1Après l’annonce publique, en mai 1904, de l’invention de l’autochrome par les frères Lumière, des articles parus dans la presse généraliste et photographique attisent les espérances et l’enthousiasme qui entourent les possibilités offertes par cette invention, avec la promesse de reproduire le monde environnant dans ses couleurs naturelles. Il s’agit de la première présentation en public de ce procédé qui, par la suite, sera considéré comme un basculement dans l’évolution et l’histoire de la photographie en couleurs. Selon la campagne publicitaire qui accompagne sa commercialisation en 1907, l’autochrome est accessible à tous : il suffit d’une simple plaque photographique pour réaliser des images en couleurs. En réalité, le coût important et les accessoires nécessaires pour réussir des clichés de ce genre, qui s’ajoutent à l’absence de débouché commercial pour les plaques, rendent ce procédé largement inaccessible à la grande majorité des photographes. Ses cibles sont avant tout les cercles de riches amateurs qu’attire le potentiel de l’expression en couleurs ; l’autochrome se transforme en produit de luxe.
2Il y a donc une inadéquation évidente entre les représentations qu’en font la presse et la campagne publicitaire, et la réalité de l’utilisation du procédé par le public. En se penchant sur le coût et les possibilités commerciales de l’autochrome en son temps, on en vient à nier et à démystifier son statut de premier procédé photographique en couleurs accessible au grand public. Je m’intéresse ici aux marchés français, britannique et états-unien – où se trouvent les principaux distributeurs et acheteurs d’autochromes – afin de remettre en question la perception positive de l’invention, telle qu’elle fut véhiculée par les campagnes publicitaires et de presse, par rapport à la réalité de sa pratique. Cette perspective permet d’analyser de manière plus équilibrée et nuancée la valeur économique de l’autochrome et le rôle culturel qu’elle a joué dans la société de son temps.
- 1 Anonyme 1910, p. 4 ; Weston 1915, p. 21.
- 2 Gernsheim 1986, p. 27.
- 3 Hirsch 2017, p. 184 ; Hirsch 2014, p. 21.
3Au moment de la commercialisation de l’autochrome, la presse généraliste et photographique met couramment en contexte la nouvelle invention, en soulignant les difficultés que posent les procédés photographiques en couleurs existants pour obtenir des images satisfaisantes1. Ces techniques antérieures, telles que la plaque du Luxembourgeois Gabriel Lippmann, inventée en 1891 et commercialisée en 1895, et celle que met au point en 1894 le professeur irlandais John Joly, semblable au dispositif qui sera découvert en 1897 par l’Américain James McDonough, ont suscité un intérêt populaire et des éloges notables. Lippmann, en particulier, remportera le prix Nobel de physique en 1908 pour sa plaque. Mais ces procédés restent largement inaccessibles au grand public car ils nécessitent des procédures longues et complexes, en plus d’être inadaptés à la fabrication en série et onéreux2. Commercialisée en 1895, la plaque Joly ne séduit pas car ses couleurs sont jugées peu fiables. Pourtant, la mise sur le marché démontre qu’existe bel et bien un potentiel commercial pour les procédés sur plaques par synthèse additive, selon lesquels la couleur est obtenue par l’« addition » de teintes différentes à travers une mosaïque trichrome3.
- 4 Voir Boulouch 2000.
- 5 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 66-69.
- 6 Mitchell 2010, p. 328 ; Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 67.
- 7 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 70.
- 8 Lavédrine et Gandolfo 1993.
- 9 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 94-96.
4Inventeurs et industriels prudents, Louis et Auguste Lumière sont motivés par le désir de trouver une « solution » pour rendre accessible la photographie en couleurs. Accomplissement riche en valeur économique et en symboles, l’obtention de la couleur est vue comme la dernière frontière en la matière4. Les frères Lumière ont bien conscience des opportunités commerciales que recèle cette solution5, ce qui les amène à collaborer avec Lippmann sur des plaques au gélatino-bromure adaptées à la photographie en couleurs interférentielle, procédé présenté au Photo-Club de Paris en 1893. Cette méthode n’obtiendra aucun succès commercial car le grand public n’est pas en mesure d’« effectuer la manipulation complexe nécessaire pour réaliser une image Lippmann6 ». Un procédé soustractif ultérieur mis au point par les Lumière, appelé ALL Chroma, se compose de diapositives chromogènes transparentes et rencontre un grand succès à l’Exposition universelle de Paris en 1900, mais s’avère impropre à une production commerciale en série. Les deux frères ne s’avouent pas vaincus pour autant et continuent à mener des expériences pour réaliser un procédé de photographie en couleurs commercialisable. En 1900, ils déposent un brevet ouvrant une nouvelle voie, avec l’utilisation de microparticules colorées7. Après plusieurs années de perfectionnement, le brevet de l’autochrome est déposé en 19038, pour une durée de quinze ans et avec une protection garantie dans vingt-cinq pays, notamment en Australie et en Amérique du Nord. Les Lumière sont ainsi assurés de maîtriser leur nouveau procédé et sa concrétisation future9.
