme art (Düsseldorf) et les autres comme médium historiquement lié à l’industrialisation (Essen).

23En outre, des projets moins médiatisés datent de cette époque, par exemple celui de la DGPh, qui, indépendamment de l’emplacement possible, approuvent le contenu du rapport de la commission d’experts, soutiennent l’approche de mise en réseau et rappellent en même temps qu’un institut fédéral ne doit pas se consacrer uniquement à la photographie d’art35. Peu après, le gouvernement fédéral a commandé une étude de faisabilité, rendue en mars 2021, qui s’est penchée en particulier sur les questions de mise en œuvre pratique à cinq niveaux : les besoins d’espace, la question du site, les coûts financiers, le calendrier de réalisation, une analyse des risques et un approfondissement des idées du rapport de 2020. Cet affinement de la conception des fonctions d’un institut fédéral suit l’avis de la commission d’experts en proposant également un « centre de compétence » qui repose sur trois piliers essentiels : archives, recherche et transmission des connaissances et savoirs36. Entre-temps, Düsseldorf et Essen ont également été actifs et pris position dans différentes publications destinées non seulement aux spécialistes de la photographie mais également au grand public : Essen avec deux suppléments de magazine « Fotostadt Essen » (Ville de photographie Essen) dans les journaux nationaux Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung et Süddeutsche Zeitung en septembre et novembre 2021 [Fig. 5 et 6], et Düsseldorf avec un rapport richement illustré publié par son service culturel en juin 2022 sur les institutions, collections et initiatives dans la ville37 [Fig. 7]. Ces types de publication montrent bien que les acteurs de la communauté photographique cherchent le soutien d’un public élargi et que la valorisation institutionnelle a besoin d’un consensus large pour justifier les moyens financiers nécessaires à la réalisation d’un tel projet.

Fig. 5 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 4 septembre 2021.

Fig. 5 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 4 septembre 2021.

Couverture, 23 × 29,7 cm.

Collection de l’autrice.

Fig. 6 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Süddeutsche Zeitung, 27 novembre 2021.

Fig. 6 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Süddeutsche Zeitung, 27 novembre 2021.

Couverture, 21 × 29,7 cm.

Collection de l’autrice.

Fig. 7 Landeshauptstadt Düsseldorf et Christina Irrgang, « Düsseldorf und Fotografie », Kulturamt Landeshauptstadt Düsseldorf, 2022.

Fig. 7 Landeshauptstadt Düsseldorf et Christina Irrgang, « Düsseldorf und Fotografie », Kulturamt Landeshauptstadt Düsseldorf, 2022.

Couverture, 24,3 × 28,6 cm.

Collection de l’autrice.

  • 38 Koldehoff 2021.

24Les événements qui se sont déroulés jusqu’aux élections fédérales de septembre 2021 peuvent être qualifiés, selon le journaliste Stefan Koldehoff, de « chronologie d’une escalade38 » ; aucune décision n’a été prise avant les élections et l’« Institut fédéral de la photographie » n’a pas non plus été mentionné dans le contrat de coalition du gouvernement actuel. Enfin, en novembre 2022, au moment de Paris Photo, la communauté photographique allemande a appris la décision de la commission budgétaire du Bundestag d’implanter l’institut à Düsseldorf. Cette décision est actuellement examinée par la justice, à l’initiative de la ville d’Essen, en raison de doutes sur la compétence de la commission budgétaire à décider de cette question. Bien que la situation soit en suspens, tout récemment, en septembre 2023, la ministre d’État de la Culture et des médias actuelle, Claudia Roth, a désigné les membres de la commission fondatrice de l’institut qui est fortement dominée par des directeurs et acteurs provenant des musées d’art. Ainsi, malgré la décision politique d’implanter l’« Institut fédéral de la photographie » à Düsseldorf, les débats menés depuis quatre ans ne sont pas encore terminés et l’incertitude demeure : quand – et peut-être même où – l’Allemagne aura-t-elle son institut de la photographie ?

