Szczepańska, Ania. Une histoire visuelle de Solidarność
Szczepańska, Ania. 2021. Une histoire visuelle de Solidarność. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Texte intégral
1L’ouvrage d’Ania Szczepańska a paru dans un moment très particulier de l’histoire de la Pologne et de l’Europe, où les idées de Solidarność gagnent à nouveau du terrain face au renforcement des nationalismes. Historiquement, le mouvement a émergé en 1980 en réponse aux politiques oppressives du régime communiste de l’époque. Initié par des ouvriers du chantier naval de Gdańsk, dirigés par Lech Wałęsa, Solidarność est rapidement devenu un syndicat indépendant qui a rassemblé des travailleurs de divers secteurs et a joué un rôle crucial dans la lutte contre le pouvoir communiste. En 1981, le gouvernement en place a imposé la loi martiale pour tenter de réprimer le mouvement, mais celui-ci a malgré tout continué à lutter pour les droits de l’homme, la démocratie et la liberté. Finalement, en 1989, Solidarność a contribué à la transition pacifique de la Pologne vers un système politique démocratique, mettant ainsi fin au régime communiste. Aujourd’hui, le mouvement est toujours actif en tant que syndicat et organisation sociale. Cependant, son rôle politique a évolué au fil des années. Il reste un acteur important dans le paysage syndical polonais, mais il n’est plus aussi dominant sur la scène politique qu’il l’était dans les années suivant la chute du communisme. Le livre d’Ania Szczepańska, publié en France en 2021, rappelle les idées à l’origine de ces transformations.
- 1 Alain Touraine et al., Solidarité. Paris : Fayard, 1982.
- 2 Michel Wieviorka, Les Juifs, la Pologne et Solidarność. Paris : Denoël, 1984.
- 3 François Bafoil et al., Le pouvoir nu. Paris : Syros, 1984.
- 4 Gabriel Garçon, Le milieu associatif polonais du Nord de la France et Solidarnosc, début des anné (...)
2L’intérêt des chercheurs français pour Solidarność a été vif surtout pendant les premières années de l’activité du mouvement. Grâce aux travaux d’Alain Touraine1, Michel Wieviorka2 – auteur de la préface du livre d’Ania Szczepańska –, François Bafoil3 ou Gabriel Garçon4, une partie des archives du syndicat, ainsi qu’une réflexion théorique sur le changement que Solidarność a apporté à l’Europe, sont entrées dans le circuit académique local. Cependant, si ces travaux sont de nature descriptive et analysent principalement les idées, les événements et leur signification pour les changements sociopolitiques en Europe centrale et orientale et l’élargissement de l’Union européenne, ils n’abordent pas vraiment la question de l’histoire visuelle du mouvement et de ses archives photographiques et cinématographiques, dispersées dans de nombreuses institutions. Une telle analyse requiert les compétences de l’anthropologue qui verra dans ce matériel plus qu’un simple enregistrement documentaire des événements et de leurs acteurs, ou qu’une illustration pour la description. Les transformations de l’étude des images qui ont eu lieu au cours des deux dernières décennies, le développement de l’histoire visuelle, d’outils et d’une communauté des chercheurs à l’échelle mondiale, ainsi que la perception du potentiel des archives d’images en tant que documents équivalents aux textes écrits, ont jeté les bases, mais aussi provoqué la nécessité d’écrire une histoire visuelle de Solidarność ; et Ania Szczepańska a répondu courageusement et avec engagement à cet appel.
3Son livre est divisé en deux grandes parties. La première couvre la période 1977-1981, revenant sur la naissance de Solidarność et les événements les plus importants qui ont conduit à ébranler le système politique et juridique polonais. La seconde, de 1981 à 1986, évoque la clandestinité du mouvement, puis la levée de la loi martiale et les négociations qui aboutiront à la première élection semi-libre en Pologne, en 1989, marquant la fin du régime communiste. Le livre s’achève en évoquant les conséquences de Solidarność sur l’histoire de la Pologne et sur l’effondrement du bloc de l’Est. Il aborde également des sujets aussi importants que l’aide matérielle apportée par les Français aux Polonais pendant la période difficile des changements sociaux, lorsque les colis envoyés par des citoyens inconnus de l’Ouest rêvé n’offraient pas seulement une chance de goûter à ce qui semblait aux Polonais être le luxe du marché libre, mais aussi une sorte de promesse de normalité.
