Prix, coût, valeur : pour une histoire économique de la photographie
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- 1 On retiendra notamment le catalogue de l’exposition du musée d’Orsay : Dominique Planchon de Font- (...)
1Que signifie aujourd’hui tenter d’apporter quelques éléments pour une histoire économique de la photographie ? Au-delà des questions d’échelles – histoire nationale, globale, locale –, dans les débats sur les différentes histoires de la photographie possibles – histoire de l’art, histoire culturelle, histoire matérielle – une option semble trop rarement évoquée : celle d’une histoire économique de la photographie entendue au sens large. Si la question du prix, du coût ou plus globalement de la valeur de la photographie sous-tend parfois certaines approches1, apportant ici généralement quelques arguments sur l’extension de telle technique ou sur l’accroissement comme l’empêchement de l’usage de la photographie dans tels ou tels cercles, il reste que sont rarement confrontés les rapports complexes qui s’établissent entre les évaluations quantitatives et qualitatives des images photographiques. Comment se déterminent ces différentes échelles ? Quel est le prix de la photographie et de sa pratique ? Quels sont les coûts de son extension, voire de sa valorisation ? L’idée est de donner quelques arguments afin de dépasser, autant que faire se peut, l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange en tentant de quantifier et de comprendre les fluctuations qui affectent, conditionnent et relient ces variations dans le champ de la photographie.
Le prix des photographies
- 2 Steffen Siegel, « A Special Kind of Paper : An Emerging Value System for Photography », Afterimage(...)
- 3 Jerald C. Maddox, « How Much Is A Photograph Worth ? », Afterimage, vol. 2, no 8, février 1975, p. (...)
2En ouverture de ce numéro, Steffen Siegel revient dans la rubrique « Un numéro, une image », sur la performance exécutée en 2015 par le regretté Hans-Peter Feldmann pour mettre en lumière les liens complexes qui s’établissent entre valeur monétaire (de l’art), désir et plaisir. En discutant cette image de Feldmann qui questionne les rapports de valorisation au sein d’une foire d’art contemporain, Steffen Siegel, comme il l’a fait dans le numéro anniversaire de la revue Afterimage2, rappelle l’article publié en 1975 par Jerald C. Maddox dans la même revue sous le titre « How Much Is A Photograph Worth ? » [Combien vaut une photographie ?]3. Se concentrant sur l’émergence d’un nouveau système de valeur pour la photographie entre patrimoine et art, Maddox interrogeait spécifiquement l’objet photographique comme agent de bouleversement du système d’évaluation des images. Il terminait son article par ces mots :
- 4 Ibid., p. 8, nous traduisons.
Nous ne pouvons probablement rien faire en pratique pour le prix des photographies, mais nous pouvons nous rappeler qu’il n’y a pas que l’argent qui entre en jeu lorsqu’il s’agit de savoir combien vaut une photographie. Considérée dans son contexte le plus large, la valeur d’une photographie est sans limite, et les éléments qui la rendent telle sont ceux qui ne peuvent pas vraiment être évalués et vendus – en fin de compte, l’image photographique existe au-delà de l’économie4.
- 5 Si nous voyons ici se dessiner de larges pans d’une théorie de l’économie, ce n’est pourtant pas l (...)
3Mais nous pourrions ajouter, que, pourtant, la quantification de la valeur d’une photographie dans un système social régi par le marché ne s’évalue que par rapport à son prix, c’est-à-dire à l’évaluation quantitative d’une valeur qualitative. Là est bien le lien étroit, complexe et interdépendant entre le prix, fluctuant suivant plusieurs facteurs et notamment le coût de production, et la mesure, objectivée, de la valeur de ce même objet. De la même manière qu’une chose sans valeur peut avoir un prix, le prix lui-même – bien qu’il intègre le reflet de la valeur – n’aura pas d’impact sur la valeur intrinsèque de ce même objet. C’est ce rapport étroit entre la valeur d’usage, qualitatif, d’une chose et sa valeur d’échange, quantitatif, qui demeure un mystère5. Et c’est ce qui, dans le cas de la photographie, médium reproductible et de reproduction, pose problème comme le présentait très bien la grand-mère du petit Marcel :
- 6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann I, 1. Paris : Bibliothèque de (...)
En réalité elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir les besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenait trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie6.
- 7 Paul Jorion, « Le rapport entre la valeur et le prix », art. cité.
- 8 Monique Sicard, « Photos : quelle valeur ? », Médium, nos 32-33, 2012, p. 198-217.
