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Bulletin bibliographique de philosophie politique et sociale 2024-2025

Caroline Guibet Lafaye, Morgana Farinetti, Céline Marty, Emmanuel Picavet, Bernard Reber, Cédric Rio et Camille Ternier
p. 185-202

Texte intégral

1Le « Bulletin bibliographique de philosophie politique et sociale » est réalisé pour la revue Philosophique par une équipe de rédactrices et de rédacteurs. Il est coordonné par Caroline Guibet Lafaye (CNRS) et Fabien Ferri (université de Franche-Comté) au sein du Centre de Documentation et de Bibliographie Philosophiques de l’université de Franche-Comté (UR 2274 CDBP – Logiques de l’agir), et propose de brèves recensions d’ouvrages récemment parus, réparties dans diverses rubriques thématiques.

Philosophie politique et essais de philosophie politique

2Dans La naissance du marxisme [10], l’auteur passe en revue de grands moments constitutifs et des figures emblématiques. Attentif aux rapports entre réflexion et action et aux effets des discours, il tente de cerner, sur la base d’une documentation renouvelée et en faisant droit à des contributions relevant parfois de la littérature, la constitution du « marxisme » en tant que tel. L’ouvrage traite de cette notion en tant que poursuite et concrétisation d’un discours inspiré de Marx, ce qui oblige à prendre en considération la diversité des contextes de la réception de l’œuvre de Marx et des initiatives destinées à leur donner une « suite » d’une manière ou d’une autre. Le rapport au militantisme et à la révolution est interrogé avec beaucoup d’attention. On appréciera notamment la manière dont le rapport à l’économie politique et à l’histoire est pris en compte, d’une manière qui conduit l’auteur à s’intéresser aux options méthodologiques prédominantes et à l’influence des auteurs (par exemple Werner Sombart). Soulignons aussi le parti tiré d’une interrogation sur les perceptions du capitalisme et de sa structuration, et sur le projet intellectuel de Marx lui-même (dans son développement et dans sa complexité).

3Le politiste Bastien Amiel [1] offre une analyse de sociologie historique exhaustive et inédite du groupe politique « Rassemblement démocratique révolutionnaire » (RDR) né en février 1948 comme alternative à la bipolarisation de la guerre froide, « nouvelle gauche » distincte du PC stalinien et de la SFIO trop bourgeoise. Politiquement, il se définit par son neutralisme et sa lutte contre le colonialisme. Sociologiquement, il se singularise par l’engagement d’intellectuels – journalistes, écrivains, enseignants –, par-delà la figure du fondateur Jean-Paul Sartre. Alors qu’il est souvent réduit à son échec politique, l’auteur montre son originalité dans ce contexte où le « capital symbolique résistant » décline. Les analyses sociobiographique et archivistique montrent l’invention politique de militants intellectuels pour éviter les carcans institutionnels et électoraux de l’époque. Amiel en dégage les logiques sociales et politiques spécifiques d’intervention politique des intellectuels.

4Cet ouvrage collectif [37] rassemble 26 contributions issues du séminaire mensuel de recherche Etape (Exploitations théoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation) depuis 2017. Celui-ci est né pour réveiller les débats théoriques autour de l’anarchisme en France et discuter des riches recherches anglo-saxonnes. Après des publications en ligne et un premier livre en 2019 Explorations libertaires. Pour une pensée critique et émancipatrice, cet ouvrage rassemble de façon pluraliste des textes critiques et émancipateurs, pas seulement anarchistes, à propos de l’État. Il est composé de cinq parties : les critiques de l’État en philosophie politique, les apports spécifiques de Foucault et Bourdieu, les liens anglo-saxons entre anthropologie et anarchisme, des problèmes contemporains puis des études de cas francophones et internationaux. La diversité des sujets abordés et des auteurs en fait un outil fécond pour faire un état des lieux des pensées et problèmes libertaires actuels.

5Dans le contexte français, européen et mondial de la montée des partis autoritaires, l’ouvrage de Ian Spurk, Le désir d’autorité [40], constitue une réflexion éclairante et originale partant de l’hypothèse que la « crise de l’autorité » est l’état normal de cette dernière et nourrit le désir d’autorité. S’appuyant sur les visions du monde et autres expressions de la subjectivité pour comprendre les demandes contemporaines d’autorité ainsi que sur les travaux des sciences sociales critiques dans le domaine, l’auteur cherche à comprendre s’il demeure – ou non – un potentiel de dépassement de l’autorité. Dans la mesure où le capitalisme intègre nombre d’idées et d’auteurs critiques, se pose la question de savoir si un autre avenir que la reproduction et la prolongation de l’existant est possible, en l’occurrence une rupture avec l’autorité établie. Autrement formulée, il s’agit de savoir quels sont les avenirs possibles portés par ce désir d’autorité.

6Manufacture de l’homme apolitique de Caëla Gillespie [13] analyse les raisons de l’inaction, ou du laissez-faire, partagées par les hommes et les femmes dans le domaine politique, plus particulièrement dans le monde occidental, devant la mise en œuvre de la doctrine néo-libérale. Pourquoi ce laissez-faire généralisé face à la montée des inégalités sociales, le démantèlement des services publics, le dérèglement climatique ? Reprenant l’adage marxiste selon lequel l’Homme est ce qu’une époque historique déterminée fait de lui, l’auteure défend que l’Homme apolitique est le fruit de la promotion et l’intériorisation d’un individualisme forcené. Nous avons intériorisé l’idée néfaste selon laquelle notre liberté ne résulterait pas de notre engagement politique, et qu’il conviendrait au contraire de protéger un droit individuel à la liberté qui nous aurait été livré à la naissance de la sphère politique. S’inspirant des pensées politiques du XVIIe siècle qui prônaient la protection de la liberté des citoyens contre un pouvoir monarchique autoritaire et violent, le rôle du politique a ainsi peu à peu été réduit à un outil au service de l’économie et d’une société civile réduite à une société de consommation.