25Ce qui est remarquable dans les projets de création d’un institut central de la photographie en Allemagne, abordés ici de manière succincte, c’est le fait, à première vue banal, que les discussions sont toutes marquées par une certaine idée de la photographie : les propositions, plus ou moins différenciées, évoluent d’approches centrées sur la technique (Miethe et aussi Stenger) jusqu’à celles orientées vers le marché de l’art (Gundlach), en passant par des approches culturelles et historiques (notamment von Dewitz, mais dans le sillage de Stenger). En ce qui concerne l’institutionnalisation de la photographie, les valeurs se définissent sur trois axes interdépendants : les valeurs culturelles et sociétales ; les valeurs associées à la valorisation de la photographie comme patrimoine par la sphère politique et le financement qui y est lié ; et les valeurs qui s’expriment par la volonté locale et municipale d’implanter une institution dans leur territoire. Cette enquête historique sur les institutions photographiques en Allemagne a également mis en évidence l’absence d’une politique culturelle de la photographie comme un facteur crucial pour les échecs perpétuels des initiatives locales.

  • 39 Lang 1982, p. 1.
  • 40 Eskildsen et al. 2020, p. 23.

26Or, dès 2019, et suivant la reconnaissance de la photographie allemande sur les marchés d’art mondiaux, la politique culturelle fédérale commence à s’intéresser au médium, ce qui permet d’avancer la thèse selon laquelle, ici, la valeur financière de la photographie précède sa valeur culturelle et patrimoniale. Si les débuts de la politique culturelle en France sont étroitement liés à l’histoire du médium – Jack Lang, imitant la rhétorique de François Arago, faisait référence à la France comme « inventeur et berceau de la photographie39 » – en Allemagne, par contre, ces débuts sont liés à la diffusion (commerciale) de la photographie allemande incarnée par l’école dite de Düsseldorf. Même si des acteurs individuels provenant de la communauté photographique ne cessaient de prôner une institution centralisée de la photographie tout au long de son histoire et même s’ils insistaient sur sa valeur culturelle, il fallait une reconnaissance sur le marché de l’art mondial pour démarrer un projet politico-culturel. Dans le rapport de la commission d’experts de 2020, il est indiqué avec emphase que « les chances d’un Institut fédéral de la photographie n’ont jamais été aussi bonnes qu’aujourd’hui40 ». On peut ajouter que la valeur de la photographie a atteint un niveau crucial en Allemagne pour la première fois dans l’histoire du médium. Il reste à voir si cette valorisation suffira pour que s’implante enfin cet institut dans un futur proche.

27

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Notes

1 Voir Yacavone 2014, p. 130-135.

2 Eskildsen et al. 2020, p. 6.

3 Voir <https://dfi-ev.org/>(consulté le 17 novembre 2023). « DFI » est l’abréviation pour « Deutsches Fotoinstitut » (« Institut allemand de photographie »).

4 Voir Yacavone 2023.

5 Pohlmann 1990, p. 15.

6 Miethe et Neuhauss 1907, p. 165.

7 Voir Siegel 2019, p. 12-13.

8 Voir Halwani 2014, p. 263-279.

9 Ces aspects de l’histoire de la photographie sont peu étudiés et une étude comme celle de Challine 2017 n’a pas encore été écrite pour l’Allemagne. Un volume en cours de rédaction, intitulé Die Fotografie und ihre Institutionen, dirigé par Anja Schürmann et l’autrice, sera consacré à ces évolutions après 1945 et devrait paraître en 2024 aux éditions Reimer.

10 Voir Pohlmann 1991, p. 20-25.

11 Schuster 2000, p. 53-54.

12 Voir Museen der Stadt Köln 1979, p. 8. Je remercie Reinhard Matz d’avoir attiré mon attention sur cette référence.

13 Voir Halwani 2014, p. 245-247.

14 Voir Challine 2023.

15 Voir Morel 2006, p. 39-50.

16 Von Dewitz 1988.

17 Ibid., p. 24.

18 Matz 2017, p. 162-163.

19 Eskildsen 1990, p. 7.

20 Voir Albert 1989.

21 Voir Neue Gesellschaft für Bildende Kunst et Deutsche Gesellschaft für Photographie 2000.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 8.

24 Monterosso 2000, p. 23.

25 Reinhard Matz, qui faisait partie de l’équipe à l’époque, m’a fait part de ces informations, le 21 juin 2023 – qu’il en soit ici remercié.

26 Gripp 2021.

27 Matz 2017, p. 8.

28 Lux 2010, p. 13.

29 La conférence de F. C. Gundlach est disponible en ligne : <https://www.smb.museum/fileadmin/website/Museen_und_Sammlungen/Museum_fuer_Fotografie/Symposium_Fotografie_im_Museum/5_Gundlach.pdf> (consulté le 4 novembre 2023).

