Une version anglaise de cet article a été publiée en 2003-2004 dans un numéro spécial d’Apeiron (voir infra n. 30). La version originale en langue française (traduction par Étienne Helmer, avec le soutien du Leverhulme Trust) a fait l’objet d’une présentation, en mars 2003, à l’intention de l’unité de recherche « Savoirs et Textes » de l’Université Charles-de-Gaulle Lille III, pendant un séjour comme professeur invité par l’Institut universitaire de France. Je remercie mes auditeurs pour leurs nombreuses et précieuses suggestions, et André Laks pour avoir organisé ce qui fut pour moi un séjour hautement productif et profitable à Lille.
- 1 Des interprétations d’un type particulier ont pu dominer pendant de longues périodes (comme ce fut (...)
1Les lecteurs de Platon ne manqueront pas de faire remarquer immédiatement que, pour communiquer avec eux, ce philosophe emploie des procédés particulièrement indirects et obscurs. C’est là sans aucun doute la raison fondamentale qui explique qu’il n’y ait aucun consensus clair et durable sur la manière d’interpréter le corpus platonicien, aussi bien dans son détail que dans ses perspectives d’ensemble1. Alors que les œuvres de Platon ont bénéficié de conditions de transmission miraculeusement bonnes pendant 2500 ans, il n’est guère difficile de s’apercevoir qu’elles nous sont également parvenues sans la clé nécessaire à leur compréhension.
- 2 Pour l’histoire du platonisme et de l’interprétation de Platon, la période « moderne » commence à (...)
- 3 Cf. par exemple Press 2000.
- 4 Je fais allusion ici à l’interprétation de ce qui est appelé aujourd’hui (y compris par certains d (...)
2Les deux stratégies de lecture les plus anciennes sont bien sûr l’approche « dogmatique » et l’approche « sceptique ». La première fut inaugurée par les premiers successeurs de Platon à la tête de l’Académie, qui prirent sa suite en bâtissant d’ambitieux systèmes métaphysiques, du genre de ceux que les interprètes modernes parviennent ou non à découvrir dans les œuvres « publiées » de Platon, ou sous leur surface et, en se fondant sur des témoignages (directs) en nombre plus restreint, dans ses pensées non publiées. Mais moins d’un siècle après sa mort en 347 avant J.-C., la Nouvelle Académie se mit à voir en Platon plutôt un sceptique. Moins de deux siècles plus tard, les interprétations de type « dogmatique » dominèrent à nouveau ; mais au cours de la période moderne2, le courant sceptique tel qu’il se développa à l’origine n’a pas manqué de susciter des courants analogues, notamment dans le contexte qui vit la philosophie analytique (dans certaines régions du monde) se développer sur les ruines de la métaphysique constructive. Dans la mesure où la philosophie analytique se livre plus à l’analyse qu’à la construction, et espère davantage trouver de bons arguments que de bonnes – et brillantes – conclusions, il est normal qu’elle ait des affinités avec les éléments du corpus platonicien qui semblent relever de ce genre de préoccupations, tout comme les sceptiques de la Nouvelle Académie pouvaient privilégier ceux qui aboutissent à des impasses (que ces impasses soient réelles ou seulement apparentes). Chez les modernes, le regain d’intérêt pour les aspects formels du corpus platonicien a également renforcé le courant d’interprétation anti-dogmatique, dans la mesure où ce type d’intérêt tend à mettre l’accent sur la différence qui sépare un dialogue d’un traité, et sur l’importance de la dimension dite « littéraire » des dialogues : la théorie littéraire moderne aime à souligner la multidimensionnalité et l’ouverture des formes qu’elle étudie3. Il est encore des endroits cependant où l’on ne partage pas cette horreur des constructions métaphysiques, ce qui permet à un vigoureux courant « dogmatique » de perdurer, sinon de s’épanouir4.
- 5 Je dis sans mauvaise conscience des choses bien connues, y compris le raccourci historique qu’on t (...)
- 6 Dans ce contexte, le terme de « développement » laisse entendre, sans que ce soit pourtant nécessa (...)
3Cependant, la plupart des interprétations modernes de Platon (à l’exception notable de la dernière mentionnée) se distinguent nettement des anciennes par un aspect qui leur est propre5, à savoir qu’elles en sont venues – de manière générale – à tenir pour acquis qu’il faut prendre en compte l’ordre dans lequel furent écrites les différentes parties du corpus platonicien. Selon cette hypothèse, la pensée philosophique de leur auteur et l’usage qu’il fait de son genre littéraire de prédilection, le dialogue, se sont « développés »6 au fil du temps, de telle façon que si nous connaissions, pour un dialogue quelconque, sa place dans l’ensemble de la série, nous serions en mesure de nous faire une idée générale de son contenu et de sa forme. Cette approche en termes de « développement » se signale par deux traits caractéristiques : (1) elle identifie trois « périodes » dans l’écriture platonicienne, qualifiées de période de « jeunesse », de « maturité » et de « vieillesse » (l’ordre des dialogues à l’intérieur de chaque groupe étant généralement considéré comme plus difficile à établir) ; (2) elle considère certaines parties du corpus comme « socratiques », c’est-à-dire comme offrant une représentation authentique de la pensée de Socrate, ou du moins plus proche d’elle que ne le sont d’autres parties du corpus. Cette seconde caractéristique va habituellement de pair avec la première, la période « socratique » étant identifiée à la période de « jeunesse ». Si certains refusent cette identification (et, comme nous le verrons, d’autres raisons justifient qu’on mette en doute son utilité), l’histoire, dans sa version standard, prendra alors grosso modo l’allure suivante : Platon commença sa carrière d’écrivain par un ensemble de travaux, essentiellement des dialogues, qui offrent en général une représentation fidèle du style, du ton et du contenu de la pensée de son maître Socrate ; par la suite (dans la période de « maturité ») il adopta une position plus personnelle, en particulier dans le domaine métaphysique, mais aussi en politique ; à la fin (dans la période de « vieillesse »), il se livra à des réflexions plus critiques envers l’optimisme de ses propres constructions, quittant une position extrême et intenable pour se tourner vers un réalisme plus sobre – et c’est à partir de ce moment (au dire de certains) qu’Aristote se sépare de lui, peut-être après une jeunesse plus flamboyante.