7Paul Magnette, dans L’autre moitié du monde. Essai sur le sens et la valeur du travail [28], entend tirer parti, à des fins de « repolitisation » (et tout spécialement de regain d’une pensée « de gauche ») de la souffrance au travail, ou liée à l’absence de travail, qui caractérise, en gros, la moitié de la population (son pays de référence est la Belgique). Il livre un commentaire précis de tendances actuelles liées à la désertion du monde du travail du côté de la gauche, et de surexploitation, du côté de la droite, d’un discours sur les « valeurs du travail » qui revient à glorifier le sacrifice au travail ou à opposer ceux qui travaillent à ceux qui ne travaillent pas. C’est sur cette toile de fond que l’auteur, dans un style très vivant et engagé, entend donner une nouvelle vitalité aux promesses de l’émancipation et de l’intégration sociale par le travail. Prenant parti à l’occasion dans des débats internes aux partis de gauche (par exemple sur la différenciation ou non des statuts), l’auteur donne à penser la centralité maintenue du travail à la fois dans la vie sociale concrète et dans les dynamiques politiques. Les questions de la pénibilité, de la maîtrise des temps et bien d’autres nourrissent une réflexion soutenue à propos du progrès social tel qu’il faut l’envisager en des temps de mutation sociale et technologique.

Théorie et critique sociales

8Les éditions Lux publient le manifeste de Jean Grave [17] rédigé en 1893 depuis la prison de Sainte-Pélagie. La société mourante et l’anarchie constitue une diatribe contre les institutions de l’État bourgeois capitaliste que l’ouvrage analyse chapitre après chapitre. Au-delà de la critique, l’auteur s’emploie à démontrer que les « bien belles » idées anarchistes sont praticables, réalisables et qu’elles rendraient l’avenir plus désirable que ne l’est le présent. Seule la conviction, selon l’auteur, peut donner l’énergie de combattre les institutions actuelles. Néanmoins la propagande, à laquelle participe ce texte, est elle aussi indispensable car si l’action sert d’exemple, elle n’aura d’influence « sur la masse qu’autant que la compréhension en aura été préparée, chez elle, par une propagande claire et précise » (p. 312).

9Stéphane Sangral propose une analyse critique de l’évolution sociale à partir du concept d’individuité [36], entendu comme le double mouvement de désacralisation totale de tout groupe et de « sacralisation à égalité de tout individu ». Ce concept a pour base ontologique l’inexistence d’un soi suprême, la virtualité du Je étayée par les sciences cognitives corrélées au fait que ce Je existe néanmoins comme un absolu. En contre-point l’auteur aborde la question des nationalismes tout en proposant une critique de la notion de peuple.

10Philippe Corcuff et Philippe Marlière ont commis un ouvrage – lettre ouverte – au titre évocateur : Les Tontons flingueurs de la gauche, lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray [4], dans lequel ils analysent la contribution de ces hommes « de gauche » à la montée de l’extrême droite en France ainsi qu’au « naufrage » de la gauche. Les auteurs proposent également une réflexion sur le « confusionnisme » ou « dérèglement idéologique » contemporain, sur les « dérives autoritaires d’un républicanisme à la française » (p. 11) et les impasses du populisme. Cette prise de parole vise à réveiller les consciences et à promouvoir une gauche d’émancipation, libérée de toute figure politique providentielle, ce qui suppose, selon les auteurs, d’abandonner la dichotomie entre réformisme et révolution.

11Endossant un prisme éco-féministe radical, Geneviève Pruvost, dans Quotidien politique [33], aborde le travail de subsistance comme facteur d’émancipation à partir de l’exploration d’un très vaste panorama de textes historiques, anthropologiques et politiques consacrés à la conversion des sociétés paysannes en sociétés capitalistes et d’une enquête de terrain menée sur dix ans visant à approcher les « alternatives rurales ». Par cette perspective, l’auteure souligne combien le travail de subsistance constitue une action directe sur le vivre-ensemble et le bien-vivre, mais résume également la fin et le moyen de l’action politique. Elle montre notamment que la délégation de ce travail et la spécialisation corrélative de l’essentiel de la population dans des activités qui n’y sont pas consacrées s’avère être la première source d’inégalités entre les sexes, entre les classes, entre le Nord et le Sud global. Ainsi c’est dans le « qui-fait-quoi » que se trouveraient les grandes lignes de fracture politiques.

12Original par le point de vue qu’il adopte, l’ouvrage de Laélia Véron, réalisé en collaboration avec Karine Aiven, analyse les Paradoxes des récits de transfuges de classe [41], proposés aussi bien dans la littérature, les journaux que les réseaux sociaux. Interrogeant la portée et la validité sociologique de la référence à la « classe » dans l’expression mobilisée, l’auteure s’interroge sur la possible déconflictualisation du monde social portée par cette dernière. L’étude de ces narrations permet de nuancer leur présentation comme des récits sociologiques et politiques radicaux, en particulier parce qu’il convient d’y distinguer le métadiscours, très politisé et radical, de la réalité des représentations, mais également du fait de la mise en scène récurrente de parcours très individuels, marqués par la souffrance. Ces discours s’affronteraient ainsi à la difficulté de trouver une troisième voie entre le discours tragique et celui des sciences sociales.

Philosophie du droit et politique

13Le n° 21 de la revue Délibérée propose un dossier rassemblant six articles sur « Parquet : gratter le vernis » [42]. Spécificité institutionnelle française, le parquet demeure une institution controversée, en particulier dans ses liens avec l’exécutif. Ce numéro donne la parole aux parquetiers pour explorer plusieurs questions délicates : la structure et l’organisation institutionnelle du parquet garantissent-elles un fonctionnement respectueux de la justice ? À quel point ce fonctionnement dépend-il de l’éthique personnelle des membres de cette institution ? Quel type d’indépendance statutaire du parquet serait approprié dans un État de droit ? Faut-il au contraire réduire ses pouvoirs du fait de sa faible indépendance ? Les réponses proposées à ces interrogations permettent de reconsidérer l’histoire et la légitimité de la politique pénale en France, le quotidien du parquetier et la « culture parquetière » à une époque de fragilisation des institutions judiciaires.