5Mais ce n’est qu’en juin 1907 que l’autochrome Lumière est commercialisé auprès du grand public en France. La presse internationale s’est fait l’écho de la mise sur le marché imminente d’un nouveau procédé photographique en couleurs, en aiguillonnant activement la curiosité et l’enthousiasme. En juillet 1907, un article du Guernsey Evening Press and Star rapporte que « tous ceux qui sont capables d’exposer et de développer un négatif ordinaire obtiendront avec la même facilité une image parfaite dans toutes ses couleurs naturelles10 ». Au même moment, le Belfast Telegraph donne une description semblable du procédé :
Il est désormais possible […] d’entrer dans une boutique parisienne pour y acheter une forme particulière de plaque sèche qui, exposée quasiment de la même manière que n’importe quelle plaque dans l’appareil photographique, produit en moins d’une demi-heure d’exposition une plaque de verre sèche, positive et transparente, dans toutes les couleurs de la nature, aussi fidèles qu’avec les meilleurs systèmes trichromes […] Ce procédé ne requiert pas d’autre compétence ou savoir qui ne soit pas déjà l’apanage de tout photographe11.
6Ce sont là quelques exemples des nombreux articles pour lesquels l’arrivée de l’autochrome signifie que n’importe quel possesseur d’un « appareil photographique ordinaire » pourra réaliser des images en couleurs. Cette stratégie n’a rien de nouveau. En 1901, un article du Manchester Courier, intitulé « Photographie en couleurs naturelles avec un appareil photographique ordinaire », fait présenter par le grand photographe H. Snowden Ward le potentiel que recèlent les plaques McDonough-Joly par synthèse additive des couleurs :
L’avantage de ce procédé tient en ce qu’il ne demande d’apporter que des modifications minimes à l’appareil existant, ne nécessite aucun changement dans les méthodes employées et ne requiert qu’une seule exposition, à l’aide d’un seul objectif et sur une seule plaque, pour obtenir une image trichrome12.
7Ces stratégies visent à encourager la constitution d’une clientèle de photographes, à partir de la promesse qu’une seule chose a changé : l’arrivée de la couleur.
- 13 Anonyme 1907b.
- 14 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 70.
- 15 Veronica 1907b.
- 16 Anonyme 1907e.
8Lorsque l’autochrome est commercialisée en France en juin 1907, le procédé et la manière dont il permet d’obtenir les couleurs sont déjà très connus. Par conséquent, le marché est prêt à l’accueillir13. Le succès commercial est tel que l’usine Lumière de Lyon ne parvient pas à satisfaire la demande en plaques pour l’exportation. La distribution internationale est retardée de plusieurs mois14. À mesure que ce succès est rapporté par la presse, le public se tient dans l’expectative et, dans des pays comme l’Angleterre et l’Écosse, des photographes font des démonstrations avec des plaques achetées en France15. Par exemple, l’Edinburgh Evening News relate la présentation d’un « échantillon » d’autochromes, réalisé par A. H. Baird en septembre 190716, soit un mois avant la distribution du procédé en Grande-Bretagne, ainsi que dans d’autres endroits du monde. Si elles ne font pas partie d’une campagne publicitaire délibérée, ces démonstrations enrichissent la connaissance du public et accentuent l’attrait de l’autochrome hors de France.
- 17 Deane 2003.
- 18 Stieglitz 1907, p. 20.
- 19 Ibid., p. 25.
9La promotion du procédé par de grands photographes et artistes, comme le célèbre Alfred Stieglitz, suscite un intérêt accru pour l’autochrome. Son adoption initiale par Stieglitz est bien établie grâce à un article dithyrambique paru dans Camera Work : A Photographic Quarterly. Cette revue pictorialiste accueille des textes et des débats signés par des artistes et critiques photographiques et reproduit des œuvres de photographes et de peintres célèbres, souvent sous la forme de photogravures d’excellente qualité17. À l’instar des articles parus dans la presse généraliste, Stieglitz affirme dans Camera Work que l’autochrome « permet à tout photographe d’obtenir des photographies en couleurs avec un appareil photographique ordinaire, de la manière la plus facile et la plus rapide18 ». Pour en faire la démonstration, il organise une présentation du procédé aux Little Galleries de la Photo-Secession à New York19. L’enthousiasme évident d’un photographe unanimement reconnu dans un texte publié par Camera Work accroît la valeur culturelle de l’autochrome et indique tout le potentiel que recèle celle-ci pour la photographie artistique.
