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L'imagination artificielle est-elle créatrice ? 

Partie 1 : Les « IA génératives » d’images à la lumière de la philosophie de Kant
Michaël Crevoisier
p. 31-51

Texte intégral

Introduction. Le problème de l’imagination artificielle

  • 1 L’histoire de la production automatique des images trouve son point d’orgue avec la photographie, m (...)
  • 2 Nous utilisons des guillemets autour de l’expression « intelligence artificielle » car bien que cet (...)
  • 3 La version 3 est utilisable depuis octobre 2023 via le moteur de recherche Bing de Microsoft. URL : (...)
  • 4 Voir URL : https://discord.com/invite/midjourney
  • 5 Le code sources est disponible sur GitHub (URL : https://github.com/Stability-AI/generative-models) (...)

1Après les images photographiques et cinématographiques, puis les images de synthèse des effets spéciaux numériques, des films d’animation et des jeux vidéo, des images d’un nouveau genre apparaissent dans l’espace public. Celles-ci sont également produites automatiquement1, mais cette fois-ci à partir d’algorithmes d’« intelligence artificielle générative2 », de sorte que ce n’est plus à partir du paramétrage mécanique ou logiciel d’une machine que l’image est produite, mais en réponse à une requête textuelle formulée en langage naturel et interprétée grâce à un réseau de neurones artificiels capables d’« apprentissage automatique » et fondés sur un grand modèle de langage. Cette technologie de génération d’images s’est notamment fait connaître du public ces dernières années sous les noms commerciaux de DALL-E (développé par la société OpenAI, utilisant le modèle de langage GPT et accessible depuis janvier 20213), Midjourney (de la société du même nom disponible via la plateforme Discord4, depuis juillet 2022) et Stable Diffusion (dont le code source est public et consiste donc, depuis août 2022, en de multiples instances privées ou publiques5). L’écho médiatique dans lequel ces noms ont circulé, au-delà des cercles d’amateurs et de professionnels du secteur de l’infographie, s’est mêlé à celui suscité par l’usage massif et soudain de l’agent conversationnel ChatGPT.

  • 6 URL : https://chatonsky.net/

2La réflexion générale dans laquelle s’inscrit notre propos concerne les usages récents de l’intelligence artificielle, en raison de la grande facilité d’accès et le caractère spectaculaire de ces nouveaux services. Plus spécifiquement, il y a un intérêt philosophique particulier à mettre l’accent sur les algorithmes de génération d’images car ils nous invitent à déplacer la problématisation conceptuelle en direction de « l’imagination artificielle », expression qui, à la différence de « l’intelligence artificielle », a très peu été analysée. Il faut toutefois noter que la principale conceptualisation de l’expression « imagination artificielle » est menée par Gregory Chatonsky à travers un ensemble de publications sur son site Internet impliquant des travaux théoriques et pratiques6. Lors de la séance inaugurale du séminaire de recherche sur l’imagination artificielle de l’ENS Ulm (2017-2019) qu’il a co-organisé, deux références sont mentionnées. Il nous paraît utile de les approfondir afin de rassembler trois moments clés de l’histoire de cette expression. Nous y remarquons les éléments qui nous paraissent centraux pour l’analyse philosophique du problème de l’imagination artificielle telle que nous la mènerons dans cet article.

  • 7 Publié dans la Revue française d’informatique et de recherche opérationnelle, t. 3, n° 3, 1969, p.  (...)

31) La première conceptualisation de l’expression remonte à A. Kaufmann dans « L’imagination artificielle7 », elle désigne un programme qui explore un univers combinatoire afin d’élaborer des assemblages graphiques dont il revient à l’utilisateur de juger s’ils sont originaux et donc pertinents à utiliser.

  • 8 Pierre Lévy, L’idéographie dynamique. Vers une imagination artificielle, Paris, La Découverte, coll (...)
  • 9 Ibid., 163.
  • 10 Ibid., p. 74.
  • 11 Ibid., p. 75
  • 12 Ibid., p. 12

42) Un développement davantage théorisé de l’analyse de ce type de programme se trouve dans un ouvrage de Pierre Lévy, L’idéographie dynamique. Vers une imagination artificielle8 ?. Il part du principe que le raisonnement et donc la production de connaissances relève davantage de l’imagination que de la logique et se demande comment les « intuitions concrètes » tirées de l’expérience et constituant des « signes non linguistiques et non symboliques de la pensée9 » peuvent être mobilisées par un algorithme. Les considérations méthodologiques sont particulièrement intéressantes car elles témoignent d’une problématique proche de notre questionnement, à savoir que « [l]’usage croissant de ces techniques [technologies intellectuelles à support informatique] pourrait contribuer à redéfinir notre appréhension de l’imagination10. » Mais l’auteur fait le choix d’un postulat réductionniste décrivant les fonctions cognitives sur le modèle de l’informatique, de sorte que « l’imagination [est] conforme à son corrélat artificiel11 ». Cela s’explique par le fait que son objectif est pratique, sa théorisation est destinée aux ingénieurs, en vue de la production d’un nouveau type de programme informatique, à savoir « faire de l’image animée une technologie intellectuelle à part entière12 ». Pour notre part, ce n’est pas l’efficacité de ce postulat qui nous intéresse mais son bien-fondé et par là la pertinence de l’expression « imagination artificielle ».

  • 13 G. Chatonsky, « Finitudes de l’imagination artificielle », Espaces, n° 124, 2020, p. 26.
  • 14 Ibid., p. 28.
  • 15 Ce constat peut déjà en lui-même être source de réflexion sur les transformations induites par l’av (...)

53) Le troisième moment correspond donc aux travaux de Chatonsky, essentiellement consacrés aux « IA génératives » d’images. L’intérêt de son approche est d’être à la fois pratique à travers son travail d’artiste, et critique, notamment envers l’idéologie de l’autonomie de l’« IA », au profit d’une conception fondée sur la « finitude relationnelle13 » désignant l’inévitable réflexivité qui accompagne l’analyse des images produites par des « IA génératives » où l’on se demande si les formes que nous y reconnaissons et le sens que nous y trouvons viennent de la machine ou de nous. Cette finitude procède d’une caractéristique fondamentale de cette technologie, à savoir que les images sont produites à partir de la mémoire que nous lui fournissons : « ce qu’on nomme IA n’est aujourd’hui rendu possible que par les données massives qui proviennent de notre activité sur les réseaux sociaux14. » Ce point est essentiel car il montre que la mémoire est l’élément d’articulation entre la faculté humaine d’imagination et la production d’image par les « IA génératives ». Et c’est bien cette articulation qui se trouve principalement en jeu dans notre questionnement. Notre objectif est d’y aboutir par l’analyse conceptuelle afin d’avoir une prise philosophique sur ce constat d’ordre technologique et culturel15.

6Ainsi, du point de vue de l’analyse conceptuelle, la raison pour laquelle il y a un intérêt à interroger l’expression « imagination artificielle » est que dans le corpus de la philosophie moderne et contemporaine, le concept d’imagination, notamment au sein des diverses théories des facultés, est davantage et plus précisément thématisé que celui d’intelligence, et se trouve de plus traversé par une distinction dont l’enjeu correspond directement au problème que pose l’imagination artificielle, à savoir celui de la création. En effet, si l’imagination est la faculté de produire des images mentales, la question est de savoir si ces images sont de simples reproductions et combinaisons d’images perçues (imagination reproductrice) ou si celles-ci peuvent être des créations originales de l’esprit (imagination créatrice).

7Notre propos se concentrera sur l’élaboration kantienne de la distinction entre imaginations reproductrice et créatrice, nous en expliciterons la raison et préciserons au fil de l’exposition en quoi la théorie kantienne de l’imagination transcendantale trace une séparation entre le pouvoir d’imaginer de l’esprit humain et ce dont sont capables les machines algorithmiques. Nous interrogerons ensuite les difficultés que posent cette opposition dès lors qu’est prise en considération l’évolution des techniques de représentation. Dans cette perspective notre objectif sera de réfléchir au fait qu’il serait nécessaire de penser l’effet de l’apparition des « IA génératives » sur la manière d’élaborer le problème philosophique de l’imagination artificielle.