14Prenant appui sur les exemples d’organisations de la société civile qui reposent sur la coopération, le juriste et philosophe américain Bernard E. Harcourt propose dans son dernier livre [20] une théorie sociale, économique et politique à même de dépasser le clivage entre individualisme et étatisme, entre capitalisme et communisme. Nommée « coöpérisme » (coöperism) – afin de ne pas être confondue avec le coopératisme théorisé par Charles Gide –, cette théorie est « un modèle intégral et systémique pour promouvoir le bien-être mutuel, la santé et l’environnement plutôt que la maximisation du profit » (p. 26). Les principes normatifs qui la composent recoupent ceux proposés depuis près d’un siècle par l’Alliance Coopérative Internationale : participation démocratique, auto-détermination, équité dans la distribution et les obligations, inclusivité, solidarité, soin des parties-prenantes et de l’environnement (p. 13). Si certains principes sont parfois malmenés par la pratique comme le note judicieusement Harcourt (par exemple en maintenant des structures hiérarchiques ou en brisant le pouvoir syndical, cf. p. 45), les coopératives (de producteurs, de consommateurs, de crédit, d’agriculteurs, etc.), les mutuelles, les projets d’aide mutuelle, les organisations non gouvernementales et autres associations qui instituent le coöpérisme démontrent déjà l’efficacité de ce modèle d’organisation. L’ouvrage constitue une synthèse actuelle, claire et stimulante des modèles coopératifs. Son originalité tient en particulier au chapitre six, où le lien avec ses ouvrages précédents s’éclaire : le « coöpouvoir » (coöpower) serait à même de remplacer certains pouvoirs problématiques, objets d’études précédents (pouvoir disciplinaire, biopouvoir, pouvoir d’exposition, etc.) (p. 24). Le coöpérisme « rendrait obsolète l’idée d’appliquer la loi pénale […]. Lorsque quelqu’un s’écartera de la norme, il est presque certain que les autres interpréteront cela comme un appel à l’attention et à l’assistance » (p. 161).

Économie et philosophie

15Thomas Perroud [32] part d’un constat : le service public français traite ses administrés « comme des mineurs », avec une distinction très forte entre la sphère publique et ses représentants, d’une part, et les usagers et usagères, d’autre part. Des exemples historiques tirés d’un modèle d’enseignement alternatif (celui défendu par Célestin Freinet par exemple, qui mettait l’accent sur des responsabilités nouvelles accordées aux élèves) l’illustrent. Comment administrer un peuple sans l’assujettir ? Selon l’auteur, la voie des communs est celle qu’il convient d’explorer, en se focalisant plus précisément sur les règles spécifiques de gouvernance que suppose un bien ou un service commun, invitant à un régime de management ou de gestion communautaire. Il soutient plus spécifiquement un modèle défendu et développé en France au cours du xixe siècle par le monde ouvrier, et qui prend corps au sein d’autres pays européens : la coopérative.

16Le nouvel ouvrage d’Emmanuel Renault [34] se donne pour tâche de réactualiser le concept d’exploitation, après qu’il ait été affaibli par les démonstrations des erreurs de la théorie de la valeur marxienne et dévalorisé par d’autres concepts qui prétendraient le subsumer (comme celui, foucaldien, de macro-pouvoirs) ou lui contester sa centralité (comme ceux de précarité ou de dépossession). C’est notamment en remontant dans l’histoire du mouvement ouvrier pour retrouver la formulation initiale de la problématique de l’exploitation et en intégrant les apports décisifs des théories féministes de l’exploitation domestique qu’une telle réactualisation est proposée au lecteur, en faisant de sa fonction de facteur de classes sociales (travailler au profit d’autrui et à son détriment) un de ses éléments centraux. La richesse et la technicité de ce dense ouvrage est renforcée par l’intégration, encore rare en France, des apports des marxistes analytiques comme Erik Olin Wright.

17La traduction en anglais de Gouverner le capitalisme ? a récemment rendu la proposition de bicamérisme économique formulée par la politiste Isabelle Ferreras accessible au public anglophone. Plusieurs chercheurs lui répondent dans la dernière parution du projet éditorial des « Utopies réelles » (dont Tom Malleson assure la suite, après Erik Olin Wright). Democratizing the Corporation [9], qui comprend des contributions de Marc Fleurbaey, David Ellerman ou encore d’Axel Gosseries, peut donc d’abord être lu comme une série d’analyses critiques du caractère souhaitable et réaliste du bicamérisme économique, auxquelles finit par répondre l’autrice. Mais il attirera aussi plus globalement les personnes s’intéressant au vaste éventail des possibles lorsque vient le temps d’envisager la forme concrète d’une entreprise démocratique.

Éthique et société

18À partir d’une enquête très originale sur l’ordonnance de protection, instituée en 2010, Solenne Jouanneau [21] explore la fabrique et la mise en œuvre de la loi mais surtout comment à travers celles-là se perpétuent des formes de violence au sein du couple ainsi que de domination masculine. L’enquête de terrain dévoile un seuil de violence « juridiquement acceptable » au sein même d’un dispositif mis en œuvre pour lutter contre les violences de genre. L’étude minutieuse de la mise en œuvre de cette ordonnance de protection, au sein des juridictions spécialisées (familiales), permet d’appréhender la façon dont celle-là est appropriée, traduite et appliquée par les magistrat.e.s. Solenne Jouanneau dévoile ainsi la façon dont la traduction juridique d’une revendication féministe heurte l’ethos et les routines professionnelles des magistrat.e.s investi.e.s de son application.

19Adoptant un regard d’historien, Anatole Le Bras déploie Une histoire sociale de la folie au xixe siècle [25], qui interroge la façon dont la maladie mentale déplace les hiérarchies sociales. Cette somme originale, publiée aux éditions du CNRS, retrace l’histoire des Aliénés plutôt que de l’institution asilaire, à la mode de Goffman, en analysant spécifiquement leur agency et les formes de subjectivation qui accompagnent leur parcours de malade. L’ouvrage explore ainsi l’aliénation « au cœur du foyer » puis la façon dont l’asile soustrait les malades à la société. Il examine ensuite la réaction de ces derniers à la mise sous tutelle pour enfin considérer la sortie des murs, rappelant que les « aliénés » ont opposé diverses formes de résistance à la suspension de leur citoyenneté.