- 20 Anonyme 1907a ; dans cet article, ce nom est orthographié Éduard Steichen.
- 21 Ibid.
- 22 Weaver 1986, p. 23.
- 23 Veronica 1907a.
- 24 Bayley 1908.
10Stieglitz n’est pas le seul. Toujours en 1907, un article de Photo-Era décrit l’intérêt suscité par l’autochrome auprès de « spécialistes bien connus », parmi lesquels R. Child Bayley et Edward Steichen20. Ceux-ci s’accordent à dire qu’ils ont « exploré les mérites de la plaque autochrome [et] semblent en avoir été pleinement satisfaits, ce qu’ils ont annoncé par le biais de revues photographiques ou de la presse quotidienne21 ». Bayley, alors rédacteur en chef de la revue Photography et qui a découvert l’autochrome grâce à Steichen, est considéré comme le premier à avoir utilisé ce procédé en Angleterre22. La même année, il organise avec Thomas K. Grant une présentation d’autochromes lors de l’exposition annuelle de la Royal Photographic Society (RPS). Par la suite, afin de faire connaître le procédé et apprendre à le manier, Bayley fera paraître plusieurs publications, parmi lesquelles la brochure Real Colour Photography [« La photographie en couleurs réelles »]23. Il déclare dans Photography : « Aujourd’hui, il est possible, avec un procédé aussi simple, d’obtenir un négatif ordinaire dont le sujet possède un rendu des couleurs plus fidèle que ce que le spécialiste le plus compétent pouvait, il y a an, atteindre en usant des méthodes les plus fastidieuses24. »
- 25 Langford 2022, p. 22.
- 26 Voir Scott 1908.
11Pareilles opinions et présentations font de l’autochrome un procédé fort apprécié des cercles photographiques et constituent un véritable blanc-seing de la part de personnalités célèbres du monde de la photographie. Mais il ne faut pas oublier que l’invention fait alors déjà l’objet d’un accueil favorable de la part du grand public par le truchement des articles de la presse généraliste. Il est possible que Stieglitz et d’autres en aient eu conscience et qu’ils se soient servis de cet accueil dans le but de conforter leur propre cause et, peut-on penser, de susciter un intérêt social et commercial pour leurs propres œuvres. En moins d’un an, Stieglitz et d’autres pictorialistes abandonneront l’autochrome en raison de possibilités expressives trop limitées25. Néanmoins, leur adoption initiale du procédé suscite un grand intérêt, ainsi que des expositions et des publications, notamment une édition spéciale de The Studio, parue en 190826.
- 27 Voir Anonyme 1913.
- 28 R. J. Fitzsimons Corporation 1927.
12Peu après son lancement commercial, l’autochrome est l’objet de campagnes publicitaires qui reprennent le vocabulaire employé par la presse, en soulignant sa facilité d’utilisation totale pour réaliser des photographies en couleurs. Selon une publicité largement diffusée en France, l’autochrome « est plus simple et plus facile que la photographie en noir27 ». Aux États-Unis, une annonce publicitaire du distributeur new-yorkais de matériel photographique R. J. Fitzsimons Corporation souligne qu’« il est possible d’utiliser n’importe quelle plaque photographique. Aussi simple que la photographie ordinaire, le charme de la couleur en plus28. » Comme la presse, la publicité s’appuie sur la bonne connaissance qu’a le public de la photographie monochrome, notamment des plaques sèches, pour mettre en avant le fait que l’autochrome est un procédé reconnaissable, familier et facile à adopter.
- 29 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 72.
- 30 Hannavy 2008, p. 321 ; Baird 2020.
- 31 Pénichon 2013, p. 45.
- 32 MacLean 1908.
- 33 Lavédrine et Gandolfo 2013, p. 72.
- 34 Ibid., p. 73-74.
