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Éditorial

De la photogénie aux photographies de cinéma

Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert
p. 6-8

Texte intégral

1Photographie et cinéma. Cinéma et photographie. Similarités et dissemblances. Il serait possible de tracer deux lignes si l’on voulait se figurer la trajectoire de ces médiums pour les étudier conjointement : celles-ci tantôt seraient parallèles, tantôt se croiseraient, se rapprocheraient à nouveau et s’éloigneraient. Plus on avance dans le xxe siècle et plus la conscience du fossé qui se creuse entre les deux s’accroît : si le cinéma figure au rang des industries culturelles, ce n’est pas le cas de la photographie.

  • 1 Voir à ce sujet, Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France. P (...)

2Pourtant, même appétit de reconnaissance culturelle et institutionnelle. Mêmes hésitations entre l’art et la technique, l’élite et le populaire, le professionnel et l’amateur. Même appartenance à la modernité malgré l’écart dans le temps de leur naissance publique (1839 vs 1895). Depuis l’entre-deux-guerres, photographie et cinématographie sont considérées comme des « arts mécaniques » ou des « arts techniques », parfois aux côtés de la phonographie. Un projet de musée pensait d’ailleurs réunir ces trois « arts » de l’enregistrement : image fixe, images en mouvement et son. C’était en 1933-1934 à Paris. Quelques articles de presse ainsi qu’un dessin d’architecte – maigres traces – en attestent aujourd’hui1. Mais laissons-là ce projet jamais réalisé.

  • 2 Voir Christophe Gauthier, La passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Pa (...)

3On pourrait aussi sans doute les rapprocher sur le plan des « philies », quoique la cinéphilie ait déjà son histoire2 et que la « photophilie » n’en ait pas encore, ou pas vraiment – ce qui pourrait peut-être faire de ce néologisme un objet d’étude.

4Pour beaucoup de défenseurs de la photographie, et ce jusqu’à la fin des années 1930, la cinématographie est fille de la photographie, car elle n’est autre qu’une photographie en mouvement. C’est bien sûr un discours qui vise à s’adjoindre la nouvelle puissance du cinéma, à garder le contact – la Société française de photographie deviendra un temps Société française de photographie et de cinématographie. Les frères Lumière, industriels de la photographie puis de la photographie et du cinéma, en seront l’incarnation.

5Ces croisements sont aussi liés à une certaine porosité d’acteurs et de milieux. Ainsi, plusieurs critiques d’art qui ont écrit sur le cinéma se sont aussi intéressés à la photographie, et vice versa. On pourrait citer Louis Chéronnet, Giuseppe Maria Lo Duca, Georges Sadoul ou encore André Bazin. Et des photographes ont travaillé comme photographes de plateau pour le cinéma, tel Eli Lotar pour Jean Renoir.

  • 3 Patrick de Haas, Cinéma absolu avant-garde 1920-1930. Paris : Mettray Éditions, 2018, qui est l’éd (...)
  • 4 Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), Fixe-animé. Croisements de la photographie et du cinéma au (...)

6Bien sûr, parmi ces relations croisées et ces multiples rencontres, il faudrait ajouter la photographie au cinéma (les directeurs de la photographie), la figure du photographe telle que représentée par le cinéma, ou encore la photographie dans les films. Sur un plan visuel, en termes de cadrage, d’utilisation de la lumière, des décors, mais aussi sur la nature respective des images photographiques/cinématographiques, il y aurait aussi beaucoup à dire. Les combinaisons possibles sont fort nombreuses, et ce dialogue entre les arts a donné lieu à des travaux des plus stimulants, comme ceux de Patrick de Haas sur les relations entre arts et cinéma dans l’avant-garde des années 19203, ou ceux de Laurent Guido et Olivier Lugon4.

  • 5 Voir à ce propos le texte de Louis Delluc, Photogénie. Paris : de Brunhoff, 1920. Et pour un histo (...)
  • 6 Propos rapporté par Jean Epstein dans « Opinion sur le Cinématographe », Le Rouge et le Noir, juil (...)

7Évoquons ici un dernier point de jonction : le mot « photogénie » et l’idée selon laquelle tout ne rend pas bien en photographie ou au cinéma, que certains objets – y compris les visages – peuvent se trouver transfigurés par l’exercice de la lumière et l’usage de l’objectif, qu’il soit celui de la caméra ou de l’appareil photographique5. Car, même si Blaise Cendrars faisait un sort à ce terme en disant « [la] photogénie est un mot cul-cul-rhododendron ; mais c’est un grand mystère6 », il n’en reste pas moins qu’il forme dans la critique d’art et les écrits de l’entre-deux-guerres un pont intéressant grâce auquel on passe facilement d’une rive à l’autre.