20Christophe Granger et Sarah Rey nous invitent, avec grand mérite, à une Introduction à l’histoire des sensibilités [16] dont l’originalité consiste à souligner que nos façons de sentir et d’éprouver ne relèvent pas tant du biologique qu’elles ne s’ancrent dans l’histoire des sociétés humaines et sont traversées d’enjeux sociaux, moraux et politiques. Posant également des questions historiographiques, l’ouvrage tente de saisir, en parcourant les époques, comment les émotions se transforment avec le temps et quelle place différenciée y trouvent les sensations. Avec une ambition assumée, les auteurs abordent à la fois les sentiments, les sensations, les émotions et les modalités du ressenti. Il s’agit d’y dresser une histoire des sensibilités mais également des usages politiques du sensible.

21Claire-Lise Gaillard propose une histoire – très originale – du marché de la rencontre (xixe-xxe siècle) : Pas sérieux s’abstenir [11]. L’enquête, menée à partir d’archives et d’imprimés, retrace d’abord la naissance d’un marché avec son entreprenariat, sa clientèle et ses offres. Étudiant les pratiques des marieurs et marieuses, l’auteure analyse la façon dont elles façonnent une nouvelle activité commerciale. Le niveau de l’intermédiation est également examiné ainsi que les interactions entre ces entrepreneurs et les intéressé.e.s. Il s’agit enfin d’explorer le fonctionnement du « marché matrimonial », c’est-à-dire la clientèle de ce dernier. De la sorte, l’ouvrage constitue une « nouvelle pierre à l’édifice de l’histoire du couple à l’époque contemporaine » (p. 21) ainsi qu’« un nouvel observatoire des rapports entre les sexes » (p. 21).

22Recueil de contributions dirigé par Maurice Godelier, La mort et ses au-delà [14], dresse un vaste panorama des pratiques funéraires à travers l’espace (mondes occidental et pacifique, Asie, Amazonie) et le temps (Antiquité, Moyen Âge, monde contemporain). Le principal apport de ce collectif consiste à déplacer la focale de l’opposition mort-vie vers celle de la mort et de la naissance. L’étude de ces quatorze sociétés dévoile des invariants anthropologiques tels que cette opposition, le fait de considérer que la mort constitue une fonction de la nature, quand bien même elle serait socialisée. Elle suggère également qu’à travers ces espaces-temps, la mort n’est pas la fin de la vie mais l’entrée dans d’autres modes d’existence, ou encore que « partout des rapports de correspondance socialement définis et codifiés entre conduites de deuil et parenté » (p. 26) existent.

23Fanny Bocquentin [3] a choisi un prisme historique, plutôt qu’anthropologique, pour considérer les rituels convoqués du paléolithique moyen à nos jours autour de la mort. L’ouvrage est richement illustré par Caroline Gamon. La variété des rituels considérés rappelle que la mort biologique n’a pas de définition universelle. Son identification est propre à chaque culture et à chaque époque. Toutefois le deuil s’avère être une constante sociale également présente « chez les animaux à gros cerveaux et vivant en groupe » (p. 20). À travers les pratiques étudiées, l’auteure retrace les trois étapes des rites funéraires documentés par les anthropologues : la séparation du monde des vivants, le temps d’attente, l’agrégation au monde des morts, ainsi que la différenciation genrée du travail autour des morts comme dans le deuil.

Droit, éthique et politique

24En France comme dans la plupart des pays d’Europe, les débats publics sur la manière dont l’État est censé considérer les religions sont vifs. Dans Philosophie libérale de la religion [22], Cécile Laborde nous aide à les aborder plus sereinement en élaborant une théorie du sécularisme minimal – ou de la laïcité bien comprise – qui s’inscrit dans la tradition égalitariste libérale. Selon elle, l’attitude d’un État vis-à-vis des religions et les accommodements à accorder doivent être évalués sous le prisme de trois principes complémentaires qui sont au cœur de cette tradition philosophique. La raison publique, en premier lieu : au sein de débats publics sur la fin de vie ou le droit à l’avortement, par exemple, des arguments religieux ou non religieux peuvent être pris en considération dès lors qu’ils sont accessibles à tous – croyants comme non croyants. L’égalité civique, ensuite : la reconnaissance au minimum symbolique d’une religion – l’acceptation de crèches de Noël dans les bâtiments publics par exemple – est problématique dès lors qu’elle exclut ceux qui ne partagent pas ces croyances. La liberté personnelle, enfin : l’État doit laisser chaque individu vivre selon sa propre éthique personnelle, à la condition qu’il ne fasse pas de tort à autrui ; des accommodements qui iraient à l’encontre de droits individuels ne peuvent être acceptés, que ce soit au sein ou à l’extérieur des communautés.

25Dans ce bref essai préfacé par le philosophe canadien Charles Taylor et issu d’une conférence lors d’une rencontre diocésaine [35], Hartmut Rosa développe ses vues relatives à l’« accélération » et à la crise des sociétés contemporaines pour en tirer des conséquences à propos de nos démocraties et de leur aptitude (ou non) à faire face aux défis d’aujourd’hui. Son diagnostic est, dans l’ensemble, pessimiste. On relèvera notamment la critique sans concession de nos modèles de « croissance » et, surtout, de la manière dont nos sociétés dépendent à un degré considérable de perspectives de croissance sans cesse projetées dans l’avenir. Ces questions sont perturbantes en particulier parce que les formes de stabilité ou de viabilité auxquelles nous pouvons aspirer se pensent inévitablement « en dynamique » dans le cas de nos sociétés en mouvement. C’est dans ce contexte que l’auteur reprend, à partir d’interrogations personnelles sur le sort souvent peu enviable réservé à l’héritage religieux aujourd’hui, l’examen de la place des confessions ou Églises dans nos sociétés. Face à un certain nombre de défis qui nous prennent au dépourvu, le retour au religieux, si l’on suit l’auteur, est de nature à favoriser non pas seulement l’inscription dans des traditions, mais aussi le renouvellement d’une disponibilité à l’appel, d’une aptitude à la mise en relation et à la réponse (à l’encontre de l’« agressivité » envers le monde qui est liée à l’impératif de croissance).