13Cette stratégie publicitaire est efficace. Avant la Première Guerre mondiale, l’usine Lumière produit jusqu’à huit mille plaques autochromes par jour pour satisfaire la demande29. On en fabrique aussi dans le Vermont, aux États-Unis, entre 1908 et 1913, dans une usine fondée en 1903 par les frères Lumière afin d’éviter les importantes taxes douanières sur les articles importés de France30. Au début du xxe siècle, inspirés par le succès commercial de l’autochrome, de nombreux autres procédés sur plaque par synthèse additive des couleurs, sont inventés et distribués, parmi lesquels la plaque Thames (1909-1910) et le Paget Colour Screen (1913-vers 1922), tous deux britanniques, et la plaque allemande Agfa (1916-1923)31. Nécessité fait loi car la guerre complique l’importation de plaques autochromes françaises. Toutefois, le potentiel commercial des plaques en couleurs est aussi marqué par la fierté nationale et les opportunités. La plaque Thames, par exemple, est qualifiée par la presse britannique de « tentative de prendre le pas sur l’autochrome Lumière32 ». Dans tous les cas, la composition de la mosaïque varie légèrement selon les produits, afin de ne pas risquer de plagier le brevet Lumière. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la production des autochromes Lumière diminue33. Ce déclin n’est pas dû à une concurrence accrue car l’autochrome demeure le procédé rencontrant à l’époque le plus grand succès. Sa valeur et son originalité sont liées au rendu exceptionnel des couleurs et à la promesse d’un accès aisé pour tous34.
- 35 Beil 2020, p. 168.
- 36 Grange 1913 ; Anonyme 1908c.
- 37 Anonyme 1908a, p. xvii.
14Pourtant, la réalité montre que tel n’est pas le cas, et pourrait même expliquer les vraies raisons du déclin. L’autochrome est un procédé difficile à manier, composé de plusieurs étapes, parmi lesquelles une phase d’inversibilité permettant d’obtenir l’image positive en couleurs définitive. Ainsi que le résume l’historienne Kim Beil, cette procédure est « d’une complexité redoutable35 ». En outre, les autochromes sont réputées pour leur manque de fiabilité. De très nombreux articles parus dans la presse photographique en attestent et décrivent des méthodes pour éviter ou compenser des problèmes comme l’exposition de longue durée, les taches vertes et les teintes bleutées36. Ces variables, qui s’ajoutent au long processus de développement, donnent naissance à une nouvelle catégorie de professionnels auxquels il est possible de faire appel pour développer les plaques et effectuer « toutes sortes d’opérations concernant les autochromes37 ». La main-d’œuvre et le savoir-faire requis pour réaliser une autochrome se distinguent de manière très nette des pratiques de la photographie monochrome, dont la fabrication en série et la commercialisation en accroît considérablement l’accessibilité à la même époque. Au moment où la photographie est mise à la portée du plus grand nombre, l’autochrome est un anachronisme. Seule la présence de la couleur la rend moderne. Pourtant, même l’aspect que prend cette dernière est difficile à maîtriser. L’absence de fiabilité du procédé est un inconvénient supplémentaire s’ajoutant au prix des plaques.
- 38 National Science and Media Museum 2009.
- 39 Gaud 2005.
- 40 Anonyme 1907c.
- 41 Anonyme 1908b.
15En refusant de reconnaître les difficultés inhérentes à la réalisation des autochromes, les annonces vantant leur grande accessibilité ne tiennent pas non plus compte de leur coût. Les autochromes sont vendues par lots de quatre plaques, alors qu’au même moment les plaques monochromes sont disponibles en lots de dix et souvent beaucoup moins onéreuses38. En France, un lot de quatre plaques de 6 × 13 centimètres, utilisées pour les autochromes stéréoscopiques, est vendu 13,10 francs en 1930, soit environ 26 euros aujourd’hui39. En Grande-Bretagne, ces plaques sont initialement beaucoup plus chères en raison de leur faible disponibilité. Un compte-rendu paru dans le Gravesend Report, North Kent and South Essex Advertiser en 1907 observe que « les plaques autochromes sont désormais en vente en Angleterre », mais uniquement sous la forme de quarts de plaques ou demi-plaques, vendues respectivement quatre shillings et six pence et dix shillings, soit environ 18 et 40 livres sterling d’aujourd’hui (20 et 46 euros)40. Une annonce publicitaire publiée dans Photography, « Les plaques autochromes Lumière : pour la photographie directement en couleurs », mentionne que la plus grande plaque est vendue 20 shillings, soit plus de 70 livres actuelles (81 euros)41.
- 42 Pénichon 2013, p. 27.
- 43 Anonyme 1908b.
- 44 Anonyme 1908a, p. xii.
- 45 Ibid.
- 46 Ibid.