- 7 Voir par exemple Kahn 1996 ; Taylor 2002.
- 8 Voir sur ce point en particulier Nehamas 1998, Taylor 2002. (Il est inutile de préciser que Schle (...)
4Les grandes lignes de cette histoire prennent peut-être leur source, plus qu’ailleurs, chez Aristote lui-même, lequel situe la différence entre Socrate et Platon dans le domaine métaphysique (contrairement à Socrate, disait Aristote, Platon a « séparé » les Formes des êtres particuliers – créant ainsi les « Formes » proprement platoniciennes). D’autre part, l’histoire en question prend sa source dans une lecture particulière de la première partie du Parménide, où l’on considère que Platon fait la critique d’un type de théorie des Formes qu’on trouve dans les dialogues de la « maturité ». Cependant, l’origine de l’histoire elle-même est bien plus récente7, puisqu’elle ne remonte pas au-delà de l’Université allemande du début du xixe siècle et du Romantisme qui marqua cette période8. Ou plutôt, ce n’est qu’à la période moderne, pourrait-on dire, que l’on se pencha sérieusement sur ce qui se trouvait depuis toujours chez Aristote : si vraiment certaines œuvres de Platon présentent des Formes non « séparées » et d’autres des Formes « séparées », c’est que notre distinction entre les dialogues de « jeunesse » et ceux de la « maturité » est déjà présente implicitement chez Aristote.
- 9 D’autres témoignages d’Aristote peuvent être lus aussi comme indiquant une période « socratique » (...)
- 10 Ce qu’Aristote entend précisément dans ce contexte par « séparé » n’est ici d’aucune importance, p (...)
- 11 Je fais allusion ici à l’une des plus fameuses critiques adressées par Aristote à la « séparation (...)
- 12 Il ne s’agit pas de dire que Platon n’aurait jamais pu mettre dans la bouche de Socrate des propos (...)
- 13 Cf. Annas 1999, ch. 5.
5Dès lors, certains témoignages apportent à la perspective « développementaliste » un début de justification, ainsi peut-être que l’apparence d’être plus scientifique que les vues des interprètes antérieurs au xixe siècle9. Mais sans doute n’est-ce là qu’une illusion. Évidemment, Aristote pensait qu’en se tournant vers les Formes « séparées »10, Platon commettait une erreur fondamentale. Aristote commença très tôt à adresser des critiques à Platon sur ce sujet, et il y revenait régulièrement ; il estimait manifestement que la « séparation » constituait un trait caractéristique de la pensée de Platon, trait qui la distinguait non seulement de celle de Socrate, mais également de la sienne propre. (Selon lui, c’était une grande erreur sur de nombreux plans, et lui-même voulait éviter de la commettre.) Mais les raisons avancées par Aristote pour considérer la « séparation » comme il le faisait ne sont pas des raisons pour que nous en fassions un critère de démarcation entre Platon et Socrate – puisque pour nous le problème n’est pas de savoir de combien d’éléments le monde est fait11, mais de savoir si l’« erreur » de Platon, à supposer que c’en fût une, aurait constitué une différence significative par rapport à l’entreprise de Socrate, quelle qu’elle fût. Puisque la plupart du temps cette entreprise nous est exposée comme étant dépourvue de toute métaphysique et comme vraisemblablement compatible avec toute une gamme de positions métaphysiques, tenir cette « séparation » pour une différence pertinente n’a en réalité plus rien d’évident du tout ; et en faisant de Socrate son joyeux porte-parole même dans les dialogues de « maturité », c’est-à-dire prétendument après l’introduction des Formes « séparées », Platon laisse entendre que c’était aussi sa position (c’est-à-dire, qu’il n’a pas tenu, lui non plus, cette fameuse « séparation » pour une différence pertinente12). Les médio-platoniciens (eux-mêmes partisans de l’interprétation unitaire) étaient manifestement d’accord avec cette position, dans la mesure où ils considéraient que les stoïciens, tout en étant en même temps de vigoureux opposants à la théorie des Formes platoniciennes13, étaient largement en accord avec Platon sur le plan éthique. (Mais dans ce cas, si l’introduction des Formes « séparées » se révélait moins significative que nous n’avons pris l’habitude de le supposer, la même chose vaudrait pour l’abandon ou la révision de l’idée de « séparation » ; ce thème constitue avec le précédent un pilier principal du « développementalisme » à la façon d’Aristote.)
- 14 Ou plutôt de ce qu’Aristote voulait dire en qualifiant les Formes de « séparées ».