Analyses de la justice

26Les mouvements de défense des minorités – groupes constitués en fonction de leur orientation sexuelle, leur origine, leur religion, etc. –, postulent généralement une cohésion en leur sein, tandis qu’ils peuvent être pensés comme des catégories à protéger, dans l’espoir de les faire accéder aux mêmes conditions de vie que le reste de la population, sous-entendu le groupe majoritaire. Au-delà du caractère essentialisant d’une telle approche, Bruno Perreau [31] dénonce ce qu’il perçoit comme un paradoxe : l’idéal de ces politiques en faveur des groupes minoritaires est de faire disparaître ce qui constitue les minorités comme telles. Il nous invite à renoncer à cet idéal en reconnaissant que chacun d’entre nous fait partie d’une minorité, et que nous sommes ainsi universellement concernés par le spectre de l’injustice. S’inspirant mais se détachant de l’approche de l’égalité complexe défendue par Michael Walzer, il s’attache à caractériser les relations minoritaires et à identifier les différents rapports de domination et d’injustice qui traversent ces relations. Ce qui organise chaque sphère « est moins un accord sur l’idée de justice qu’une confrontation à l’injustice ».

27L’idéal du « consentement », qui nous semble d’une si grande pertinence aujourd’hui, ne serait-il pas en vérité le meilleur allié du patriarcat ? Prenant le contre-pied de nos intuitions partagées, la juriste Catharine MacKinnon explique dans Le viol redéfini [26] que les inégalités sociales (de genre, de race, de classe, de hiérarchie au travail, etc.) ou plus globalement les situations de vulnérabilité des personnes peuvent être utilisées comme une force ou une contrainte dans les interactions sexuelles afin précisément d’obtenir leur consentement ou de les plonger dans des états psychiques de sidération et de dissociation. Après avoir dressé longuement la liste des décisions absurdes rendues par les différentes juridictions qui s’appuient sur le consentement dans les jugements pour agressions sexuelles, la juriste propose d’améliorer la loi française afin d’intégrer un autre critère, celui du rapport de force social, dans la loi sur le viol. Ainsi la loi française doit continuer à ne pas intégrer le critère du consentement dans la définition du viol.

Éthique, environnement et écologie

28Le système économique régissant les sociétés industrielles modernes, caractérisé par un rapport de domination et d’exploitation de la Nature, traverse aujourd’hui une crise sans précédents. Alors que les ambitions illimitées du capitalisme sont remises en cause par les mouvements de protestation écologistes prônant un changement de mentalité radical des êtres humains vis-à-vis de la planète, la question de l’origine profonde de l’obsession productiviste se pose. Quelles sont les racines culturelles du dérèglement des rapports entre l’homme et la Terre ? Quels événements historiques sont à l’origine de la dépréciation des sociétés préindustrielles animées par le souci de la perpétuation et du renouvellement des ressources naturelles ? Comment dépasser le modèle extractiviste en imaginant de nouvelles pratiques génératives visant des conditions d’existence durables ? S’inscrivant dans le courant éco-féministe, l’œuvre d’Émilie Hache expose une enquête rigoureuse [19] qui nous invite à remonter l’histoire culturelle des relations entre les genres dans le but de réfléchir aujourd’hui à des manières alternatives d’habiter la Terre.

29Pour résoudre le problème de l’antagonisme supposé entre les intérêts matériels des classes populaires et la lutte contre la crise climatique, Paul Guillibert propose de remettre au cœur de l’écologie politique les relations de travail et de propriété. Exploiter les vivants [18] vise à participer au débat académique et politique sur ce que serait une approche marxiste des critiques de l’écologie politique (les autres approches se faisant par l’économie ou les techniques, le genre ou le fait colonial). Reprenant le concept marxien de subsomption, l’auteur estime que la subsomption de la nature par le capital se fait par une modification et une réorientation de la nature en faveur du profit. La mise au travail capitaliste de la nature tend ainsi à « appauvrir les milieux par la simplification et la réplication à l’identique des mêmes espèces » (p. 123), ce dont témoigne le système généralisé de la plantation en monoculture. Conceptuellement, une telle approche invite à poser la question délicate d’une « mise au travail » de la nature, objet de la partie centrale de l’ouvrage. L’auteur y défend l’idée que les animaux d’élevage travaillent effectivement. Plus globalement, sous le capitalisme, les vivants font l’expérience d’une dépossession de leur vie générique, expérience dont témoignent leurs formes de résistances à la mise au travail (ainsi en est-il des vaches qui enrayent de façon délibérée les machines à traire). Plus fondamentalement encore, caractéristique du capitalisme contemporain (p. 128), la modification génétique du vivant représente un cas de subsomption totale de la vie. L’ouvrage s’achève sur quelques perspectives en termes de planification démocratique écologiste.

30C’est cette même idée que l’écologie est compatible avec la défense des intérêts des classes populaires qui motive la réédition du Manifeste écosocialiste de Paul Magnette [29]. Il existerait – explique ce socialiste belge et professeur de théorie politique à l’université libre de Bruxelles – une inégalité entre les plus riches et les plus pauvres qui jouerait en défaveur de ces derniers, que ce soit dans les responsabilités de l’augmentation des gaz à effet de serre, dans l’exposition aux nuisances environnementales et dans l’accès aux jouissances associées à un environnement sain. L’essai, qui porte principalement sur les voix stratégiques à privilégier et sur les propositions concrètes et prochainement réalisables, intéressera les acteurs et actrices du monde politique et militant, en plus du public académique. Parmi les propositions, citons la taxation conséquente de l’héritage, le revenu de base inconditionnel, la démocratisation des entreprises ou encore la taxation accrue des plus riches, qui rendrait à son tour possible une rénovation massive des logements, une mobilité durable, une alimentation diversifiée et la régénération de la nature.

31Revenant sur l’hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis qu’il met en perspective avec l’approche biologiste, Sébastien Dutreuil [7] propose un « nouveau récit » pour Gaïa, permettant de comprendre pourquoi elle est importante aujourd’hui pour envisager la crise environnementale. Il s’agit donc de « voir Gaïa comme une nouvelle entité pour les sciences de la Terre et les philosophies de la nature, élaborée par un scientifique entrepreneur au cœur d’une réflexion anthropologique sur la pollution de l’environnement global » (p. 11). L’ambition de l’auteur est ainsi d’analyser les récits existant sur Gaïa, de retracer l’histoire complexe des controverses scientifiques et politiques à son sujet, d’examiner les déplacements scientifiques et philosophiques qu’elle a opérés sur notre façon de penser la vie, la Terre et la nature.