4Peut-être que l’une des réponses à donner à ce mystère du rapport entre prix, coût et valeur pour le cas de la photographie – mystère que nous n’aurons pourtant pas la prétention de résoudre, et surtout pas dans son ensemble – est d’intégrer, au-delà de la dimension purement économique de la question, sa dimension anthropologique : quelle valeur d’usage et d’échange sommes-nous prêts à accorder à un objet comme la photographie qui intègre en lui-même sa nature reproductible, multiple, mobile, mécanique ? Quelle valeur d’usage et d’échange sommes-nous prêts à accorder à cette reproductibilité même ? Comment s’évalue pour la photographie sa valeur d’usage traduite en valeur d’échange, qui sous la plume de Karl Marx était la seule véritable valeur ? Et à quelle condition, ou sous quels auspices, acquiert-elle la rareté qui lui permet de faire en sorte que sa valeur d’échange dépasse de loin sa valeur d’usage ? À quelle condition, pour reprendre les mots de Paul Jorion, son « usage d’échange » surpasse son « usage propre »7 ? Ainsi la question ne serait pas tant « quelle valeur pour la photographie ? »8, ou plus tant « que vaut une photographie ? », mais comment notre société – de marché – est prête à quantifier ses différentes valeurs quand elle évalue une photographie, et par extension des photographies, ou tout système qui permet de la produire, ou reproduire ? Une forme de réification d’un contrat social autour de la photographie en quelque sorte.
- 9 David Graeber, La fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur. Pari (...)
- 10 Ibid., p. 352.
- 11 Ibid., p. 388.
5Ce serait donc une question plus anthropologique que purement économique, mais dans le sens où la valeur d’échange exprimant les rapports réciproques établis entre vendeur et acheteur, l’ordre économique serait avant tout un ordre politique. Comme le soulignait, après Marx, l’anthropologue David Graeber, disparu en 2020, dans son ouvrage de 2001, La fausse monnaie de nos rêves, récemment traduit en français : « En dernière instance, l’argent mesure et transmet […] l’importance de certaines activités humaines. […] L’argent représente la signification sociale ultime [des activités humaines], le moyen par lequel celles-ci s’intègrent dans un système total (de marché)9. » Pour Graeber, les systèmes sociaux sont ainsi « des structures d’action créatrice, et la valeur la façon dont les personnes mesurent la portée de leurs propres actions au sein de ces structures10 ». Au-delà du projet de révolution du système des valeurs pour lequel Graeber plaidait dans son ouvrage, retenons ici cette idée que la valeur n’est pas contenue dans les objets en eux-mêmes mais dans la cristallisation qui s’y opère des actions des hommes et des femmes : « la valeur est la modalité par laquelle les actions prennent du sens aux yeux des acteurs en les situant dans un ensemble social plus vaste, réel ou imaginaire11. » Pour suivre Graeber, une histoire économique de la photographie en serait moins une histoire purement économique qu’une version anthropologique des systèmes de valeurs attachés à la photographie, à sa production, sa circulation et sa patrimonialisation. C’est ce que ce numéro de Photographica souhaiterait pouvoir commencer à dessiner ici, en s’interrogeant sur les sources et les méthodes qui permettent de faire cette histoire économique, et donc sociale, dans le sens large mais surtout collectif du terme, de la photographie.
Le coût de la production
- 12 Voir Albert Londe, La photographie moderne. Pratique et application. Paris : G. Masson éditeur, 18 (...)
6Mais en amont de la question même du prix de la photographie, il y a la question de son coût. Le coût est, pour ainsi dire, le premier élément qui préside, dans une perspective industrielle, voire seulement marchande, à la diffusion de l’image photographique. Le prix de revient de la production d’une image photographique fut certes, relativement au prix de revient de la gravure, l’argument par lequel la photographie fut donnée au monde. Mais il n’en reste pas moins que, pendant toute une part du xixe siècle, la disponibilité de la photographie à tous et à toutes, aussi bien au niveau de sa consommation que de sa pratique, est essentiellement freinée par ses coûts de production qui restent élevés, malgré les nombreuses tentatives d’industrialisation qui ne sont pas nécessairement synonymes de démocratisation. Ainsi, premier procédé photographique couleur mis à la disposition du public à partir de 1907 par les usines Lumière, l’autochrome fut portée par l’argument de son accessibilité diffusé à grand renfort d’articles dans la presse. Dans son article « “L’apanage de tout photographe” : évaluer l’accessibilité de l’autochrome » qui ouvre le présent dossier de Photographica, Catlin Langford questionne pour le cas britannique cet argument et dévoile l’anachronisme que représente cette technique. Au temps de la « photographie moderne12 », c’est-à-dire de la photographie instantanée sur plaque sèche monochrome et produite en série dans des usines dédiées, l’autochrome, parce qu’elle est à contretemps de la fiabilité et de la rapidité que l’on pouvait attendre d’une technique qui se standardise et se normalise, ne réalisera jamais les rêves de diffusion massive de ses promoteurs et restera toujours l’apanage d’une clientèle fortunée qui joue de la distinction. Et c’est bien parce qu’elle n’est pas industrialisable au sens premier du terme et qu’une bonne part de sa valeur élevée provenait d’opérations manuelles non mécanisables, que le coût de production de cette technique, souvent copiée, empêchera toujours sa diffusion et son usage par un environnement amateur en forte expansion entre 1907 et le début des années 1930.