6Pour expliquer que le modèle développementaliste se soit autant répandu, peut-être peut-on invoquer deux raisons principales. La première, c’est que les dialogues – dits de la « maturité » - qui semblent introduire le plus la nouvelle espèce de Formes (si l’on suppose qu’elle est vraiment nouvelle : tout dépend de ce que veut dire la « séparation »14) sont pour la plupart d’une conception, d’une envergure, d’une ambition et – en apparence – d’un contenu très différents des dialogues de « jeunesse » ou « socratiques ». Quelle que soit la description ou l’explication qu’on en donne, il n’est guère difficile de s’apercevoir que des changements importants se produisent sur ce point. Au lieu de dialogues assez courts et modérés dans leur expression et leur contenu, souvent « aporétiques », souvent exclusivement consacrés, en apparence, à la recherche de définitions (ce qui, d’après Aristote, serait l’une des préoccupations de Socrate), les dialogues de la période de « maturité » comprennent la plupart des œuvres de Platon de grande envergure, les plus dramatiques, et – point important – celles qui apparaissent de toute évidence comme les plus constructives : tout particulièrement le Phédon, le Banquet, la République et le Phèdre. Nous y voyons Platon développer le thème, si cher à l’une des branches du platonisme au moins, de l’âme philosophe quittant le corps pour s’envoler vers quelque chère réalité supérieure. Si l’on prend aussi en compte le contraste entre le Socrate des dialogues de « jeunesse » (qui n’a de cesse d’affirmer son ignorance), et le Socrate des dialogues de « maturité » (qui tente le tout pour le tout en se servant d’arguments positifs sur un certain nombre de problèmes, tout en essayant cependant de continuer à jouer son rôle d’ignorant), quoi de plus naturel que de supposer que, de cette façon, Platon rompt les amarres avec son maître ?
- 15 Voir en particulier Kahn 2002.
- 16 Voir Taylor 2002.
- 17 Kahn, 2002, p. 94. Le schéma que Kahn juge solidement établi est le suivant : Groupe 1 : Apologie, (...)
- 18 C’est-à-dire le Cratyle, le Phédon et le Banquet (tous étant jugés non « socratiques » parce qu’il (...)
- 19 C’est-à-dire le Parménide et le Théétète.
- 20 Pour retrouver des traces du raisonnement de tout ce passage (la « proximité relative » par rappor (...)
7La seconde raison essentielle qui explique la prédominance de ce que j’ai appelé (pour les raisons qu’on a vues) le modèle de développementalisme « aristotélicien », réside vraisemblablement dans les travaux de stylométrie menés au xixe siècle, comme ceux de Campbell, Blass, Dittenberger, Ritter, Lutoslawski15. Les interprétations développementalistes de Platon ont d’abord évolué indépendamment de ce genre de recherches, mais elles s’y sont jointes sans grande difficulté16. Il se trouve que les stylométristes, tout comme leurs précurseurs, ont généralement adopté un ordre tripartite. Mais la stylométrie lui a donné une base plus solide. En effet, un commentateur plus proche de nous déclare que, selon lui, « la découverte par la philologie historique de cette division des dialogues de Platon en trois groupes, fondée sur les seuls critères stylistiques et sans référence aucune au contenu philosophique, peut être considérée comme l’une des grandes réussites de ce type de recherche – comparable, disons, à la découverte par Milman Parry des traces d’une longue tradition orale dans les poèmes d’Homère »17. Et l’on peut ainsi estimer que cette division stylométrique coïncide suffisamment bien, du moins dans ses grandes lignes, avec l’ordre fondé sur le modèle aristotélicien pour apporter exactement le genre de soutien (« scientifique ») dont ce modèle a besoin : il suffit de faire passer trois dialogues18 du premier dans le deuxième groupe, et deux19 du deuxième dans le troisième. Ce serait trop demander, pourrait-on dire, que d’exiger une plus rigoureuse correspondance ; et d’ailleurs, bien qu’à l’intérieur de chacun des trois groupes distingués par la stylométrie on ne puisse arranger clairement les dialogues en ordre chronologique, certains ont dû être écrits plus tôt et d’autres plus tard, de sorte qu’en ce sens, les divisions entre les groupes eux-mêmes pourraient nous induire en erreur (parce que, pour autant que nous le sachions, une liste chronologique complète pourrait bien montrer que certains dialogues contestés s’insèrent juste avant ou juste après une division entre groupes ; et en ce cas le facteur déterminant sera probablement la proximité d’un dialogue par rapport à un autre plutôt que les modifications stylistiques, indépendantes du contenu, sur lesquelles la stylométrie veut s’appuyer généralement)20.
- 21 Kahn 2002 soutient que les deux perspectives (philosophique et stylométrique) ont été confondues p (...)
8Les partisans du développementalisme (dans sa version standard) semblent pour la plupart, en fait, supposer que l’expression « période de jeunesse » peut être assimilée sans difficulté à « socratique », et que celles de « période de maturité » et de « période de vieillesse » peuvent être respectivement identifiées à « constructive-métaphysique » et « critique » (ou post-constructive). Cependant, en toute justice, il faut se demander dans quelle mesure les observations stylométriques leur sont vraiment utiles21, quand elles sont en réalité à première vue en contradiction avec l’identification de la « période de jeunesse » à la « période socratique » – notamment quand sont rangés par les stylométristes dans le premier groupe (celui de la période de « jeunesse ») trois des cinq dialogues probablement les plus importants de la période dite – traditionnellement – de « maturité » : le Cratyle, le Phédon, le Banquet (les deux autres, attribués par les stylométristes au deuxième groupe, sont évidemment le Phèdre et la République). Toujours est-il qu’on aurait pu se demander pourquoi des changements importants au niveau du style (indépendants du contenu) seraient censés avoir accompagné des changements d’orientation philosophique (qui n’étaient pas eux-mêmes indépendants du contenu des dialogues) ; mais c’est une question dont on est dispensé si les deux sortes de changements – pour ce que nous en savons jusqu’ici – se produisent en fait séparément.