16Des coûts supplémentaires s’y ajoutent quand on prend en compte l’ensemble du matériel et des produits chimiques nécessaires à la réalisation d’autochromes, comme le précisent les annonces publicitaires parues dans les revues photographiques et la presse généraliste42. Dans un numéro de Photography de 1908, une publicité pour les plaques autochromes comprend une liste de filtres jaunes, de différentes tailles, qualifiés d’« absolument indispensables » et dont le prix varie entre trois et douze shillings, selon le format de la plaque de l’appareil photographique43. Affirmer que le filtre jaune est indispensable contredit l’idée qu’il suffit d’un simple appareil à plaques pour réaliser des photographies en couleurs avec le procédé autochrome. Les praticiens de cette forme de photographie sont aussi incités à se munir d’un posemètre. Le modèle le plus souvent cité est le Watkins Bee Meter, dont les annonces publicitaires [Fig. 1] proclament que, pour la somme de trois shillings, il « résout un problème particulier dans l’évaluation du temps de pose avec l’Autochrome44 ». Afin de faciliter l’utilisation de systèmes spécifiques, comme l’autochrome stéréoscopique, des appareils spéciaux sont mis au point par des entreprises comme Jules-Richard en France, qui promet l’obtention d’images « en couleurs et en relief totalement fidèles à la nature45 ». Les appareils stéréoscopiques Jules-Richard inversent latéralement l’image et évitent ainsi d’effectuer des rectifications manuelles après le développement en taillant le verre46.
Fig. 1 « Watkins Bee Meter. Special Form for Exposure of Autochromes » [« Posemètre Watkins Bee. Type spécial d’exposition pour autochromes »], Photography, vol. 25, no 1015, 21 avril 1908, p. xii.
- 47 Veronica 1907a.
- 48 Ibid.
- 49 Ibid.
17Toutefois, les utilisations simples sont elles aussi onéreuses. Le temps d’exposition de l’autochrome peut être soixante fois plus long que celui des procédés monochromes disponibles, ce qui nécessite l’emploi d’un trépied pour réaliser des images bien nettes. Dans un article de 1907 intitulé « Appareils et matériaux pour l’Autochrome », diverses entreprises, ou « distributeurs », sont évoquées à propos de la fourniture d’« appareils et matériaux adéquats » qui facilitent l’utilisation de l’autochrome47. Cet équipement comprend les substances chimiques « nécessaires », fabriquées par Johnson and Sons sous une forme concentrée et appelées « réactifs pour autochrome » [Fig. 2], ainsi qu’un bac de développement permettant de réduire le « frilling », ou décollement de l’émulsion48. Les photographes souhaitant avoir des conseils pour le développement des plaques peuvent acheter des manuels, notamment le Real Colour Photography de Bayley, déjà cité, pour un shilling49. Bien que certaines sociétés profitent manifestement de l’intérêt que suscite l’autochrome pour vendre leurs articles, les comptes-rendus parus dans la presse révèlent l’abondance d’accessoires considérés comme « indispensables » pour obtenir des autochromes réussies.
Fig. 2 « Reagents, for Direct Colour Photography » [« Réactifs, pour photographie en couleurs directe »], Johnson’s, Photography, vol. 25, no 1012, 31 mars 1908, p. xxvi.
18Le prix des plaques, qui s’ajoute à celui du matériel conseillé, rend donc la pratique de l’autochrome coûteuse. C’est particulièrement le cas en Grande-Bretagne où les plaques sont importées depuis 1907. John Cimon Warburg [Fig. 3], grand photographe et « autochromiste » britannique, affirme en avril 1909 :
- 50 Cité dans Langford 2022, p. 23.
On se demande parfois pourquoi un procédé aussi beau que l’autochrome n’est pas plus pratiqué en Angleterre et l’on en conclut que le prix des plaques y est pour beaucoup. […] J’estime qu’il pourrait être du devoir du public de protester contre l’énorme différence entre les prix appliqués par les agents exclusifs de la société Lumière en Angleterre et ceux pratiqués par tout détaillant en France […]. Il ne s’agit pas de reprocher à MM. Lumière d’obtenir la récompense substantielle qu’ils méritent pour les années de recherches qui ont abouti à une invention éclatante, mais, en ce qui concerne les importateurs, c’est une tout autre histoire et, par leurs tarifs excessifs, ils empêchent toute utilisation de ces plaques50.
Fig. 3 John Cimon Warburg, The Sunny Doorway [« Le portail ensoleillé »], ca. 1909. Autochrome, 16,4 × 12 cm.
Londres, The Royal Photographic Society Collection, Victoria and Albert Museum, acquisition avec l’aide généreuse du National Lottery Heritage Fund et de l’Art Fund, département des photographies, RPS.1286-2020. © Victoria and Albert Museum, Londres.