Le rôle kantien de l’imagination : entre représentation et création

Les produits de l’imagination

  • 16 Voir Longin, Du sublime, Paris, Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 1993, xv, 1.
  • 17 Voir la longue note que Jacky Pigeaud consacre à l’histoire du concept de phantasia et le changemen (...)
  • 18 Voir les développements de Pigeaud dans l’introduction : ibid., p. 30.

8Le problème de l’imagination comme faculté créatrice ne commence pas avec Kant, mais appartient à l’histoire longue de la philosophie dont il est possible de retracer les discussions en suivant le fil du concept de phantasia notamment chez les Stoïciens et le Pseudo-Longin. Outre la question de l’origine de ce pouvoir, l’enjeu est aussi celui de la nature de ce qui est créé. L’intérêt du texte que le Pseudo-Longin a consacré au sublime est qu’il situe d’emblée la discussion au point où la difficulté apparaît la plus grande16 : lorsqu’une œuvre (notamment poétique) m’invite à imaginer, la grande image, celle de « la grande expression », du poète sublime, est-elle d’une autre nature que celles banales que sont les souvenirs qui peuplent mes rêveries ? Le Pseudo-Longin utilise le terme phantasia pour marquer une différence cruciale, consistant en particulier à distinguer ce type d’« apparition » d’un simple produit de la mimèsis17. L’enjeu est d’ordre ontologique, il revient à se demander comment l’imagination réussirait à faire être ce qui n’est pas, à donner à voir une forme et à croire en un être, à partir de rien de semblable18. Bien que déplaçant le problème en dehors d’un questionnement de type ontologique, Kant se confronte à une difficulté similaire lorsqu’il interroge notre pouvoir de synthétiser des représentations, c’est-à-dire de reconnaître des objets dans ce qui nous est donné à percevoir. Cette difficulté se formule d’abord dans le cadre des représentations les plus habituelles et existe donc même pour des images d’objets connus. C’est ce que nous verrons dans un premier temps. Mais, le problème de la création se pose surtout dans le cas d’images inédites, touchant à la pratique de l’art, ce que nous aborderons par la suite.

  • 19 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1995, p. 224 (...)
  • 20 Ibid., p. 225-226 (Ak, iii, 135).
  • 21 Cf. Ibid., p. 210.

9Concernant les représentations les plus ordinaires, le rôle de l’imagination chez Kant se comprend ainsi : j’ai bien en moi le concept général de chien, mais en raison de quelle « représentation médiatisante19 », ce concept général permet-il de me figurer l’image d’un chien dans ce que je suis en train de singulièrement percevoir (la diversité sensible qui se présente à ma conscience) et ainsi d’en juger le contenu ? Kant affirme qu’il doit y avoir un « schème […] simple produit de l’imagination20 », en raison duquel la production de cette image du chien que je perçois est possible. Ce moment bien connu de la Critique de la raison pure, celui de l’exposition « du schématisme des concepts purs de l’entendement » qui ouvre le premier chapitre de l’Analytique des principes, est crucial dans la mesure où il permet de comprendre en quoi l’imagination n’est pas réductible à un mécanisme d’associations d’idées21. Ce n’est pas par la combinaison des images que nous aurions en mémoire, en reproduisant dans notre esprit des impressions sensibles passées, que peut être expliquée la synthèse des représentations, car de telles combinaisons ne sauraient jamais épouser l’infinie diversité des manières dont l’objet peut se présenter à moi, à chaque fois singulièrement, ni surtout me permettre de le reconnaître dans le mouvement à travers lequel il m’apparaît. L’image combinée est trop grossière, trop statique, il faut la plasticité et la mobilité d’un schème pour que le concept s’ajuste à l’intuition sensible et qu’à partir de cet ajustement une image reconnaissable puisse être produite. Cette image, relative à l’opération de schématisation est en ce sens nouvelle, car adaptée à la singularité du phénomène, elle est le produit d’une synthèse ayant pour condition a priori la schématisation et non le résultat d’une combinaison. C’est le sens que Kant donne à l’imagination qu’il appelle « productive » et qu’il distingue donc de l’imagination reproductive des empiristes, fondée sur la seule répétition.

  • 22 Les progrès réalisés en matière d’« intelligence artificielle » en général dépendent de l'augmentat (...)

10Une autre manière de marquer cette distinction est d’insister sur le fait que l’imagination productive est une synthèse, et non un assemblage, de sorte que l’image produite n’est pas déductible directement du schème mais implique l’apport de données sensibles pour se singulariser, alors que l’imagination reproductive est d’ordre analytique, de sorte que les images possibles peuvent se déduire a priori de la combinatoire des impressions sensibles mémorisées. Ce point est important car c’est entre ces deux conceptions de l’imagination, synthétique et analytique, que se détermine le problème de la « création ». Si « créer » signifie produire quelque chose de nouveau, c’est-à-dire d’inexistant auparavant, faut-il comprendre cette inexistence en fait ou en droit, comme ne correspondant à aucun objet actuel ou passé, ou comme à aucun objet possible ? L’imagination analytique est fondée sur une logique combinatoire, de sorte que ce qu’il est possible de créer dépend de ce qui est déjà là, la nouveauté est donc relative ; l’imagination synthétique de Kant intègre l’apport des données sensibles, de sorte que l’image produite est, dans une certaine mesure, inédite et irréductible aux images ayant déjà été produites et constitutives du schème : le chien que je vois, même si je le reconnais en tant que chien, et même s’il s’agit d’un chien que j’ai déjà vu, m’apparaît selon une perception singulière, c’est-à-dire inédite. Seulement, cette différence de fond semble en réalité assez faible car d’un point de vue psychologique, l’habitude que j’ai de voir des chiens réduit considérablement le caractère inédit de l’image produite, et d’autre part, d’un point de vue analytique, la quantité d’images de chiens que je me suis déjà représentées implique des possibilités combinatoires telles qu’à la limite celles-ci paraissent inépuisables. D’un côté l’habitude érode la puissance de nouveauté de la synthèse, de l’autre la combinatoire des images donne l’illusion de possibilités infinies22. En ce sens, entre production et reproduction, la différence n’aurait de sens qu’au point de vue théorique ; en pratique, la puissance combinatoire d’un algorithme de génération d’images entraîné à partir d’une base de données contenant des milliards d’images et prenant en considération autant de paramètres, donne l’impression de pouvoir produire autant d’images que notre discernement nous permet de nous représenter le monde.

  • 23 Nous employons ce concept en suivant l’analyse proposée par Elena Partene, « Le transcendantal et l (...)
  • 24 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 9.

11Or, il faut ajouter dans un second temps, et c’est là le point crucial pour saisir la portée transcendantale de cette faculté chez Kant, que l’analyse de l’imagination ne se réduit pas au problème de la synthèse des jugements les plus communs, consistant à reconnaître des objets. Kant distingue les jugements de connaissance et les jugements de réflexion qui correspondent à l’expérience de l’inobjectivable23. C’est parce qu’imaginer ne consiste pas seulement à produire des schèmes afin qu’une sensation s’accorde avec un concept ; l’acte d’imaginer commence plus fondamentalement par l’appréhension du sensible, l’accueil du donné dans sa diversité et sa richesse. En ce sens, et à la limite, il y a de l’imagination sans image, ou plutôt sans image spécifiée, et dans ces cas l’effet de l’imagination n’est pas la reconnaissance de ce qui se trouve là devant nous, mais au contraire, dans l’impossibilité d’une telle reconnaissance, cet effet réside dans le plaisir de faire l’expérience de sensations dont les relations et les mouvements nous apparaissent sans règles et pourtant selon une forme délimitée. Autrement dit : j’imagine que ce que je ressens procède bien d’un quelque chose dont je suis en train de faire l’expérience, mais ce quelque chose est irréductible à toute identification, à tout concept. Cette expérience à la fois esthétique car procédant de sensations, et pourtant sans objet identifiable, irréductible à telle sensation correspond à ce Kant appelle le sentiment du beau. L’important pour notre discussion de cette définition du beau comme « sans concept24 », tient moins au problème du principe a priori du jugement de goût que cherche à résoudre Kant dans ces pages, que dans la mise au jour d’une autre articulation des facultés qui n’est donc pas le schématisme, mais « le libre jeu des facultés », impliquant une autre activité de l’imagination car dans lequel l’imagination se présente comme un pouvoir indépendant de l’entendement, c’est-à-dire à même de produire des représentations libres de toute détermination venant de l’entendement. C’est ici que se joue la caractérisation de l’imagination créatrice et l’irréductibilité de son fonctionnement au regard de celui des algorithmes de génération d’image.