9Ou plutôt, nous savons que certaines modifications stylistiques importantes se produisent dans le corpus, à savoir celles que mesurent les stylométristes. Si l’on renonce à la perspective d’Aristote, ce à quoi, comme je l’ai laissé entendre, il serait bon de songer, il n’est alors plus besoin de considérer que la métaphysique des dialogues qu’on range (traditionnellement) parmi ceux de la « maturité » témoigne d’une, ou de la, rupture définitive avec Socrate ; reste alors cette différence massive et évidente – de la sorte que je viens de décrire : d’envergure, d’ambition – entre ces dialogues-là et les dialogues « socratiques ». Dans ce contexte, la véritable conséquence des études stylistiques, semble-t-il, c’est précisément qu’on ne peut démontrer le lien entre cette différence et les changements que mesurent ces études stylistiques. Ou, pour employer une tournure affirmative, Platon semble avoir écrit deux genres de dialogues assez différents dans la même période « stylistique ». Si les schémas obtenus à partir des changements stylistiques ont les conséquences chronologiques qu’ils prétendent avoir, c’est qu’il aura donc écrit ces différentes sortes de dialogues au cours de la même période chronologique ; et si le Cratyle, le Phédon et le Banquet ne sont pas « socratiques », c’est que la première période des écrits de Platon, chronologique et stylistique, n’est donc en aucun cas exclusivement « socratique ». Il est vrai, je le répète, que ces trois dialogues ont bien pu être composés à la toute fin de ce qui, dans tous les cas, a dû être une longue période d’écriture (simplement en raison du nombre de dialogues qu’on peut lui attribuer). Mais en dépit des apparences, nous ne sommes plus sous la coupe d’un modèle d’explication chronologique simpliste, du type : « À partir de là, Platon a cessé d’écrire des dialogues socratiques, et est entré dans une phase plus personnelle, où il a tourné le dos à la méthode socratique qu’il singeait (notamment) dans les dialogues aporétiques, tout comme il s’est également détaché de Socrate sur les plans philosophique et intellectuel ». Il y aura place désormais pour d’autres sortes d’explication des différences entre les œuvres courtes (prétendument « socratiques ») et des œuvres plus ambitieuses : on expliquera qu’elles ont des buts différents, qu’elles sont destinées à des publics différents, etc. Et intuitivement, tout cela semble exact. Comme le montrera rapidement n’importe quelle lecture un peu précise, les œuvres brèves (« socratiques ») sont souvent plus denses et à première vue plus déroutantes que le Banquet ou le Phédon (bien que celui-ci comporte assurément des passages difficiles, et que le Cratyle ait sa manière bien à lui d’être déroutant). En outre, dans la deuxième moitié du Phèdre, Platon place explicitement dans la bouche de Socrate une théorie portant sur la rhétorique philosophique, selon laquelle le locuteur/écrivain savant ou philosophe adaptera ses compétences à la qualité de son public.
- 22 Kahn 1996 et Annas 1999 (voir aussi Annas 2002) en sont les deux exemples les plus manifestes ; d’ (...)
10Ces éléments semblent faire pencher la balance en faveur de la théorie qui défend l’unité du corpus, et contre les développementalistes ; et effectivement, quelques signes laissent entrevoir que cette théorie pourrait retrouver les faveurs des interprètes anglophones22, en raison, entre autres (et malgré le développement du nouveau champ des « études socratiques », largement fondé sur l’étude du Socrate de Platon), de la difficulté qu’il y a à trouver un moyen de discerner chez Platon les aspects authentiquement socratiques. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Parmi la masse de témoignages dont nous disposons sur Socrate – parfois contradictoires, mais auxquels, en toute honnêteté, il est presque toujours impossible de se fier –, on peut voir apparaître les grandes lignes d’une théorie philosophique qui, si elle pouvait effectivement lui être attribuée, permettrait d’expliquer quelques-unes des parties les plus intéressantes de ces témoignages. Je cite :
- 23 Taylor 2002, p. 62-63.
Cette théorie se fonde sur la conjonction de deux choses : une conception de la bonté comme propriété garantissant une complète réussite dans la vie, et la thèse autonome selon laquelle c’est la connaissance de ce qui est le meilleur pour l’agent qui garantit cette réussite. Cette combinaison repose à son tour sur une théorie unitaire et générale des mobiles de l’action humaine, à savoir que la conception que l’agent se fait de ce qui est absolument le mieux pour lui (c’est-à-dire de ce qui favorise au mieux l’eudaimonia, le succès complet dans la vie) suffit à fournir le mobile de l’accomplissement de l’action. Ce qui motive l’action implique désir et croyance ; dans le Ménon (77c, 78b), Socrate déclare que chacun désire les biens, ce qu’il faut comprendre comme la thèse forte selon laquelle le désir du bien est un mobile d’action permanent, qui demande à être dirigé dans telle ou telle direction par l’intermédiaire d’une conception de ce qu’est le bien toutes choses considérées [à partir d’ici, « le bien TCC »]. En fonction de ce point de mire, le désir se bloque sur la cible que cette conception a élue, sans que des désirs opposés puissent s’interposer (c’est-à-dire parce qu’il n’y a pas de désirs opposés). À partir de là, tout ce qu’il faut pour se conduire bien, c’est la bonne cible qui, nécessairement, n’est rien d’autre qu’une bonne conception de ce qui constitue le bien TCC de l’agent23.
