À quoi sert la critique photographique ?
Texte intégral
- 1 Voir Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie » (1859), Études photographiques, (...)
- 2 Voir Paul-Louis Roubert, « La critique de la photographie ou la genèse du discours photographique (...)
1Chaque tournant photographique, qu’il soit technique, sociétal ou esthétique, apporte son lot de révolution critique. Depuis que la photographie est sortie du domaine du commerce auquel elle semblait être uniquement destinée dès le début des années 1840, depuis que des artistes, des intellectuels, des scientifiques, des conservateurs ou des critiques d’art se sont intéressés à l’image mécanique, et avant même que celle-ci puisse être reproductible dans les pages imprimées à l’égal du texte, le champ photographique a ressenti comme une nécessité impérieuse de faire vivre, parallèlement à un espace public de monstration d’une photographie de qualité – i. e. non commerciale – un espace critique. C’est à travers des revues comme La Lumière, Le Cosmos ou Le Moniteur de la photographie que, dans les années 1850 et 1860, un discours réflexif sur la photographie se mit à exister en convoquant des spécialistes ou en débauchant des plumes ici et là. Des noms comme Ernest Lacan ou Francis Wey, à travers leurs textes, nous permettent de comprendre l’importance d’une critique dédiée au cœur du xixe siècle : il fallait défendre la possible existence de la photographie dans le champ de l’art. Ces écrits nous livrent, comme un contrechamp à la diatribe de Charles Baudelaire1, le point de vue des défenseurs d’une culture photographique spécifique, dans lequel se mêlent très souvent évaluation esthétique et prise de position théorique sur ce qu’est la photographie. Dans un champ de spécialité aussi jeune, la critique photographique a souvent été le lieu de défense, non pas seulement des œuvres, mais aussi et surtout d’une position critique, pour ne pas dire d’une position théorique, sur la petite-maîtresse. Nous avons pu en démontrer la constitution ailleurs2 : au-delà de l’axiologie classique, c’est par la critique photographique, dans les revues, dans les journaux, parce que la photographie n’était pas légitime, comme la littérature ou l’art per se, et presque au quotidien, que se constituent les premiers éléments d’une théorie de la photographie.
- 3 Francis Wey, « Album de la Société héliographique », La Lumière, no 15, 18 mai 1851, p. 57.
- 4 Voir Dominique Baqué (dir.), Les documents de la modernité. Anthologie de textes sur la photograph (...)
- 5 Voir Olivier Lugon, La photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939). Nîmes : Jacque (...)
2Et pourtant, la critique photographique du xixe siècle fut longtemps contrainte par les canons esthétiques des arts libéraux qui lui dictèrent ses règles, ses horizons et ses ambitions. Wey, décrivant les négatifs de Charles Nègre dans La Lumière, trouve dans la disparition du mécanisme photographique les qualités d’une image qui tourne le dos à son déterminisme technique, seule voie d’accès à l’art3. Ainsi, lorsque dans les années 1920, il y a cent ans, alors que l’on s’apprêtait à fêter le premier centenaire de l’invention de la photographie par Nicéphore Niépce, ce n’est pas dans les pages de la Revue française de photographie et de cinématographie des éditions Paul Montel – où écrivent encore des photographes pictorialistes comme Constant Puyo, qui restent fidèles à cette même idée – que l’on peut suivre la naissance d’une critique moderniste de la photographie, mais dans les revues d’avant-garde qui émergent alors. C’est encore dans L’Amour de l’art (1920), L’Art vivant (1925), Arts et métiers graphiques (1927), Jazz ou Variétés (1928), que l’on trouve une nouvelle manière de parler et de théoriser la photographie comme art moderne, et non pas dans les revues dont la photographie est seule l’objet. C’est dans ces publications culturelles que l’on s’interroge notamment sur l’erreur critique, pour ne pas dire l’erreur théorique, commise par Baudelaire au siècle précédent : comme se fait-il que l’inventeur du concept de modernité en art puisse être passé à côté de cette force de renouvellement que fut la photographie au xxe siècle ? Comment se dégager de cette incompréhension et se passer de cet adoubement ? Et c’est ainsi que cette critique d’avant-garde, afin de renouveler la parole, inventa une tradition pour la photographie et une nouvelle manière de considérer l’art photographique sous l’angle du document. Dans cet entre-deux-guerres, en France4, mais aussi en Allemagne5, elle créa un espace nouveau pour la photographie, qui déborde bien souvent les cercles photographiques eux-mêmes.