- 13 Voir les « Actualités scientifiques » dans ce numéro, p. 203.
7Mais tous les coûts ne sont pas nécessairement reportés sur le consommateur potentiel dans l’évaluation du prix d’une marchandise. Bien au contraire, et il nous est possible aujourd’hui d’évaluer les coûts cachés – et notamment environnementaux – de la production photographique industrielle du xxe siècle. À la suite des travaux synthétisés dans l’exposition « Mining Photography » et son catalogue13, Katherine Mintie lève ici le voile sur le prix payé par la terre elle-même dans l’association qui va lier l’entreprise Eastman Kodak et la Brown Paper Company (Berlin, New Hampshire) des années 1920 aux années 1960, lorsque l’entreprise de Rochester (New York) décida de rapatrier sa fabrication de papiers photographiques d’Europe aux États-Unis. En se servant à la fois des supports de communication internes à la Brown Paper Company, mais également des nombreux rapports émis par les agences environnementales américaines, Katherine Mintie révèle l’ampleur des externalités négatives de cette production chimique à grande échelle, mais également l’importance d’une pollution, qui sera le prix à payer afin de pouvoir offrir un papier photographique abordable et de bonne qualité.
- 14 Anne McCauley, Industrial Madness : Commercial Photography in Paris, 1848-1871. New Haven (Conn.) (...)
8Comme le montre ce cas de l’association Kodak-Brown, la production photographique de l’âge industriel – de masse –, pour ne pas dire capitalistique, est un maillage complexe qui associe l’image de marque d’une entreprise – à préserver – et un outil de production qui cherche par tous les moyens à s’octroyer un monopole afin de pouvoir croître. Lorsque cette histoire s’interrompt, lorsque l’outil de production s’arrête, ou lorsqu’il change de main, les archives légales offrent des renseignements précieux sur l’actif et le passif d’une activité commerciale. Anne McCauley dans Industrial Madness14 avait montré les ressources concrètes que recélaient les dossiers de faillites des photographes du xixe siècle pour l’historiographie de la profession. C’est à partir d’un acte notarial concernant la cession en 1917, après cinquante ans d’activité, de l’entreprise Neurdein et Cie, devenue l’un des producteurs les plus importants de cartes postales et d’illustrations en France au tournant des xixe et xxe siècles, que Marie-Ève Bouillon, dans son article « Anatomie d’une entreprise photographique », entre dans la complexité de la valorisation d’un ensemble productif pour lequel sont prisés, avec toute la froideur du dossier d’archive notarial, à la fois l’incorporel et le corporel, l’image de l’entreprise et l’outil qu’elle représente dans le but de son échangeabilité. Devenue elle-même un bien où se mêlent valeur d’usage et valeur d’échange, l’entreprise permet de chiffrer précisément comment s’évaluent ces valeurs à un instant t de l’histoire de la photographie et leur relativité à l’orée du xxe siècle.
La valeur de l’histoire
9Que dans l’image photographique, nourrissant de nombreux débats, se mêlent valeur d’usage et valeur d’échange de manière spécifique, cela est indéniable tant se confondent souvent en elle l’objet qui représente et l’objet, l’être ou l’événement représenté. Mais ce rapport de pouvoir entre ces deux valeurs se complexifie encore lorsque l’image elle-même a perdu, par manque d’actualité, son usage propre. Devenue ancienne, la photographie semble parfois décupler sa valeur si ce n’est son pouvoir de valeur, ou la valeur de sa valeur, qui est finalement la donnée la plus fluctuante dans le cas des images photographiques. Pour Graeber, chez lequel la notion de désir, comme chez Marx, est capitale, c’est précisément dans le cas des objets patrimoniaux, que la notion de fétichisation de la marchandise est la plus résistante :
- 15 David Graeber, La fausse monnaie de nos rêves, op. cit., p. 184.