La liberté de l’imagination

12L’analyse des jugements esthétiques menée par Kant met en évidence la liberté de l’imagination, fondement de son caractère créateur. Mais pour le comprendre il faut préciser d’une part en quoi cette liberté est nécessaire en général (et non seulement pour que le sentiment du beau soit possible), et d’autre part en quoi elle se trouve au principe non seulement du jugement de goût, mais bien de l’acte de création artistique.

  • 25 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 195 (Ak, iv, 91).
  • 26 Zaki Beydoun, « Le problème du schématisme transcendantal : son rôle dans l’évolution de la théorie (...)

13Pour comprendre la raison de cette liberté, il faut remonter à une difficulté propre à la question du rôle de l’imagination chez Kant et qui tient à la lecture de la Critique de la raison pure, selon qu’on mette davantage l’accent sur la première ou la seconde édition. Ce point est connu, mais il est utile pour notre propos d’en rappeler un élément qui concerne le pouvoir de synthèse de l’imagination. Dans la première édition, Kant expose une série de trois synthèses dont l’enchaînement doit être nécessaire pour que l’expérience en général soit possible, et dont la deuxième, « la synthèse de la reproduction dans l’imagination » désigne le pouvoir transcendantal de l’imagination reproductrice en raison duquel ce qui est sensiblement appréhendé reste disponible à l’esprit, par reproduction donc, de sorte qu’une reconnaissance par concept soit possible. Or, ce pouvoir de l’imagination a lieu sans l’action de l’entendement, comme si une activité de synthèse procédant des seuls pouvoirs de la sensibilité et de l’imagination était possible, comme si je pouvais avoir une expérience sans que celle-ci ne soit réglée par les catégories de l’entendement. En tant qu’intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement, l’imagination apparaît centrale, « un pouvoir fondamental de l’âme humaine, qui sert a priori de fondement à toute connaissance25 ». Mais, on comprend également que la synthèse en question doit non seulement être celle de l’objet mais aussi celle du sujet car sans unité le sujet ne pourrait pas faire d’expérience : il doit se représenter lui-même comme un même sujet concomitamment au fait que l’objet qu’il se représente apparaisse comme un même objet. Or, du point de vue de cette corrélation, c’est bien selon une opération de schématisation que la synthèse a lieu, impliquant donc l’activité de l’entendement. Il y a donc une « tension26 » entre une synthèse de l’imagination par elle-même et une synthèse relative à l’activité de l’entendement. Dans la deuxième édition, Kant résout ce problème en indexant toute représentation sur l’activité de l’entendement. Le titre du §20 le résume : « Toutes les intuitions sensibles sont soumises aux catégories comme constituant les conditions qui seules permettent d’en rassembler le divers dans une conscience ». Dès lors, l’imagination n’est plus présentée comme un pouvoir de synthèse et se trouve subordonnée dans son activité de production de schèmes et d’images à l’acte de synthèse des représentations déterminé par l’entendement.

  • 27 « La régularité, qui conduit au concept d’un objet, est assurément la condition indispensable (cond (...)
  • 28 Ibid., p. 223 (Ak, v, 243).
  • 29 Ibid.

14Un apport de la Critique de la faculté de juger est qu’en prenant en considération les représentations sans concepts, Kant interroge un type d’expérience extérieur au champ des connaissances possibles, là où l’entendement n’est pas déterminant dans la synthèse du jugement, ce qui relance la réflexion sur le rôle synthétique de l’imagination. Kant distingue alors une représentation d’objet par concept et une représentation d’objet sans concept où à l’inverse « l’entendement est au service de l’imagination27 ». L’entendement ne détermine pas le jugement, mais pour ainsi dire propose des concepts de sorte qu’on cherche continument à identifier la source du sentiment que nous éprouvons, par exemple telle couleur ou telle figure, que nous prenons plaisir à cette recherche, que nous restons attentifs à ce dont nous sommes en train de faire l’expérience, amenant ainsi notre imagination à appréhender davantage de matière sensible, explorant les détails et les relations qui composent ce que nous percevons. Kant théorise ce qui en l’espèce favorise ce jeu des facultés, évoquant notamment les « jardins d’agréments » en opposant aux formes régulières peu propice à un tel jeu, le « goût anglais en matière de jardins, le goût baroque dans le domaine des meubles, qui […] à travers cet affranchissement de toute contrainte appuyée sur des règles, font surgir l’occasion même en laquelle le goût peut montrer, dans les productions de l’imagination, sa plus grande perfection28. » Ce qui importe, c’est donc le divers, un divers qui s’apprécie dans le fait même qu’il échappe à une mise en règle par l’entendement, comme les paysages de Sumatra dont la nature est « surabondante de diversité29 ».

  • 30 « Si donc, dans le jugement de goût, l’imagination doit être considérée dans sa liberté, elle sera (...)
  • 31 Ibid., p. 224 (Ak, v, 243).

15L’enjeu de ces exemples est de révéler des représentations qui ne sont possibles qu’en raison de la liberté de l’imagination. Car il faut que l’imagination soit libre pour pouvoir donner forme au divers en tant que divers, c’est-à-dire une forme qui nous laisse apprécier la diversité en tant que telle, et non telle que réglée, déterminée selon une régularité conceptuelle. Et c’est bien dans ces cas là que l’imagination se révèle réflexivement productrice de formes, ou plus directement encore « créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles30 ». À la limite, ces représentations sans concepts sont presque sans objet, de pures « fantaisies » dans lesquelles l’imagination « s’abandonne à ses productions31 », hallucine des objets dans les nuages, ou tout simplement prend plaisir au mouvement inassignable d’une flamme dansante, à l’écoulement turbulent d’un ruisseau.

  • 32 Pour être plus précis, il faudrait distinguer deux types d’algorithme distincts : les modèles de di (...)
  • 33 L’effet spectaculaire de ces performances appliquées à la génération de visages humains a notamment (...)

16La génération infographique d’images représentant du feu ou de l’eau a toujours été un défi technique, en raison du caractère mouvant et difficilement prédictible des formes qui représentent ces types d’objets. Deux solutions principales ont existé, la première consistant à produire de manière procédurale, c’est-à-dire à partir d’une équation mathématique, une géométrie et des textures aléatoires (du « bruit »), mais suffisamment déterminées pour donner l’illusion des formes souhaitées. Une seconde, demandant une puissance de calcul plus importante, s’appuie sur les lois de la physique, encodées dans un algorithme de simulation visant à reproduire les forces et le comportement des matériaux. Mais avec les « IA génératives », une troisième solution apparaît, suivant un nouveau principe, propre à ce type d’algorithme consistant ni à faire illusion, ni à simuler, mais, comme expliqué précédemment, à prédire les pixels attendus grâce à un calcul de probabilité fondé sur le modèle statistique constitué par l’entraînement de l’algorithme. C’est cet entraînement qui est intéressant pour notre propos car il consiste pour l’algorithme à essayer de reproduire par essais et erreurs une image donnée à partir d’aucune autre, par simple combinatoire aléatoire de pixels32. Bien évidemment, au départ les résultats sont infructueux, mais la puissance de calcul aidant, le nombre de tentatives peut être suffisant pour atteindre par essais et erreurs un taux de ressemblance confondant33. Alors, l’algorithme associe le paramétrage permettant d’atteindre cette ressemblance au mot-clé correspondant, par exemple « flamme », et poursuit son entraînement avec un autre lot d’images. Ce n’est là qu’une exposition simplifiée mais qui permet de saisir le principe, et de se rendre compte qu’il y a bien une sorte de liberté de l’algorithme dans ce moment de l’entraînement fondé sur l’aléa combinatoire.

  • 34 Ce déterminisme doit être précisé car à la différence d’autres types d’algorithmes, le résultat n’e (...)