- 24 Voir Rowe 1998a et 1998b : Diotime décrit même la procréation physique au sens courant en termes d (...)
11Il est très intéressant de voir que cette théorie « intellectualiste » est sous-jacente à bon nombre d’œuvres de Platon du groupe 1 : ce sont des œuvres qui, explicitement ou implicitement, tendent à montrer que, pour réussir notre vie, il nous faut apporter de la rectitude à nos croyances – et qu’effectivement, c’est la seule chose que nous devions faire (sous-entendu parce que, dans tous les cas, l’objet de nos désirs est toujours ce qui est bon pour nous). Or, l’une des œuvres qui contient l’exposé le plus complet de cette théorie s’avère être, non sans surprise, le Banquet24 : découverte surprenante du point de vue du développementaliste ordinaire, selon lequel ce dialogue doit être compté parmi ceux de la « maturité » puisqu’on y trouve des Formes « séparées ». Or non seulement ces Formes sont parfaitement compatibles avec la théorie intellectualiste, mais l’on pourrait même estimer (et/ou Platon pourrait même estimer) qu’elles la renforcent, en fournissant à la connaissance, si importante aux yeux de Socrate, des objets détenteurs de la stabilité qu’elle requiert. Et l’idée selon laquelle Platon s’est écarté de Socrate à des rythmes différents selon les domaines n’a en elle-même rien d’invraisemblable non plus.
- 25 Ainsi par exemple Kahn 1996. (Sur son analyse, voir Rowe 2001, avec la réponse de Kahn.)
- 26 Platon, Resp. IV, 438a-439b.
- 27 Resp. VI, 505d11-e2.
- 28 Kahn 1996 peut une nouvelle fois servir d’exemple ; voir les éclaircissements dans la réponse de K (...)
12De façon générale, les commentateurs modernes ont eu tendance à minimiser l’importance de l’intellectualisme socratique en tant qu’élément du corpus platonicien, et même à prétendre qu’il n’y figurait pas du tout, ou qu’il n’y était pas pris au sérieux25. Ces mêmes commentateurs ont également minimisé l’importance du moment où Platon semble rompre de façon décisive avec l’intellectualisme, auquel il a substitué une théorie de l’action somme toute bien plus familière. Ce moment se produit au quatrième livre de la République, où Socrate défend la position selon laquelle l’esprit humain est le lieu d’un conflit entre des « parties » ou des aspects, les uns rationnels, les autres irrationnels, et suggère l’idée que nos actes peuvent être imputés soit à notre partie rationnelle, soit à la partie irrationnelle en nous (de sorte que l’akrasia devient possible, ce qui n’était pas le cas dans la perspective précédente). En fait, Platon lui-même ne semble pas considérer ce moment comme particulièrement significatif : alors qu’au livre IV de la République, Socrate fait une digression pour souligner que la division de l’âme en parties entraîne l’introduction de désirs (irrationnels) non dirigés vers ce qui est bon ou avantageux26, au livre VI, il insiste à nouveau sur le fait que c’est le bien que « poursuit toute âme, [que] c’est à cause de lui qu’elle fait tout ce qu’elle fait, devinant que c’est quelque chose, mais restant perplexe et incapable de saisir de façon adéquate ce que cela peut bien être... »27. Puisque, apparemment, ce dernier passage rappelle aussi clairement les passages « intellectualistes » qu’on trouve dans d’autres dialogues (antérieurs, peut-être, à la République), il est dès lors possible de soutenir, comme cela a été fait28, qu’il faut également retrouver le modèle conflictuel de la République dans ces autres dialogues. La raison d’une telle position, parmi les lecteurs philosophes modernes de Platon, est très claire : c’est que l’autre théorie (comme disent ces lecteurs), c’est-à-dire la théorie intellectualiste, est si faible philosophiquement qu’on ne peut l’attribuer à Platon sans enfreindre ce qu’on appelle « le principe de charité » ; ou, si l’on renverse les choses, le modèle conflictuel est d’une vérité si évidente par rapport à la vie qu’il ne peut pas ne pas être présupposé (du moins par un philosophe digne de ce nom). L’objection essentielle faite à l’intellectualisme, et déjà formulée par Aristote, consiste simplement à dire qu’elle ne semble accorder nulle place aux facteurs émotionnels.
- 29 Les Magna Moralia, qui probablement ne sont pas d’Aristote lui-même, donnent à l’objection sa form (...)
- 30 Voir par exemple Penner 2002, ainsi que sa bibliographie, et Rowe 2002. La présente communication (...)
- 31 Ici, l’hypothèse cachée consiste à dire que nous désirons toujours et exclusivement le bien (et q (...)
