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L'imagination est-elle vraiment la reine des facultés ? Baudelaire entre Kant et Nietzsche

Philippe Choulet
p. 9-29

Texte intégral

Le drame de la psychologie des facultés

1Philosophiquement parlant, la division du travail entre les diverses facultés de l'esprit et leur hiérarchie sont déterminantes pour maintes théories de la connaissance et pour toute théorie de l'existence humaine. Récapitulons, sabre au clair et au risque de la caricature – car cette exposition schématique est sans nuance –, les thèses dominantes de l'histoire de la pensée à ce propos, ce qui permettra d'y situer Baudelaire. La notion même de “faculté” est instable : d'une part, elle est surdéterminée par le système complexe des “facultés”, et on peut alors donner à chaque faculté le sens de “pouvoir effectif”, pouvoir réparti et distribué selon les diverses tâches et fonctions – la géographie rationnelle kantienne est ici exemplaire ; d'autre part, ce “pouvoir effectif” peut être conçu comme potentialité plastique et souple, hic et nunc, en prenant compte des interactions, des interpénétrations entre les divers pouvoirs effectifs de l'esprit (Hegel est ainsi adversaire de la séparation des facultés).

  • 1 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, “La reine des facultés”, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins (...)

2Quant à l'imagination comme “faculté”, c'est encore plus complexe que pour les autres facultés : on peut la considérer comme un pouvoir subjectif de tel ou tel esprit, ou bien un pouvoir commun et partagé par tous les esprits humains en général – que chacun peut activer quand il veut, quand il peut. C'est un sens dont on fait l'expérience, que nous trouvons dans le discours commun de la conscience générale et dans celui de Baudelaire quand il dit que tel esprit (tel guerrier, tel diplomate, tel savant) manque d'imagination1, bref, que l'imagination particulière manque d'imagination. On peut considérer aussi l'imagination comme une structure de pensée transversale, en quelque sorte déjà là, selon l'ordre de l'antériorité logique, système collectif d'images, de représentations et d'idées auquel l'esprit subjectif vient se relier, se brancher, selon des archétypes, des modèles, des modes de sensation, de perception ou de saisie du monde, qui proposent ou imposent leurs formes objectives aux subjectivités – pensons à ce que dit Lévi-Strauss de l'imagination des artistes sculpteurs de masques ou de totems dans les sociétés des “peuples premiers”. On peut donc distinguer un régime courant, ordinaire, celui de l'imagination reproductrice, où chaque esprit travaille en intériorisation et en variation sur des thèmes donnés et reçus – même quand il “manque” d'imagination –, et un régime supérieur, celui de l'imagination créatrice, où l'esprit invente vraiment, fait effectuer à ses images un saut qualitatif – que nous appellerions, à la façon de Nietzsche, la grande imagination, objet d'une vraie poétique, d'une poïétique de l'imagination (au sens du poïein grec signifiant produire, créer, engendrer).

3Notre problème traite des rapports de force et de puissance entre les facultés. Par convention, posons qu'il y a quatre ou cinq facultés de l'esprit en tant que pouvoirs de penser, dont les opérations ont chacune une certaine spécificité, en tant qu'elles se différencient des autres, même si elles sont parfois interdépendantes : la sensibilité, l'imagination, l'entendement, la raison et la faculté de juger (Kant), qui en tant que faculté de connaissance concerne essentiellement l'entendement et la raison. La sensibilité reçoit des impressions sensibles, et chez Kant, en plus de cette passivité active, elle met en forme l'ordre des phénomènes, selon les cadres a priori de l'espace et du temps ; l'imagination produit des images, soit par reproduction (imagination empirique), soit par création (images originales) – mais chez Kant, elle produit des schèmes, dont l'activité est très originale. L'entendement est la faculté de juger et de connaître par concepts et la raison, quand elle n'est pas réduite à l'entendement, est la faculté de juger et de penser par idées, comme en métaphysique, avec les principes premiers et les fins dernières.

4Pour exposer les différences entre les diverses doctrines, commençons par l'idéalisme classique. On y trouve en général la hiérarchie suivante : en bas de l'échelle, la sensibilité et l'imagination, qui sont factrices d'illusions et de fausseté ; au-dessus viennent l'entendement et la raison – la raison étant alors reine et souveraine / “souvereine” des facultés. Cette conception, fort rigide dans l'exposition de ses “raisons” et de son argumentation, a de vrais adversaires : l'empirisme, le sensualisme et le matérialisme. Ces trois visions du monde et du savoir soumettent l'entendement et la raison à la sensibilité et à l'imagination, et ce même s'il faut ensuite (selon une antériorité chronologique) user de l'entendement pour (re)connaître vraiment ces données et constituer une science positive – Hume, par exemple, rappelait que sa doctrine ne saurait invalider la science newtonienne. Empirisme et matérialisme peuvent être des philosophies d'entendement et des rationalismes. La ligne de partage des eaux se situe alors entre le rationalisme idéaliste et le rationalisme qu'on appellera “réaliste” (car empirisme, sensualisme et matérialisme entendent poser comme principe le réel sensible et matériel, contre le réel intelligible pensé comme ou par des Idées). Ainsi, autant de principes et de courants, autant de genèses et de processus différents de la connaissance et du savoir, et autant de conséquences et d'effets contraires.

  • 2 Cf. B. Pascal, Pensées, L 44 / Br 82 et L 828 / Br 304 ; B. Pascal, Trois discours sur la condition (...)

5Cela ne signifie pas, cependant, que l'idéalisme minore systématiquement la sensibilité et l'imagination – il ne s'agit ici que de répartition des tâches, qui déterminent, encore une fois, une hiérarchie. La thèse cartésienne manifeste une vraie complexité : suspension des données sensibles et imaginaires dans les Méditations métaphysiques I et II, puis apologie des idées factices de la raison (donc comportant une certaine part d'imagination) dans la Méditation III, et reconnaissance des données sensibles passées au crible de la critique dans la Méditation VI… La pensée chrétienne et réaliste de Pascal est également édifiante : certes, l'imagination est maîtresse d'erreur et de fausseté, mais elle dispose d'un efficace redoutable, car elle tire les ficelles (mieux encore : elle les produit !) des rapports de domination et d'obéissance dans le réel socio-politique2. On trouvera nombre de ces “complications” dans toutes les doctrines idéalistes, puisqu'après tout, il ne s'agit pas non plus de rompre avec le réel effectif. Les gymnastiques idéalistes pratiquent, de ce point de vue, une sorte d'hypocrisie : l'hommage du vice à la vertu. Car il convient toujours, tout de même, et ce dans chaque système et pour chaque faculté, de reconnaître la puissance rationnelle du réel effectif, en tant que c'est un mouvement imposé par le principe de réalité – ce que dit Hegel dans la préface des Principes de la philosophie du droit : reconnaître le travail de la raison dans les phénomènes, c'est-à-dire leur logique propre.

La révolution kantienne quant à l'imagination

6Dans les gymnastiques de l'esprit, la plus impressionnante est bien celle de Kant, expert en révolutions comme on sait : elle enfonce un coin dans la forteresse classique, en demeurant empiriste (héritage de Hume), avec sa thèse de l'intuition sensible dérivée (il n'y a pas d'intuition intellectuelle) et sa critique du dogmatisme de la raison pure théorique. Mais surtout, Kant pose, le premier, la question de l'origine de la fabrique des formes. La nouveauté réside dans le statut qu'il attribue à l'imagination transcendantale et à ses schèmes, qui opèrent la liaison formelle entre les intuitions sensibles et les concepts de l'entendement, et qui, partant, rendent possibles toutes les synthèses de l'entendement en tant que faculté des concepts et des jugements. Les données sensibles (empiriques ou transcendantales) et les formes de l'imagination sont des conditions sine qua non de toute pensée en général. L'imagination transcendantale établit l'affinité et l'homogénéité entre les intuitions sensibles, les concepts (empiriques ou purs) et les Idées : elle assure les correspondances entre ces éléments. C'est elle qui fait qu'il y a monde, anticipation de la perception et analogie de l'expérience : sa fonction d'intermédiaire fait d'elle une cheville ouvrière inventive et / ou créatrice de l'esprit – Einbildungskraft : pouvoir, force de production de formes.

