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Comptes rendus

Mary‑Anne Zagdoun, L’Esthétique d’Aristote

Anne‑Lise Worms
p. 313-317
Référence(s) :

Mary‑Anne Zagdoun, L’Esthétique d’Aristote, Paris, CNRS Éditions, 2011, 280 p. ISBN 978-2-271-07256-6.

Texte intégral

1C’est par une description de la fête des Grandes Dionysies, célébrée chaque année à Athènes à la fin du mois de mars, que Mary‑Anne Zagdoun entame son ouvrage sur « l’esthétique d’Aristote ». Et pour cause : c’est principalement, on le sait, lors de cette panégyrie qu’avaient lieu les représentations théâtrales des œuvres qui constituent l’objet d’étude privilégié à partir duquel Aristote a élaboré une théorie artistique novatrice : les tragédies et, dans une moindre mesure pour ce que nous en savons, les comédies. Pour autant, l’A. ne méconnaît pas le fait que, pour Aristote, le texte doit primer sur le spectacle, comme elle le rappelle dans l’introduction, de même qu’elle souligne aussi l’absence, dans la Poétique, de toute référence aux dieux et à la politique, absence dont elle rend compte cependant plus loin de façon nuancée.

2Pourtant, l’émancipation de l’art par rapport à son contexte social et culturel, ainsi que son universalisation, par le biais de la théorie de la mimesis, sans renoncement aucun à son « rôle important dans la vie morale » (p. 13), constituent des tournants décisifs – des « progrès », dit l’A. – dans l’histoire des théories esthétiques, qui pourraient précisément justifier à eux seuls que l’on veuille revenir sur ces conceptions aristotéliciennes si originales. Ce ne sont cependant pas là les motivations uniques de cette étude. Si l’A., en effet, se propose d’examiner à nouveaux frais les théories d’Aristote sur l’art, c’est parce qu’il lui paraît désormais nécessaire, après tant de travaux qui leur ont été consacrés, de replacer celles-ci dans « la philosophie d’ensemble de ce penseur » – c’est une méthode qu’elle avait déjà mise en œuvre avec succès dans son précédent ouvrage sur La philosophie stoïcienne de l’art –, de confronter les hypothèses des différents commentateurs à la lumière de ce principe – c’est pourquoi la Poétique n’est pas, pour l’A., la seule œuvre de référence, même si elle occupe une place centrale – mais aussi de mettre en parallèle, fût‑ce pour constater certains décalages, les thèses aristotéliciennes et l’art de l’époque classique : les tragédies, la Comédie Nouvelle, la peinture et la sculpture.

3Dans un premier temps (Chapitre I, « Prolégomènes »), l’A. pose les bases de son étude en rappelant tout d’abord brièvement l’opposition entre Platon et Aristote à propos de la question de la mimesis. Sans pour autant nier la dette du second à l’égard du premier, elle souligne la rupture décisive qu’institua Aristote, avec la réhabilitation de l’art qu’elle implique, en établissant que les arts mimétiques naissent de la tendance naturelle, chez tous les hommes, à représenter (Poétique, 4, 1448 b). De la même façon, si les notions de pitié et de crainte sont déjà liées chez Platon dans son analyse de la tragédie et de l’épopée, elles ne sont jamais mises en relation avec celle de catharsis, ce qui constitue à l’inverse l’originalité propre d’Aristote : c’est le lien entre ces trois notions qui les rend nécessaires pour la vie morale. Enfin, l’A. affine, à travers une étude détaillée des « moyens autres » de la mimesis que sont la couleur et la voix, le sens précis qu’il faut donner au terme même de mimesis lorsqu’il est utilisé par Aristote pour définir les arts mimétiques : celui de « représentation imitative » (p. 39).