13Mais, simultanément, Aristote déclare sans ambiguïté que cette invraisemblable théorie fut effectivement soutenue par ce bon vieux Socrate29. Si tel était le cas, et étant donné l’étroite relation qui unit Socrate à Platon, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce dernier ait offert l’hospitalité à cette théorie, ne serait-ce que provisoirement. Et l’on ne peut pas non plus réellement arguer de l’invraisemblance d’une idée pour exclure qu’un philosophe (même de valeur) ait pu la soutenir ; la charité ne peut pas excuser tout. En fait, l’invraisemblance de l’intellectualisme ne fait pas l’unanimité30, et l’objection d’Aristote repose à vrai dire sur un malentendu. La théorie socratique ménage une place aux émotions (aux « passions »), mais précise seulement qu’elles ne peuvent par elles-mêmes expliquer l’action – et encore moins la justifier. (Cette théorie est aussi, fondamentalement, une théorie du désir.) Mais là encore, ce n’est pas la question. La question est plutôt de savoir si les dialogues exposent ou non deux théories différentes de l’action : l’une selon laquelle la connaissance ou la croyance qu’une action A est bonne pour moi est une condition nécessaire et suffisante pour me faire accomplir cette action A31 ; l’autre selon laquelle, pour que j’accomplisse l’action A, les parties (aspects ou éléments) irrationnel(le)s de mon âme doivent, tout comme la partie rationnelle, et indépendamment d’elle, être disposées de la bonne manière. Au vu de tout un ensemble de preuves (au rang desquelles figurent le témoignage du Banquet, ainsi que celui du Lysis, côte à côte avec l’argument de la République ou du Phèdre), la présence de ces deux théories dans les dialogues me semble difficilement contestable.
14Qui plus est, c’est assurément manquer de charité envers Platon que de supposer qu’il n’ait pas vu l’incompatibilité entre, d’un côté, considérer que le bien est toujours littéralement « ce que nous visons dans tous nos actes » (République, VI) et, de l’autre, considérer que nous n’agissons pas de la sorte (République, IV : dans l’un des exemples de ce livre, il est très clair que pour Léontios, se délecter du spectacle des cadavres n’est pas une bonne chose, bien qu’il le fasse). Puisque, en premier lieu, une grande partie de l’argumentation de la République repose sur le passage évoqué du livre IV ; que, en second lieu, ce passage met en œuvre le thème du conflit interne ; et que, en troisième et dernier lieu, ce conflit met aux prises essentiellement les désirs (rationnels) tournés vers le bien et les désirs non tournés vers le bien, c’est donc pour le passage du livre VI qu’il faut trouver une explication. Ce que Socrate est autorisé à affirmer dans ce passage, ce n’est pas que chaque action est littéralement tournée vers le bien, mais que ce qu’en fait nous voulons toujours, à n’importe quel moment, c’est ce qui est bon pour nous. Cela sera vrai en vertu du simple fait que personne – comme, en un certain sens, Platon continue de le penser – ne désire jamais ce qui est mauvais pour soi ; d’autre part, on sera bien loin de l’affirmation déconcertante et même paradoxale de Socrate selon laquelle le désir qui motive chaque action est exclusivement désir du bien.
- 32 Il est bien sûr possible que Platon ait vu les choses autrement, et n’ait pas eu le sentiment de r (...)
15Dans ce cas, comme bien souvent, les textes de Platon semblent placer l’interprète face à diverses options, de telle façon que, tandis qu’on peut avancer des raisons de préférer une option à une autre, on ne dispose apparemment d’aucun argument pour résoudre la question. Cependant, le type de lecture que je viens d’évoquer, qui met en œuvre le rejet par Platon de l’intellectualisme au profit d’une sorte de « rationalisme-irrationalisme »32, est à mon sens d’une portée explicative bien plus grande que ses rivales. Je propose de compléter cette contribution en donnant quelques exemples de cette force explicative :
(1) La théorie de la rhétorique philosophique que l’on trouve dans le Phèdre, et à laquelle j’ai fait allusion comme à une possible explication des différents modes d’écriture de Platon, est elle-même étroitement dépendante de l’idée que les âmes, et par conséquent les gens, pourraient bien être complexes et présenter de multiples formes, donnant ainsi lieu à différents types, les uns « simples », les autres « bigarrés » ou « colorés » (poikiloi). Puisque cette théorie est développée dans un dialogue où figure également la plus vibrante expression de la tripartition de l’âme, il n’est pas déraisonnable d’associer ces deux thèmes et de suggérer que la théorie de l’écriture de Platon, sinon sa pratique (laquelle pourrait bien être une chose beaucoup plus compliquée) est fondée sur une théorie comme celle que j’ai appelée « rationaliste-irrationaliste ». Dans cette perspective, ce que l’on a souvent pris pour la preuve de l’existence chez Platon d’une conscience partagée entre une sorte de mysticisme d’un côté et une démarche plus sobre et plus technique de l’autre peut plutôt être mis au compte des variations de sa stratégie rhétorique. Dans le corpus, les plus hautes envolées de l’imagination prennent indéniablement la forme de métaphores et d’histoires. (Cependant, quelle autre forme pourraient-elles revêtir ?)
(2) Si cette approche paraît trop spéculative, c’est en tout état de cause le passage de l’intellectualisme au rationalisme-irrationalisme qui rendra le mieux compte du passage de la conception paradoxale de la politique présentée par Socrate dans le Gorgias33, qui consiste à s’adresser directement à ses concitoyens, à l’idée avancée dans le Politique qu’on ne peut persuader la foule qu’en lui racontant des histoires (muthologein), et non en l’enseignant. Pour un partisan – ou praticien – de l’intellectualisme socratique, la seule manière d’influencer efficacement la conduite des gens sera de leur parler, et c’est là, pour le Socrate de Platon, une véritable obsession. Après tout, si les conduites varient en fonction des croyances, à quel autre moyen pourrait-on se fier pour changer ces conduites ?