  • 3 Cf. R. Daval, La métaphysique de Kant, Perspectives sur la métaphysique de Kant d'après la théorie (...)

7Pas question ici d'exposer in extenso la théorie de l'imagination transcendantale et du schématisme3. Mais si l'imagination devient la source des formes de l'esprit, notons que Baudelaire le dira aussi à sa façon, et plus radicalement encore. Et il y a trois points d'affinité avec Kant : l'imagination, source des formes de l'esprit, relève de la profondeur de l'âme ; il y a de l'infini en elle sans pour autant être capable de le soutenir ; elle commande le jeu des facultés.

  • 4 Cf. E. Kant, Critique de la raison pure, Analytique Transcendantale, Analytique des principes, I, « (...)
  • 5 Id., Analytique Transcendantale, § 10.
  • 6 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

8D'abord, le schématisme kantien relève d'un « art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » (eine verborgene Kunst in den Tiefen der menschlichen Seele), dont il est difficile d’arracher à la nature le secret et de le révéler4. La fonction de l'imagination est originale, mais souterraine, inconsciente, énigmatique : « La synthèse en général […] est le simple effet de l’imagination, c’est-à-dire d’une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurions aucune espèce de connaissance, mais dont nous n’avons que très rarement conscience5. » Nous éprouvons donc cette puissance de l'Einbildungskraft, elle nous est donnée, nous la trouvons en notre fonds intime. Baudelaire, lui, dit que l'imagination « décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf6 », et ce par… synthèse.

  • 7 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 26, § 76 et § 91.
  • 8 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit. p. 751.
  • 9 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 59, § 61, § 65, § 88 et § 90.
  • 10 Ibid., § 59.
  • 11 Le spectacle du ciel étoilé est un analogon de la loi morale : « Deux choses remplissent l'esprit d (...)
  • 12 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

9Ensuite : pour Kant, vouloir traiter de l'origine subjective de la matrice imaginaire des formes, c'est une affaire d'hypothèses spéculatives, relevant de l'herméneutique de l'infinie pensée de l'infini7. Baudelaire : l'imagination « est positivement apparentée avec l’infini8 ». Et c'est par la puissance de l'analogie que cela est possible9. Chez Kant, l'antériorité logique des schèmes de l'imagination rend possible la présentation ou l'hypotypose symbolique10 des Idées de la raison pure (l'Idée de Justice par l'image d'une jeune fille aux yeux bandés, glaive et balance à plateaux dans les mains ; la loi morale par le ciel étoilé11) ou des concepts de l'entendement (le despotisme par le moulin à bras). Chez Baudelaire l'imagination « a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore12 ».

  • 13 Ibid.

10Enfin, cette vie de l'imagination se réalise sous la forme du jeu des facultés. Chez Kant, le beau est l'effet du jeu entre imagination et entendement, le sublime est celui du jeu entre imagination et raison. Et selon Baudelaire, l'imagination règne sur les facultés, elle irrigue, agite et gouverne la sensibilité et l'entendement (la raison), par l'anticipation, la synthèse et l'analyse, l'analogie et la métaphore, etc13.

De quel Baudelaire s'agit-il ?

  • 14 C. Baudelaire, Correspondance, t. i, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, (...)
  • 15 Ibid., p. 190.

11Outre d'être poète, critique d'art ou penseur, Baudelaire se veut philosophe. Dans une lettre du 21 janvier 1856, il écrit à Toussenel : « Ce qui est bien certain […], c'est que j'ai un esprit philosophique qui me fait voir clairement ce qui est vrai, même en zoologie, bien que je ne sois ni chasseur ni naturaliste14. » Et à Poulet-Malassis, le 20 mars 1852 : « persuadez-vous bien comme moi, de plus en plus, que la Philosophie est Tout15. » Certes, cette “philosophie” n'est pas une pensée systématique, avec des principes et des fins savamment constitués ; elle correspond plutôt au courant de la fin du xviiie siècle, l'idéologie ou la “science des idées” de Destutt de Tracy, Cabanis, mais aussi Stendhal. Baudelaire est de ces écrivains qui mêlent philosophie, critique d'art et réflexions spirituelles – pensons à Diderot, Hugo ou Valéry. Et il s'agit bien ici de statuer sur la genèse des idées de l'imagination – comment viennent-elles à l'esprit ? comment peuvent-elles lui manquer ? –, sur leur nature et leur valeur (reproduction ou création ?), sur leur place dans la série des impressions sensibles, des images, des représentations, des concepts et des idées de la raison. Ces questions relèvent de la philosophie classique, idéaliste, empiriste ou matérialiste.

  • 16 « Pour lui, l'imagination est la reine des facultés. Mais […] l'imagination n'est pas la fantaisie  (...)
  • 17 Baudelaire le cite : « En fait d'art, je suis surnaturaliste » (C. Baudelaire, Salon de 1846, § 4, (...)
  • 18 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

12C'est un fait, l'idée baudelairienne de l'imagination est philosophique, et pas seulement “artiste”, “littéraire” – et ce n'est pas un plaidoyer pro domo. Il ne parle pas de son travail de poète à lui, il renvoie à deux grands totems de l'imagination de l'époque, un totem pictural, Eugène Delacroix, et un totem du roman, Alexandre Dumas. Certes, s'y manifeste un romantisme d'esthète et de dandy – la référence à Edgar Poe y invite16 –, d'autant que ce sont les romantiques allemands post-kantiens (Heine17, Kleist, Hoffmann, Schlegel, Schiller), qui feront de l'imagination la faculté la plus puissante, la plus inventive de l'esprit. L'axiome de départ, la souveraineté de l'imagination, est philosophique : « Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne18 ».

  • 19 Ibid., p. 751-752.

13Voici les moments importants du texte princeps de Baudelaire, issu du Salon de 185919, qui fait l'éloge des vertus et des puissances de l'imagination, avec, pour enjeu premier, l'exposition des raisons qui feraient d'elle la « reine des facultés » et « la reine du vrai », et même la pierre de touche nécessaire pour toute existence humaine créatrice, en tant que puissance infinie d'invention des possibles. Comme ce texte est “en spirale”, avec des reprises et des fulgurances, nous le présentons en indiquant les idées selon ses diverses sections pour en faciliter la lecture :

– L'imagination règne parce qu'elle se mêle de tout, dynamisant les autres facultés et conditionnant alors leur fonctionnement optimum : « Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile. Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. »

– Elle est à l'origine des mondes de la sensibilité humaine, elle crée en composant et recomposant : « C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »

– On peut alors faire la liste des formes de gouvernement de l'imagination : souveraine du guerrier, du poète et du romancier, du diplomate – donc du politique –, et du savant : « Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. »

– Sorte de “juge de paix” normatif qui dit nécessairement le vrai, sa puissance d'infini révèle la vérité des actions et des créations qu'elle inspire : « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. […] Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu'elles soient, sont comme si elles n'étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d'elle, et elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu'après les essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine. »