4Dans le chapitre II, l’A. cherche alors à repérer les « fondements métaphysiques et psychologiques de l’art chez Aristote » (p. 41), afin de mieux distinguer ce qui rapproche ou éloigne l’art en général des arts mimétiques en particulier. Après avoir explicité, à partir de Physique II et Métaphysique Théta, les raisons pour lesquelles l’art, selon Aristote, « imite », c’est-à-dire procède comme la nature, puis montré, en s’appuyant sur le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, que l’art est une vertu dianoétique tournée vers la production (poiesis), et qu’il en va par conséquent de même pour les arts mimétiques, l’A. s’attache à mettre en évidence de façon précise, afin de contester certaines interprétations, les points communs et les différences entre ces deux « disciplines » que sont la poétique et la rhétorique – leur différence essentielle résidant, selon l’A., dans le fait que la rhétorique n’est pas mimétique, ou ne l’est que de façon très partielle. Mais c’est dans la dernière partie du chapitre que se trouve la thèse la plus convaincante : la spécificité des arts mimétiques (poésie, peinture, musique) est due à la spécificité du plaisir qui accompagne dans ce cas la mimesis. Il s’agit d’un plaisir d’ordre cognitif (le plaisir de la reconnaissance), qui est d’autant plus grand que l’œuvre est belle. L’on regrettera seulement ici que l’explicitation du lien entre la conception aristotélicienne du beau et celle de l’art ne soit pas plus amplement développée.

5La mimesis, étudiée jusqu’alors uniquement en tant que fondement de l’art en général, fait l’objet d’un examen plus approfondi dans le chapitre III, où elle est analysée exclusivement du point de vue des arts mimétiques.

6Le terme, que l’A. choisit de ne pas traduire « afin de lui conserver toute sa richesse philosophique et historique » (p. 69) pourrait être rendu, s’il le fallait, non par celui de « représentation », dont l’usage s’est depuis longtemps généralisé pour distinguer la mimesis aristotélicienne de la mimesis platonicienne, mais plutôt, dans ce cas précis, par l’expression de « représentation imitative ».

7Conformément à la méthode et aux objectifs énoncés dans l’introduction de l’ouvrage, l’A., après avoir rappelé la différence entre Platon, pour qui la mimesis relève de l’apparence, et Aristote, selon lequel elle relève du vraisemblable, montre que l’on peut définir la mimesis aristotélicienne à partir de plusieurs points de vue. Ce peut être celui de la physique (recours à la théorie de la causalité dans le livre II de la Physique), ou celui de la psychologie (De Anima, III), puisque la mimesis est l’une des activités de la phantasia. Mais si ces deux points de vue doivent être impérativement pris en compte, seule l’étude de la Poétique permet de mieux comprendre les deux caractéristiques essentielles de la mimesis, indissociables l’une de l’autre. En effet, c’est bien parce que la mimesis est principe de création (cf. les analyses de Paul Ricœur) qu’elle s’accompagne du plaisir de la reconnaissance – reconnaissance, comme on le voit à travers l’exemple de la tragédie, de l’universel dans le particulier. Et ce plaisir peut à juste titre être qualifié d’« esthétique » en ce qu’« il est inséparable d’une prise de conscience de la représentation comme représentation » (p. 79). C’est que la mimesis est avant tout une « stylisation » (p. 83), malgré les problèmes que soulève la question difficile de la « forme propre », qui est « la ressemblance en mieux » (p. 119). Or c’est en cela que réside tout particulièrement l’originalité d’Aristote : il établit les conditions d’une « mimesis artistique », principe de « stylisation » commun à tous les arts mimétiques (même si leur classification n’est pas très claire dans la Poétique), qui se différencie selon chaque type d’art en particulier, en lien avec l’éthique.