19Tout en reconnaissant la valeur et la contribution qu’apporte l’autochrome à la photographie, Warburg souligne le fossé existant entre l’importance du procédé et le nombre étonnamment réduit de ses praticiens.
- 51 National Science and Media Museum 2009.
- 52 Anonyme 1912.
- 53 Ibid.
- 54 Hansard 1925.
- 55 Anonyme 1907a.
20Avec la disponibilité accrue des plaques, les prix des autochromes diminuent en Grande-Bretagne, mais demeurent beaucoup plus élevés que ceux des plaques monochromes. Une boîte de quatre quarts de plaques autochromes coûte trois shillings, alors qu’une boîte de douze plaques monochromes n’en coûte que deux51. Si l’on considère l’ensemble de la pratique de l’autochrome, « qui veut se lancer dans la réalisation d’autochromes doit être prêt à dépenser environ huit shillings52 », selon un article paru en 1912 dans le Leicester Evening Mail. Ce montant comprend le prix des plaques et le matériel nécessaire. Et l’article de préciser : « Après tout, ce n’est pas une somme énorme53. » À l’époque, le salaire hebdomadaire moyen d’un ouvrier britannique se situe entre 14 et 22 shillings54 ; la somme de huit shillings est donc assez élevée. Par conséquent, les autochromes ne sont pas accessibles à la grande majorité des consommateurs et ces plaques restent, de fait, réservées aux plus fortunés. Certains photographes peuvent certes en explorer les possibilités, mais seuls les riches ont les moyens de pratiquer régulièrement cette forme de photographie. Comme l’écrit la revue Photo-Era : « le coût nécessairement élevé de l’article [l’autochrome] dissuade de nombreux salariés d’en faire l’expérience55. »
- 56 Pour une analyse détaillée, voir Langford 2022.
- 57 Williams 1986, p. 162.
- 58 National Portrait Gallery 2023.
- 59 Silvia 2017.
- 60 Hochman 2014, p. 153.
21En outre, les opportunités commerciales offertes par les autochromes sont limitées, malgré une forte augmentation de la demande en images photographiques sur le marché de l’époque. La présence de couleurs « réalistes » aurait dû permettre la création d’un nouveau débouché pour la production et la diffusion d’images en couleurs, mais les possibilités d’utilisation et les recettes potentielles restent restreintes. Les plaques autochromes sont transparentes, s’abîment facilement et nécessitent d’être éclairées pour être regardées. En conséquence, elles sont difficiles à collectionner, à rassembler ou à présenter dans un lieu ou dans un album56. Ces contraintes limitent leur usage dans le portrait commercial, secteur en pleine expansion au début du xxe siècle57. Les photographes de portrait qui emploient ce procédé sont peu nombreux et leur pratique commerciale est de courte durée. Parmi ceux-ci, on compte les Dover Street Studios à Londres, qui réalisent des autochromes grand format au début des années 1910 pour une clientèle aisée [Fig. 4]58. Le procédé, qui est un positif direct, ne peut de plus se vendre que sous la forme d’une plaque unique et il est impossible d’en réaliser plusieurs exemplaires. En l’absence de négatif et en raison de la manière singulière dont la couleur est obtenue, la publication des autochromes est ainsi difficile et coûteuse. Malgré la visibilité croissante des illustrations photomécaniques dans l’édition, il est rare que des plaques autochromes soient reproduites, sauf dans des revues comme National Geographic59. Selon Brian Hochman, telle serait la raison pour laquelle les pictorialistes ont abandonné l’autochrome puisqu’ils étaient tributaires des publications et des reproductions pour la diffusion de leurs œuvres, notamment dans leur revue Camera Work60. Artistes et professionnels disposent donc d’une capacité limitée à rentabiliser les dépenses initiales nécessaires pour pratiquer l’autochromie.
Fig. 4 Dover Street Studios, Portrait of a Society Lady [« Portrait d’une dame de la haute société »], ca. 1912. Autochrome, 39,5 × 17,6 cm.
Londres, Victoria and Albert Museum, département des photographies, RPS.983-2020. © Victoria and Albert Museum, Londres.
- 61 Daguerreian Society 2005, p. 35.
- 62 Dowling 2015.
- 63 Bold et al. 2011, p. 623.