8Dans ce numéro 7 de Photographica intitulé « Le cinéma par ses photographies », nous avons choisi de décaler légèrement le point de vue. Nous nous proposons de regarder ces relations non pas sous l’angle du « et » mais sous l’angle du « par ». Ce « par » n’est pas un « à travers » – car on ne traverse pas ici les photographies sans s’attarder sur elles, comme de simples écrans transparents. Au contraire, il implique une étude de la production photographique très variée qui est faite par et pour l’industrie cinématographique, et surtout une attention aux usages, aux fonctions, à la mise en circulation, à la diffusion et à la destination de ces images. Ici, le « par » indique l’idée de la photographie comme l’un des principaux instruments de médiation du cinéma. Pour autant, est-elle simplement au service de ce dernier, pourrait-on se demander. En fait, la photographie joue un rôle central – et longtemps minimisé – dans ce domaine : elle devient peu à peu nécessaire pour le montrer et le subsumer en quelque sorte, car en dehors de la séance de cinéma et de la projection du film, comment donner à voir le cinéma ? Visuellement, pour le spectateur des salles obscures, la photographie fournit sans doute le type d’image qui s’approche le plus de celle projetée sur l’écran, qui lui ressemble le plus.

9La question adressée par ce nouvel opus de Photographica pourrait être formulée de la manière suivante : à partir de quand, comment et sous quelles formes, la photographie est-elle devenue un adjuvant du cinéma dans sa promotion, ses publications, sa documentation, ses expositions, l’écriture de son histoire et la fabrique de ses imaginaires ? Bref les imaginaires du cinéma ne seraient-ils pas devenus principalement photographiques, et placés sous l’égide du photographiable ?

  • 7 Voir à ce sujet, dans le présent numéro, l’entretien intitulé « “Photographies de cinéma” ? Retour (...)

10Ainsi, avec ces « photographies de cinéma » ou « pour le cinéma », se révèlent à la fois des cultures visuelles, variables selon les lieux et les époques, et tout un patrimoine visuel encore peu exploité par la recherche7.

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Notes

1 Voir à ce sujet, Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France. Paris : Macula, 2017, p. 363-371.

2 Voir Christophe Gauthier, La passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, préface d’Emmanuelle Toulet. Paris : Association française de recherche sur l’histoire du cinéma/École des chartes, 1999.

3 Patrick de Haas, Cinéma absolu avant-garde 1920-1930. Paris : Mettray Éditions, 2018, qui est l’édition revue et augmentée de son livre intitulé Cinéma intégral. De la peinture au cinéma dans les années vingt. Paris : Transédition, 1986.

4 Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), Fixe-animé. Croisements de la photographie et du cinéma au xxsiècle. Lausanne/Paris : L’Âge d’homme, 2010.

5 Voir à ce propos le texte de Louis Delluc, Photogénie. Paris : de Brunhoff, 1920. Et pour un historique du mot et de ces passages entre critique photographique et critique cinématographique dans l’entre-deux-guerres, voir Éléonore Challine et Christophe Gauthier, « La photogénie, pensée magique ? », dans Marie Gispert et Catherine Méneux (dir.), Critique(s) d’art. Nouveaux corpus, nouvelles méthodes. Paris : HiCSA Éditions en ligne, 2019, p. 418-437.

6 Propos rapporté par Jean Epstein dans « Opinion sur le Cinématographe », Le Rouge et le Noir, juillet 1928, p. 21. Nous empruntons cette citation à Patrick de Haas, Cinéma absolu avant-garde 1920-1930, op. cit., p. 298.

7 Voir à ce sujet, dans le présent numéro, l’entretien intitulé « “Photographies de cinéma” ? Retour sur trois collections d’ampleur » avec Isabelle Champion, Arzura Flornoy-Gilot, Stéphanie Salmon et Martine Azpitarte-Vignot.

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Pour citer cet article

Référence papier

Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « De la photogénie aux photographies de cinéma »Photographica, 7 | 2023, 6-8.

Référence électronique

Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « De la photogénie aux photographies de cinéma »Photographica [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 09 novembre 2023, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/photographica/1416 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/photographica.1416

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Auteurs

Éléonore Challine

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