– Chose étonnante, contrairement aux préjugés négatifs qu'elle inspire, elle est un des principes essentiels de la moralité : « Enfin, elle joue un rôle puissant même dans la morale : car, permettez-moi d'aller jusque-là, qu'est-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme. […] Mieux elle est secourue et plus elle est puissante et […] ce qu'il y a de plus fort dans les batailles avec l'idéal, c'est une belle imagination disposant d'un immense magasin d'observation. »

– Elle a une telle ingéniosité qu'elle peut aller jusqu'à servir de planche de salut pour les artistes “ignorants” : « Cependant, pour revenir […] à cette permission de suppléer que doit l'imagination à son origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit exemple [Alexandre Dumas], qui prouve que l'imagination, quoique non servie par la pratique et la connaissance des termes techniques, ne peut pas proférer de sottises hérétiques en une matière qui est, pour la plus grande partie, de son ressort. […] Si Alexandre Dumas, qui n'est pas un savant, ne possédait pas heureusement une riche imagination, il n'aurait dit que des sottises ; il a dit des choses sensées et les a bien dites, parce que […] l'imagination, grâce à sa nature suppléante, contient l'esprit critique. […] Nous allons entrer plus intimement dans l'examen des fonctions de cette faculté cardinale (sa richesse ne rappelle-t-elle pas des idées de pourpre ?) ».

  • 20 C. Baudelaire, Correspondance, op. cit., p. 336 – les termes soulignés le sont par Baudelaire.

14Baudelaire fut conscient de la nouveauté et de la vérité de ses idées. Il félicite Toussenel ainsi : « le poète est souverainement intelligent, il est l'intelligence par excellence, – et l'imagination est la plus scientifique des facultés parce que seule elle comprend l'analogie universelle, ou ce qu'une religion mystique appelle la correspondance. » Et, à propos de l'analogie : « comme l'esprit se repose dans une douce quiétude, à l'abri d'une doctrine si féconde et si simple, pour qui rien n'est mystère dans les œuvres de Dieu. […] quand je veux faire imprimer ces choses-là, on me dit que je suis fou, – et surtout fou de moi-même – et que je ne hais les pédants que parce que mon éducation est manquée20. » On est loin du subjectivisme, de l'égotisme et du narcissisme propres au “poète génial” (cliché) : l'invocation de la scientificité de l'imagination livre une forme d'objectivité et d'universalité par le biais de l'analogie et des correspondances.

Les idées-force du texte du Salon de 1859

15Isolons trois questions : qu'est-ce qu'être sans imagination, que révèle ce manque ? Quelle est l'action véritable de l'imagination ? Pourquoi serait-elle la reine des facultés et la reine du vrai ?

16Un esprit sans imagination ? Il faut s'entendre : tout esprit (et même celui de l'animal, qui dispose d'images de sensations – la truite voit un insecte ou un alevin dans la cuiller du pêcheur) a de l'imagination, de l'imagination reproductrice : transposition et intériorisation des impressions sous forme d'éléments idéaux au sein d'un milieu relativement autonome, différent de celui des sensations, disposant d'une marge de jeu dans leur assemblage et leur succession, et ce à partir des pouvoirs de rétention (mémoire corporelle, sensible et physique, puis celle de la réélaboration plus ou moins fictive par l'écriture (Proust) ou par la parole (sur le divan). Imagination et mémoire ont un destin analogue, entre imagination-mémoire empiriques et imagination-mémoire créatrices.

  • 21 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, « Le gouvernement de l'imagination » (traduction de Baudelaire), (...)

17Dès lors, l'esprit sans imagination se voit privé de l'imagination créatrice, il en reste, malgré lui, à l'imagination reproductrice. Certes cette “reproduction” n'est pas “du pareil au même”, une répétition stricte, une similitude, car il y a transposition, méta-phore du physique, du nerveux et du sensible au psychique et au mental (les représentations). Cette reproduction est nécessaire à la vie, et elle dispose déjà d'un petit jeu de liberté, d'un jeu de variations et de modification (même une photocopieuse ne reproduit jamais absolument à l'identique). Baudelaire l'appelle fantaisie, fancy : « Pour lui [Edgar Poe], l'imagination est la reine des facultés. Mais… l'imagination n'est pas la fantaisie ». Il cite une certaine Mme Crowe : « Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer l'idée commune dans ce mot dont on fait si grand abus, laquelle est simplement fantaisie [fancy], mais bien l'imagination créatrice [constructive imagination], qui est une fonction beaucoup plus élevée21. »

  • 22 Baudelaire précise un peu plus loin : « Et l'enfant gâté, l'artiste moderne, se dit : “Qu'est-ce qu (...)
  • 23 Ibid., p. 745.
  • 24 Ibid., § 2, « Le public moderne et la photographie », op. cit., p. 747-750.

18Si le poète insiste sur la distinction, c'est pour des raisons polémiques. Baudelaire proteste contre le mépris que certains artistes de l'époque, ces enfants gâtés, ont envers l'imagination, à cause de la vague “naturaliste” et “réaliste” – un naturalisme et un réalisme mal compris qui se réduisent à une plate imitation de la Nature, comme si le métier et la technique suffisaient. Or, ce ne sont que des moyens, des manières de faire, ce ne sont pas des processus heuristiques comme l'imagination : « Discrédit de l'imagination22, mépris du grand […], pratique exclusive du métier, telles sont, je crois, quant à l'artiste, les raisons principales de son abaissement. Plus on possède d'imagination, mieux il faut posséder le métier pour accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter les difficultés qu'elle recherche avidement. Et mieux on possède son métier, moins il faut s'en prévaloir et le montrer, pour laisser l'imagination briller de tout son éclat. Voilà ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit encore : celui qui ne possède que de l'habileté est une bête, et l'imagination qui veut s'en passer est une folle23. » Bref, il faut dépasser le conflit entre imagination et métier par la soumission de la technique à l'inspiration. Cela motive la critique de certaines œuvres d'art et surtout la violente attaque contre la photographie comme industrie mécanique24.

  • 25 Cf. Évangile selon saint Luc, 13, 6-9 et Évangile selon saint Marc, 11, 12-14 et 11,2 0-24.
  • 26 En morale, c'est au risque d'une psycho-rigidité formaliste : « Enfin, elle joue un rôle puissant m (...)

19Être sans imagination, voilà qui mutile tout esprit, tout métier et toute existence : « les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile ». C'est l'imagination créatrice qui manque : elle « excite » les esprits, « elle [les] envoie au combat ». Nous avons de l'imagination au sens de l'imagination commune, empirique, mais certains résistent, imperméables au régime supérieur de l'imprévisible nouveauté de ses créations. La métaphore (l'évangéliste, lui, a bien de l'imagination…) signifie que les actions de ces esprits faibles ne sont pas irriguées, leur source est desséchée, à sec, tarie – la parabole du figuier stérile de l'Évangile traite du sort d'un figuier maudit (malédiction, dit Baudelaire dans notre texte)25 : Jésus, ayant faim de figues, constate que tel figuier ne porte que des feuilles et pas de fruits, et il le maudit : que personne ne mange plus jamais de ton fruit ! La parabole porte sur la constance de la foi26, et si on la transpose dans le contexte polémique de Baudelaire, cela signifie : que tous usent de leur imagination et qu'aucun, surtout, ne la néglige car elle seule garantit la production de véritables fruits. Comme s'il s'agissait d'une dénaturation de l'esprit humain : un esprit sans imagination ne vaut pas grand-chose, il en reste au régime empirique et commun de la reproduction et de la mémorisation mécaniques des images.

  • 27 L’« observation des faits » est celle du naturalisme et du réalisme mal compris. Plus tard, Proust (...)
  • 28 Voir Proust : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » (Albertine disparue, Pari (...)