22Ainsi l’autochrome devient-elle un objet désiré et raréfié, un signe extérieur de richesse et de luxe, comme le daguerréotype au xixe siècle61. Mais ce dernier, commercialisé en 1839, resta longtemps le seul procédé photographique disponible. À l’inverse, lorsqu’est lancée l’autochrome au début du xxe siècle, les progrès rapides des techniques photographiques suscitent la saturation du marché, notamment avec l’appareil Brownie de Kodak. Lancé en 1900 pour le prix modique d’un dollar, ce dernier permet de réaliser de multiples instantanés monochromes, avec des temps d’exposition de quelques secondes seulement. Pour deux dollars, le développement, le tirage et le chargement d’une nouvelle pellicule dans l’appareil sont entièrement effectués par l’usine Kodak62. Stratégie commerciale très efficace, cette procédure révolutionne en outre l’accessibilité et les coûts63. Au moment où la photographie se démocratise rapidement, le prix de l’autochrome a une conséquence importante : pendant une grande partie du xxe siècle, la photographie en couleurs ne peut être pratiquée de manière prolongée que par les plus fortunés.
- 64 Pritchard 2013.
- 65 Langford 2022, p. 94.
- 66 Ibid., p. 156.
- 67 Ibid., p. 87.
23Ainsi les riches amateurs sont-ils majoritairement ceux qui peuvent s’adonner à l’autochrome. Dans les cercles photographiques, le terme « amateur » désigne initialement ceux qui pratiquent par amour de l’art et possèdent les moyens financiers de s’y consacrer à loisir et sans dépendre de revenus commerciaux64. Il en va de même des praticiens de l’autochrome. Par exemple, si Warburg s’élève contre les coûts de l’autochrome, cela ne l’empêche nullement de la pratiquer. Grâce à une fortune familiale considérable, il n’a pas besoin de travailler et se consacre à la réalisation d’autochromes sous la forme d’innombrables études représentant sa vaste demeure et ses jardins, ainsi que les membres de sa famille élégamment vêtus [Fig. 3 et 5]. Warburg montre régulièrement ses autochromes à l’exposition annuelle de la Royal Photographic Society. Les photographies présentées par ses collègues donnent à voir la richesse de leur milieu et mettent en évidence l’argent nécessaire à la pratique régulière de l’autochrome. Hugh C. Knowles, auteur de nombreuses études de la nature sur autochrome, hérite de son père une propriété valant plusieurs millions de livres sterling65. Helen Messinger Murdoch, célèbre pour ses images rendant compte de ses expéditions internationales, bénéficie de l’argent de sa famille pour voyager et acheter des plaques autochromes66. Héritier de l’entreprise photographique florissante de son père, Henry Essenhigh Corke dispose de revenus substantiels pour financer sa pratique de l’autochrome, qui connaît un grand succès. Toutefois, les minutes d’une réunion du groupe « couleur » de la RSP, tenue en 1929, souligne que la réussite de Corke est facilitée par la mise à disposition de plaques payées par ses éditeurs67. Ces remarques témoignent de la prise de conscience des coûts élevés nécessaires à la réalisation d’autochromes.
Fig. 5 John Cimon Warburg, The Briar Rose [« L’églantine »], ca. 1910. Autochrome, 16,4 × 12 cm.
Londres, The Royal Photographic Society Collection, Victoria and Albert Museum, acquisition avec l’aide généreuse du National Lottery Heritage Fund et de l’Art Fund, Département des photographies, RPS.1247-2020. © Victoria and Albert Museum, Londres.
- 68 Barling 2022.
- 69 Bjorli et Jakobsen 2020, p. 2.
- 70 Ibid.
- 71 Barling 2022.
- 72 Hochman 2014, p. 154.
24De riches donateurs et mécènes, notamment des éditeurs, facilitent une pratique élargie du procédé. En 1909, en particulier, Albert Kahn, banquier et philanthrope, met en œuvre l’initiative qui deviendra « Les Archives de la Planète »68. En 1912, en collaboration avec Jean Brunhes, directeur scientifique, Kahn engage son premier photographe afin d’« établir ce qui équivaut à un inventaire de l’humanité, saisie dans sa totalité au début du xxe siècle69 ». L’autochrome permet de rendre compte de cette « totalité » par les couleurs, qui « expriment toute la diversité et la dignité des êtres humains70 ». Kahn emploiera une équipe de photographes composée de nombreux « opérateurs » qui, envoyés dans le monde entier, en rapporteront plus de soixante-dix mille autochromes au cours des vingt années suivantes [Fig. 6 et 7]71. C’est là un exemple éloquent des possibilités offertes par l’autochrome lorsque l’argent est facilement disponible. À la même époque, la revue américaine National Geographic fournit à ses photographes des plaques pour rendre compte en couleurs des divers endroits et cultures du monde. Par la suite, ces plaques illustreront de pleines pages en couleurs du périodique. Comme le remarque Brian Hochman, National Geographic a permis de perpétuer l’utilisation de l’autochrome aux États-Unis et de faciliter son emploi par des publics plus variés72.