4Ania Szczepańska combine avec beaucoup d’habileté la « grande histoire » et les récits de personnes spécifiques, se tenant des deux côtés de la barricade. Elle s’arrête sur des événements individuels, des textes, des images. Parfois, une simple photographie, apparemment banale et sans importance, prise loin de la porte mythique du chantier naval, devient le point de départ pour raconter non seulement les événements et les personnes qui les ont fait vivre, mais surtout l’atmosphère et les émotions qui ont animé toute une génération. Une telle attention montre comment l’expérience commune est constituée d’une série d’expériences individuelles. L’image devient un témoin de l’histoire, celle de l’humanité, du quotidien, de l’ordinaire au premier plan. L’autrice puise son matériel principalement dans les archives du Centre européen de solidarité de Gdańsk, mais aussi dans d’autres fonds publics et privés qui n’ont pas encore été consultés dans leur intégralité. Elle s’intéresse aux photographies emblématiques qui ont nourri la conscience des Polonais et des Européens, mais surtout à celles qu’elle qualifie d’oubliées, faisant un parallèle avec Solidarność en tant que mouvement oublié. Ce faisant, ses réflexions s’inscrivent pleinement dans la méthodologie des nouvelles sciences humaines, qui déplace souvent l’attention vers ce qui a été jusqu’à présent négligé dans la recherche conduisant à la construction de grands récits et de synthèses. Ce choix vise à décaler la perspective de la pensée du global au détail, du phénomène de la mécanique des foules à l’examen des émotions de l’individu.
5L’autrice consacre beaucoup d’attention aux diverses pratiques de documentation, qui sont subordonnées à la difficile réalité de la Pologne communiste, où il était impossible d’acquérir du matériel de bonne qualité, surtout en quantité. La véritable valeur du livre réside dans le suivi de photographes et de cinéastes en particulier, la reconstruction de leur situation politique, leur positionnement sur la scène de l’histoire. Il est à ce titre novateur de montrer comment l’acte de documentation visuelle diffère selon qu’il s’agit d’une commande gouvernementale ou d’une initiative personnelle, et quelles sont les difficultés alors rencontrées. D’une part, la méfiance des personnes photographiées, habituées à la surveillance, et d’autre part, le risque de répression, y compris l’impossibilité d’exercer son métier. Au fil des pages, nous découvrons les différentes approches des photographes et cinéastes polonais et étrangers qui, avec plus ou moins de conscience, de près ou de loin, ont observé les phases successives de la révolution sociale et politique en cours en Pologne.
6La structure claire du volume, qui fournit outils méthodologiques et références historiques, philosophiques et littéraires, ainsi que le passage constant du général au particulier, rendent la lecture du livre passionnante et permettent de pénétrer presque sensuellement au cœur du sujet. Cependant, bien que la publication annonce dès le titre qu’elle se concentrera sur l’histoire visuelle de Solidarność, le point faible de l’ouvrage réside pourtant dans les illustrations ou plutôt son contenu iconographique. Ce n’est pas tant le fait que les photographies reproduites sont petites, couvrant souvent un huitième de page, mais bien plutôt qu’aucune d’entre elles n’est annotée. Un index général en fin d’ouvrage regroupe certes les droits d’auteur, attribue les images à un fonds particulier et révèle parfois le nom des photographes. En revanche, on ne trouve pas de véritables légendes donnant des informations complètes sur leur identité, le lieu représenté, les circonstances de la prise de vue ou les personnes photographiées. Le manque de soin dans la présentation de ces données cruciales pour l’image elle-même, mais aussi d’éléments qui permettraient de comprendre ce qu’est l’objet reproduit – une photographie, une image de film, un scan de négatif, etc. ? – est fort dommage. Sans de telles informations en effet, ces photographies ne parlent malheureusement qu’en demi-teinte.
Notes
1 Alain Touraine et al., Solidarité. Paris : Fayard, 1982.
2 Michel Wieviorka, Les Juifs, la Pologne et Solidarność. Paris : Denoël, 1984.
3 François Bafoil et al., Le pouvoir nu. Paris : Syros, 1984.
4 Gabriel Garçon, Le milieu associatif polonais du Nord de la France et Solidarnosc, début des années 1980. Lille : Faculté libre des lettres, 2005.
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Référence papier
Małgorzata Maria Grąbczewska, « Szczepańska, Ania. Une histoire visuelle de Solidarność », Photographica, 8 | 2024, 211-212.
Référence électronique
Małgorzata Maria Grąbczewska, « Szczepańska, Ania. Une histoire visuelle de Solidarność », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1862 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbi
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