20Baudelaire liste alors divers types d'action, de production-création et de métiers (guerrier – général et stratège –, poète, romancier, diplomate et savant, etc.). Sans l'imagination, l'esprit humain est passif (il en reste à la réception et à leur intériorisation des impressions, des formes et des savoirs), il est infirme, son champ de conscience est réduit, et son impuissance vient de ce qu'il ne lui reste finalement que l'entendement et son savoir – ainsi pour le diplomate, le savant ou l'artiste : « des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. / poète ou […] romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner… à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits27 […] / un diplomate […] peut […] connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais… il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir […] / un savant […] a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris […] il ne trouvera pas les lois non encore devinées ». On pourrait ajouter : amant28, agriculteur, éleveur, artisan, cuisinier, technicien, musicien, théologien, sportif, philosophe et métaphysicien – après tout, que seraient l'entendement et la raison sans l'imagination qui invente des images, des représentations, des concepts et des idées ?

Que révèle ce “sans imagination” ?

  • 29 « L'imagination […] n'est pas non plus la sensibilité, bien qu'il soit difficile de concevoir un ho (...)

21Donnons du sens à ce “manque”. Il signifie en général un silence, une paralysie forcée de l'imagination sous l'emprise d'une autre faculté, tantôt la sensibilité, tantôt l'entendement ou la raison. Quand Baudelaire dit qu'« il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées29 », il pense à celles qui sont désarmées devant l'afflux excessif d'impressions et la saturation d'affects ; leur esprit ne peut sortir de lui-même pour prendre quelque distance avec leur vécu invasif et despotique. Et les autres exemples indiquent la domination stérile de l'entendement qui impose sa logique de déduction, d'abstraction, de conceptualisation (« des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination »). Cela vaut pour tous les métiers et toutes les existences : ce manque signifie l'inertie de toute activité intelligente, puisque privée de tout pouvoir d'anticipation, d'invention et de résolution des problèmes vécus.

  • 30 Chez Machiavel le Prince gouverne par ruse ou par force. La ruse est la preuve matérielle et pragma (...)

22Même chose pour un esprit obsédé par son respect mécanique et prévisible de l'ordre et du règlement (« un guerrier sans imagination […] peut faire un excellent soldat, mais […] s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes »). L'imagination reproductrice ne saurait initier quoi que ce soit, elle maintient le statu quo. Le seul entendement prive le sujet de la vraie imagination, celle du désir, des rêves, des ambitions et des passions : prendre le pouvoir, le conserver, augmenter le territoire, les richesses, la prospérité de l'État ou du peuple, ou devenir tyran et despote, tout aussi bien, car il y a ambivalence de l'imagination créatrice, entre Sade et Jésus, entre Staline et Ghandi – bref, inventer, initier du nouveau radical. La métaphore guerrière (l'imagination « excite » et « envoie au combat » les autres facultés) fait penser à cette rêverie de la volonté (Bachelard) qui donne des idées, propose des modèles, offre des stratégies, grâce à sa fonction d'anticipation et d'utopie. On peut penser à Napoléon (pour Hegel, Stendhal, Heine, Balzac, Hugo et Nietzsche, il est le héros aventurier exemplaire) ou à d'autres grands conquérants (César Borgia30, Charles Quint, Alexandre le Grand).

23Autre domination de l'entendement comme faculté de connaissance conceptuelle : le cas « d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner […] à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits ». Sont visés les écrivains “impuissants”, certes bons stylistes (ils « écrivent bien »), mais inhibés par leur surmoi linguistique et grammairien, qui se contentent du style de reportage, de la syntaxe de “journaliste”, de l'observation et la relation “objective” des faits. D'où un art de sens faible : Flaubert appelait “pohésie” la poésie médiocre.

  • 31 Freud méprisait le Président Wilson, pacifiste convaincu et grand artisan de ce Traité : on ne peut (...)

24Même diagnostic pour le métier de diplomate : sans imagination, « il peut très bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé », sans pouvoir deviner « les traités et les alliances contenus dans l’avenir ». La logique du savoir de l'entendement n'aide ni l'anticipation, ni l'invention des alliances, pactes et traités – même si, on l'accorde, ces traités sont parfois catastrophiques comme celui de Versailles après 14-1831). Baudelaire ne dit d'ailleurs pas si c'est en bien ou en mal : retenons derechef l'ambivalence de l'imagination politique, qui peut servir aussi la crapulerie, le sadisme et l'oppression.

  • 32 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595.

25Même traitement pour « un savant sans imagination », qui « a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées ». Là encore, domination de l'entendement : l'esprit est fixé sur son instruction et sa mémoire : plus de découvertes ou d'inventions possibles. Un Théétète, mathématicien pythagoricien, n'aurait pu inventer ou découvrir, selon la légende, les nombres “irrationnels” π ou √2, sans quelqu'imagination téméraire, et Pasteur non plus. C'est que le vrai est toujours ce qui est inimaginable, et qu'il faut bien l'imaginer pour le concevoir. L'esprit scientifique dispose de cette heuristique de l'imagination, de sa logique du “comme si” et du “pourquoi pas ?”. Moralité : « un savant sans imagination n'apparaît plus que comme un faux savant, ou tout au moins comme un savant incomplet32. »

26Conclusion de Baudelaire : « Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu'elles soient, sont comme si elles n'étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d'elle, et elle peut suppléer quelques-unes. »

Vertus et puissances de l'imagination créatrice

  • 33 « Omniprésente en l'activité humaine, universelle, multiple en ses aspects et visées, c'est toujour (...)

27Partons de ses véritables pouvoirs. D'abord, « elle touche à toutes les autres33 ». C'est la conséquence du fait d'être « reine des facultés » : elle se mêle de tout, rien ne lui échappe, ni la sensibilité, ni l'entendement, ni la raison. Et s'il y a dans chaque action de l'esprit un élément de l'imagination, il n'y a rien de pur dans aucune faculté, il n'y a ni entendement pur, ni raison pure. Après tout, Descartes a théorisé les idées factices de l'entendement (l'image correspondant au concept scientifique du soleil) et pour Kant, le travail de l'entendement a besoin du schématisme de l'imagination transcendantale. L'idée est remarquable : l'imagination est une puissance circulante, traversante, une force déterminant le mouvement de toutes les autres facultés, un peu comme le Logos d'Héraclite et des stoïciens ; elle joue le rôle de puissance inspirante, vivifiante, roborative, qui redonne de l'intensité aux autres facultés (« elle les excite, elle les envoie au combat »). Facteur d'augmentation ontologique et gnoséologique de notre puissance d'exister, elle inspire, dynamise, agite et stimule ; et surtout, elle nous permet de nous auto-affecter, dans les rêveries et les scénarios imaginaires, qu'ils soient poétiques, affectifs, sexuels, professionnels. D'où l'élément polémique fourni aux autres facultés.

28Plus précisément, l'imagination « leur ressemble [aux autres facultés] quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même ». Qu'elle se mêle du travail de toutes les autres facultés fait qu'on peut la confondre avec elles, y compris celles qui passent pour les plus pures, d'où la difficulté de repérer sa véritable action, comme dans la réception sensible, la connaissance par concepts ou la pensée par idées. Cette omniprésence, cette omnipotence de souveraine, n'entache cependant pas son identité, son autonomie, sa liberté, son immuabilité (« elle est toujours bien elle-même ») : et si elle est une et toujours la même, c'est qu'elle a toujours les mêmes actions – éternité de son pouvoir… Mais s'il y a, pour la conscience immédiate, un trouble de l'évidence à propos de la reconnaissance de son identité (« Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela »), c'est en raison du “mélange” (elle se mêle de tout), un peu comme dans l'impressionnisme le blanc ne peut être tout à fait blanc, dès qu'il est posé à côté de diverses couleurs : il sera verdâtre, bleuâtre, etc. L'imagination est donc protéiforme, intermédiaire et insaisissable, qui agit comme par mimétisme, elle consent à subir des teintes, des influences, des transformations, des métamorphoses, irriguant en sous-main les autres facultés. Voilà pourquoi elle “est” la sensibilité, l'entendement (donc l'analyse et la synthèse), et l'intelligence de l'anticipation et de l'invention dans les métiers, et que pourtant elle est encore autre chose…

  • 34 Cf. La deuxième maxime du sens commun chez Kant (maxime de la faculté de juger et de la pensée élar (...)

