Low, David. Picturing the Ottoman Armenian World : Photography in Erzurum, Harput, Van and Beyond
Low, David. 2022. Picturing the Ottoman Armenian World : Photography in Erzurum, Harput, Van and Beyond. Londres : I. B. Tauris.
Texte intégral
1Dans Picturing the Ottoman Armenian World : Photography in Erzurum, Harput, Van and Beyond, étude d’une importance capitale, David Low s’intéresse aux préjugés tenaces, de nature étatique et ethnonationale, qui prévalent dans l’historiographie courante de la photographie ottomane. Le grand point fort de cet ouvrage minutieusement documenté est de proposer des analyses extrêmement approfondies, chose devenue rare dans la recherche universitaire de plus en plus marquée par les pratiques de l’entreprise, obsédée qu’elle est par la rapidité de publication et le retour sur investissement. Historien de la photographie, David Low est spécialiste de l’Arménie ottomane. Avec ce volume, il propose une étude aux solides fondements théoriques, d’une très grande nuance et particulièrement bien rédigée de la photographie pratiquée dans l’empire ottoman du point de vue d’Arméniens ordinaires, derrière ou devant l’objectif. Picturing the Ottoman Armenian World s’appuie sur des traces dispersées et fragmentaires, vestiges d’un monde brisé par des vagues de violence, de migration et de dépossession. Il retrace l’histoire des pratiques photographiques arméniennes dans les provinces anatoliennes ottomanes, de la seconde moitié du xixe siècle au cataclysme de la Grande Guerre et au génocide des Arméniens (1915-1916).
2Le livre est composé de six chapitres. Les deux premiers constituent une introduction à des questions générales concernant l’historiographie de la photographie ottomane et s’interrogent sur les raisons pour lesquelles la photographie provinciale, qui représente l’essentiel de la production d’images arméniennes sous l’empire, demeure à ce jour un thème systématiquement évité par la recherche dominante. Les trois chapitres suivants suivent un ordre approximativement chronologique et s’attachent à l’étude de trois centres de la présence arménienne en Anatolie orientale : Erzurum, Kharpout et Van. Exemples admirables d’une « histoire vue d’en bas », ces chapitres donnent à entendre les voix d’Arméniens ordinaires des provinces et explorent les rapports multiples que ceux-ci entretiennent avec la photographie. Ce faisant, l’auteur met en lumière la vie et les pratiques captivantes de photographes arméniens jusqu’à présent laissés dans l’ombre des annales de l’histoire photographique, comme Movses Papazian d’Erzurum, Hovhannes Avedaghayan et les frères Voskertchian de Van, aux côtés de personnalités un peu plus connues telles que les Soursourian de Kharpout. Dans le dernier chapitre, David Low revient sur ces trois villes au lendemain du génocide et remonte le fil des histoires individuelles des acteurs et des lieux évoqués dans le livre, au moment où toute trace de la vie arménienne est en passe d’être effacée du paysage anatolien. L’auteur relate de manière fine et pénétrante les situations variées de la photographie, visible, absente ou effacée. L’intérêt qu’il porte aux conséquences matérielles et émotionnelles de la présence, de l’omission ou de la destruction dans le domaine photographique est riche d’implications considérables pour l’histoire de la photographie en général, au-delà du cas extrêmement parlant des Arméniens ottomans.
3Dans les deux premiers chapitres, David Low s’intéresse aux modalités d’écriture et aux pratiques archivistiques dans l’histoire de la photographie ottomane, et propose un changement total de paradigme quant au point de vue et à la méthodologie. Ses critiques visent principalement ce qu’il appelle « l’histoire étroite de la photographie », qui rassemble les récits habituels sur le sujet et donne la primauté à la présence de l’État, au rôle joué par les studios photographiques de l’élite d’Istanbul et aux exigences des consommateurs occidentaux, qui ont façonné le champ photographique ottoman. Cette perspective dominante est, selon l’auteur, à l’origine d’une distorsion sélective dans l’utilisation des images photographiques. Distorsion qui met en avant l’État – en raison de la proximité des chercheurs reconnus avec les sources officielles – comme le protagoniste essentiel de l’entreprise de modernisation ottomane, ainsi que – par imitation des traditions bien ancrées de l’histoire de l’art – des artistes célèbres et leurs œuvres, « emblématiques » de la production photographique de l’empire.
- 1 Voir Geoffrey Batchen, « Vernacular Photographies », History of Photography, vol. 24, no 3, autom (...)