(3) Mais si l’on croit que les formes désirables de conduite dépendent aussi d’autres facteurs (c’est-à-dire de facteurs irrationnels), alors les choses changent du tout au tout. Essayer de raisonner avec l’élément irrationnel en nous est sans doute à peine plus efficace que de discuter avec son chien ; mieux vaudrait lui crier dessus – ou prendre un solide arsenal de règles et le dresser. Si l’on en vient aussi à croire que la plupart des gens sont en réalité davantage conduits par leurs élans irrationnels que par leur raison, la seule solution qui reste à quelqu’un qui s’est engagé à rendre le monde meilleur consiste sans doute à imposer par n’importe quel moyen un contrôle rationnel à l’ensemble de la population. Et, de fait, cela nous donne déjà un élément important du complexe programme de la République : ainsi, par exemple, son grand développement sur la première éducation des enfants, destinée à leur inculquer la bonne espèce d’habitudes et de sentiments (non réflexifs), ainsi que les croyances (également non réflexives) qui doivent les accompagner. Les œuvres qui, dans le premier groupe stylistique, traitent de politique – l’Apologie, le Criton, le Gorgias, le Protagoras, le Ménexène, l’Euthydème – ont tendance à être plus critiques que constructives ; avec la République, ainsi qu’avec les deux œuvres politiques majeures du dernier groupe que sont le Politique et les Lois, c’est l’inverse. Au lieu de nous offrir l’image d’un Socrate se promenant dans la cité, se rendant au gymnase ou chez des particuliers, en train de parler à des individus ou à de petits groupes et de les inciter, avec plus ou moins de succès, à penser ou même simplement à concevoir la nécessité de penser, ces trois derniers dialogues nous présentent des législateurs-philosophes, ou du moins un gouvernement guidé par la philosophie ; car en dernier ressort, celle-ci constitue notre seul rempart pour empêcher la victoire de la déraison. On a toutes les raisons de penser que, pour Platon, même le plus rationnel des hommes vit toujours sous la menace potentielle des éléments bestiaux qui l’habitent ; ils sont nécessaires à notre survie, mais sans une étroite surveillance, ils peuvent toujours s’affranchir de toute autorité. D’où, si n’importe quel individu doit pouvoir mener une vie réussie, la nécessité plus grande encore d’institutions politiques. En résumé, faire dépendre massivement le moment politique de Platon de son « rationalisme-irrationalisme » constitue une lecture vraisemblable.
(4) Cette même opposition entre le rationnel et l’irrationnel joue également un rôle fondamental dans la vision que Platon a de l’univers. Selon les propos tenus par Socrate à son procès dans l’Apologie, il n’éprouvait aucun intérêt pour la science ou la cosmologie. Il se préoccupait des hommes et de la manière de découvrir, ou de les aider à découvrir, ce qui était bon pour eux. Mais d’autres dialogues le présentent, lui ou ceux qui le relaient, comme quelqu’un ambitionnant d’expliquer l’univers lui-même. Il s’agit expressément de pouvoir donner de toutes choses une explication téléologique, qui montrera qu’il est bon que les choses soient comme elles sont et non autrement. Mais il faut montrer aussi plus particulièrement comment une vie humaine bonne pourra s’accorder avec la « finalité » assignée au tout. Cette ambition est formulée par Socrate dans le Phédon, où il expose également, au moyen d’une description mythologique, la destinée posthume des âmes de différents types d’individus (les philosophes, le commun des mortels non philosophes, les scélérats de toutes sortes) ; même l’univers dans son ensemble est – semble-t-il – structuré de façon à ce que soient distribuées aux âmes humaines les récompenses et les châtiments qui leur reviennent. Le Timée offre un exposé cosmologique plus complet, mais qui semble viser aussi à expliquer la relation de l’homme au tout. Le démiurge divin façonne les êtres en dépit d’une « nécessité » qui représente au fond la « résistance » générale de l’élément corporel, et ce fait indépassable qui contraint la réalisation matérielle des desseins du dieu aura tendance à entraîner d’autres conséquences, moins désirables. Ainsi, l’ensemencement de l’ouvrage divin qu’est la raison dans les hommes vivant sur terre nécessita également la création des parties irrationnelles de l’âme, pour donner à la raison les moyens de survivre dans un environnement physique. Mais l’univers lui-même est également représenté comme un être vivant, doté d’une âme ; la domination qu’il exerce continuellement sur l’élément corporel est là pour offrir un modèle à notre propre conduite. Dans le Politique, le mythe du renversement du mouvement cosmique alimente le fantasme d’un univers physique dont la raison perdrait le contrôle, dès l’instant qu’elle serait vaincue par le « désir inné » qu’il a de se mouvoir dans le sens opposé au mouvement de la raison. L’association du corps et des désirs, ou élans, irrationnels est profondément ancrée chez Platon ; ainsi, ce que la République et le Timée considèrent comme des désirs de la partie irrationnelle de l’âme, le Phédon le considère simplement comme un désir corporel.