29L'imagination a un rôle initiant (plus que fondateur) envers la sensibilité, même si l'excès de sensibilité inhibe l'exercice de l'imagination. Le fait de disposer d'une faculté ne signifie donc pas nécessairement savoir ou pouvoir vraiment en user (“vraiment”, c'est selon la création). L'imagination créatrice n'est donc pas seulement l'agent des œuvres d'art, elle est surtout source et origine, ayant « enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum ». Les notions abstraites sont des êtres d'imagination plus que d'entendement – la couleur est la notion générale de toute couleur, idem pour contour, son et parfum. Ce « sens moral » est celui du sens logique et psychologique, comme dans “sciences morales et politiques”, et non de l'ordre de la moralité. Bref, une forme de l'expérience empirique et du sens commun partagée par tous, en quoi l'imagination est la faculté générale de la communication entre les humains34.

  • 35 Mieux encore, elle a l'« esprit critique » : si elle analyse, elle trie, distingue et hiérarchise. (...)

30L'imagination commande aussi les opérations qui, traditionnellement, sont vouées à l'entendement, l’analyse et la synthèse35. Elle est certes la concurrente de l'entendement, mais elle en est aussi son ressort gnoséologique. Chez Aristote, Descartes ou Kant, l'analyse et la synthèse dépendent de l'entendement comme faculté d'abstraction, de conceptualisation, de jugement et de raisonnement. Pour Baudelaire, l'imagination devient le principe fondamental de toute idéation. Le nominalisme avait déjà réduit les “êtres de raison” à des êtres de langage, d'imagination, de fiction et de convention. Et donc, en-deçà du travail logique de l'entendement, il faut bien auparavant (selon une antériorité logique) un certain champ imaginaire où ces opérations logiques pourront s'activer. Ainsi, pour analyser la notion générale de poésie, il faut d'abord repérer empiriquement les divers éléments, les diverses formes et les divers genres de “la” poésie, éléments qui, furent imaginés par les poètes – elle « décompose toute la création », dit Baudelaire, on ne le lui fait pas dire ! Et elle opère ensuite des synthèses par identification, explication, exposition selon certaines structures nouvelles : elle recompose. L'imagination prime donc l'entendement, elle est une des conditions sine qua non de possibilité du travail de l'entendement, ce que Kant avait noté, avec l'idée de schème transcendantal.

  • 36 Cf. R. Queneau, « L'explication des métaphores » dans Les Ziaux, Paris, Gallimard, 1943.
  • 37 Pensons aux représentations” musicales de la mer (le sac et le ressac) ou des fleuves (la ligne ond (...)

31Ensuite, voici l’analogie et la métaphore : « Elle a créé […] l’analogie et la métaphore ». L’analogie et la métaphore sont des processus d'idéation qui sont vus généralement comme des actes de l'entendement, parce qu'elles dépendent formellement d'un raisonnement (l'analogie notamment, comme chez Spinoza ou Kant). Mais ce sont d'abord deux figures de l'imagination rhétorique. L'analogie pose une comparaison, une correspondance ou une ressemblance entre des termes de sens et de contexte différents ; c'est aussi un raisonnement heuristique, qui aide à chercher des équivalences ou des égalités de rapports, comme la 4e proportionnelle : ce qui compte, c'est le mouvement de l'esprit comme “tête chercheuse” (l'eau est à la plante ce que la graine est à l'oiseau). L'imagination est donc la faculté de spéculation qui permet de compléter de façon heureuse un raisonnement. Quant à la métaphore, c'est un trope, un tour de discours, un transport, un transfert (“meta-phorein”) d'un lieu à un autre, d'un sens à un autre, selon la logique du “comme” : « Mince comme un cheveu, ample comme l'aurore36 » ; « Le sourire innombrable de la mer », « L'Aurore aux doigts de rose » (Homère). La métaphore est une arme complète et féconde pour l'imagination poétique et littéraire, d'autant que, philosophiquement, elle n'est pas sans faire penser au schème transcendantal, car elle fournit la forme générique d'un mouvement ou d'une image : « le sourire innombrable de la mer » méta-phorise l'image de la ligne ondulée des vagues dans l'expression linguistique, via le schème de la forme du sourire. Le schème imaginaire (sa forme abstraite et permanente) permet la transposition de l'expérience sensible d'un phénomène (eau, pluie, mer, océan, etc.) à son expression artistique37.

  • 38 « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir (...)
  • 39 Pensons au vers célèbre : « La Nature est un temple où de vivants piliers » (Les Fleurs du Mal, “Sp (...)
  • 40 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595. Mais aussi la Lettre à Toussenel (...)

32D'où l'idée de l'imagination comme puissance de création. « Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore38 ». Il est vrai que sans l'analogie et la métaphore, il ne saurait y avoir de monde au sens de cosmos : ordre, mesure, harmonie, solidarité et nécessité intérieure – que Baudelaire appelle « correspondances39 », se référant à Edgar Poe : « L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies40. » Mais on retrouve aussi l'analyse et la synthèse, synthèse qui prend ici un sens supérieur, supra-logique et ontologique, car elle commande le surgissement du nouveau : « Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »

  • 41 Platon, Timée, 28c-34b ; Ancien Testament : Genèse, I, 1-10 ; Sagesse, 11, 17.
  • 42 Maccabées, 2, 20-29.
  • 43 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, « Le gouvernement de l'imagination », trad. de Baudelaire, op. c (...)
  • 44 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595.

33La “création”, donc. « Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. » Ce « sens religieux » a un parfum de scandale : comme si l'imagination n'avait pas besoin de Dieu, de son Verbe créateur…. Quel Dieu, d'ailleurs ? Il est soit démiurge41, soit créateur ex nihilo42. Dans le premier cas, création s'entend au sens faible de production et composition nouvelles à partir d'une matière ou de formes déjà là ; dans le second, au sens fort comme surgissement de l'être à partir du néant. L'imagination ne crée sans doute pas ex nihilo, ayant besoin du matériau sensible, empirique ou “immatériel” (le sens du son en poésie, par exemple), elle n'est que démiurge. Elle a fonction de Verbe divin (le Logos de St Jean), et si l'expression « elle a créé le monde » est exagérée, il faut y comprendre : elle a créé un monde car « elle décompose toute la création » à partir de l'analogie et de la métaphore. Baudelaire avait noté cette “distance”, en citant Mme Crowe : « Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer l'idée commune dans ce mot dont on fait si grand abus, laquelle est simplement fantaisie [fancy], mais bien l'imagination créatrice [constructive imagination], qui est une fonction beaucoup plus élevée, et qui, en tant que l'homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son univers43. » La création divine est donc ontologiquement antérieure à celle de l'imagination – mais il aura fallu à Dieu bien de l'imagination pour créer (antériorité logique de l'imagination sur la volonté de Dieu). Cela dit, on apprécie l'imagination créatrice comme étant la Puissance génitrice et féconde par excellence. Cela fait d'elle une divinité ou une déesse : elle est « une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies44. »

Pourquoi l'imagination serait-elle la reine des facultés et la reine du vrai ?

34« Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! », donc. Elle est reine, et pas que reine : le fait de la placer au centre des facultés, comme foyer principal des actes de l'âme, en fait aussi un principe de gouvernement – elle devient son propre (Premier) Ministre, elle règne et elle gouverne, elle commande et légifère. L'exclamation indique une déclaration (de guerre). Mais reine de qui ? sur qui règne-elle ? sur les autres facultés, certes. La thèse, révolutionnaire, renverse l'ordre établi, détrônant la Raison (Ratio, Logos, Noûs, Intelligence, ou Entendement, intellectus) comme faculté de connaître et penser les principes premiers et les fins dernières, et de fonder la reine des sciences : la métaphysique. Chez Kant, si la raison n'est plus la reine des sciences théoriques (elle n'a pas accès à l'absolu nouménal), elle est, sous la forme de la raison pratique pure, la reine des facultés en fondant la métaphysique comme morale, la métaphysique des mœurs. Et voilà que cette gueuse d'imagination vient détrôner la ratio : le lieu de la souveraineté demeure, mais c'est un tout autre corps qui s'assied dessus. On peut d'ailleurs jouer, en filant les métaphores, à faire varier les formes du pouvoir : une reine de quel genre ? Despotique, tyrannique, démagogique ? Est-ce une monarchie constitutionnelle, avec des contre-pouvoirs, ou un totalitarisme ?

35Reste l'expression « mystérieuse faculté ». Mystère est un terme religieux, il nomme quelque chose d'inaccessible à l'esprit humain, de secret profondément caché et de puissant (les miracles divins), comme des “raisons” métaphysiques et / ou ontologiques. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien. Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement ? Ne sont pas des énigmes – l'énigme reste à portée de l'esprit humain (du policier, du détective ou de l'enquêteur). Baudelaire parle, comme Kant, « des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme ». Il y a donc bien une métaphysique de l'imagination. Le texte est voué à réduire la part de mystère, sans le dénouer.

36Dernier moment marquant : « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai ». Que viennent faire ici le possible et le vrai ? Le possible, c'est évident, pour l'imagination, vu qu'elle propose de multiples formes de “non-être” comme formes de l'être en puissance (de “ce qui n'est pas encore” à “pourrait bien être”), selon la liberté de choix du sujet. Mais le vrai ? Si l'imagination est puissance d'opinion, d'illusion, de mensonge et de fausseté, qu'est-ce qui fait sa légitimité ? Quid juris, de quel droit ? Quel droit de la raison nous permet de la considérer comme telle ? Quel sens donner à “vrai” ? Il ne s'agit pas de vérité d'entendement ou de raison (des vérités logiques explicites, prouvées et démontrées), mais d'une vérité de fiction : une vérité virtuelle ou imaginaire, proposée par l'imagination en tant que source du possible ; une vérité irréelle, surréelle, que l'esprit se donne à lui-même pour se proposer à lui-même des images, des représentations, des tableaux, des formes, des scènes, des scénarii, des personnages, des histoires (contes, récits, mythes, fables), des mondes fantastiques, des œuvres d'art, toutes choses dont la force d'affirmation est destinée à motiver la croyance, la persuasion et la conviction – l'imagination est la grande sophiste. Elle fait en sorte que l'esprit tienne pour vraies ses inventions, par adhésion immédiate et spontanée, au sens où le “vrai” est factuel, où c'est un réel factuel fictif : ces formes inventées ont leur vérité, et cette vérité est la révélation d'une pluralité virtuelle de réalités et de vérités possibles. L'imagination est donc une faculté d'expérimentation, elle offre, elle donne, elle fournit. Reste à savoir si l'esprit lecteur ou spectateur, accepte ou non. Et si « le possible est une des provinces du vrai », cela signifie que le vrai a d'autres provinces (la vérité rationnelle, discursive, démontrée, prouvée, argumentée ; la vérité intuitive de l'intuition intellectuelle, métaphysique et ontologique…). Mais la vérité de l'imagination ne peut se prouver par ses effets : proposer des possibles, quelque chose qui n'est pas encore (réel), mais qui l'est déjà par son effet de réel, par la puissance d'affirmation qu'il impose à l'esprit – comme les œuvres d'art… Cela dit, l'impossible aussi est une province du vrai, comme dans le délire : imaginer Rafaël Nadal jouer contre lui-même renvoie à l'impossible pour l'esprit seul avec lui-même, mais c'est “réalisable” avec les machines électroniques d'aujourd'hui… On peut donc bien parler d'une vérité mentale et psychique, et d'une vérité liée à son effectivé, c'est-à-dire à sa puissance de réalisation d'un réel fictif, qui a des effets de réel sur le réel lui-même. Pensons à l'effroi venu des Nouvelles histoires extraordinaires d'Edgar Poe.

  • 45 Les Fleurs du Mal, “Spleen et idéal”, IV, Correspondances, op. cit., p. 8.

37L'imagination est donc une puissance infinie d'invention des possibles, qui révèle la vérité des actions et des productions ou des créations qu'elle inspire. Elle est comme ces « parfums frais » qui ont « l'expansion des choses infinies45 ». Elle est « positivement apparentée avec l’infini », tel est le coup final : ce qui est infini, ce sont les possibles inventés par l'imagination, l'infini des formes, des images, des scènes, des expériences, mais aussi des productions des autres facultés : impressions sensibles, affects, notions, concepts, idées. C'est une idée que fera fructifier le surréalisme. Deux remarques s'imposent :

a) cet infini pose la rivalité avec Dieu, avec le Dieu infini des religions dites “du Livre”, et non pas le Dieu fini des Gréco-Romains – car pour eux, l'infini est une idée négative, c'est l'in-défini, l'apeiron, l'abîme impensable, une forme du non-être : ce ne peut être une puissance de l'être, et encore moins de l'Être suprême ;

b) mais, si l'imagination est reine, elle n'est pas Dieu, et bien qu’elle en ait quelque prérogative : la création, il y a cette nuance : « positivement apparentée avec ». Elle participe seulement de l'infini, puisqu'elle peut être absente, ou tarie, impuissante, asséchée, mutilée ; mais cette parenté est positive : effective, productrice, féconde, dynamique, et c'est la preuve par les effets qui témoigne de cette richesse – œuvres d'art, découvertes et inventions scientifiques et techniques, constitutions et traités politiques, événements historiques, ainsi de suite, à l'infini. Cette imagination est la pierre de touche pour toute existence humaine créatrice. C.Q.F.D.

  • 46 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, op. cit., p. 753. Voir aussi L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroi (...)
  • 47 Léonard conseillait d'observer l'infini des formes venues des nuages, des brumes, de la glace et de (...)
  • 48 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, op. cit., p. 755.
  • 49 Ibid., § 3, p. 751. Cf. Ibid., § 5, « Religion, histoire, fantaisie », p. 758 sq.

38Mais pour mieux comprendre encore l'idée de Baudelaire, il faut revenir à l'expérience sensible et au rapport perception-imagination, car ce n'est pas un hasard si notre texte traite d'abord de la sensibilité (sensation, vision et regard, audition et écoute), puis de la contemplation et de la rêverie qui s'enchaînent. Baudelaire cite Delacroix : « La nature n'est qu'un dictionnaire46 » ; il enrichit ensuite l'idée, venue de Léonard de Vinci47 : « Tout l'univers visible n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels l'imagination donnera une place et une valeur relative ; c'est une espèce de pâture que l'imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l'âme doivent être subordonnées à l'imagination, qui les met en réquisition toutes à la fois. […] l'imagination universelle renferme l'intelligence de tous les moyens et le désir de les acquérir48. » « Mieux elle est secourue et plus elle est puissante. […] ce qu'il y a de plus fort dans les batailles avec l'idéal, c'est une belle imagination disposant d'un immense magasin d'observation49. »

Et Nietzsche, là-dedans ?