30 Voir Pfrunder 2021.

31 Pour les Archives des photographes, voir : <https://www.deutschefotothek.de/cms/adf.xml> (consulté le 4 novembre 2023).

32 Voir <https://www.netzwerk-fotoarchive.de/lesenswert> (consulté le 4 novembre 2023).

33 Voir Eskildsen 1990, p. 7.

34 Eskildsen et al. 2020, p. 6.

35 Bove et Lux 2020.

36 L’étude de faisabilité est disponible en ligne : <https://www.bundesregierung.de/resource/blob/974430/1876090/67ddb31fb81642efd63c50ccf6cf03d1/2021-03-12-machbarkeitsstudie-nationales-institut-fuer-fotografie-data.pdf?download=1> (consulté le 4 novembre 2023).

37 Stadt Essen, Fotostadt Essen, 4 septembre et 27 novembre 2021, en ligne : <https://fotozentrum-essen.de> et Landeshauptstadt Düsseldorf, Düsseldorf und Fotografie, 24 juin 2022, en ligne : <https://www.duesseldorf.de/fileadmin/Amt41-Zoll/kulturamt/Fotografie/Duesseldorf_und_Fotografie_web_bf.pdf> (consulté le 4 novembre 2023).

38 Koldehoff 2021.

39 Lang 1982, p. 1.

40 Eskildsen et al. 2020, p. 23.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 Adolf Miethe et Richard Neuhauss, « Aufruf zur Gründung eines photographischen Museums in der Reichshauptstadt » [« Appel à la création d’un musée photographique dans la capitale du Reich »], Photographische Rundschau und photographisches Zentralblatt, no 21, 1907, p. 165.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Fig. 2 Erich Stenger, Die Photographie in Kultur und Technik. Ihre Geschichte während hundert Jahren [La photographie dans la culture et la technique. Son histoire pendant un siècle].
Légende Leipzig : Verlag E. A. Seemann, 1938. Jaquette de la première édition. Reproduction Armin Pelzer.
Crédits Collection Steffen Siegel.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Fig. 3 Heinz Finke, L. Fritz Gruber et Erich Stenger sélectionnant des objets pour l’exposition de photographie et de cinéma « Photokina », 1950.
Légende Gélatine argentée, 13 × 17,3 cm.
Crédits © Rheinisches Bildarchiv Köln, rba_c020872.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 119k
Titre Fig. 4 Neue Gesellschaft für Bildende Kunst et Deutsche Gesellschaft für Photographie (dir.), Fotografie im Zentrum – Centrum für Photographie.
Légende Berlin : Vice Versa, 2000. Couverture, 21 × 29,7 cm.
Crédits Collection de l’autrice.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
Titre Fig. 5 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 4 septembre 2021.
Légende Couverture, 23 × 29,7 cm.
Crédits Collection de l’autrice.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 2,4M
Titre Fig. 6 Stadt Essen, « Fotostadt Essen », supplément dans le journal Süddeutsche Zeitung, 27 novembre 2021.
Légende Couverture, 21 × 29,7 cm.
Crédits Collection de l’autrice.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 3,1M
Titre Fig. 7 Landeshauptstadt Düsseldorf et Christina Irrgang, « Düsseldorf und Fotografie », Kulturamt Landeshauptstadt Düsseldorf, 2022.
Légende Couverture, 24,3 × 28,6 cm.
Crédits Collection de l’autrice.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1999/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 4,3M
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Pour citer cet article

Référence papier

Kathrin Yacavone, « Valeurs culturelles, valeurs financières de la photographie »Photographica, 8 | 2024, 74-91.

Référence électronique

Kathrin Yacavone, « Valeurs culturelles, valeurs financières de la photographie »Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1999 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pb5

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Auteur

Kathrin Yacavone

Kathrin Yacavone est maître de conférences à l’université de Marbourg. Parmi ses publications figurent l’ouvrage Benjamin, Barthes and the Singularity of Photography (Continuum, 2012) et des collectifs dont Photography in Contemporary French and Francophone Cultures (Edinburgh University Press, 2014), un numéro de L’Esprit créateur (avec Érika Wicky) intitulé « La Portraitomanie : Intermediality and the Portrait in 19th-century France » (2019), deux numéros de Fotogeschichte (avec Bernd Stiegler) sur les albums photographiques (2021 et 2022) et un volume (avec Anja Schürmann) sur les institutions de la photographie en Allemagne (à paraître en 2024).

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