32Rassemblées en un seul ouvrage les huit conférences de Bruno Latour sur le nouveau régime climatique, Face à Gaïa [24], conjuguent épistémologie et sociologie, science et politique. Elles s’affrontent à la question de l’instabilité de la nature et considère cette « puissance d’agir » propre au système Terre de plus en plus palpable aujourd’hui. La référence à l’anthropocène y est également discutée et critiquée quoique l’auteur souligne la nécessité de « rematérialiser notre existence » (p. 278). Cette repolitisation de l’écologie passe enfin par une incursion dans plusieurs territoires en lutte.

33À partir de cet objet singulier qu’est la haie, Léo Magnin propose une approche originale de l’écologisation des mœurs [30], de la transformation de nos manières d’interagir avec l’environnement ainsi que des dynamiques sociales sous-jacentes aux revalorisations contemporaines des haies. L’enquête sur laquelle s’appuie l’ouvrage s’est efforcée de capturer, dans divers espaces sociaux (savant, esthétique, juridique, scientifique, ordinaire, agricole), les requalifications de l’objet « haie ». Elle constitue ainsi une contribution remarquable aux sciences sociales de l’environnement, permettant de mettre en exergue une évolution des manières de sentir, de penser et d’agir dans un contexte marqué par le changement climatique et l’évolution des polices de l’environnement. De la sorte, l’écologisation des mœurs, abordée à partir d’un riche matériau empirique mais également dans sa complexité voire ses contradictions, se voit déployée à travers huit dimensions : temporalités, spatialités, économies, inégalités, savoirs, techniques, politiques et réflexivités.

34Animé d’un souci comparable pour le vivant, Jérôme Gaillardet, dans La Terre habitable [12], propose une « politique de la terre » à partir d’un regard de géochimiste. Il s’agit là encore de nous reconnecter à la terre mais à partir d’un prisme différent : celui de l’exploration de la zone très spécifique que nous habitons, entre ciel et roches. Il est question de « faire parler les fleuves », d’explorer le langage des cycles, de saisir la chorégraphie de « l’habitabilité » et de comprendre que chaque coin du globe est le reflet de la nature entière. La dimension spatiale n’est pas seule explorée mais également l’emboîtement des temporalités à partir de regards pluridisciplinaires.

35Rappelant l’importance prééminente de la sixième extinction de masse sur le changement climatique, Philippe Grandcolas attire notre attention sur La puissance de la biodiversité [15] et nous invite à nous interroger sur ce que nous en percevons vraiment (microbes, organismes « discrets, impalpables » et pourtant indispensables). L’absence de sensibilité et d’intérêt pour cette sixième extinction tiendrait à notre ignorance de la biodiversité. L’auteur défend ainsi une approche de cette dernière fondée sur l’universalisme et une refondation du « partage des avantages liés à la biodiversité » (p. 204).

36La revue Délibérée propose un dossier portant sur « Vivants contre vivant » [43] qui traite également de cette dissonance cognitive face à l’effondrement contemporain du vivant mais à partir d’un prisme juridique plutôt que biologique ou éthique. À travers plusieurs contributions se trouve posée la question de savoir ce que font et peuvent les dispositifs juridiques pour arbitrer les conflits face au vivant que ce soit dans les domaines de la production énergétique hydraulique, de l’exploitation forestière, de l’élevage ou de la consommation de viande. Ces contributions pointent le caractère « chaotique » (p. 6) du droit face à la notion de « vivant » lié à une multiplicité de typologies, d’oscillations conceptuelles et de répartition fluctuante des catégories entre objets et sujets de droit.

37Avec son histoire du Peuple du Larzac [2], Philippe Artières élargit la perspective commune sur le plateau occitan bien connu des militants écologistes voire antimilitaristes, en posant une question intrigante : de quoi le Larzac est-il aujourd’hui le nom ? Tentant d’imaginer une autre manière d’« écrire le Larzac », l’auteur s’appuie sur une histoire à la fois locale, environnementale mais aussi « nomade ». Il identifie et suit les communautés végétales, animales et humaines qui peuplent cette terre afin de montrer en quoi ce pays est un « laboratoire où se sont inventées des vies collectives qui ont fait interagir des humains, des animaux et des végétaux mais aussi des objets et des gestes » (p. 15-16), notamment dans l’industrie du cuir et de la ganterie. De la sorte, ce territoire sort de l’utopie comme de l’hétérotopie pour se dévoiler comme un lieu où, depuis des millénaires, s’y inventent des politiques du vivre-ensemble.

38La religion à l’épreuve de l’écologie [23] reproduit la thèse de doctorat de Bruno Latour, sur l’exégèse et l’ontologie, et permet ainsi de prendre la mesure de l’enracinement de sa pensée dans une méditation sur le religieux. Dense et difficile à l’abord, cet écrit aux références très diversifiées témoigne notamment d’une interrogation du sujet, de la communication et de la crise qui entre naturellement en résonance avec des préoccupations abordées dans les œuvres ultérieures. L’ouvrage s’ouvre par ailleurs sur une série d’entretiens engagés avec Bruno Latour en 2020 par Anne-Sophie Breitwiller et Pierre-Louis Choquet, rejoints par le père Frédéric Louzeau. Ces entretiens donnent un éclairage supplémentaire sur le rapport de B. Latour à la modernité, aux modes d’existence, à l’écologie, à la croyance et au religieux. Consistant en échanges nourris à plusieurs voix, ils livrent un témoignage, en particulier, sur la manière dont s’articule aujourd’hui les rapports entre le religieux et le lien à la terre.

Éthique et santé

39Dans un ouvrage pour le moins intempestif [39], Sergio Sismondo analyse Le management fantôme de la médecine. Par cette expression, il faut entendre l’« étude des activités fantomatiques dans l’industrie pharmaceutique », c’est-à-dire celles des rédacteurs travaillant pour cette dernière et dont les articles sont signés par des chercheurs, des organismes de recherche, des associations de patients. L’auteur met ainsi au jour le processus de publication d’un article et de prescription d’un médicament, étant entendu que médicament et marché pour ce médicament ne sont que les deux faces d’une même pièce. Sont examinés les sites à partir desquels l’industrie pharmaceutique influence les connaissances et l’opinion médicales qu’il s’agisse d’essais cliniques, d’articles pour les revues médicales ou des leaders d’opinion. L’auteur montre ainsi que la science médicale et l’opinion des médecins ne sont pas indépendantes de l’industrie pharmaceutique.

