Martin, Pauline. Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985) | Martin, Pauline. « Flou. Une histoire photographique »
Martin, Pauline. 2023. Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985). Paris : Presses universitaires de Rennes.
Martin, Pauline. 2023. « Flou. Une histoire photographique ». 3 mars-21 mai 2023. Lausanne, Photo Élysée.
Texte intégral
- 1 Dominique de Font-Réaulx, Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914. Paris (...)
1Par ses titre et sous-titre, l’ouvrage de Pauline Martin, Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985), rappelle celui de Dominique de Font-Réaulx sur les rapports entre peinture et photographie au xixe siècle1. Au-delà de confronter deux éléments, leurs livres ont en commun de s’intéresser aux prémisses, aux rendez-vous manqués, aux premiers échanges et malentendus qui président à toute rencontre. Mais si le dialogue entre peinture et photographie semble aller de soi, celui entre flou et photographie évoque la conversation d’un ventriloque : comment le flou, qui est un élément constitutif de la photographie, peut-il s’aboucher avec elle ? C’est contre cette fausse évidence que Pauline Martin a conçu l’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes (PUR) et l’exposition « Flou. Une histoire photographique » présentée à Photo Élysée, tous deux tirés de ses recherches doctorales.
2Fausse évidence car le flou précède la photographie, comme l’indiquent les bornes chronologiques du livre (1676-1985) qui correspondent à deux textes. En amont, la première occurrence du terme apparaît sous la plume de l’Académicien André Félibien. Dans Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture en 1676, il définit le mot « flou », utilisé « pour exprimer en termes de Peinture, la tendresse et la douceur d’un ouvrage » (p. 37). En aval, le chapitre sur « Le retour du flou » dans L’ombre et le temps de Jean-Claude Lemagny est identifié comme « le premier texte rétrospectif sur l’histoire du flou dans la photographie » (p. 450). La période choisie est donc celle d’une passerelle permettant au flou de circuler du lexique pictural au lexique photographique, au point que l’usage fécond du second fait oublier les origines du premier.
- 2 Pauline Martin (dir.), Flou. Une histoire photographique. Cat. exp. (Lausanne, Photo Élysée, 3 ma (...)
3On comprend dans le même temps l’ambition de la démarche scientifique de l’autrice, qui ne convoque pas tant une histoire visuelle du flou qu’une histoire critique de la notion, nourrie par les sources textuelles mobilisées grâce à la méthode du distant reading et le pointage numérique des occurrences du terme. Malgré ses soixante-dix illustrations – somme rare pour la collection « Aesthetica » des PUR –, l’ouvrage invite davantage à une histoire des débats suscités par le flou qu’à celle de ses manifestations visuelles. L’exposition (fleuve) tente de palier à ce déficit d’images, en structurant le parcours de visite par une typologie fidèle à la tradition historiographique (flou pictorialiste, flou scientifique, flou amateur, flou de modernité, etc.). Pour autant, la scénographie de l’exposition et la maquette de son catalogue2 rappellent l’origine lexicale de la recherche de Pauline Martin – un lexique est d’ailleurs proposé en annexe des deux publications. Aux œuvres se couple systématiquement un appareil critique matérialisé par de nombreuses citations. Dès le seuil, la toile Les Bords de l’Oise de Charles-François Daubigny est ainsi introduite par Théophile Gautier, émerveillé de la touche « magique » du peintre.
4Depuis le xviie siècle, le flou est avant tout un procédé pictural que l’artiste utilise pour parfaire son ouvrage et effacer les traces du pinceau. Il sert la mimesis en dissimulant à l’observateur les marques du labeur du peintre ; le terme n’est en rien l’antonyme de « net », tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Comment s’est opéré ce glissement ? Les cinq parties de l’ouvrage adoptent une construction chronologique pour en suivre les étapes.
5La première détaille la présence du flou dans le lexique et l’atelier du peintre, du xviie siècle à l’impressionnisme. Avec la naissance de la photographie, des discours sur le « paradigme de la netteté » et la théorie des sacrifices, le flou s’emploie progressivement comme une manière d’estomper les détails. La touche du peintre et la netteté de l’appareil sont ici conçues comme les traces encombrantes de la machinerie de l’image. Mais pour de nombreux photographes comme Auguste Belloc, « le flou du peintre ne peut être le flou du photographe » (p. 95) : il signale chez le premier l’excellence du métier, chez le second une insuffisance technique. Excès de réel pour certains, manque de précision pour d’autres, la symétrie net/flou se structure ainsi dans les premières décennies du discours critique sur la photographie. Cette première partie est aussi l’occasion de rappeler le cadre géographique d’une étude limitée au cas français, d’abord afin d’en étudier la spécificité lexicale, mais aussi parce que l’histoire française de la photographie est imprégnée des caractéristiques du daguerréotype, loué pour sa netteté.