17D’autre part, dans le cas des « IA génératives » actuelles, dont le point de départ est un « prompt », une requête en langage naturel, cet aléa intervient à un second moment, lorsqu’il s’agit d’interpréter le prompt. Les mots-clés (ou plus précisément les « tokens », c’est-à-dire les éléments du prompt signifiants pour l’algorithme) utilisés renvoient directement à un paramétrage donné – en ce sens les modèles de langage sont déterministes34. En ajoutant du bruit, c’est-à-dire des valeurs aléatoires au vecteur latent qui détermine le lieu qu’atteint le prompt dans l’espace latent des images possibles, ce lieu perd en précision et devient une zone à partir de laquelle plusieurs images différentes peuvent être générées (ce qui est généralement proposé par défaut dans l’usage de ces algorithmes). Or il faut bien voir ici qu’il n’est pas certain que toutes les images possibles dans cette zone soient atteignables par un prompt, du fait qu’il s’agit d’états de transformation. Cette zone doit être comprise comme un champ d’images potentielles plutôt qu’une somme d’images données, car il n’y a pas seulement des images, mais aussi leurs interpolations possibles (la transition continue d’une image à l’autre comme autant d’images intermédiaires). En ce sens, c’est bien dans cette marge de liberté de la génération d’image que rend possible l’ajout de bruit, que se joue l’exploration de l’espace latent en direction d’images irréductibles à ce que l’usage de concepts dans le prompt peut atteindre. Je peux bien écrire « petite flamme bleu nuit dansant dans une brise légère », la nuance de bleu et la forme de la flamme de l’image obtenue sera toujours plus singulière que ce que les termes utilisés indiquent, et cela non seulement en raison des images à partir desquelles l’algorithme a été entraîné, mais surtout parce que l’image qu’il va produire correspond à un point de transformation entre plusieurs images. Autrement dit, d’un côté l’image produite n’est pas sans concept, car le vecteur latent correspondant au prompt est bien orienté selon des concepts, c’est-à-dire des unités signifiantes discrètes, mais, d’un autre côté, l’aléa, le bruit, impliqué dans la structuration de cette orientation (lors de l’entraînement) et celui injecté dans la détermination des valeurs du vecteur (lors de l’interprétation du prompt) a pour conséquence que le résultat obtenu n’est pas déterminé (au sens kantien) par un concept mais consiste bien en la production d’une forme nouvelle, c’est-à-dire différente que celles présentes dans le jeu de donnée d’entraînement. En ce sens, « l’imagination artificielle » n’est pas seulement reproductrice car elle possède une marge de liberté qui s’apparente à une variation aléatoire. Et si celle-ci ne relève donc pas d’un pouvoir d’invention procédant d’une volonté libre, elle consiste néanmoins en une exploration de formes possibles et possiblement inédites. Une variation n’est pas une création, bien entendu, mais si la forme obtenue est bien nouvelle, alors il pourrait rester pertinent de parler de production plutôt que de reproduction.

  • 35 « [L]e goût […] est la discipline du génie » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p (...)
  • 36 « [Le] pouvoir d'appréhender le jeu si fugace de l'imagination et le synthétiser dans un concept » (...)
  • 37 Jean-Paul Larthomas, « le paradoxe de l’idée esthétique » dans M. Frank, J.-P. Larthomas et A. Phil (...)
  • 38 « Le génie présuppose un concept déterminé du produit envisagé comme fin, par conséquent il suppose (...)
  • 39 Ibid., p. 301 (Ak, v, 314).

18Cependant, le texte kantien appelle un approfondissement car, si la fantaisie de l’imagination en révèle la liberté, elle n’en est pas le lieu d’effectivité. En effet, en tant que la liberté de l’imagination est effectivement création, il faut encore comprendre ce en quoi consiste l’acte créateur. Kant l’analyse dans les paragraphes bien connus de la théorie du génie. Le goût, c’est-à-dire le pouvoir d’apprécier le libre jeu des facultés, reste bien au principe d’un tel acte35, mais Kant précise qu’il ne suffit pas car le génie doit encore réussir à en faire quelque chose de ce jeu, c’est-à-dire à l’exprimer en cette forme sensible déterminée qu’est l’œuvre d’art36. S’agit-il d’une « re-composition du matériau de la sensation37 » ? Est-ce le résultat d’une simple variation de la relation entre les sensations, suivant leur jeu possible ressenti dans l’exercice du jugement de goût ? En un sens, cela ne peut être que cela puisque dans le fond une forme sensible n’est jamais qu’un ensemble de sensations reliées entre elles, mais Kant complète ce point par un autre, plus proche du travail de l’artiste. L’artiste ne fait pas que combiner des sensations, il cherche également à exprimer une Idée qu’il se donne comme fin. Mais cette fin, si sa détermination conceptuelle est présupposée par le génie qui pense pouvoir l’atteindre, n’en est pas moins inconcevable tant qu’elle ne sera pas atteinte, de sorte que sa détermination n’existe pas encore. Or, comment faut-il en comprendre le statut ? Encore indéterminée mais devant pouvoir être déterminable, car sinon il n’y aurait pas de sens à chercher à créer, le concept de l’artiste n’est pas latent au sens où il serait déjà là mais encore inexploré, la détermination du concept reste à venir, reste à imaginer, mais ce concept se trouve déjà contenu dans l’Idée esthétique que l’artiste désire exprimer. Toutefois, le problème n’est pas pour autant résolu car d’où vient cette « Idée esthétique » et que désigne-t-elle ? Elle vient de l’imagination précise Kant, et plus précisément, elle implique « une représentation (bien qu’indéterminée) de la matière38. » Ainsi, exprimer cette Idée en créant une œuvre consiste à imaginer une forme nouvelle non pas à partir de rien ou d’une combinatoire de concepts, mais en étant attentif à ce qui, de la matière, reste inobjectivable. C’est cette représentation indéterminée de la matière qui est à la source de la création, l’Idée esthétique désignant l’appréhension de cette matière par le génie. En ce sens, l’Idée esthétique représente « une autre nature » que celle représentée par l’entendement, une nature « retravaillée » par la « liberté » de « l'imagination créatrice39 ».

  • 40 Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1953, p. (...)
  • 41 Ibid., p. 153.
  • 42 Ibid., p. 197. Cela s’inscrit dans l’idée selon laquelle « Le jugement de connaissance de l'étant t (...)

19Cette appréhension du contenu indéterminable de nos représentations sensibles serait donc le pouvoir propre à l’imagination créatrice, acte au principe de la création, nécessitant encore la réalisation de l’œuvre, mais permettant d’en donner l’intuition. Cet acte d’imagination ne consiste donc pas en la production d’une image empirique mais en ce que Heidegger lisant Kant appelle une « vue transcendantale40 », c’est-à-dire l’horizon transcendant délimitant le champ des modes d’apparition possibles41, ou ce qu’il appelle encore une « compréhension de l'être42 » à partir de laquelle se forme l'image (représentée dans le concept). Sans qu’il soit nécessaire de suivre Heidegger dans son ambition de réactiver la question de l’être à travers et au-delà de Kant, cette idée selon laquelle imaginer ne consiste pas seulement à former une image, mais à comprendre, à appréhender l’être, c’est-à-dire ce pourquoi il y a expérience possible, permet de saisir la distinction décisive entre imagination empirique (reproductrice) et imagination transcendantale. Et dans notre perspective, il s’agit donc de comprendre que l’imagination transcendantale fournit une vue sur la part inobjectivable de la matière.

La matière de l’imagination

20En dernier lieu, afin de compléter l’exposition, il nous reste à préciser le sens à donner à cette idée selon laquelle l’imagination créatrice serait affaire d’un certain rapport à la matière, d’une vue sur la riche matière de la sensibilité.

  • 43 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 296 (Ak, v, 310).

21Dans sa définition du génie, Kant affirme que ses créations « procurent une riche matière aux produits des beaux-arts ; l'élaboration de cette matière et la forme exigent un talent façonné par l'école43. » Nous comprenons que la création artistique est donc non seulement création d’une forme mais aussi d’une matière, et c’est important car cela permet de sortir d’une analyse mettant l’accent sur les seules dimensions spirituelle et talentueuse de l’artiste inspiré et élu. L’imagination de l’artiste réside aussi dans son rapport à la matière sensible, sa capacité à sentir ce qu’elle recèle d’inobjectivable et à l’introduire dans ses œuvres de telle sorte que par leur forme, celles-ci procurent des expériences esthétiques dont le contenu véhicule cette part inobjectivable de la matière.