Épistémologie, éthique des sciences et éthique technologique

40Pour ne pas en finir avec la nature est un petit ouvrage courageux du philosophe Patrick Dupouey [6], situé dans une discussion minutieuse des travaux de l’anthropologue et professeur au Collège de France jusqu’en 2019, Philippe Descola, dont l’influence est importante en sciences humaines et sociales, voire en philosophie. Faut-il rappeler que Philippe Descola a été titulaire d’une médaille d’or du CNRS ? Le philosophe reste bien sûr critique envers les liens entre nature et culture. S’il partage le même projet pour sortir des problèmes relatifs à l’environnement, il critique ce qu’il appelle les incohérences du relativisme que cache mal l’auteur de Par-delà nature et culture. Selon le philosophe c’est au contraire un concept solide de nature – non pas considéré comme une source du problème – qui permettra de mener à bien ce projet. Dupouey accorde un grand intérêt aux travaux de Descola, estimant même que « tout philosophe soucieux de méditer sur l’humain – autant dire tout philosophe – devrait prendre de ce travail une connaissance sérieuse » (p. 202). Toutefois, il n’accepte pas la définition du naturalisme tel que le caractérise Descola. En effet, pour le naturalisme, Descola ne trouve comme illustration que « l’épistémologie néo-kantienne » (p. 217), assez confidentielle au regard de la tradition philosophique occidentale. De plus si Descola l’accole aux trois autres modèles, animisme/Achuar d’Amazonie, totémisme/Aborigènes d’Australie et analogisme/ Amérindiens de Mésoamérique, on voit mal quel peuple associer au néokantisme.

41Revendiquant la méthode médiologique telle que l’a formulée Régis Debray, à savoir interroger les processus par lesquels les idées acquièrent le pouvoir d’agir sur le réel, au point de créer les instruments qui le métamorphosent, La Fabrique du futur [5] étudie des objets aussi variés que le drone, le smartphone ou TikTok. Même s’il est volumineux l’ouvrage renvoie rarement à des notes ou d’autres travaux, mais en revanche certains chapitres fournissent des glossaires comme si tout devait être redéfini.

42Les récits du posthumain [27], réunissant des philosophes, des anthropologues, des spécialistes en études littéraires ou en arts et sciences numériques, aborde indirectement le sujet du posthumain par le biais des œuvres littéraires sur le sujet. Il embrasse largement la question avec une partie archéologique, remontant à Teilhard de Chardin, une partie consacrée à l’analyse de récits littéraires ayant le posthumain comme objet, et une troisième donnant la parole aux écrivains et plus largement à des acteurs de la création. On y lira notamment le chapitre d’Annie Hourcade Sciou qui cherche à savoir si les neuro-technologies et ce qui est appelé (p. 88) « moral bioenhancement » (Douglas 2008), peuvent assurer une meilleure maîtrise des émotions et des capacités supérieures de raisonnement moral, voire de sagesse pratique. L’auteure reste très dubitative notamment sur le rôle que ces technologies pourraient jouer sur les émotions. Comment les choisir ? De plus, elle rappelle que les vertus ne sont pas innées, mais acquises.

Questions sociales, questions contemporaines

43Le sociologue Nicolas Duvoux défend dans son ouvrage L’avenir confisqué [8] que l’analyse des inégalités sociales au sein d’une société donnée a tout à gagner à être développée à l’appui de la subjectivité, du « sentiment de l’avenir », en complément d’une approche fondée sur des éléments objectifs. La subjectivité « restitue l’épaisseur temporelle de l’existence humaine, le sentiment de faire face à un implacable destin ou, à l’inverse, de maîtriser son avenir au point de pouvoir prétendre à une inscription dans une très longue durée » (p. 10). Notre capacité à nous projeter dans l’avenir, d’une part, et la manière dont nous percevons ce même avenir, d’autre part, sont socialement marquées. Les inégalités sociales dans le rapport au temps peuvent se mesurer ainsi à l’appui de données subjectives et viennent compléter des connaissances objectives sur le domaine. On sait ainsi démontrer que l’avenir confisqué pour les uns est accaparé par les autres. Le patrimoine économique, culturel, social des classes sociales plus favorisées les dotent d’une capacité à maîtriser cet avenir, tant pour elles-mêmes que pour le collectif, et en ont donc une perception plus positive. Le développement de la philanthropie notamment œuvre en faveur de la construction d’un avenir collectif et social qui leur seront favorables car elles en sont les commanditaires. À l’opposé, les classes sociales moins favorisées, y compris les classes moyennes, ne peuvent posséder cette même maîtrise, laissant la place à une insécurité sociale, une peur de l’avenir et du déclassement.

44L’ouvrage dirigé par Claudia Senik [38] est largement centré sur le moment historique nouveau tragiquement ouvert par l’invasion de l’Ukraine. Quels sont les enjeux révélés par ce conflit, s’agissant par exemple des cibles de guerre et des armes, du rapport aux sanctions internationales, des relations entre la guerre et le soutien de la population civile ? Ces questions et plusieurs autres reconduisent à d’autres moments historiques, à des comparaisons qui s’avèrent très utiles et qui justifient une approche pluridisciplinaire. L’accueil des exilés, la gestion de la Défense, la militarisation de la société et l’attitude de l’Union européenne, entre autres thèmes, donnent matière à une reconsidération du phénomène guerrier dans un spectre très large.

45Recensions de :

46Caroline Guibet Lafaye : 2, 3, 4, 7, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 21, 24, 25, 30, 33, 36, 39, 40, 41, 42, 43.

47Morgana Farinetti : 19.

48Céline Marty : 1, 37.

49Emmanuel Picavet : 10, 23, 28, 35, 38.

50Bernard Reber : 5, 6, 27.

51Cédric Rio : 8, 13, 22, 31, 32.

