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Actualités scientifiques

« Moï Ver ». 12 avril-28 août 2023. Paris, Centre Pompidou

Steven Weiss Samols
Traduction de Jean-François Cornu
p. 212-214

Texte intégral

1Redécouverte de l’œuvre immense d’un photographe, peintre et graphiste négligé, l’exposition « Moï Ver » proposée par le Centre Pompidou permet en outre de remettre en question les idées préconçues et folkloristes concernant l’art et la représentation des Juifs. Né en 1904 en Lituanie, Moshe Vorobeichic a signé ses œuvres de différents noms – dont Moï Ver – au cours d’une existence vécue un peu partout en Europe et qui s’est achevée en Israël en 1995. Julie Jones et Karolina Ziebinska-Lewandowska, commissaires de cette exposition, présentent plusieurs centaines d’images et d’objets sous la forme de photographies grand format, panneaux muraux et projections. L’image illustrant l’affiche et la couverture du catalogue de la manifestation est un double autoportrait par surimpression de deux photographies, où l’on voit l’artiste courir vers l’objectif. Ce choix est fort bienvenu pour introduire les identités multiples d’un créateur largement oublié, malgré l’influence notable d’une œuvre qui repousse les limites de la représentation des Juifs par eux-mêmes et évolue d’une esthétique moderniste expérimentale à une imagerie sioniste plus conventionnelle.

2L’exposition s’ouvre sur une frise chronologique guidant le visiteur au fil des nombreuses identités de l’artiste. Vorobeichic entame une carrière de peintre dans sa Lituanie natale, mais s’intéresse rapidement à la photographie, qu’il étudie dans les années 1920 au Bauhaus, auprès de László Moholy-Nagy. Les images réalisées à cette époque et dans les années 1930 recèlent de nombreuses marques de fabrique de son mentor : goût des formes géométriques, contraste des motifs, points de vue vertigineux. Lorsqu’il s’installe à Paris en 1929, Vorobeichic se lance dans une représentation de sa ville d’adoption fortement marquée par le Bauhaus. Lors d’un voyage effectué en 1927, l’artiste avait déjà adopté ce style pour photographier la Lituanie, plus précisément le quartier juif de Vilnius. Ces corpus de portraits urbains donneront naissance à deux ouvrages, tous deux publiés en 1931 : Paris et Ein Ghetto im Osten, Vilna (« Un ghetto de l’est, Vilna »).

3Chacun bénéficiant d’une salle à part entière, ces albums photographiques sont les premières grandes œuvres que découvrent les visiteurs. Dans la salle consacrée à Ein Ghetto im Osten, Vilna, les images de Vorobeichic sont lentement projetées sur un écran, dispositif propice à une lecture dynamique de l’ouvrage et de son esthétique radicalement moderne. Toutes les pages sont affichées sur l’un des murs, suivant l’ordre où elles apparaissent dans l’album. Ces photographies donnent à voir des rayonnages de livres en hébreu sous la forme d’une spirale d’ouvrages qui paraît sans fin et désoriente. Le photographe applique un traitement semblable à l’architecture de Vilnius, à l’aide de gros plans des formes angulaires du ghetto juif. En outre, Ein Ghetto im Osten, Vilna offre un portrait caustique de la communauté : hommes aux yeux laissés dans l’ombre et marchandes qui, sur une esplanade vide, sollicitent du geste les clients, que des légendes sarcastiques qualifient de « riches Israélites ». Les images de ce livre remettent en cause la manière dont les Juifs étaient fréquemment figurés dans les discours antisémites et les représentations sentimentales d’une communauté séparée de la vie moderne.

4Si, pour ces raisons, Ein Ghetto im Osten, Vilna est un objet assez unique en son genre, c’est principalement grâce à l’œuvre réalisée à Paris que l’art de Vorobeichic – qui prend à cette époque le nom de Moï Ver – fut découvert. Présenté dans l’exposition à la suite du livre sur Vilnius, l’album intitulé Paris est mis en scène grâce à des images projetées ou encadrées. Reprenant l’idée d’un autre livre de photographies ayant Paris pour thème – Métal de Germaine Krull (1927) –, celui de Ver ouvre une voie nouvelle dans le domaine des ouvrages consacré à l’urbain, en particulier s’agissant de la capitale française. Il s’appuie sur les thématiques du Paris industriel traitées par Krull, mais y ajoute des scènes de rue et des portraits qui composent une image totalisante et moderne de la ville. Comme le montre également l’exposition, à la même époque, Ver subvient à ses besoins en acceptant des commandes de l’agence Photo Globe, destinées à des magazines illustrés français.