- 6 Voir Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris : Le Seuil, 1998
3Par où passe la critique photographique ? Quels en sont les espaces et par quel trait celle-ci se caractérise-t-elle, au xixe siècle comme aujourd’hui ? Finalement, que ce soit en 1850 pour défendre, contre un Baudelaire qui ne fait que reprendre la doxa opposée à la photographie, le droit à l’art pour cette dernière, dans les années 1920 pour faire, comme un retour du refoulé, du document le parangon de l’art photographique, ou aujourd’hui pour s’interroger sur l’influence des intelligences artificielles sur l’illustration photographique, ce sur quoi fleurit la critique photographique, ou plutôt ce contre quoi elle se construit, c’est le refus du sens commun associé à l’image mécanique, l’une des opinions les mieux partagées depuis son invention. Ce qu’elle théorise et l’histoire qu’elle constitue par ailleurs, c’est celle d’une pensée contre les évidences, contre le bon sens photographique, ce discours ordinaire interrogé comme construction(s) et convention(s). Plus que l’expression d’une théorie photographique – dans le sens où l’on pourrait l’entendre de la théorie littéraire6 –, la critique photographique est le lieu de l’expression historique d’une pensée critique de la photographie.
- 7 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Gallimard/Le Seuil, 1981 ; Pi (...)
- 8 Voir dans ce numéro l’article d’Emmanuelle Fructus, « Désordres dans la photographie amateur et an (...)
4Si les livres dans ce domaine sont rares – pensons tout de même à La chambre claire de Roland Barthes, ou à Un art moyen sous la direction de Pierre Bourdieu, deux tentatives majeures de mise en ordre du sens commun photographique7 –, en revanche les revues y ont toute leur importance. Ces dernières ne sont pas seulement des organes de diffusion de la pensée, ce sont également, avec les fluctuations historiques de la critique, des lieux qui enregistrent ces manières de penser, de théoriser, ici la photographie. Qu’elles soient photographiques ou non photographiques, ces revues sont le lieu où s’expose l’histoire de cette pensée de la photographie, histoire dans laquelle Photographica s’inclut évidemment lorsqu’elle donne la place à l’actualité des publications et des expositions, ou lorsqu’elle ouvre ses pages à d’autres manières de penser la photographie8. Mais au-delà de nous, on sera sensible aujourd’hui au rétrécissement de ce champ critique et des espaces qui lui sont dédiés où que ce soit. Pensons à l’arrêt de l’émission de radio de Brigitte Patient Regardez voir sur France Inter qui a cessé définitivement d’émettre en 2019, au reflux de certains espaces vers la forme déjà ancienne du blog – on pense à celui de Fabien Ribery, L’intervalle, ou à la fin de la diffusion des critiques de Lunettes rouges, alias Marc Lenot, par la plateforme de blogs du Monde – ou tout dernièrement à la fin de la collaboration entre André Gunthert et Fisheye Magazine. Si des hebdomadaires comme Art Press, des médias en ligne comme AOC, ou des confrères comme Transbordeur continuent de faire un travail de fond sur l’actualité photographique, il semble qu’une naïveté, pour ne pas dire un abandon critique, se soit emparé de bon nombre d’espaces de diffusion et concernant les formes photographiques les plus diverses, des plus savantes aux plus populaires. Comme si la photographie, à l’âge du deep learning, des manipulations en tout genre, de la dispersion et de l’usage des archives, n’avait pas besoin, plus que jamais, d’aller au-delà du bon sens.
Notes
1 Voir Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie » (1859), Études photographiques, no 6, mai 1999, p. 26-33.
2 Voir Paul-Louis Roubert, « La critique de la photographie ou la genèse du discours photographique dans la critique d’art, 1839-1859 », Sociétés & Représentations, vol. 40, no 2, 2015, p. 201-219.
3 Francis Wey, « Album de la Société héliographique », La Lumière, no 15, 18 mai 1851, p. 57.
4 Voir Dominique Baqué (dir.), Les documents de la modernité. Anthologie de textes sur la photographie de 1919 à 1939. Nîmes : Jacqueline Chambon, 1993.
5 Voir Olivier Lugon, La photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939). Nîmes : Jacqueline Chambon, 1997.
6 Voir Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris : Le Seuil, 1998.
7 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Gallimard/Le Seuil, 1981 ; Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris : Les Éditions de Minuit, 1965.
8 Voir dans ce numéro l’article d’Emmanuelle Fructus, « Désordres dans la photographie amateur et anonyme », p. 191-202.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « À quoi sert la critique photographique ? », Photographica, 8 | 2024, 6-8.
Référence électronique
Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « À quoi sert la critique photographique ? », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1892 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbl
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