[…] peut-être faut-il dire que la personne qui reconnaît la valeur d’un objet sert en quelque sorte de pont entre différentes époques. Elle ne fait pas que prendre en considération la longue histoire des désirs et des intentions qui, par le passé, ont façonné l’objet dans sa forme actuelle, mais la prolonge grâce à ses propres désirs, souhaits ou intentions, nouvellement mobilisés dans cet acte de reconnaissance. Fétichiser un objet revient alors à confondre la puissance d’une histoire intériorisée au cœur de son propre désir avec la puissance intrinsèque de cet objet. Les fétiches deviennent un miroir des intentions manipulées de celui ou celle qui regarde15.
10C’est à ces questions que s’attachent les articles qui composent la deuxième partie de ce dossier et qui tous prennent la forme de l’enquête. Kathrin Yacavone part ainsi sur les traces des valeurs culturelles et financières de la photographie au sein des institutions allemandes depuis l’émergence, dans les années 1980, d’une volonté fédérale de création d’un institut pour la photographie et ses retombées sur la patrimonialisation du médium. François Cheval suit, quant à lui, la manière dont s’est constituée la valeur patrimoniale et financière du portrait de l’astronome Sir John Herschel photographié par Julia Margaret Cameron en 1867 et comment cette image fut construite dès l’origine comme détentrice d’une valeur destinée à déborder son cadre de simple portrait pour soutenir l’idée d’une photographie d’art. Une valeur qui se traduit encore régulièrement par des records dans les salles des ventes et que soutient la présence, comme un fétiche, de cette image dans de nombreuses collections photographiques publiques et privées de renom. Enfin Rose Durr réalise une étude ethnographique inédite sur le marché du snapshot à Saint-Mandé en région parisienne : comment se choisissent, se valorisent, s’échangent, se collectionnent ces images issues des pratiques amateurs historiques sur un marché spécialisé et quelle influence l’institutionnalisation progressive, mais de plus en plus affirmée, de ce genre iconographique peut avoir sur cette économie de valeurs culturelles, patrimoniales et financières. On pourra se reporter à la rubrique « Entretien » pour lire, à travers l’expérience d’Antoine Romand, expert en photographie, la position d’un marché de l’art photographique plus institutionnalisé qui cherche à s’adapter à l’extension des objets photographiques et des désirs des collectionneurs, qu’ils soient institutionnels ou privés.
11À l’appui de ces enquêtes, Éléonore Challine révèle dans la rubrique « Source » un document inédit : la liste des valeurs d’assurances des pièces historiques prêtées par la Société française de photographie pour l’« Exposition internationale de la photographie contemporaine » qui s’est tenue au pavillon de Marsan (musée des Arts décoratifs), du 16 janvier au 1er mars 1936. Comment et à combien sont estimées, dans les années 1930, ces images d’Hippolyte Bayard, Louis-Désiré Blanquart-Évrard, Maxime Du Camp, David Octavius Hill, Gustave Le Gray, et autres Henri Le Secq, et que révèlent de telles estimations sur la valeur historique de ces incunables alors que l’on s’apprête à fêter le centenaire de la révélation de la photographie.
Oublier les images
- 16 Voir par exemple : Sophie Boutillier, « Le devenir de l’artisanat au xxe siècle, évolution des mét (...)
- 17 Steve Edwards, The Making of English Photography : Allegories. University Park (Penn.) : Pennsylva (...)
12Comme en complément à ces éléments pour une histoire économique de la photographie, nous sommes heureux de présenter deux textes qui viennent d’une certaine manière poursuivre ces réflexions. En premier lieu, la traduction d’un article de l’historien britannique Steve Edwards, paru en 2020 chez nos confrères d’History of Photography, intitulé « Pourquoi les images ? De l’histoire de l’art à l’histoire des entreprises, aller-retour ». Dans cet essai, l’auteur se propose d’oublier pour un temps les images afin de considérer l’histoire de la photographie du point de vue de celle des entreprises. Pour lui, et sans en faire une fin en soi, il peut être utile d’envisager les conditions de production, que ce soit du matériel comme des images, sous l’angle de la production industrielle. Steve Edwards pose une double interrogation ici. Comment, plus de trente ans après les approches pionnières d’Elizabeth Anne McCauley, Molly Nesbit, André Rouillé et évidemment Gisèle Freund, l’historien de la photographie, en partant du principe qu’il est face à un système de production d’images, peut intégrer à ses méthodes la question des environnements économiques et des stratégies commerciales des producteurs d’images. Et comment, en retour, la production photographique, parce qu’elle intègre à la fois des systèmes industriels, mais aussi manufacturiers et artisanaux comme autant de formes de résistance à l’extension du capitalisme16, et qu’elle est en soi un système complexe, permet de questionner le système capitaliste lui-même, en tout cas son caractère polymorphe. En plaidant pour une approche non téléologique, Steve Edwards invite à reconsidérer l’histoire de la photographie, et notamment celle du xixe siècle en Grande-Bretagne auquel il a consacré un livre important en 200617, en prenant en compte l’éventail des formes des entreprises photographiques à l’âge du capitalisme. Il nous paraît important de pouvoir donner aux lecteurs et lectrices de Photographica l’état des débats de l’autre côté de la Manche sur les approches différenciées entre histoire de l’art et histoire des entreprises, débats qui sous-tendent le présent volume.