Fig. 6 Léon Busy, Palais Royal, Phnom Penh, Cambodge, Indochine. Quatre danseuses du ballet royal en costumes de princesses (?), 1921.
Autochrome, 9 × 12 cm. Boulogne-Billancourt, Musée départemental Albert-Kahn, A36111.
Fig. 7 Auguste Léon, Počitelj, Bosnie-Herzégovine. Le minaret et la tour d’horloge, 1912.
Autochrome, 9 × 12 cm. Boulogne-Billancourt, Musée départemental Albert-Kahn, A1637.
- 73 Anonyme 1916.
- 74 Dominici 2022, p. 391.
25La publication d’autochromes dans cette revue, ou dans d’autres périodiques comme l’Illustrated London News en Grande-Bretagne et L’Illustration en France, est peut-être le seul moyen pour l’autochrome d’être vue par un public vaste, et encore, uniquement sous la forme de reproductions. On l’a vu, le coût des plaques empêche le grand public de s’y consacrer. Mais l’expérience visuelle des autochromes est également réservée à celles et ceux qui ont les moyens d’aller voir des expositions ou des présentations publiques. Nombre de ces manifestations sont rendues possibles par les sociétés photographiques, qui ont la capacité de louer des salles ou d’acheter du matériel, tel que des projecteurs. Dans les années 1910, par exemple, un projecteur de diapositives coûte plus de cinq livres sterling73. L’adhésion annuelle à une société peut revenir à dix shillings ; c’est pourquoi la plupart des membres en sont des photographes amateurs aisés, appartenant à la grande bourgeoisie74. Malgré le grand écho que rencontre l’autochrome dans la presse grand public, ce procédé reste ainsi principalement l’apanage d’une petite portion de la population et non celui de « tout photographe ». Les dépenses encourues rendent l’autochrome essentiellement invisible.
- 75 Pénichon 2013, p. 45.
- 76 Ibid.
26Vers la fin des années 1920, les frères Lumière envisagent de diversifier leur gamme de photographies en couleurs. En 1931, ils commercialisent le Filmcolor, qui permet de transférer la technique de l’autochrome, mosaïque de grains de fécule de pomme de terre, sur support souple de celluloïd. En 1933, on trouve sous le nom de Lumicolor des films en packs et des pellicules en bobines. Ces variétés de pellicule sont plus légères et plus sensibles à la lumière, et le traitement est compris dans le prix d’achat75. Tout semble prometteur, mais le marché des produits Lumière par synthèse additive des couleurs est sur le déclin. En 1932, la fabrication des plaques de verre autochromes s’achève76. L’apparition de la pellicule couleur Kodacolor, ou Kodachrome, qui emploie de nouveaux matériaux pour combiner les teintes, et l’engouement rapide qu’elle suscite sonnent le glas de l’entreprise Lumière. Celle-ci perd le marché et le monopole de la photographie en couleurs.
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27Il est indéniable que l’autochrome marque un tournant dans l’histoire de la photographie en couleurs, de même qu’il s’agit du premier procédé en la matière qui soit viable sur le plan commercial. Il peut être fabriqué en série de manière fiable et distribué dans le monde entier. Les premières ventes témoignent de sa popularité. Pourtant, l’autochrome met-elle la photographie en couleurs à la portée de tout un chacun ? Contrairement aux annonces dont la presse de l’époque se fait l’écho quant à son accessibilité généralisée, ce procédé s’avère compliqué et coûteux, et nécessite un matériel onéreux pour garantir l’obtention d’images réussies. Le prix des plaques est dissuasif et seuls les plus fortunés, ou les riches mécènes qui les financent, peuvent s’adonner régulièrement à la pratique de l’autochrome.
- 77 Voir Langford 2022 ; Reitter-Kollmann 2023 ; Boulouch et al. 2023.
- 78 Par exemple au Victoria and Albert Museum ou au Musée départemental Albert-Kahn.
28Depuis quelques années, de nombreuses expositions et publications internationales, ainsi que des programmes de numérisation et de conservation, s’intéressent à l’autochrome77. Ces initiatives ont permis d’accroître l’accès visuel aux plaques, dont certaines figurent dans des collections jusque-là strictement privées. Un peu partout dans le monde, un large public peut désormais consulter gratuitement des plaques grâce à des bases de données en ligne et découvrir ces étonnantes images en couleurs réalisées au début du xxe siècle78. Ainsi vivons-nous actuellement une nouvelle forme d’accessibilité aux autochromes.