52Camille Ternier : 9, 18, 20, 26, 29, 34.

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Bibliographie

1. Amiel (Bastien), La Tentation partisane. Engagements intellectuels au sein de la guerre froide. Paris, CNRS Éditions, coll. « Culture et société », 2023.

2. Artières (Philippe), Le peuple du Larzac. Une histoire de crânes, sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis… (2021), Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche / Sciences humaines et sociales », n° 594, 2024.

3. Bocquentin (Fanny), La mort à l’œil nu, Paris, CNRS Éditions, coll. « À l’œil nu », 2023.

4. Corcuff (Philippe) et Marlière (Philippe), Les Tontons flingueurs de la gauche, lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, Paris, Éditions Textuel, coll. « Petite Encyclopédie Critique », 2024.

5. De Biasi (Pierre-Marc) (dir.), La Fabrique du futur, Paris, CNRS Éditions, 2024.

6. Dupouey (Patrick), Pour ne pas en finir avec la nature. Questions d’un philosophe à l’anthropologue Philippe Descola, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2024.

7. Dutreuil (Sébastien), Gaïa, Terre vivante. Histoire d’une nouvelle science de la Terre, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2024.

8. Duvoux (Nicolas), L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, PUF, 2023.

9. Ferreras (Isabelle), Tom (Malleson) et Joel Rogers (dir.), Democratizing the Corporation: The Bicameral Firm and Beyond, London, Verso, coll. « The Real Utopias Project », 2024.

10. Fondu (Guillaume), La naissance du marxisme, Paris, CNRS Éditions, 2024.

11. Gaillard (Claire-Lise), Pas sérieux s’abstenir. Histoire du marché de la rencontre (xixe-xxe siècle), Paris, CNRS Éditions, coll. « Interdépendances », 2024.

12. Gaillardet (Jérôme), La Terre habitable ou l’épopée de la zone critique, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2023.

13. Gillespie (Caëla), Manufacture de l’homme apolitique, Bordeaux, Le Bord de l’eau, coll. « Clair et Net », 2024.

14. Godelier (Maurice) (dir.), La mort et ses au-delà, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2024.

15. Grandcolas (Philippe), La puissance de la biodiversité, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2023.

16. Granger (Christophe) et Rey (Sarah), Introduction à l’histoire des sensibilités, Paris, La Découverte, coll. « Repères », n° 832, 2024.

17. Grave (Jean), La société mourante et l’anarchie (1893), Québec (Canada), Lux éditeur, coll. « Instinct de liberté », 2023.

18. Guillibert (Paul), Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Paris, Éditions Amsterdam, 2023.

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21. Jouanneau (Solenne), Les femmes et les enfants d’abord ? Enquête sur l’ordonnance de protection, Paris, CNRS Éditions, coll. « Interdépendances », 2024.

22. Laborde (Cécile), Philosophie libérale de la religion, traduit de l’anglais par Patrick Savidan, Paris, Raison publique & Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2023.

23. Latour (Bruno), La religion à l’épreuve de l’écologie, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2024.

24. Latour (Bruno), Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche / Essais », n° 581, 2023.

25. Le Bras (Anatole), Aliénés. Une histoire sociale de la folie au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2024.

26. MacKinnon (Catharine A.), Le viol redéfini. Vers l’égalité, contre le consentement, Paris, Flammarion-Climats, 2023.

27. Maftei (Mara Magda), Viart (Dominique) (dir.), Les récits du posthumain, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Perspectives », 2023.

28. Magnette (Paul), L’autre moitié du monde. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 2024.

29. Magnette (Paul), La vie large. Manifeste écosocialiste (2022), Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche / Essais », n° 585, 2024.

30. Magnin (Léo), La vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2024.

31. Perreau (Bruno), Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, Paris, La Découverte, coll. « SH / Terrains philosophiques », 2023.

32. Perroud (Thomas), Services publics et communs. À la recherche du service public coopératif, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Documents », 2023.

33. Pruvost (Geneviève), Quotidien politique (2021), Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche / Sciences humaines et sociales », 2024.

34. Renault (Emmanuel), Abolir l’exploitation, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2023.

35. Rosa (Hartmut), Pourquoi la démocratie a besoin de la religion, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2023.

36. Sangral (Stéphane), L’individuité ou la guerre, Paris, Galilée, coll. « Débats », 2023.

37. Séminaire Etape, Repenser l’État au xxie siècle. Libertaires et pensées critiques, Lyon, Atelier de création libertaire, 2023.

38. Senik (Claudia) (dir.), Un monde en guerre, Paris, La Découverte, 2024.

39. Sismondo (Sergio), Le management fantôme de la médecine. Les mains invisibles de Big Pharma, Paris, ENS Éditions, coll. « Gouvernement en question(s) », 2024.

40. Spurk (Ian), Le désir d’autorité, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2024.

41. Véron (Laélia) avec Aiven (Karine), Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2024.

Numéros de revue :

42. Délibérée, « Parquet : gratter le vernis », n° 21, Paris, La Découverte, 2024.

43. Délibérée, « Vivants contre vivant », n° 20, Paris, La Découverte, 2023.

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Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Guibet Lafaye, Morgana Farinetti, Céline Marty, Emmanuel Picavet, Bernard Reber, Cédric Rio et Camille Ternier, « Bulletin bibliographique de philosophie politique et sociale 2024-2025 »Philosophique, 28 | 2025, 185-202.

Référence électronique

Caroline Guibet Lafaye, Morgana Farinetti, Céline Marty, Emmanuel Picavet, Bernard Reber, Cédric Rio et Camille Ternier, « Bulletin bibliographique de philosophie politique et sociale 2024-2025 »Philosophique [En ligne], 28 | 2025, mis en ligne le 14 février 2025, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosophique/2703 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13b07

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Auteurs

Caroline Guibet Lafaye

CNRS – Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST UMR 5193)

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Morgana Farinetti

Chercheuse indépendante

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Céline Marty

ATER à l’université Paris-Est Créteil – UR 4395 LIS

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UFR 10 et Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS UMR 8103)

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CNRS – Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF UMR 7048)

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Chercheuse postdoctorale/Postdoctoral researcher – Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF UMR 7048) – Institut d’études politiques de Paris

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