22Mais d’où vient ce rapport à la richesse de la matière sensible dont est capable le génie ? En traversant l’analyse des jugements de goût, nous avons vu que ce rapport s’explique par le libre jeu des facultés propre à l’expérience du beau, mais nous pouvons encore préciser ce point. C’est parce que dans ce type d’expérience l’imagination appréhende immédiatement la matière sensible que celle-ci apparaît dans sa richesse et que la création est possible. Bien entendu, chez Kant, la sensibilité implique une finitude de la réception de cette matière, selon les formes a priori du temps et de l’espace qui conditionnent nos expériences possibles, mais cela n’enlève rien à l’infinie diversité de cette matière qui en caractérise donc la richesse. Or, c’est là un point sur lequel s’opposent l’imagination créatrice et « l’imagination artificielle ».

  • 44 Sur cette expression, voir Emily M. Bender, Tomnit Gebru, Anfelina McMillan-Major, et al., « On the (...)

23En effet, les algorithmes qui sont capables de génération d’images, ne le peuvent qu’à partir d’un entraînement ayant pour matériau de base des données déjà identifiées (de la même manière que les algorithmes d’« apprentissage profond » capables de reconnaître un objet dans une image, en donnant ainsi l’impression de pouvoir schématiser). Autrement dit, ces algorithmes ne s’entraînent pas à partir des data sensibles comprises au sens kantien, c’est-à-dire comme pur divers, mais à partir de données déjà identifiées, c’est-à-dire des images comportant des métadonnées indiquant ce qu’elles représentent. La prouesse des algorithmes de génération d’image est de pouvoir analyser puis recombiner ces images à partir d’éléments (des images de quelques pixels) qui de l’extérieur paraissent asignifiants mais qui de l’intérieur de l’algorithme, une fois entraîné et auto-paramétrés, servent de données de base pour la combinatoire. Donc, d’une part, ces éléments ne sont pas du pur divers, mais bien relatifs à un certain ordre de fonctionnement de l’algorithme, et d’autre part, cet ordre a été déterminé par un entraînement sur des données indexées (il s’agit d’un « apprentissage » plus ou moins « supervisé »). Par conséquent, de même qu’un agent conversationnel dit d’« intelligence artificielle » comme ChatGPT ne comprend pas ce qu’il écrit et n’élabore donc pas ses phrases à partir d’un rapport à la matière linguistique, il n’est qu’un « perroquet stochastique44 », un algorithme de génération d’images n’a pas de rapport à la matière sensible, mais ne produit qu’une combinatoire d’éléments discrets déterminés en amont, il n’est que ce qu’on pourrait appeler un combineur de pixel.

Les médiations techniques dans le fonctionnement de l’imagination

Kant à la lumière de l’évolution technologique

  • 45 Sur ce point, la philosophie de Simondon est cruciale. Tout son effort consiste à opérer une réform (...)

24Arrivés à ce point de l’analyse des « IA génératives » à la lumière des distinctions kantiennes, nous concluons donc que si ces algorithmes « imaginent », ce n’est qu’au sens faible : d’une part parce qu’il ne s’agit que d’une imagination d’ordre analytique dont le fonctionnement procède d’une combinatoire (bien que raffinée par le système d’interpolation constituant l’espace latent du champ d’images possibles) donnant l’illusion d’une création d’images grâce à l’ajout d’aléa dans leur génération, et d’autre part parce que la production de ces images procède non pas d’un acte créateur visant à exprimer une Idée, mais de la détermination probabiliste de l’image attendue à partir d’un modèle statistique fondé sur un jeu de données d’images préalablement indexées. Cependant, jusqu’ici notre analyse partait du principe méthodologique selon lequel ce serait à Kant d’éclairer les « IA génératives » comme si, en retour, Kant n’en paraîtrait pas modifié. Or, il n’est pas certain que la philosophie prenant en considération les évolutions technologiques puisse en rester indemne45.

  • 46 E. Kant, Critique de faculté de juger, op. cit., p. 232 (Ak, v, 250).
  • 47 Ibid., p. 254 (Ak, v, 270).

25L’enjeu n’est pas de déterminer ce que Kant aurait manqué, mais plutôt de repérer dans les textes des voies d’analyse qu’il n’a pas approfondies et que le problème de l’imagination artificielle tel qu’il se pose à nous aujourd’hui invite à investir. Une phrase nous servira de point de départ : « Les télescopes nous ont donné une riche matière46 ». Dans ce passage, Kant est en train de définir le sublime mathématique et se demande si la nature peut fournir l’objet d’une telle expérience. Il le juge impossible car il faudrait un objet incommensurablement grand, c’est-à-dire un objet relativement auprès duquel tout autre objet paraîtrait petit. Or, l’usage du télescope le permet, ou plutôt, l’observation que rend possible le télescope (et inversement le microscope) modifie notre rapport au ciel car en nous donnant à voir nouvellement (d’un « autre point de vue » dit Kant) la richesse de ce que contient le ciel, alors tous les autres objets connus paraissent infiniment petits. Cette phrase est particulièrement intéressante pour deux raisons : premièrement elle ouvre la réflexion à un perspectivisme puisque l’impression sensible devient une question de point de vue, et deuxièmement, ce perspectivisme se comprend relativement à l’évolution des techniques puisqu’ici le passage d’un point de vue à un autre s’explique par la modification de la perception du fait de son caractère instrumenté. Autrement dit, l’accès à la richesse de la matière devrait se comprendre non seulement à partir du fait d’être capable d’être attentif aux phénomènes, « à la manière des poètes47 », par le truchement du regard original du génie, mais aussi relativement aux instruments d’observation disponibles, c’est-à-dire d’un certain état historique de l’évolution des techniques. Bien entendu, il serait forcé de relire Kant à partir de cette seule phrase, mais étant donné le problème qui nous intéresse, cette phrase nous donne à prolonger la réflexion en direction d’une prise en considération des conditions techniques de la possibilité de l’expérience, afin d’en interroger les conséquences sur l’analyse de la faculté d’imaginer.

  • 48 C’est dans un second article consacré à cette question « l’imagination artificielle est-elle créatr (...)
  • 49 Plus encore, non seulement l’enjeu critique de notre questionnement est très certainement celui d’u (...)
  • 50 Nous trouvons déjà dans la Critique de la faculté de juger l’idée d’une « extension de notre imagin (...)
  • 51 Friedrich von Schiller, Du sublime, trad. de l'allemand par Adrien Régnier, Paris, Sulliver, 1997, (...)
  • 52 Remarquons que nous trouvons déjà chez Kant l’idée d’une telle éducation, lorsqu’il indique que les (...)
  • 53 Il n’est pas simple d’aborder le problème de l’imagination (ou de l’intelligence) artificielle sans (...)

26Notre objectif n’est pas de mener cette analyse mais seulement d’en baliser la voie48. Dans ce but, il nous faut ajouter un second point. Nous rejoignons tout à fait l’idée énoncée par Yuk Hui selon laquelle l’enjeu de la réflexion sur le problème de l’imagination artificielle réside non seulement dans la prise en considération de la dimension technique de l’expérience esthétique, mais aussi dans l’éducation envers les nouvelles expériences esthétiques que l’évolution des techniques rend possible49. En ce sens, la lecture de Kant par Schiller apparaît décisive puisqu’il s’agit alors de comprendre que la richesse de la matière esthétique relève aussi d’un apprentissage. C’est dans le cas de l’expérience du sublime que ce point apparaît saillant car dans une telle expérience l’imagination est débordée par le sensible, ce qui arrive au sujet dépasse ce qu’il peut appréhender. Mais, précisément, Schiller montre que cette capacité d’appréhension est affaire d’apprentissage, qu’une certaine habituation à l’immensité et à la violence des phénomènes naturels, soit directement ou, plus efficacement encore, via des représentations artistiques, permet d’apprendre à en supporter l’effet sur notre esprit, de sorte que notre imagination s’en trouve élargie50 dans son pouvoir d’appréhension51. Il y a donc une éducation esthétique, dont la finalité est d’ordre moral, mais qui passe par un travail sur la faculté d’imagination, entendue au sens kantien52. Dit autrement, ce qui nous paraît particulièrement important ici est cette idée selon laquelle l’imagination pourrait être entraînée afin de pouvoir davantage appréhender la richesse de la matière sensible. Car il s’agirait alors de se demander dans quelle mesure un tel « entraînement », et nous utilisons ce terme à dessein (il n’apparaît pas chez Schiller), est comparable avec l’entraînement des « IA génératives ». Dans les deux cas, la conséquence est un gain dans la capacité à former davantage d’images en prenant en considération une plus grande diversité de matière sensible, mais le but reste distinct puisque pour Schiller il s’agit d’éduquer à des fins morales, c’est-à-dire de faire en sorte que l’esthétique soit un moyen pour l’homme de prendre conscience de sa nature suprasensible. Mais en quoi ce but éducatif détermine-t-il l’entraînement de l’imagination ? L’extension de l’imagination en est une étape, mais ne peut-elle pas être comprise indépendamment de ce but ? Et si oui, n’y a-t-il pas le risque d’enfermer la réflexion dans l’idée stérile d’une compétition entre les hommes et les machines53, comme s’il y avait un sens à penser l’un indépendamment, ou simplement extérieurement, à l’autre ?

