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Actualités scientifiques

Bonnet, Isabelle et Hackett, Sophie. Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain, 1959-1968 | Donat, Jean-Marie. Ne m’oublie pas

Paul-Louis Roubert
p. 203-207
Référence(s) :

Bonnet, Isabelle et Hackett, Sophie. 2023. Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain, 1959-1968. Paris : Textuel.

Donat, Jean-Marie. 2023. Ne m’oublie pas. Paris : Delpire & Co.

Texte intégral

1De quoi les Rencontres de la photographie d’Arles sont-elles le reflet ? Avec son pendant automnal, la foire Paris Photo, ces rendez-vous de la France photographique, s’ils permettent le retour régulier du médium sur le devant de la scène, sont aussi le moyen de prendre la mesure, entre culture et marché, de l’état de la question. Médium vivant, populaire par son public si ce n’est par sa pratique, la photographie paraît toujours aussi attractive et sort depuis quelques années, au gré des différentes directions renouvelées de ces institutions, du pré carré du monde de la photographie pour venir remplir les vœux d’exotisme de l’art contemporain. Il n’y a ni à le déplorer ni à l’encourager, il n’y a qu’à constater que le corps d’une photographie que l’on croyait malmenée par les effets du numérique bouge encore ; mais sous quelle forme et pour dire quoi ?

  • 1   Dans un article resté célèbre, « La beauté du mort : le concept de “culture populaire” » (1970), (...)

2Le spectateur de l’édition 2023 des Rencontres d’Arles pouvait parfois éprouver une sorte de vertige face à une programmation à travers laquelle l’élément commun photographique se trouvait pour le coup employé sous toutes les formes avec une merveilleuse plasticité pour un grand marché du photographique : documentaire, créative, mémorielle, formelle, militante, etc. Mais n’est-ce pas toujours ainsi, et n’est-ce pas le lot de la photographie de se prêter à cet exercice kaléidoscopique dans un contexte d’industrie culturelle ? Sans doute, mais ce qu’il y a de troublant c’est la manière dont les choses se réduisent et se dissolvent sous l’angle précisément de l’histoire. Et plus précisément comment, sous prétexte de regard porté sur ce que l’on nommera « l’archive » et qui prendra irrémédiablement la forme d’une image dite argentique d’époque, orpheline, fragile et donc sauvée, la libido sciendi – le désir de connaître – se mâtine insensiblement de condescendance, une sorte de voyeurisme morbide pour ne pas dire sordide dissimulé sous les traits de la fameuse « beauté du mort1 ».

3L’exercice peut pourtant échapper au pire, comme dans l’exposition et son catalogue éponyme Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain, 1959-1968. Ici sont regroupés une série de documents reconstituant l’histoire d’une communauté d’hommes de la classe moyenne américaine qui se travestissaient en secret. Face cachée de l’american dream de l’après-guerre, cet ensemble qui fut, comme il se doit dans le cas des archives photographiques, patiemment sauvé des marchés aux puces new-yorkais en 2004 est aujourd’hui conservé à l’Art Gallery of Ontario à Toronto. Il bénéficie ainsi notamment de l’expertise de Sophie Hackett, conservatrice pour la photographie de l’institution, qui dans un des textes du catalogue détaille précisément le contexte de production et de circulation, dans la revue clandestine Transvestia, de ces photographies dites amateur. Cette forme, historiquement déterminée au xxe siècle, sert ici un but bien précis : donner corps, objectiver pour un temps, dans l’intimité du groupe, la transformation de l’identité de genre par l’image. Cette photographie, si elle est amateur, n’est pas sans objectif, ni sans moyens ou qualités, et révèle au contraire, par ses ambitions de mise en scène parfois poussées, tout le paradoxe du désir normalisateur de ces images qui se conforment à celles diffusées dans les magazines féminins illustrés de l’époque.

  • 2   Pour citer Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et po (...)

4Mais, fait remarquable, le catalogue éloigne dans la reproduction des images du groupe toutes les traces de ce qui faisait de l’exposition une sorte d’inventaire des qualités plastiques des différents procédés photographiques disponibles alors. Exit les bords crénelés des clichés, les encadrements de polaroïds ou les coins photos d’albums de famille. Et c’est heureux tant cela permet d’éviter au lecteur le sentiment, très présent dans l’exposition, de côtoyer au plus près une intimité que l’on sent parfois fragile et douloureuse, mais aussi joyeuse et épanouie notamment dans le contexte du groupe, et en tout état de cause volontairement maintenue cachée alors aux yeux du plus grand nombre. Et la distance temporelle, sociale ou culturelle ne fait rien à l’affaire : le nombre, les rapprochements formels ou de contextes, mettent, sous l’effet de l’accrochage au mur, le spectateur dans une position, si ce n’est de voyeur, à tout le moins difficile, tant la séduction de cette photographie dite amateur, présentée sous la catégorie « bulldozer2 » de photographie vernaculaire, semble être le prétexte autorisant toutes les expositions, qui insensiblement pousse la libido sciendi vers une libido dominandi.