8L’A. poursuit, au chapitre IV, son étude de la Poétique en s’intéressant aux relations entre action et caractère à partir de la problématique aristotélicienne de la forme et de la matière. Plus précisément, la comparaison entre la peinture et la tragédie, utilisée par Aristote au livre VI de la Poétique (1450a‑b), constitue pour l’A. un double point de départ : le dessin est mis en parallèle avec l’action pour être associé à la forme, tandis que la couleur est rapprochée du caractère pour être associée à la matière. En effet, l’on comprend mieux comment et pourquoi le caractère est secondaire par rapport à l’action (il ne fait que révéler le choix moral qui guide l’action) si l’on se réfère aux interprétations des archéologues éclairant les enjeux et implications de ce passage du livre VI. Ceux-ci opposent la technique classique du contour, qui a la préférence d’Aristote en matière de peinture, à celle du clair-obscur, de plus en plus employée à cette époque, et qui va de pair avec l’importance grandissante de la couleur. Ainsi, de même que la matière doit s’effacer devant la forme, de même la couleur doit s’effacer devant le dessin, et le caractère devant l’action. Cette thèse est intéressante mais elle ne convainc cependant pas totalement, dans la mesure où elle est affaiblie par des considérations, un peu hâtives et générales selon nous, sur le « conservatisme » d’Aristote ou sur la correspondance entre la « réalité » (p. 110) des tragédies grecques ou l’évolution du caractère tragique chez Eschyle, Sophocle et Euripide d’une part, et la conception aristotélicienne du caractère d’autre part. L’on peut en outre se demander si ce n’est pas davantage l’union que l’opposition entre la matière et la forme qui peut constituer une thématique féconde pour penser l’œuvre d’art mimétique.

9Le chapitre V revient sur deux notions déjà évoquées par l’A., mais qui exigent une analyse plus précise : celles de « général » et de « vraisemblable » qui, dans la tragédie en tant que « mimesis d’actions » (p. 132), constituent une équivalence ou une déclinaison de l’universel et du nécessaire. La célèbre définition de la poésie par rapport à l’histoire (Poétique, 9) est reprise dans une confrontation avec certains commentateurs qui cherchent à tout prix à atténuer la sévérité de l’opposition créée par Aristote et de son jugement sur l’histoire, au prix d’une interprétation contestable de ce passage, comme le montre l’A. à la suite de G. F. Else.

10Cette confrontation lui permet de fournir des précisions importantes sur la nécessaire différenciation entre l’action (praxis) et l’histoire (mythos) et, en particulier, sur le fait que l’enchaînement logique n’exclut pas l’enchaînement chronologique. Même si le temps trouve sa limite dans une étendue déterminée – élément fondamental de la tragédie –, il intervient aussi par le truchement du « coup de théâtre », de la reconnaissance et de l’effet violent. L’examen détaillé de ces trois parties du mythos (p. 138‑140) révèle ainsi qu’une certaine souplesse est requise pour l’interprétation de la relation entre causalité et temporalité. De même, l’auteur montre bien que l’irrationnel, pourtant formellement exclu de la tragédie – mais toléré dans l’épopée – n’en est pas nécessairement absent : il peut intervenir dans l’action (à travers la mise en évidence de la « faute », hamartia), mais pas dans le mythos. L’A. suggère alors – et c’est une thèse récurrente de l’ouvrage – qu’Aristote est sans doute plus novateur dans sa conception de la tragédie qu’on ne le croit généralement.

11Aucune analyse de la Poétique ne pourrait cependant faire l’économie de l’étude de ces caractéristiques essentielles de la tragédie que sont les émotions tragiques (la pitié et la crainte) et la catharsis. Les deux sont « la grande découverte esthétique d’Aristote » (p. 156) et constituent l’objet du chapitre VI.

12L’A. montre que la mimesis est la condition de la catharsis. Rappelant ce qu’Aristote doit sur ce point aux traditions pythagoricienne, hippocratique et platonicienne, elle relève (p. 163) les difficultés que soulève l’interprétation de ce terme chez Aristote. C’est pourquoi elle s’intéresse davantage aux moyens de la catharsis que sont la pitié et la crainte, dans leurs relations avec la mimesis : il existe un élément cognitif dans l’émotion et toutes deux, en tant que « passions prospectives », sont dignes d’être représentées, car elles possèdent des effets bénéfiques, contrairement à ce que pensait Platon. Aussi les tentatives de négation de la catharsis que l’on trouve chez certains commentateurs sont-elles vigoureusement réfutées, et l’A. rejoint S. Halliwell pour souligner la signification morale de ce concept esthétique.

13Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à ce qu’Aristote ne dit pas, ne veut pas dire ou ne peut pas dire.

14Ainsi en va-t-il de la politique. Dans le chapitre VII, l’A. rappelle tout d’abord que la question des liens entre art et politique n’est pas totalement absente de l’œuvre d’Aristote, et en veut pour preuve le chapitre 11 du livre III de la Politique, où il est dit que le jugement de la foule au théâtre a plus de valeur que celui des experts. Cependant, comment comprendre, dans ces conditions, que l’aspect proprement théâtral de la tragédie – tout ce qui relève du spectacle – soit considéré, dans la Poétique, comme secondaire ? C’est que la poétique, selon l’A., est pour Aristote un « art autonome, obéissant à ses propres critères, ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait aucune relation avec la cité » (p. 186). L’on pourrait, selon nous, ajouter que si la catharsis semble ne concerner que chaque individu en particulier, il n’est pas exclu, même si Aristote ne le dit pas, que ses effets bénéfiques retentissent sur cet ensemble d’individus qui sont aussi des citoyens et forment cette communauté que l’on appelle « cité ». Cependant, c’est visiblement à travers la musique que la mimesis assume avant tout, pour Aristote, sa fonction politique : l’A. souligne en effet la valeur morale et le rôle éducatif de celle-ci.

15Renouant, au chapitre VIII, avec une thématique déjà développée au chapitre IV, l’A. confronte les théories d’Aristote avec l’art de son temps, mais aussi des époques antérieure et postérieure, pour parvenir à un bilan mitigé : on constate à la fois une conformité et un écart, pour ce qui concerne les tragédies, alors qu’un rapprochement s’impose avec les comédies de Ménandre, élève de Théophraste. Si l’on a vu que les préférences d’Aristote en matière de peinture relevaient d’une esthétique « classique », il est impossible, en revanche, d’affirmer quoi que ce soit à propos de la sculpture, puisqu’il n’en parle quasiment pas ! Cependant, l’expressivité croissante des sculptures du IVe s. révèle une mise en valeur de l’émotion que l’on peut mettre en parallèle avec ses théories de l’éducation et de la vie morale. C’est ce que montre l’étude spécifique du « Kairos » de Lysippe, auquel l’A. consacre ses derniers développements.

16En conclusion, l’A. revient sur l’emploi problématique du terme d’« esthétique » pour caractériser la théorie artistique d’Aristote. De fait, l’emploi de ce terme historiquement marqué à propos de l’Antiquité reste contesté. Dans l’introduction, l’A. entourait le mot de guillemets et soulignait son anachronisme (p. 12), préférant parler d’une « attitude esthétique » chez Aristote (ibid.). Mais au terme de son étude, tout en marquant des réserves, elle justifie le choix du titre même de son ouvrage par le fait que le philosophe a proposé une théorie artistique aux accents parfois très « modernes » et qu’il a « donné à l’art une dignité que celui-ci n’avait pas jusqu’alors » (p. 242). De fait, en mettant en évidence les fondements métaphysiques et psychologiques de l’œuvre d’art et en analysant, à l’aide d’une étude précise des textes, la complexité et la spécificité des argumentations et des notions, au premier rang desquelles se situe celle de mimesis, tout en les replaçant dans une vue d’ensemble de la philosophie aristotélicienne, Mary‑Anne Zagdoun propose non seulement une synthèse extrêmement utile et bienvenue, mais aussi une interprétation stimulante de l’œuvre du Stagirite qui, en elles-mêmes, constituent un hommage que le titre suggérait déjà.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne‑Lise Worms, « Mary‑Anne Zagdoun, L’Esthétique d’Aristote »Philosophie antique, 12 | 2012, 313-317.

Référence électronique

Anne‑Lise Worms, « Mary‑Anne Zagdoun, L’Esthétique d’Aristote »Philosophie antique [En ligne], 12 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/967 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.967

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