(5) L’âme est donc ce qui fait tourner le monde ; si la course du monde doit se poursuivre à jamais, il faut qu’il y ait dans l’univers au moins une âme qui soit indestructible. Mais dans un univers juste et bon, les âmes humaines doivent elles aussi survivre, tout au moins assez longtemps pour recevoir les punitions et les châtiments posthumes que la vie est si souvent incapable de distribuer. Sur ce point, la cosmologie et l’éthique se rejoignent à nouveau. Or, dans l’Apologie, Socrate se montre agnostique quant à la survie après la mort, et le Banquet se contente de nous reconnaître – du moins en apparence – la possibilité d’atteindre (au moyen de la philosophie) à quelque chose qui s’apparente à l’immortalité. Mais avec le Phédon, Platon inaugure une longue série d’arguments destinés à prouver l’immortalité de l’âme et/ou son indestructibilité. À mon sens, ce glissement-là peut lui aussi être relié avec vraisemblance à celui qui mène vers le « rationalisme-irrationalisme ». Les âmes humaines, comme semblent parfois nous le dire les dialogues (même peut-être dans des passages qui ne sont pas mythiques), sont un irréductible mélange de raison et de déraison, ce qui explique que nous devions passer toute la durée du temps ou bien à migrer d’un corps à l’autre, comme dans le pythagorisme, ou bien à courir le risque d’entrer à nouveau dans l’un d’eux. Les individus socratiques semblent avoir des vues plus modestes : ils n’aspirent pas à l’infini en éprouvant le regret d’en être séparés, mais s’essayent seulement, et peut-être échouent de façon caractéristique, à rendre droite leur propre vie – vie humaine et donc nécessairement limitée.
- 34 Je fais à nouveau allusion ici aux Formes « séparées ».
16De l’aveu de tous, les textes de Platon ont l’air suffisamment indéterminés pour que nous puissions nous dispenser d’explications d’ensemble comme celle que nous venons de proposer. Il est extraordinairement difficile de faire en sorte que ce genre d’explications se tienne. Outre les procédés indirects qui le caractérisent de manière générale, Platon a coutume de dissimuler ses interventions, par exemple pour arranger un contexte dramatique particulier ; il est également friand des expériences de pensée, notamment dans le domaine politique. Et donc peut-être l’idée d’une phase authentiquement « socratique » chez Platon est-elle illusoire, et les caractères distinctifs qui semblent être les siens – l’opposition de la raison et de la déraison, de l’âme et du corps, ou bien ce type d’épistémologie objectiviste que nous appelons le « platonisme »34 – sont en fait présents partout, sous la surface. Et de façon plus générale, quoi qu’il en soit, Socrate fait toujours partie de l’univers des dialogues. Platon n’a de cesse d’insister, comme Socrate, sur l’importance de la philosophie (même s’il lui confie des tâches annexes) ; la philosophie demeure « l’art de discuter », la dialektike techne ; et même dans ses dimensions les plus techniques, son objectif ultime reste de nous rendre capables de mener une vie meilleure.
17Mais en même temps, le Socrate des deux derniers groupes de dialogues semble connaître quelques changements. Parfois, en effet, son rôle de philosophe idéal est joué par d’autres, comme Parménide ou un de ses compatriotes dans le Parménide, le Sophiste et le Politique, Timée dans le Timée, ou un visiteur originaire d’Athènes dans les Lois. L’explication courante, et vraisemblable, consiste à dire que Platon le remplace quand il a besoin d’une voix plus affirmative et faisant davantage autorité (de même que, dans le Banquet, à une moindre échelle, Platon fait que Socrate substitue la voix de Diotime à la sienne). Cependant, même lorsqu’il est présent et fait pleinement entendre sa voix, cette voix sonne différemment.
- 35 Theaet. 176b.
- 36 Ibid., 176a.
18Pour ne prendre qu’un exemple, dans le Théétète (qui appartient au groupe 2), Socrate interrompt sa recherche de définition de la connaissance pour offrir un péan à la philosophie. La philosophie, déclare-t-il, fera qu’on sera capable « d’être semblable au dieu », au sens « d’être devenu juste et honnête avec l’accompagnement de la pensée »35. Cela ressemble fort au Socrate qui, dans l’Apologie (dialogue du groupe 1), alors même qu’il oppose la « sagesse » humaine, comme la sienne, à son pendant divin, ne reconnaîtra pas moins qu’un progrès dans la connaissance, quel qu’il soit – pour autant qu’il soit possible –, nous rapprocherait de l’état divin. Cependant, dans le passage du Théétète, la « ressemblance » est évoquée comme une forme de « fuite » hors d’un monde et d’une nature (la nature humaine) où le mal, qui va à l’encontre du bien, rôde en permanence36 ; et pour nous préserver du mal, la connaissance seule ne suffit évidemment pas, mais il faut un caractère droit et juste « accompagné de la pensée ».
- 37 Retour à la surface, car le modèle rationaliste-irrationaliste aurait dû être aussi bien connu, au (...)
19Il est toujours possible qu’il ne s’agisse pas là de deux Socrate mais du même, et que ce à quoi nous sommes confrontés ne soit qu’un déplacement d’accent, un changement de perspective ou de contexte. Mais l’article qu’on vient de lire soutient que les témoignages démentent cette hypothèse. Il y a bien un glissement chez Platon, qu’il s’agisse soit d’un changement complet d’état d’esprit (et que Platon l’ait ou non perçu comme tel), soit du simple retour à la surface37 d’un modèle – rationaliste-irrationaliste – passagèrement enfoui ou obscurci sous l’effet du charme d’un autre : socratique, ou intellectualiste.