  • 3   Voir Claire Guillot, « Rencontres d’Arles : l’album de familles de Jean-Marie Donat », Le Monde, (...)

5Que Arles soit un lieu pour constater ces évolutions où se confondent célébration d’une photographie d’avant et prétexte de l’archive, même si c’est au service d’une vision, disons, politique, est une chose. Mais que l’institution abrite des entreprises qui posent clairement un problème d’ordre historique, voire éthique, en est une autre. Un catalogue et une exposition au titre tendrement mélancolique, Ne m’oublie pas, réalisés par le collectionneur et éditeur Jean-Marie Donat, comparé pour l’occasion à Richard Prince et Christian Boltanski3, ne peut qu’alarmer sur le destin de ce genre d’exploitation. Présentée en contexte arlésien dans une version réduite par rapport au matériel présent au catalogue édité par les éditions Delpire & Co et quasiment sans encadrement scientifique, l’exposition était constituée à partir d’un fonds issu d’un studio qui s’installe à Marseille dans le quartier Belsunce en 1947, créé par Assadour Keussayan, réfugié arménien fuyant les répressions turques et arrivé en France au début des années 1920. Il sera rejoint au studio par ses enfants, Germaine à la retouche, puis Grégoire à la prise de vue en 1966. Fermé en 2018, le studio Rex était un établissement de quartier : passèrent devant l’appareil de la famille Keussayan tous ceux qui veulent, pour raison administrative ou sentimentale, un portrait individuel ou de groupe dont la forme s’adaptera à l’usage prévu.

6Pendant plus de soixante-dix ans les murs de la boutique ont vu défiler, venue du Maghreb, des Comores ou d’Afrique subsaharienne, toute une émigration qui suit l’histoire de la ville comme porte d’entrée sur le territoire français et européen. Ainsi la photographie fait se croiser de manière remarquable le destin de cette famille Keussayan d’origine arménienne, fuyant les persécutions du début du xxe siècle, et l’émigration sociale et politique postcoloniale venue du sud à partir des années 1950. De cette histoire complexe, dure, profonde et qui court sur plusieurs générations d’individus, hommes, femmes, enfants, délocalisés, émigrés, séparés, les photographies témoignent, mais avec si peu de moyens, car on ne connaîtra ni leurs noms, ni leurs origines, ni leurs histoires, juste une succession de portraits aux genres et aux sources différents. Les images ici sont essentiellement faites pour voyager dans l’espace et le temps : on en transporte avec soi, on en envoie d’autres. Ce sont les témoins muets d’histoires bien plus vastes qu’elles.

7Suivant l’archive que constituait le fonds des images présentes dans le studio au moment de sa fermeture, le catalogue de l’exposition s’organise en sections faisant se succéder des photographies intimes dites « de portefeuille », laissées à la boutique pour contretypage et reproduites ici dans leurs états de conservation variés et portant les marques du temps ou de l’usage, mais aussi des portraits d’identité exécutés par les Keussayan sous forme de plans films négatifs réunissant jusqu’à huit clichés différents dont on trouvera dans les pages des agrandissements positifs, des portraits en pied et enfin des photomontages réalisés par le studio dans le but de réunir, en portraits de groupe colorisés, des photographies éparses des familles séparées. Chaque section s’ouvre par la reproduction des boîtes Kodak ou Agfa-Gevaert vieillies, renfermant à l’origine ces différentes séries au studio Rex comme autant de signes de l’archive donnée à voir. Ces mêmes boîtes étaient également visibles dans les vitrines de l’exposition, mais en plus grand nombre et souvent transformées en présentoirs pour les images, comme si le spectateur pouvait ouvrir lui-même les boîtes et découvrir leur contenu. Dans un brouillage total des niveaux de lecture, alternaient dans l’exposition agrandissements de photomatons ou de portraits de studio à la taille du mur, portraits et photographies intimes encadrés ou posés comme documents dans des vitrines horizontales. Plus loin, une boîte à lumière géante accrochée au mur présentait les plans films négatifs du studio Rex, alors qu’à côté de grands tirages noir et blanc de ces portraits d’identité exécutés d’après ces mêmes négatifs étaient signés par le collectionneur lui-même. Et en face, dans trois cadres hors normes, le spectateur faisait face à une myriade de portraits d’identité sortis des portefeuilles, encadrés sur fond noir, où apparaît la vie dure de ces photographies d’hommes, de femmes ou d’enfants : traces d’agrafes, tampons de passeport ou de visas, usure du temps, pliures, déchirures… D’où viennent ces images, de quoi sont-elles le reflet, que disent ces visages de femmes parfois dévoilés, de quoi ces photographies sont-elles le nom, et que nous montre-t-on ?

  • 4   « Pour mémoire(s). Photographies de studio Marseille-Les Aurès », Les Ateliers de l’image Marseil (...)

