Burkhard Maus, [L’artiste Hans-Peter Feldmann fait une manifestation à la foire Art Cologne]
Texte intégral
Burkhard Maus, [L’artiste Hans-Peter Feldmann fait une manifestation à la foire Art Cologne], 2015.
Photographie numérique. © Burkhard Maus.
- 1 Charles Baudelaire, « Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur le Salon de 1859 », La Re (...)
1Quelle est la valeur d’une photographie ? Depuis 1997, certaines réponses à cette question sont données à Paris où se tient, chaque novembre, le plus grand salon mondial de la photographie. Toutefois Paris Photo ne fait pas exception à la règle générale : dans les foires d’art, on ne négocie pas seulement des images, mais aussi les concepts théoriques d’un médium et les prémisses de tout un modèle commercial. Ce n’est pas un hasard si l’une des critiques les plus importantes, écrite par Charles Baudelaire, ait paru à l’occasion d’une telle manifestation de vente, le Salon de 18591. Son article virulent était une perturbation prématurée de cette conception naissante qui voyait dans la photographie une valeur non seulement esthétique et intellectuelle, mais aussi matérielle et pécuniaire.
- 2 Traduction de l’auteur.
2Un instantané de 2015 montre que le temps de tels perturbateurs n’est pas totalement révolu. Nous le devons au photographe allemand Burkhard Maus qui n’a pas photographié cette petite scène à Paris, mais à Cologne. Fondée en 1967, Art Cologne est la plus ancienne foire d’art contemporain du monde, et toujours l’une des plus importantes. Depuis longtemps, l’événement constitue un lieu central du commerce de la photographie artistique. Ici, entre les murs blancs des stands, nous voyons une apparition étonnante : son apparence très sobre laisse penser qu’il s’agit d’un visiteur moyen. Mais porterait-il vraiment une pancarte devant lui avec autant de facilité ? Les traits sereins de son visage soulignent ce que sa banderole donne à lire : « Hell erstrahlen alle Mienen / bei dem schönen Wort verdienen » [« Toutes les mines s’illuminent / au beau mot gagner2 »].
3En allemand, ces deux vers riment d’une manière assez naïve. Nous pouvons supposer qu’ils ont été composés par ce drôle de monsieur. Burkhard Maus a photographié Hans-Peter Feldmann (1941-2023), qui fut l’un des artistes les plus remarqués de sa génération. De nombreuses expositions internationales soulignent sa grande réputation ainsi que les prix majeurs qu’il a reçus pour son œuvre. Néanmoins Feldmann faisait partie des artistes les plus inhabituels en raison, non seulement de son utilisation de nombreux médias, mais aussi de sa manière obstinée et humoristique de se tenir à une certaine distance du marché de l’art. Ainsi, nous pouvons considérer son amusante provocation à Art Cologne comme une performance qui n’était pas à vendre.
- 3 Jerald C. Maddox, « How Much Is A Photograph Worth ? », Afterimage, vol. 2, no 8, février 1975, p. (...)
- 4 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise. Paris : Gallimar (...)
4Dès 1975, Jerald C. Maddox, à l’époque conservateur de la photographie à la Library of Congress à Washington, s’était demandé comment il était possible qu’un simple papier photographique imprimé atteigne des prix aussi élevés3. Quelles sont donc les conditions d’une création de valeur qui se rapporte à quelque chose d’aussi quotidien qu’une photographie ? Depuis des décennies, les photographes qui travaillent en tant qu’artistes apportent une multitude de réponses à cette question : le choix d’un format particulier, la limitation du nombre d’exemplaires, l’ennoblissement d’un tirage par un traitement manuel, la définition d’un tirage comme « vintage », etc. Tout cela fait le jeu d’un marché de l’art qui veut transformer la photographie en marchandise aussi chère que possible. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont parlé à ce propos d’« enrichissement »4.
5Il n’est pas du tout impossible que Feldmann soit venu à Art Cologne non seulement comme visiteur, mais aussi en tant qu’artiste dont l’œuvre était négociée. Pourtant, il n’y a guère d’artiste contemporain qui ait été aussi conscient des conditions de ce commerce particulier. Feldmann a renoncé à désigner certaines de ses pièces comme originales. Il les a remplacées par des objets édités en quantité illimitée et non signés. On cherchera donc en vain dans l’œuvre de Feldmann ce qui était devenu le style préféré pour tant d’autres photographes, surtout pendant le « photo boom » des années 1970 et 1980 : des images gonflées au format géant avec des tirages en nombre minuscule.
6La présentation malicieuse à Art Cologne contient tout un programme. Certes, il est dans l’intérêt des artistes de servir les intérêts particuliers du marché de l’art. Mais ces deux formes de relations avec l’art ne se confondent pas. Le beau mot « gagner » illumine les visages, néanmoins il n’apporte rien à une réception plus vaste de l’art, partagée par un large public. Même si Baudelaire voyait les choses différemment, avec la photographie une forme d’expérience esthétique se dessinait déjà au xixe siècle, qui ne devait pas être réservée à quelques-uns. Considérant les conditions techniques du médium, on peut dire que la photographie ne doit pas prétendre à l’exclusivité. C’est justement là que résidait – et réside toujours – sa véritable valeur.
Notes
1 Charles Baudelaire, « Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur le Salon de 1859 », La Revue française, vol. xvii, 20 juin 1859, p. 262-266. Le texte est habituellement connu sous le titre « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859. Voir Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Études photographiques, no 6, mai 1999 : <http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesphotographiques/185> (consulté le 29 novembre 2023).
2 Traduction de l’auteur.
3 Jerald C. Maddox, « How Much Is A Photograph Worth ? », Afterimage, vol. 2, no 8, février 1975, p. 6-8.
4 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise. Paris : Gallimard, 2017.
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Titre | Burkhard Maus, [L’artiste Hans-Peter Feldmann fait une manifestation à la foire Art Cologne], 2015. |
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Légende | Photographie numérique. © Burkhard Maus. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/docannexe/image/1883/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,6M |
Pour citer cet article
Référence électronique
Steffen Siegel, « Burkhard Maus, [L’artiste Hans-Peter Feldmann fait une manifestation à la foire Art Cologne] », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1883 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbk
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