Reconsidérations méthodologiques en vue d’une pensée de la relation entre les imaginations

27En posant ces questions, nous cherchons à montrer qu’avec les prises en considération de ces aspects (de conditions techniques et d’apprentissage) dans l’analyse de l’imagination, l’opposition kantienne entre imagination empirique et imagination transcendantale apparaît moins stricte. Une brèche s’ouvre dans l’imagination transcendantale du fait que l’expérience esthétique paraît ne plus être tout à fait immédiate, que même dans le cas de jugements purement esthétiques, comme le sont ceux du beau et du sublime, des médiations techniques sont à l’œuvre. L’enjeu n’est pas de mettre Kant en défaut, mais encore une fois, à la lumière du problème de l’imagination artificielle, de mettre l’accent sur ce qui nous invite à prolonger la réflexion en direction d’une conception de l’imagination moins purement transcendantale que nous le promet Kant. Ainsi, dans cette direction et dit dans les termes que nous avons établis, il s’agirait donc d’interroger ce que l’évolution des techniques fait à la manière dont notre imagination doit s’entraîner à appréhender la riche matière sensible pour pouvoir faire l’expérience du sublime.

  • 54 Cf. Théodora Domenech, « Expérience esthétique en milieu numérique », Sociétés & Représentations, v (...)

28Ainsi, en quoi notre milieu technique actuel aurait-il un effet sur le fonctionnement de notre imagination ou, plus généralement, de notre esprit ? Aujourd’hui, le milieu technique à travers lequel se constitue notre rapport aux phénomènes est caractérisé par une consommation en très grand nombre d'images nécessitant de notre part l'habitude d'une indexation de nos perceptions permettant de sélectionner et sans laquelle nous nous retrouverions noyés. Cela n’est pas sans conséquences sur le contenu de notre mémoire et la structuration de notre perception54. Or, dans la perspective qui est la nôtre, une telle affirmation nécessiterait davantage de précautions méthodologiques car nous risquons ici de décalquer l’analyse de la modification du fonctionnement de l’imagination empirique, sur la détermination du fonctionnement transcendantal de l’esprit, ce qui annulerait par une pétition de principe le sens même de notre questionnement (car ruinerait la distinction kantienne entre l’empirique et le transcendantal à partir de laquelle nous interrogeons l’expression « imagination artificielle »). Cependant, la direction de notre réflexion implique que cette précaution méthodologique n’empêche plus d’interroger la relation entre l’empirique et le transcendantal, entre l’effet de l’évolution du milieu technique sur le fonctionnement de l’imagination empirique et ce que doit être le pouvoir de l’imagination pour que l’expérience soit possible.

  • 55 C’est dans une optique similaire que Derrida mène son commentaire de la Critique de la faculté de j (...)

29En ce sens, le problème de l’imagination artificielle concerne non seulement le conditionnement technique du fonctionnement de l’imagination, mais aussi la modification de l’imagination transcendantale. L’effet des nouvelles technologies d’infographie nous invite à nous demander : d’où vient l’imagination ? Et d’insister sur cette question au point de relire Kant et d’y trouver des éléments de complication en raison desquels le conditionnement technique n’apparaît plus extérieur à l’analyse transcendantale55. Ainsi, en évitant de nous en tenir à l’idée d’une différence oppositionnelle, nous devrions pouvoir sortir de l’écueil d’une conception de l’imagination artificielle qui serait comprise dans son opposition à une imagination naturelle (recoupant donc l’opposition entre reproductrice et créatrice). L’intérêt est double car de cette manière il est possible d’éviter d’appréhender le problème avec ce regard d’ordre mythologique consistant à voir dans la machine un double de l’homme et dans l’imagination artificielle une copie de notre imagination, comme si le progrès technologique impliquait une telle concurrence, comme s’il s’agissait de savoir si l’automate allait dépasser ou remplacer l’homme.

30La fécondité de cette réflexion prenant en considération les conditions techniques de possibilité de l’imagination, se révèle donc dans le fait qu’alors l’analyse se tourne vers la relation d’individuation qu’entretiennent les facultés de l’esprit avec le milieu technique. De ce point de vue, les algorithmes de génération d’images seraient à considérer comme un des révélateurs, après coup, de la transformation d’une telle relation. Cela permet de renvoyer dos-à-dos les deux positions qui en restent à une conception oppositionnelle entre les imaginations artificielles et naturelles. Nous considérons que ces algorithmes ne sont : 1) ni une cause de la modification de l’imagination (position qui impliquerait d’affirmer qu’avec ces machines qui imaginent pour nous, nous n’imaginerions plus) ; 2) ni une conséquence de l’habituation de l’imagination au milieu numérique (idée correspondant à cette autre position selon laquelle nous ne saurions plus imaginer et qu’il nous faudrait des machines pour le faire à notre place). Le milieu numérique est ce à travers quoi et la modification de l’imagination et l’évolution des algorithmes ont lieu, ce qui nous apparait d’abord, esthétiquement et réflexivement, sous la forme d’un problème. Et c’est grâce à un tel positionnement que, d’un point de vue méthodologique, il nous paraît envisageable d’interroger ce que signifient ces nouvelles images à partir d’un éclairage réciproque entre Kant et les « IA génératives ».

  • 56 C’est la conclusion à laquelle en arrive Laurence Danguy et Julien Schuh, « L’œil numérique : vers (...)
  • 57 Isabella di Lenardo et Frédéric Kaplan, « Ce que les machines ont vu et que nous ne savons pas enco (...)

31Quelle relation entretiennent les productions d’images provenant des machines et de l’esprit humain ? Si leur individuation doit être pensée conjointement, l’augmentation quantitative de cette production par les machines avec l’événement de la synthèse numérique des images implique-t-elle que cette individuation doive être pensée comme une hybridation56 ? L’enjeu pour nous est moins de trancher que d’explorer, de poursuivre l’analyse en direction de ce qui arrive à l’imagination, c’est-à-dire à notre rapport à la richesse de la matière sensible, à l’effet des nouvelles technologies sur la manière dont nous appréhendons cette matière. Or, nous commençons à comprendre que les nouvelles images numériques, du fait de leur nombre grandissant, tendent à devenir cette matière au sens où celles-ci constituent le contenu de nos expériences. Si le milieu numérique modifie l’imagination, c’est non seulement parce que son fonctionnement serait impacté, mais aussi parce que ce qu’il s’agit d’appréhender change de contenu. En ce sens, la relation entre les imaginations se fait aussi par le bas, par la constitution d’une même matière sensible pour les machines et les hommes. La distinction que nous établissions précédemment entre la matière sensible de l’expérience humaine et la matière sensible à partir de laquelle s’entraînent les algorithmes, s’estompent dans la mesure où la seconde tend quantitativement à remplacer la première. À tel point que la numérisation automatisée peut conduire au fait que ces algorithmes s’entraînent sur des images inconnues des hommes et donc imaginent à partir d’une diversité plus importante que la matière sensible humainement explorée. C’est déjà le cas en histoire de l’art avec la constitution d’une « matière noire57 » des images (dessins, gravures, tableaux, etc.) numérisées et analysées par les algorithmes mais jamais perçues.