4David Low souligne les inconvénients d’une approche aussi sélective et hiérarchique. À ses yeux, la domination de l’État et des photographes vedettes de la capitale délimitent de manière rigide les images photographiques privilégiées qui régissent le domaine. L’auteur estime que l’historiographie de ce champ de recherche, encore nouveau et nourri des préférences de la théorie postcoloniale de ces dernières décennies, a contribué à donner une vision inoffensive et sanctifiée de l’État ottoman, lequel, en tant que puissance non occidentale, aurait résisté de manière active et subversive aux stéréotypes orientalistes et se serait acharné à créer ses propres images. Cette approche suscite une cécité à l’égard des mécanismes d’oppression employés par ce même État pour contrôler sa population. En outre, cette perspective étroite concentre toute la recherche sur la capitale impériale, invisibilise et exclut un vaste pan de l’activité photographique provinciale, que David Low qualifie de « vocabulaire vernaculaire ottoman ». Par cette expression, l’auteur entend ce qui échappe à l’élite et aux cercles officiels de la photographie, autrement dit, tout ce que l’histoire refoule pour des raisons esthétiques ou idéologiques. Dans une démonstration forte et convaincante, il avance que, dans le cas des études sur la photographie ottomane, la catégorie de la « photographie bannie » – synonyme de « photographie vernaculaire » pour l’historien de la photographie Geoffrey Batchen1 – recoupe celle des « personnes bannies », qui désigne les sujets et les praticiens de la photographie exclus de leur terre natale et éliminés de l’histoire. David Low lance un appel, que l’on attendait depuis longtemps, à lire les archives à contre-courant, à placer les Arméniens provinciaux sur la carte de l’histoire de la photographie et à corriger la violence historique qui gangrène l’étude la photographie ottomane depuis ses origines.
5Au fil des autres chapitres, David Low s’éloigne de ses études de cas minutieusement menées et de sa lecture détaillée des traces photographiques pour s’intéresser à certaines questions fondamentales de l’expérience photographique, telles que la mobilité et la migration des personnes et des images, la surveillance et le contrôle, ou encore la perte et le deuil, qui entrent en résonance avec les circonstances particulières de la vie des Arméniens dans l’Anatolie de l’empire ottoman finissant. Des thèmes récurrents et pertinents par leur universalité établissent des liens entre les études de cas finement historicisées. L’auteur réfléchit en détail à la souplesse du médium photographique – notamment dans la manière dont le singulier format « carte-de-visite » peut servir aussi bien d’instrument de contrôle étatique que de prétexte à l’association ou à la résistance d’une communauté – ou encore aux vicissitudes et à la malléabilité de la signification d’une photographie – ou comment d’ordinaires photographies de studio deviennent objets de l’expérience mémorielle et du deuil après le génocide. Examinant les modalités mêmes de l’expérience photographique arménienne, David Low évalue avec tact les conséquences traumatisantes du génocide. En étudiant la texture des réalités d’avant 1915, il évite cependant de fléchir sous un fardeau téléologique. Tenir compte de la rupture historique que constitue le génocide est une tâche redoutable. Il est « presque révolutionnaire de commencer avant la fin », estime David Low.
6Picturing the Ottoman Armenian World est une étude aux concepts solides, très en phase avec les directions interdisciplinaires que prend l’histoire de la photographie depuis quelque temps. L’un des thèmes qui aurait mérité d’être approfondi dans cet ouvrage est la catégorie de la « photographie vernaculaire ». La définition qu’en donne David Low, au sens de « photographie bannie », n’appartenant pas à l’élite et discréditée par le pouvoir central, suppose l’existence d’un secteur d’activité photographique strictement polarisé. Si elle court le risque de réifier le statut d’un centre privilégié, pareille mise en contraste ne laisse, en outre, aucune place aux perméabilités, aux enchevêtrements complexes à l’œuvre entre différents sites et degrés de production photographique – comme dans le cas des femmes photographes qui travaillent au cœur du centre impérial ou des photographes amateurs au service de l’appareil d’État. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de David Low constitue une étude magnifique et exemplaire, susceptible de déconstruire le noyau dur des études consacrées à la photographie ottomane. C’est en outre une contribution admirable à l’histoire de la photographie en général, au sens où elle nous permet d’envisager la possibilité que des « histoires individuelles étroites » se fondent les unes dans les autres pour tisser un réseau englobant toutes les histoires de la photographie.
Notes
1 Voir Geoffrey Batchen, « Vernacular Photographies », History of Photography, vol. 24, no 3, automne 2000, p. 262-271.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Ahmet A. Ersoy, « Low, David. Picturing the Ottoman Armenian World : Photography in Erzurum, Harput, Van and Beyond », Photographica, 8 | 2024, 208-210.
Référence électronique
Ahmet A. Ersoy, « Low, David. Picturing the Ottoman Armenian World : Photography in Erzurum, Harput, Van and Beyond », Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1833 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbf
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page