5Après avoir plongé les visiteurs dans les œuvres les plus connues de Vorobeichic que sont ces deux albums photographiques, l’exposition révèle une rupture dans l’existence de l’artiste. La prise du pouvoir par les nazis en 1933 est un point de bascule dans sa carrière, bien qu’il réside en lieu sûr à Paris et que la majeure partie de sa famille se trouve encore à Vilnius. Vorobeichic envisage alors de réaliser un troisième ouvrage, intitulé Ci-contre, nouvelle publication donnant à voir l’opposition des esthétiques urbaines parisiennes. Ce livre, qui devait paraître en Allemagne, ne fut jamais réalisé du vivant de Vorobeichic. En 1934, l’artiste émigre en Palestine, ce qui ne l’empêche pas de continuer à photographier l’Europe de l’Est. L’exposition présente d’ailleurs une quantité considérable d’images inédites de la vie des Juifs, en particulier en Pologne et en Lituanie.

6Tandis qu’un grand nombre des photographies réalisées à la fin des années 1930 sont encore marquées par l’expérimentation, l’exposition met en évidence un éloignement progressif à l’égard de l’avant-garde. Dans son travail régulier pour l’Histadrout, la principale organisation syndicale des travailleurs juifs en Palestine, Vorobeichic adopte des genres plus établis. Ses images montrent la transformation de la terre, notamment à l’aide d’engins agricoles, dans un style semblable à la propagande soviétique de l’époque. Dans le même temps, les photographies de Vorobeichic soulignent la figure héroïque du « Juif nouveau », dont le corps musclé est capable de faire de la Palestine un territoire verdoyant et productif. Autrement dit, les images de cette période ont perdu tout caractère expérimental. Elles sont platement idéologiques, dépouillées de leur radicalité et inspirées d’autres tendances. Après la création de l’État d’Israël en 1948, Vorobeichic décide de prendre le nom à consonance hébraïque de Moshe Raviv.

7La dernière phase de la carrière de l’artiste est peut-être la moins approfondie de l’exposition, qui fusionne en une longue et unique période les créations réalisées par Raviv de 1951 à sa mort en 1995. À partir des années 1950, celui-ci se détourne totalement de la photographie. S’il crée toutes sortes d’emblèmes, de logos et de formes graphiques pour l’industrie et les syndicats israéliens – tous présentés dans la dernière salle –, Raviv consacre davantage de temps à la peinture, dans une colonie d’artistes située dans la ville de Safed, au nord du pays. Ses peintures, dont certaines rendent hommage au Bauhaus, sont surtout des représentations abstraites de la nature, qui rappellent les œuvres de Paul Klee et de Wassily Kandinsky, lesquelles figurent dans la collection permanente située à l’étage immédiatement supérieur à celui de l’exposition « Moï Ver ». N’éprouvant pas l’intérêt de se pencher sur ses images d’avant guerre, Raviv n’a jamais organisé ni catalogué son œuvre. Restées enfermées dans une valise, ses photographies n’ont été redécouvertes par sa famille qu’après la mort de l’artiste.

8Cette exposition met donc en lumière un créateur relativement inconnu, mais également le rôle majeur qu’il a joué dans la création d’une autre vision de la vie quotidienne des Juifs. Les murs des salles successives évoquent avec clarté le parcours de Vorobeichic, artiste expérimental, puis artisan au service de la nation, avant de vivre en semi-reclus. Mais, au-delà de cette évolution individuelle, l’exposition interroge les perceptions dominantes de la représentation et de l’art des Juifs dans l’Europe d’avant la Seconde Guerre mondiale. Depuis les années 1970, les diasporas juives, en particulier aux États-Unis, réinventent leurs origines européennes à travers la peinture folkloriste de Marc Chagall et les photographies de Roman Vishniac, artiste qui donnait libre cours à sa fantaisie. Ces figures ont fortement marqué l’idée que l’on se fait de la vie des Juifs, non seulement dans d’innombrables expositions, mais aussi en inspirant des œuvres très populaires comme Un violon sur le toit, pièce montée à Broadway en 1964, puis adaptée au cinéma par Hollywood en 1971. À l’inverse, les images de Vorobeichic offrent un panorama documentaire de la vie des Juifs qui évite tout sentimentalisme. Se caractérisant par un style expérimental, des juxtapositions dissonantes et des messages qui paraissent parfois inharmonieux, ses photographies offrent une manière différente de se souvenir des mondes juifs disparus, en Europe comme en Palestine. Modernes ou héroïques, elles mettent en valeur les combats et les rêves de personnes bien réelles. Pour la toute première fois, l’exposition « Moï Ver » du Centre Pompidou permet à ses visiteurs d’être les témoins de cet univers et de se le remémorer.

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Pour citer cet article

Référence papier

Steven Weiss Samols, « « Moï Ver ». 12 avril-28 août 2023. Paris, Centre Pompidou »Photographica, 8 | 2024, 212-214.

Référence électronique

Steven Weiss Samols, « « Moï Ver ». 12 avril-28 août 2023. Paris, Centre Pompidou »Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1877 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbd

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Auteur

Steven Weiss Samols

University College London

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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