8Sous prétexte d’archive, les images présentées ainsi dans l’exposition se devraient de parler d’elles-mêmes. L’on peut être pris de vertige devant autant de désinvolture au seul crédit du « vernaculaire » dont Jean-Marie Donat, qui s’en est fait une spécialité, nous donne une définition pour le moins sommaire dans le catalogue : « La photographie vernaculaire relève de la photographie amateur dont le sujet est la vie de tous les jours, sans intention artistique. Un genre pratiqué également par des photographes professionnels. » (n. p.) On comprendra que l’exposition ne se présente pas alors sous le nom des photographes du studio Rex, à tout le moins de Grégoire Keussayan, décédé le 18 avril 2023, quelques semaines avant l’ouverture de la manifestation arlésienne, laissant place à celui du collectionneur lui-même qui n’est pourtant ici qu’un des détenteurs d’une archive mise en pièces par l’intermédiaire de quelques boutiques de photographies « vernaculaires » ou anciennes sur ebay où se mêlent érotisme crapoteux, photographie du xixe siècle sans traçabilité et colonialisme douteux. Ce n’est pas dans le catalogue non plus que vous apprendrez la biographie des photographes et opérateurs du studio, mais en consultant les documents concernant une autre exposition à partir du même fonds qui s’est tenue en 2012 au Centre photographique Marseille4, ou encore le site du Musée de l’histoire de l’immigration à Paris qui détient une partie de la collection Keussayan, d’ailleurs prêtée pour les besoins des Rencontres d’Arles.

9Pourtant l’exposition et le catalogue Ne m’oublie pas respirent une bienveillance, une authenticité, une innocence – pour reprendre le nom des éditions de Jean-Marie Donat – réifiée dans la seule présence, isolée de tout contexte particulier, des centaines d’images « argentiques » ici présentées. Mais suffit-il de déclarer que l’on sort ici ces hommes – ajoutons les femmes et les enfants – de l’invisibilité dans laquelle ils étaient plongés jusque-là pour faire œuvre de bienveillance et d’universalité ? Suffit-il d’afficher ces images pour contrer l’invisibilisation ? Et aux yeux de qui, de quoi ? Et quelle question l’on pose réellement sur la situation d’aujourd’hui ? La position dominante ici du collectionneur qui s’approprie ces photographies qu’il se plaît à qualifier d’« orphelines » n’est-elle pas finalement suffisamment visible elle-même ?

10La question qui reste au-delà de cette exposition et de son catalogue est : qu’est-ce que le concept de « vernaculaire » nous autorise à faire de la photographie aujourd’hui ? Le vernaculaire dans sa version argentique, celle qui permet de montrer des images qui portent en elles les marques d’un temps technique et pratique révolu, une fois qu’il recouvre de son ombre des pans entiers de l’histoire des photographies, ne semble pas un concept perdu pour tous et notamment pour le marché qui s’autorise ici à faire – osons le dire – n’importe quoi, et de plus en plus, avec la charge que portent ces images et l’histoire dont elles conservent la trace. L’authenticité qui est prêtée ici à l’archive visuelle sous sa forme d’origine, faisant toucher du doigt la culture matérielle d’un studio de quartier marseillais, notamment celle des années 1960 à 1980 (les boîtes, les négatifs, les photomatons…), tout en constatant comme le fait dans le catalogue Souâd Belhaddad « la pluralité des tragédies politiques, sociales, reconverties en espérances portuaires » (n. p.) et en déplorant la montée dans le même temps du Front national, ne fait que mettre en évidence la dissolution de l’histoire sous le prétexte vernaculaire, et l’on se demande alors ce qui a en effet été oublié ici. Les images sans l’histoire ne sont rien. Supputons les bonnes intentions de ce travail, ce qui est peut-être son principal défaut.

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Notes

1   Dans un article resté célèbre, « La beauté du mort : le concept de “culture populaire” » (1970), Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel posaient la question : « La culture populaire existe-t-elle ailleurs que dans l’acte qui la supprime ? » Texte repris dans Michel de Certeau, La culture au pluriel. Paris : Seuil, 1993, p. 49-80.

2   Pour citer Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris : Seuil, 1989, p. 49 : « Le sociologue n’a évidemment plus grand-chose à dire de la culture populaire contemporaine dès lors qu’il la considère soit comme une survivance, soit comme le reflet pur et simple de la “production”, et qu’il fait donner des “concepts bulldozers”, comme “urbanisation”, “industrialisation”, “culture de masse”, “société de consommation”, etc., qui déblaient si énergiquement le terrain qu’on ne distingue plus rien après leur passage. »

3   Voir Claire Guillot, « Rencontres d’Arles : l’album de familles de Jean-Marie Donat », Le Monde, 2 juillet 2023.

4   « Pour mémoire(s). Photographies de studio Marseille-Les Aurès », Les Ateliers de l’image Marseille/Centre photographique Marseille, 26 octobre-8 décembre 2012.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul-Louis Roubert, « Bonnet, Isabelle et Hackett, Sophie. Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain, 1959-1968 | Donat, Jean-Marie. Ne m’oublie pas »Photographica, 8 | 2024, 203-207.

Référence électronique

Paul-Louis Roubert, « Bonnet, Isabelle et Hackett, Sophie. Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain, 1959-1968 | Donat, Jean-Marie. Ne m’oublie pas »Photographica [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1792 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11pbe

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Auteur

Paul-Louis Roubert

Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis

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