  • 50 Cf. Notre article sur ce texte dans le Dictionnaire Nietzsche, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouqu (...)

39Là encore, faisons court. C'est par l'universelle fiction que s'effectue la libre et spontanée création de formes au cœur de l'âme humaine et du jeu des facultés. Et elle est au cœur de chaque faculté, parce que toute pensée, même dès la réception sensible, est déjà métaphore, transfert dans un monde créé par elle comme par analogie, anticipation et induction, processus de dérivation et de production des représentations, conscientes ou inconscientes, sensibles ou intelligibles, par quoi le travail de l'esprit est constamment orienté. Au début, donc, ce n'est pas le Verbe de Dieu, le Logos de saint Jean, l'action (Gœthe), l'émotion (Céline) ; c'est la fiction, par la métaphore, qui devient principe d'idéation. Nietzsche va plus loin que les romantiques, dont Baudelaire, ou plutôt il remonte d'un cran, en plaçant toutes les facultés, y compris la sensibilité, sous le principe de la fiction, dans un texte de jeunesse (1870) qu'il ne reniera jamais, Vérité et mensonge au sens extra-moral50.

  • 51 F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 291.
  • 52 Cf. F. Nietzsche, Le Livre du philosophe, éd. d'A. Kremer-Marietti, Paris, Aubier, 1969, § 77, p. 9 (...)

40Nietzsche, félicitant Kant d'avoir mis la croyance (c’est-à-dire à ses yeux l'interprétation) à la place de la connaissance métaphysique, est cependant plus radical : l'homme n'est pas fait pour la connaissance, mais pour la fiction : « L'homme, cet animal complexe, menteur, artificieux et impénétrable qui déroute les autres animaux moins par sa force que par sa ruse, a inventé la bonne conscience pour pouvoir jouir de son âme comme si elle était une chose simple ; et toute la morale est une longue, une téméraire falsification sans laquelle nous ne pourrions prendre plaisir au spectacle de notre âme. À la voir ainsi, peut-être y a-t-il dans la notion d'“art” bien plus qu'on ne le croit d'ordinaire51. » En fait, « toutes les constructions du monde sont des anthropomorphismes », qui « ne cessent jamais de se raffiner »52, des projections, des métamorphoses, des montages, donc des effets de la création et de l'art. C'est par le biais de schèmes que les impressions deviennent mots, noms, images, notions, concepts et idées.

  • 53 Id., Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 183.
  • 54 F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 23.

41Cela entraîne une nouvelle conception de la vérité, celle des faits de pensée, même vus seulement comme possibles (non réels, irréels, virtuels), mais toujours effectifs, disposant de la force et de la puissance des actes de la pensée, préliminaires à la création du monde, ou plutôt des différents mondes, en particulier artistiques : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui furent usées et ont perdu leur force sensible53 ». La fiction, donc l'illusion fondamentale, est le modus operandi du véritable démiurge, de la véritable artiste – la volonté de puissance54.

  • 55 F. Nietzsche, Fragment posthume, 16.40, § 6 (printemps 1888).

42Le schématisme n'a alors plus besoin d'un sujet (encore moins transcendantal), mais il exige la pensée d'une puissance naturante engendrant des formes, dont on trouve les monogrammes (terme kantien), tantôt dans la volonté de puissance (en tant que Nature), tantôt dans le Chaos (Dionysos déléguant alors à Apollon quelques tâches de mise en forme dans l'ordre du devenir). Conclusion très baudelairienne : « la vérité est haïssable : nous avons l'art afin que la vérité ne nous envoie pas par le fond [die Wahrheit ist hässlich : wir haben die Kunst, damit wir nicht an der Wahrheit zu Grunde gehn]55. »

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Notes

1 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, “La reine des facultés”, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980, p. 751. Sauf exception (pour les Lettres), nous ne citons le texte de Baudelaire que dans cette édition.

2 Cf. B. Pascal, Pensées, L 44 / Br 82 et L 828 / Br 304 ; B. Pascal, Trois discours sur la condition des Grands.

3 Cf. R. Daval, La métaphysique de Kant, Perspectives sur la métaphysique de Kant d'après la théorie du schématisme, Paris, PUF, 1951.

4 Cf. E. Kant, Critique de la raison pure, Analytique Transcendantale, Analytique des principes, I, « Du schématisme des concepts de l'entendement pur ».

5 Id., Analytique Transcendantale, § 10.

6 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

7 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 26, § 76 et § 91.

8 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit. p. 751.

9 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 59, § 61, § 65, § 88 et § 90.

10 Ibid., § 59.

11 Le spectacle du ciel étoilé est un analogon de la loi morale : « Deux choses remplissent l'esprit d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure de la fréquence et de la persévérance avec laquelle la réflexion s'y attache : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » (E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. J.-P. Fussler, Paris, GF, 2003, p. 295).

12 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

13 Ibid.

14 C. Baudelaire, Correspondance, t. i, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 336.

15 Ibid., p. 190.

16 « Pour lui, l'imagination est la reine des facultés. Mais […] l'imagination n'est pas la fantaisie ; elle n'est pas non plus la sensibilité, bien qu'il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. […] un savant sans imagination n'apparaît plus que comme un faux savant, ou tout au moins comme un savant incomplet » (C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, p. 595).

17 Baudelaire le cite : « En fait d'art, je suis surnaturaliste » (C. Baudelaire, Salon de 1846, § 4, « Eugène Delacroix », p. 650).

18 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751.

19 Ibid., p. 751-752.

20 C. Baudelaire, Correspondance, op. cit., p. 336 – les termes soulignés le sont par Baudelaire.

21 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, « Le gouvernement de l'imagination » (traduction de Baudelaire), op. cit., p. 753.

22 Baudelaire précise un peu plus loin : « Et l'enfant gâté, l'artiste moderne, se dit : “Qu'est-ce que l'imagination ? Un danger et une fatigue. […]”. » Et, après avoir raconté la commande naïve que fait un paysan à un peintre pour son portrait (avec façade de la ferme, épouse, filles en cuisine, fils revenant des champs, bœufs, etc.), il ajoute : « Vive ce paysan ! Sans s'en douter, il comprenait la peinture. L'amour de sa profession avait élevé son imagination. Quel est celui de nos artistes à la mode qui serait digne d'exécuter ce portrait, et dont l'imagination peut se dire au niveau de celle-là ? » (Ibid., § 1, « L'artiste moderne », p. 746)

23 Ibid., p. 745.

24 Ibid., § 2, « Le public moderne et la photographie », op. cit., p. 747-750.

25 Cf. Évangile selon saint Luc, 13, 6-9 et Évangile selon saint Marc, 11, 12-14 et 11,2 0-24.

26 En morale, c'est au risque d'une psycho-rigidité formaliste : « Enfin, elle joue un rôle puissant même dans la morale : car, permettez-moi d'aller jusque-là, qu'est-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme » (C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751). Pensons à ce qu'a dit Maritain à Cocteau (qui avait écrit : « Jouer cœur est simple. Il faut en avoir, voilà tout. […] Montrez votre cœur et vous gagnerez. Voici venir le temps de l'amour ») : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n'est presque fait que d'esprits durs au cœur sec et de cœurs doux à l'esprit mou. » (J. Cocteau, Lettre à J. Maritain et J. Maritain, Réponse à J. Cocteau, Paris, Stock, 1993, respectivement p. 49 et 124).