13Enfin, avec ce numéro 8, nous inaugurons une nouvelle rubrique « Envoi » que nous souhaitons pouvoir ouvrir à des textes relativement en marge de la stricte recherche académique, mais qui nous paraissent importants pour la discussion ou l’actualité de l’histoire de la photographie. Pour cette « première », nous accueillons Emmanuelle Fructus, artiste et directrice de la galerie Un livre - une image, qui se consacre dans son travail artistique comme dans son activité marchande à la photographie dite anonyme. En observatrice de l’intérieur, nourrie par vingt ans d’activité, elle nous livre, au moment où elle décide de fermer sa galerie, ses réflexions sur ce marché si particulier de la photographie amateur et anonyme et sur le devenir de collections qui portent en elles les destins si particuliers des histoires dont elles sont les mémoires. Elle nous invite ainsi à réfléchir à ce patrimoine et à la manière dont il est aujourd’hui valorisé, si ce n’est instrumentalisé.
Notes
1 On retiendra notamment le catalogue de l’exposition du musée d’Orsay : Dominique Planchon de Font-Réaulx et Quentin Bajac (dir.), Le daguerréotype français. Un objet photographique. Paris : Réunion des musées nationaux, 2003, et notamment l’article de Quentin Bajac, « “Une branche d’industrie assez importante”. L’économie du daguerréotype à Paris, 1839-1850 », p. 41-54.
2 Steffen Siegel, « A Special Kind of Paper : An Emerging Value System for Photography », Afterimage, vol. 50, no 4, décembre 2023, p. 14-18.
3 Jerald C. Maddox, « How Much Is A Photograph Worth ? », Afterimage, vol. 2, no 8, février 1975, p. 6-8.
4 Ibid., p. 8, nous traduisons.
5 Si nous voyons ici se dessiner de larges pans d’une théorie de l’économie, ce n’est pourtant pas le lieu de développer ce genre de considération. On pourra consulter par exemple : Paul Jorion, « Le rapport entre la valeur et le prix », Revue du MAUSS permanente, 11 avril 2007 : <https://journaldumauss.net/./?Le-rapport-entre-la-valeur-et-le> (consulté le 20 janvier 2024).
6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann I, 1. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 39.
7 Paul Jorion, « Le rapport entre la valeur et le prix », art. cité.
8 Monique Sicard, « Photos : quelle valeur ? », Médium, nos 32-33, 2012, p. 198-217.
9 David Graeber, La fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur. Paris : Les liens qui libèrent, 2022, p. 115.
10 Ibid., p. 352.
11 Ibid., p. 388.
12 Voir Albert Londe, La photographie moderne. Pratique et application. Paris : G. Masson éditeur, 1888.
13 Voir les « Actualités scientifiques » dans ce numéro, p. 203.
14 Anne McCauley, Industrial Madness : Commercial Photography in Paris, 1848-1871. New Haven (Conn.) : Yale University Press, 1994.
15 David Graeber, La fausse monnaie de nos rêves, op. cit., p. 184.
16 Voir par exemple : Sophie Boutillier, « Le devenir de l’artisanat au xxe siècle, évolution des métiers dans le développement du capitalisme », Marché et organisations, vol. 24, no 3, 2015, p. 201-217.
17 Steve Edwards, The Making of English Photography : Allegories. University Park (Penn.) : Pennsylvania State University Press, 2006.
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Référence papier
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « Prix, coût, valeur : pour une histoire économique de la photographie », Photographica, 8 | 2024, 13-18.
Référence électronique
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « Prix, coût, valeur : pour une histoire économique de la photographie », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1897 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pb2
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