32La réflexion sur la relation entre les imaginations conduit donc à envisager deux dimensions : 1) le conditionnement technique du fonctionnement de l’imagination, impliquant l’analyse de l’effet de l’évolution du milieu technique sur notre manière d’imaginer ; 2) la modification technique du contenu sensible de l’expérience, impliquant une affinité grandissante entre la matière nourrissant les productions machiniques et humaines d’images.

Conclusion. Technique et imagination

33Au point de départ de notre réflexion, il y a cette question : dès lors qu’une image est produite selon un automatisme matériel, comment appeler ce processus technique de formation d’image ? Si l’« image » en est le résultat, alors il semble cohérent d’en nommer le processus « imagination », bien que dans un tel cas il ne s’agisse pas d’une faculté de l’esprit, mais d’un pouvoir de fabrication, et c’est en ce sens que la comparaison entre les deux, l’imagination comme faculté et comme processus machinique, s’avère légitime. Or, tant que cette production est pure reproduction, par exemple dans le processus opto-chimique de la photographie, la différence d’avec notre capacité à imaginer paraît évidente, mais dès lors qu’il y a modification par altération, sélection et combinaison, la question du caractère créateur du processus apparaît pertinente, et par conséquent, celle de la définition de l’imagination créatrice, dans sa différence à l’imagination reproductrice, ressurgit. À partir de Kant, notre but a été de faire retour sur la question de l’imagination créatrice à l’occasion de l’apparition actuelle des images produites par des algorithmes d’« intelligence artificielle générative », et donc dans les nouveaux termes, inhérents à notre situation technique, impliqués dans l’expression « imagination artificielle ».

34En première analyse, à la lumière du texte kantien il nous a paru clair que les « IA génératives » n’imaginent qu’en un sens faible de la définition de l’imagination, laissant l’opposition entre imaginations empiriques et transcendantales indemne. Or, dans un second temps, nous avons montré que le texte kantien ne ferme pas la porte à la possibilité d’une lecture selon laquelle cette opposition apparaît moins stricte, une lecture à la lumière de ce que l’expérience esthétique de ces nouvelles images nous invite à réfléchir à nouveaux frais, à savoir les conditions techniques de la possibilité de l’imagination. En ce sens, nous avons soutenu que les algorithmes de génération d’images sont un des révélateurs, après coup, de la transformation de la relation constitutive de l’imagination avec le milieu technique. La question alors ouverte est la suivante : quelle place l’analyse doit-elle accorder à la technique en tant que médiation grâce à laquelle la production d’image en générale est possible ? C’est dans cette perspective que la question de l’artifice rencontre celle de l’imagination, que l’histoire des images produites automatiquement apparaît importante à prendre en considération, et que les « IA génératives » mettent nouvellement en lumière le texte kantien.

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Notes

1 L’histoire de la production automatique des images trouve son point d’orgue avec la photographie, mais son origine se situe bien avant et traverse plusieurs techniques, voir notamment le panorama que dresse Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, coll. « Politique et société », 2010, chap. 4. Le point commun à toutes ces techniques, jusqu’aux technologies numériques, est que la production d’image suppose un encodage : « toutes les techniques de reproduction mécanique des images, depuis la xylographie jusqu’à sa captation numérique, sont des formes d’encodage. » (Laurence Danguy et Julien Schuh. « L’œil numérique : vers une culture visuelle hybride », Sociétés & Représentations, vol. 55, n° 1, 2023, p. 55-69.). Pour une théorie générale de l’image encodée, voir également Bernard Stiegler, « L’image discrète » dans J. Derrida et B. Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1997.

2 Nous utilisons des guillemets autour de l’expression « intelligence artificielle » car bien que cette expression s’ancre dans une histoire des techniques légitimant l’usage de ces deux concepts, il apparaît que l’objectif marketing que revêt aujourd’hui cette appellation implique une prise de distance critique. Sur ce point, voir notamment les analyses critiques d’Anne Alombert et sa proposition d’utiliser l’expression « automate computationnel interactif » dans « Panser la bêtise arti ficielle. Organologie et pharmacologie des automates computationnels », Appareil, n° 26, 2023, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/appareil/6979

3 La version 3 est utilisable depuis octobre 2023 via le moteur de recherche Bing de Microsoft. URL : https://www.bing.com/images/create?FORM=GENILP

4 Voir URL : https://discord.com/invite/midjourney

5 Le code sources est disponible sur GitHub (URL : https://github.com/Stability-AI/generative-models). Une des principales instances ouvertes au public, élaborée par Stability.ai, s’appelle DreamStudio, voir URL : https://dreamstudio.ai/generate

6 URL : https://chatonsky.net/

7 Publié dans la Revue française d’informatique et de recherche opérationnelle, t. 3, n° 3, 1969, p. 5-24.

8 Pierre Lévy, L’idéographie dynamique. Vers une imagination artificielle, Paris, La Découverte, coll. « textes à l’appui », 1991.

9 Ibid., 163.

10 Ibid., p. 74.

11 Ibid., p. 75

12 Ibid., p. 12

13 G. Chatonsky, « Finitudes de l’imagination artificielle », Espaces, n° 124, 2020, p. 26.

14 Ibid., p. 28.

15 Ce constat peut déjà en lui-même être source de réflexion sur les transformations induites par l’avènement des « IA génératives », y compris d’un point de vue épistémologique. Voir notamment: Lukas R.A. Wilde, « Generative Imagery as Media Form and Research Field: Introduction to a New Paradigm », IMAGE: The Interdisciplinary Journal of Image Sciences, vol. 37, 2023, p. 6-33.

16 Voir Longin, Du sublime, Paris, Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 1993, xv, 1.

17 Voir la longue note que Jacky Pigeaud consacre à l’histoire du concept de phantasia et le changement que le Pseudo-Longin lui fait subir, dans le sens d’une action de création : ibid., p. 136-141.

18 Voir les développements de Pigeaud dans l’introduction : ibid., p. 30.

19 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1995, p. 224, (Ak, iii, 134).

20 Ibid., p. 225-226 (Ak, iii, 135).

21 Cf. Ibid., p. 210.

22 Les progrès réalisés en matière d’« intelligence artificielle » en général dépendent de l'augmentation de la puissance de calcul, à tel point que cela risque de poser un problème pour le développement futur car cette puissance de calcul dépend elle-même de l’usage de ressources techniques et plus généralement matérielles. Voir notamment: Neil C. Thompson, Kristjan Greenewald, Keeheon Lee, et al., « The Computaional Limits of Deep Learning », arXiv, 2022, URL: https://arxiv.org/abs/2007.05558

23 Nous employons ce concept en suivant l’analyse proposée par Elena Partene, « Le transcendantal et l’inobjectivable » dans Ch. Bouriau, Ch. Braverman (dir.), Le transcendantal. Réceptions et mutations d’une notion kantienne, Nancy, PUN-Editions universitaire de Lorraine, coll. « Philosophie allemande : une autre histoire », 2018.

24 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 9.

25 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 195 (Ak, iv, 91).

26 Zaki Beydoun, « Le problème du schématisme transcendantal : son rôle dans l’évolution de la théorie kantienne des facultés », Revue philosophique de la France et de l'étranger, vol. 147, n° 1, 2022, p. 38.

27 « La régularité, qui conduit au concept d’un objet, est assurément la condition indispensable (conditio sine qua non) pour appréhender l’objet dans une représentation unique et déterminer le divers dans la forme de celui-ci. […] Mais il n’y a là, dès lors, que l’approbation donnée à la solution satisfaisante d’un problème, et non pas une occupation libre, et sans fin déterminée, des facultés de l’esprit à ce que nous appelons beau, et où l’entendement est au service de l’imagination et non pas l’imagination au service de celui-ci. » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 222 (Ak, v, 242)).

28 Ibid., p. 223 (Ak, v, 243).

29 Ibid.

30 « Si donc, dans le jugement de goût, l’imagination doit être considérée dans sa liberté, elle sera comprise avant tout, non comme reproductive, à la manière dont elle se trouve soumise aux lois de l’association, mais comme productive et spontanée (en tant que créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles), et quoique dans l’appréhension d’un objet […]. » (Ibid., p. 220 (Ak, v, 240)).