27 L’« observation des faits » est celle du naturalisme et du réalisme mal compris. Plus tard, Proust critiquera la « littérature de notations » de Zola (cf. Le Temps retrouvé, dans le passage sur « La vraie vie, c'est la littérature »).

28 Voir Proust : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » (Albertine disparue, Paris, Livre de poche, 1970, p. 40).

29 « L'imagination […] n'est pas non plus la sensibilité, bien qu'il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. » (C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595).

30 Chez Machiavel le Prince gouverne par ruse ou par force. La ruse est la preuve matérielle et pragmatique de l'imagination inventive : les Grecs appellent Métis cette intelligence, dont Ulysse “aux mille tours” (Ulysse sophiste, expert en sophistique) est le hérault, le héros homérique (cf. M. Détienne et J.P. Vernant, Les ruses de l'intelligence, la Métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974). Pour Diotime (Platon, Banquet, 202d-203d) dit que si Amour / Désir (Eros) est sophiste, il le doit à son père, Poros (Expédient, Ressource, Richesse).

31 Freud méprisait le Président Wilson, pacifiste convaincu et grand artisan de ce Traité : on ne peut faire le bien de l'humanité avec des illusions. Cf. S. Freud et W. Bullitt, Le Président T.W. Wilson. Portrait psychologique, Paris, Albin Michel, 1967.

32 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595.

33 « Omniprésente en l'activité humaine, universelle, multiple en ses aspects et visées, c'est toujours cet acte de la pensée qui, de façon anticipée ou vouée – et le sachant – à demeurer irréelle, se représente des objets, des situations, des événements qui conviennent à nos désirs ou que redoutent nos peurs. Et comme toujours, il s'agit donc […] de l'action qui portera ces désirs ou réagira à ces peurs, l'anticipation prendra naturellement la forme d'une fiction ; l'imagination est une fiction, en fait le travail imaginatif est peut-être même en nous la source de toute fiction. » (Y. Bonnefoy, L'imaginaire métaphysique, Avant-propos, Paris, Seuil, 2006, p. 7).

34 Cf. La deuxième maxime du sens commun chez Kant (maxime de la faculté de juger et de la pensée élargie, dont le contraire est l'étroitesse d'esprit) : « Penser en se mettant à la place de tout autre » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 40). Ne faut-il pas de l'imagination pour que l'esprit se déplace mentalement vers autrui ? Pour Kant, c'est un premier pas vers l'universel.

35 Mieux encore, elle a l'« esprit critique » : si elle analyse, elle trie, distingue et hiérarchise. Baudelaire, à propos d'Alexandre Dumas : « l'imagination, grâce à sa nature suppléante, contient l'esprit critique. » (C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 752).

36 Cf. R. Queneau, « L'explication des métaphores » dans Les Ziaux, Paris, Gallimard, 1943.

37 Pensons aux représentations” musicales de la mer (le sac et le ressac) ou des fleuves (la ligne ondulatoire) dans La Mer (Debussy), Gesang der Geister über den Wassern [Chant des esprits au-dessus des eaux] (Gœthe / Schubert), les chorals de J.-S. Bach sur An Wasserflüssen Babylon [Sur les bords des fleuves de Babylone], BWV 267, 653b, 867, ou le chant de la pluie restitué par le piano électrique (The Doors, Riders on the storm [Cavaliers dans la tempête]).

38 « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d'elle, et, cependant, s'élançant forcenément dans le Rêve qu'elle sait n'être pas. » (S. Mallarmé, Lettre à Henri Cazalis, 28 avril 1866, « Pléiade », Œuvres complètes, éd. B. Marchal, t. I, p. 696).

39 Pensons au vers célèbre : « La Nature est un temple où de vivants piliers » (Les Fleurs du Mal, “Spleen et idéal”, IV, Correspondances, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980, p. 8).

40 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595. Mais aussi la Lettre à Toussenel déjà citée : « le poète est souverainement intelligent, il est l'intelligence par excellence, – et l'imagination est la plus scientifique des facultés parce que seule elle comprend l'analogie universelle, ou ce qu'une religion mystique appelle la correspondance. » Baudelaire le félicite d'avoir écrit, à propos de l'analogie : « comme l'esprit se repose dans une douce quiétude, à l'abri d'une doctrine si féconde et si simple, pour qui rien n'est mystère dans les œuvres de Dieu » (Correspondance, t. i, op. cit., p. 336 – c'est Baudelaire qui souligne). Voir aussi : « Cependant, pour revenir […] à cette permission de suppléer que doit l'imagination à son origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit exemple [Alexandre Dumas], qui prouve que l'imagination, quoique non servie par la pratique et la connaissance des termes techniques, ne peut pas proférer de sottises hérétiques en une matière qui est, pour la plus grande partie, de son ressort. […] Si Alexandre Dumas, qui n'est pas un savant, ne possédait pas heureusement une riche imagination, il n'aurait dit que des sottises ; il a dit des choses sensées et les a bien dites, parce que […] l'imagination, grâce à sa nature suppléante, contient l'esprit critique. » (C. Baudelaire, Salon de 1859, § 3, op. cit., p. 751-752), voir note 35).

41 Platon, Timée, 28c-34b ; Ancien Testament : Genèse, I, 1-10 ; Sagesse, 11, 17.

42 Maccabées, 2, 20-29.

43 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, « Le gouvernement de l'imagination », trad. de Baudelaire, op. cit., p. 753)

44 C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, op. cit., p. 595.

45 Les Fleurs du Mal, “Spleen et idéal”, IV, Correspondances, op. cit., p. 8.

46 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, op. cit., p. 753. Voir aussi L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix, III, op. cit., p. 829-831.

47 Léonard conseillait d'observer l'infini des formes venues des nuages, des brumes, de la glace et de la neige (« les figures nouvelles que la neige compose dans l'air », F35r), « des murs barbouillés de taches ou faits de pierres d'espèces différentes », Ms 2038 Bib. nat. 22v) : « Tous les corps réunis, et chacun isolément, emplissent l'air ambiant d'une infinité de leurs images qui sont toutes en tout cet air et toutes en chacune de ses parties, portant avec elles la nature du corps, la couleur et la forme de leur cause » (Ms 2038 Bib. nat. 13r). « L'air est plein d'une infinité d'images des choses, distribuées à travers lui, toutes en toutes, toutes en une et toutes en chacune » (C.A. 138rb). Cf. Carnets, Gallimard, 1942, t. II, respectivement p. 39, 207, 197-198, 301)

48 C. Baudelaire, Salon de 1859, § 4, op. cit., p. 755.

49 Ibid., § 3, p. 751. Cf. Ibid., § 5, « Religion, histoire, fantaisie », p. 758 sq.

50 Cf. Notre article sur ce texte dans le Dictionnaire Nietzsche, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 923-926.

51 F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 291.

52 Cf. F. Nietzsche, Le Livre du philosophe, éd. d'A. Kremer-Marietti, Paris, Aubier, 1969, § 77, p. 93 et § 84, p. 97.

53 Id., Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 183.

54 F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 23.

55 F. Nietzsche, Fragment posthume, 16.40, § 6 (printemps 1888).

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Choulet, « L'imagination est-elle vraiment la reine des facultés ? Baudelaire entre Kant et Nietzsche »Philosophique, 27 | 2024, 9-29.

Référence électronique

Philippe Choulet, « L'imagination est-elle vraiment la reine des facultés ? Baudelaire entre Kant et Nietzsche »Philosophique [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 26 janvier 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosophique/1822 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosophique.1822

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Auteur

Philippe Choulet

Professeur honoraire de Philosophie en classes préparatoires à Strasbourg Professeur d'histoire de l'art et des médias (Lyon et Angoulême)

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