6La deuxième partie de l’ouvrage s’attache aux productions pictorialistes, généralement désignées pour leur caractère brumeux, produit par une large palette de techniques intervenant à différentes étapes de la production : sténopé, choix des lentilles (les optiques non corrigées de Constant Puyo, la vision binoculaire de Frédéric Boissonnas, le téléobjectif popularisé par Ferdinand Coste), réglages de l’objectif, développement lent, interventions sur le négatif, agrandissement, tirages pigmentaires, etc. Pauline Martin rappelle ici la quête, longue et presque illusoire, d’un flou parfait que l’industrie échoue à fournir aux photographes.
7La troisième partie insiste sur la constitution du flou comme marque de distinction sociale et culturelle du photographe-artiste, face aux pratiques amateurs. En mobilisant les sources des revues amateurs, l’autrice se confronte ici à un paradoxe : l’absence de discours des silencieux « photographes du dimanche » (p. 238). Les deux chapitres suivants s’intéressent aux avant-gardes cinématographiques et photographiques. Dans le cinéma des années 1920, le flou n’est plus seulement cosmétique – adoptant le velouté des portraits professionnels –, mais dispose de ressorts psychologiques et narratifs, permettant un hors-champ du récit. Dans la photographie des mêmes années, les brouillards de Brassaï ou les défocalisations de Jean Painlevé brouillent l’identification du référent. Chez les surréalistes, le flou procède d’une inventivité technique qui le partage au hasard, captivant pour son potentiel d’automaticité.
8Ce flou par accident fait l’objet d’une quatrième partie qui rompt le fil chronologique tenu jusqu’ici, pour s’attacher aux catégories de flou liées aux gestes du sujet (mouvement) ou de l’appareil (bougé). Les images amateurs – et non plus les discours – sont étudiées pour suivre le passage de l’accidentel à l’intentionnel, que l’autrice situe avec Michel Frizot dans les années 1880. L’engouement pour le mouvement, le sport et la vitesse donne naissance à une iconographie produisant, aux côtés des instantanés, de nouveaux effets comme le « filé » qui intègre les vocabulaires photographiques dans les années 1950 (p. 347). Loin d’être critiquée pour un manque de netteté, l’image floue garantit la spontanéité de la prise de vue et lui ajoute un effet de vérité : de l’imagerie amateur, la réflexion fait un bon vers la tradition du reportage et de ses images emblématiques, en s’attardant sur celles « just a little bit out of focus » du Débarquement par Robert Capa (p. 383).
9Pour refermer cette histoire du flou, l’autrice dresse le constat de la victoire du modèle du reportage sur la recherche d’une perfection technique, émoussant les discours d’un Emmanuel Sougez dans la France des Trente Glorieuses et offrant au flou une connotation positive. En se penchant sur la matière des images et le « flou chimique » (p. 446) du grain, Pauline Martin conclut avec Jean-Claude Lemagny que « le flou qui était auparavant une valeur ou un principe à défendre […] devient une forme » (p. 455). La dimension matérielle du flou débouche sur une redéfinition : remplacé par les pixels, le flou des sels d’argent change-t-il de nature ? À quelles réflexions théoriques et politiques invitent les pratiques du floutage des identités ? Ces questions appellent des prolongements à l’ouvrage, déjà initiés par les contributeurs du catalogue de l’exposition. La préparation d’un prochain numéro de la revue Focales sur « Les enjeux du flou photographique à l’époque contemporaine » promet quelques pistes de réponses.
Notes
1 Dominique de Font-Réaulx, Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914. Paris : Flammarion, 2020.
2 Pauline Martin (dir.), Flou. Une histoire photographique. Cat. exp. (Lausanne, Photo Élysée, 3 mars-21 mai 2023). Paris/Lausanne : Delpire & co/Photo Élysée.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Colette Morel, « Martin, Pauline. Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985) | Martin, Pauline. « Flou. Une histoire photographique » », Photographica, 7 | 2023, 190-191.
Référence électronique
Colette Morel, « Martin, Pauline. Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985) | Martin, Pauline. « Flou. Une histoire photographique » », Photographica [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 09 novembre 2023, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1517 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/photographica.1517
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page