31 Ibid., p. 224 (Ak, v, 243).

32 Pour être plus précis, il faudrait distinguer deux types d’algorithme distincts : les modèles de diffusion, développés récemment et qui correspondent aux « IA génératives » nommées dans l’introduction, et leurs prédécesseurs, les GANs (Generative Adversarial Networks) qui ont été les premiers capables de produire des images photoréalistes (cf. Ian J. Goodfellow, Yoshua Bengio et Aaron Courville, Deep Learning, MIT Press, 2016, chap. 20. Deep generative models). La nouveauté des modèles de diffusion est qu’ils s’entraînent à partir d’un jeu de données d’images non seulement indexées mais dont les relations sont déjà établies (notamment selon un modèle de langage), de sorte que l’enjeu n’est plus de reproduire une image, mais de faire varier une image vers une autre afin que l’algorithme réussisse à trouver le bon paramétrage pour obtenir cette transformation attendue. Mais pour cela il s’agit encore comme pour les GANs d’injecter du bruit dans l’image, parce que l’entraînement va consister à chercher à reconstruire l’image et ainsi voir quelle autre image, quelle variation, va être produite. Ainsi l’algorithme apprend à produire des transformations, ou autrement dit, à circuler dans l’espace potentiel du modèle de langage.

33 L’effet spectaculaire de ces performances appliquées à la génération de visages humains a notamment pu être apprécié par la communauté lors de la mise en fonction par Nvidia de StyleGAN en novembre 2018.

34 Ce déterminisme doit être précisé car à la différence d’autres types d’algorithmes, le résultat n’est pas obtenu par déduction logique mais par induction statistique, impliquant une variation stochastique (inhérent au bruit injecté). Toutefois, en droit il s’agit bien toujours d’une succession d’opérations déterminées par un code et un ensemble de paramètres, de sorte qu’il doit être possible de retracer le chemin de l’information de la requête jusqu’au résultat. C’est en fait la complication du paramétrage et la quantité de calcul qui rend la tâche humainement impossible.

35 « [L]e goût […] est la discipline du génie » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 306 (Ak, v, 319)).

36 « [Le] pouvoir d'appréhender le jeu si fugace de l'imagination et le synthétiser dans un concept » (ibid., p. 304 (Ak, v, 317)).

37 Jean-Paul Larthomas, « le paradoxe de l’idée esthétique » dans M. Frank, J.-P. Larthomas et A. Philonenko, Sur la troisième critique, Paris, L’Éclat, coll. « tiré à part », 1994, p. 54.

38 « Le génie présuppose un concept déterminé du produit envisagé comme fin, par conséquent il suppose l'entendement, mais aussi une représentation (bien qu'indéterminée) de la matière, c'est-à-dire de l'intuition, requise pour la présentation de ce concept – et en ce sens il exige un rapport de l'imagination à l'entendement […]. » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 304 (Ak, v, 317))

39 Ibid., p. 301 (Ak, v, 314).

40 Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1953, p. 191-192.

41 Ibid., p. 153.

42 Ibid., p. 197. Cela s’inscrit dans l’idée selon laquelle « Le jugement de connaissance de l'étant trouve ses conditions de possibilité dans le jugement transcendantal en tant qu'il dévoile l'étant. Ce dévoilement Kant le nomme synthèse et il nomme transcendantal l'examen de cette synthèse » (ibid., p. 75), de sorte que Heidegger en déduit que « la connaissance transcendantale n'examine donc pas l'étant lui-même mais la possibilité de la compréhension préalable de l'être, cad du même coup la constitution de l'être de l'étant. » (Ibid., p. 76)

43 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 296 (Ak, v, 310).

44 Sur cette expression, voir Emily M. Bender, Tomnit Gebru, Anfelina McMillan-Major, et al., « On the Dangers of Stochastic Parrots: Can Language Models Be Too Big? » dans Association for Computing Machinery, New York, 2021, URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1145/3442188.3445922

45 Sur ce point, la philosophie de Simondon est cruciale. Tout son effort consiste à opérer une réforme conceptuelle de la philosophie à partir de la prise en considération de l’apport du schème de la causalité récursive par l’apparition des machines cybernétiques. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre analyse dans Michaël Crevoisier, Être un sujet connaissant selon Simodon, Paris, Classiques Garnier, coll. « Philosophies contemporaines », 2023, p. 219-239.

46 E. Kant, Critique de faculté de juger, op. cit., p. 232 (Ak, v, 250).

47 Ibid., p. 254 (Ak, v, 270).

48 C’est dans un second article consacré à cette question « l’imagination artificielle est-elle créatrice ? » que nous poursuivrons l’analyse. Nous préciserons en quoi la prise en considération de la question de la technique modifie la distinction kantienne entre les imaginations reproductrice et créatrice, et c’est à partir d’une autre conception de leur différence, qui ne serait donc plus à comprendre comme une opposition stricte, que nous interrogerons à nouveaux frais le sens à donner à l’expression « imagination artificielle » au regard des « IA génératives » d’images.

49 Plus encore, non seulement l’enjeu critique de notre questionnement est très certainement celui d’une éducation, mais en plus, comme l’affirme également Yuk Hui (dans son article « L’imagination et l’infini. Une critique de l’imagination artificielle » dont nous publions dans ce numéro la traduction de Sarah Hannah Collet), cette éducation implique l’adoption, et donc préalablement l’analyse, d’une nouvelle matérialité, c’est-à-dire d’un nouvel aspect de la matière, resté encore dans l’ombre mais auquel nous confrontent les expériences esthétiques rendues possibles par les technologies numériques et envers lesquelles nous sommes encore sous le choc, incapables d’en appréhender la richesse.

50 Nous trouvons déjà dans la Critique de la faculté de juger l’idée d’une « extension de notre imagination » (op. cit., p. 231 (Ak, v, 249).

51 Friedrich von Schiller, Du sublime, trad. de l'allemand par Adrien Régnier, Paris, Sulliver, 1997, 31 sq.

52 Remarquons que nous trouvons déjà chez Kant l’idée d’une telle éducation, lorsqu’il indique que les beaux-arts ont pour fonction de « contribu[er] à la culture des facultés de l'esprit », mais il limite la finalité de cette culture à « la communication sociale » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 291 (Ak, v, 306).

53 Il n’est pas simple d’aborder le problème de l’imagination (ou de l’intelligence) artificielle sans verser dans l’analyse comparative opposant hommes et machines. Notamment parce que ce problème se caractérise par le fait que les concepts que nous utilisons pour marquer le propre de l’homme sont mis en crise par ces nouveaux artifices que sont les technologies numériques. Sur la profondeur de cette crise et la difficulté du problème qui en résulte, les travaux de Yuk Hui sont particulièrement précieux parce qu’il prend en considération le fait que la cybernétique a ouvert une compréhension post-mécaniste des machines, de sorte que le schème de récursivité qui caractérise la technicité des machines cybernétiques, dont l'ordinateur est le principal exemple aujourd'hui, implique de saisir la portée des capacités d'un ordinateur au-delà d'une simple causalité linéaire. Cet au-delà, Hui propose de l'identifier au fait qu'en raison de leur récursivité ces machines cybernétique sont capables de réflexion, c’est-à-dire de faire preuve de discernement. Voir notamment : Yuk Hui, « ChatGPT, or the Eschatology of Machines », E-flux, n° 137, 2023, URL : https://www.e-flux.com/journal/137/544816/chatgpt-or-the-eschatology-of-machines/

54 Cf. Théodora Domenech, « Expérience esthétique en milieu numérique », Sociétés & Représentations, vol. 55, n° 1, 2023, p. 163-177.

55 C’est dans une optique similaire que Derrida mène son commentaire de la Critique de la faculté de juger dans Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, coll. « champs – essais », 2010, p. 116 sq.

56 C’est la conclusion à laquelle en arrive Laurence Danguy et Julien Schuh, « L’œil numérique : vers une culture visuelle hybride », Art. cit., p. 65.

57 Isabella di Lenardo et Frédéric Kaplan, « Ce que les machines ont vu et que nous ne savons pas encore », Sociétés & Représentations, vol. 55, n° 1, 2023, p. 249-267.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michaël Crevoisier, « L'imagination artificielle est-elle créatrice ?  »Philosophique, 27 | 2024, 31-51.

Référence électronique

Michaël Crevoisier, « L'imagination artificielle est-elle créatrice ?  »Philosophique [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 26 janvier 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosophique/1827 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosophique.1827

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Auteur

Michaël Crevoisier

Université de Franche-Comté, Logiques de l’agir

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