Je remercie le Dr. Arrada pour ses précieux conseils.
- 1 Bibliothèque nationale de France, Cabinet des estampes, Fonds Deloynes, D.373, p. 15-16.
- 2 L’œuvre est conservée au Metropolitan Museum of Arts de New York.
- 3 Cité par Wind 1943, p. 223-224.
- 4 À ce titre, elle sera aussi l’une des œuvres de l’artiste les plus décriées par les opposants à ce (...)
1« Les expressions ne manquent pas pour rendre tout ce que je sens à la vue de ce superbe tableau (…) Je reconnais les traits de Socrate ; mais combien sa figure s’embellit dans ce moment !”1. Lorsque le tableau de David, la Mort de Socrate2 (Fig. 1), fut enfin présenté au Salon de 1787, les critiques ne tarirent pas d’éloges ; l’enthousiasme suscité par l’œuvre ne cessa de croître et le peintre Reynolds alla même jusqu’à qualifier la toile du « plus grand effort de l’art depuis la chapelle Sixtine et les chambres de Raphaël au Vatican », proclamant que « le morceau eût fait honneur à Athènes au temps de Périclès »3. L’image s’est définitivement imposée aussi bien artistiquement qu’iconographiquement. Elle est considérée comme l’un des manifestes les plus éclatants du néoclassicisme davidien4 et, dans la mémoire collective, elle apparaît comme la représentation la plus éloquente de la mort du philosophe : rares sont les éditions illustrées de Platon, en particulier du Phédon, qui, aujourd’hui, font l’économie de ce chef-d’œuvre, quand il ne figure pas simplement en couverture. David a réussi en effet à produire l’image la plus « juste » des derniers instants de Socrate. Encore le qualificatif « juste » demande-t-il à être précisé : bien habile, en effet, le critique de 1787 qui reconnaît immédiatement les traits de Socrate dans ce personnage au corps athlétique et au visage dont la noblesse n’évoque rien de la laideur légendaire du philosophe ; bien peu attentif celui que ne dérange pas la présence de ce Platon presque plus âgé que son maître et assis au pied de sa couche mortuaire alors que le Phédon signale son absence.
- 5 Voir par exemple l’article de Salmon 1962, p. 90-111 : s’il apporte d’intéressantes remarques icon (...)
2C’est que la réussite de la Mort de Socrate de David ne relève pas d’une fidélité à la lettre des sources écrites, qu’elles émanent de Platon ou de Xénophon. Le peintre ne fait pas œuvre d’illustrateur, mais bien de créateur ; il tente, par les moyens propres de son art, de traduire la grandeur du Philosophe et, en quelque sorte, d’actualiser le message moral ou philosophique que cette mort porte en elle. C’est la raison pour laquelle les interprétations qui, subordonnant strictement l’image au texte, ne reconnaissant pas à l’œuvre d’art son autonomie, non seulement tournent court, mais conduisent parfois à des aberrations historiques. David ne livre pas ici une traduction fidèle des sources antiques, mais une métaphore des idées abstraites que la mort de Socrate peut susciter – ce qui n’est pas incompatible avec un souci archéologique qui le conduit à consulter un érudit5.
- 6 De même, les peintres du siècle suivant se souviendront de David lorsqu’ils auront à traiter du su (...)
- 7 Voir à ce sujet Rosenblum 1967.
3Le tableau créé par David éclipsa toutes les tentatives antérieures, pas aussi nombreuses qu’on a bien voulu l’écrire, de traiter le sujet, ainsi que l’œuvre, pourtant honorable, de son concurrent direct au Salon de 1787 : Pierre Peyron6. Le thème de la mort de Socrate, qui trouva son expression la plus aboutie avec lui, fut bien au cœur d’une des grandes difficultés du néoclassicisme : la quête longue et difficile d’une adéquation parfaite entre la noblesse du sujet, sa valeur morale, et la gravité du style dans lequel il convient de l’exprimer. Cette recherche de la fusion du fond et de la forme, pour banale qu’elle apparaisse au premier abord, revêtit, dans le cas d’un art qui attachait une importance capitale à l’impact de l’œuvre sur le spectateur, un caractère exceptionnel7.
- 8 La Font de Saint Yenne 1754.
- 9 La Font de Saint Yenne 1754, p. 78.
4À partir de la fin des années 1740, la peinture d’histoire commença à prendre un tour nouveau, sous l’impulsion presque conjointe des instances officielles de la création artistique, en particulier de l’Académie royale de peinture et de sculpture, de mieux en mieux contrôlée par le pouvoir, et de la critique naissante. Il fallait rompre avec les mythologies galantes et les amours des dieux célébrées par François Boucher, avec ces toiles aussi décoratives et sensuelles que dénuées de toute portée morale. La peinture se devait désormais d’être « une école de mœurs en s’attachant à représenter les exemples d’humanité, de générosité, de grandeur, de courage, de mépris des dangers et même de la vie, d’un zèle passionné pour l’honneur et le salut de la patrie »8. Diderot alla jusqu’à affirmer que la réforme morale de l’art devait préluder à la réforme morale des mœurs. Les artistes et les commanditaires à la recherche de sujets nouveaux capables d’élever l’individu commencèrent à compulser, parallèlement à la naissance d’une « science historique », les hauts faits des héros de l’Antiquité ; ils ne tardèrent pas à s’attacher à la figure de Socrate. En 1754, La Font de Saint Yenne proposa une liste de sujets inédits ou rares susceptibles de renouveler avantageusement la peinture d’histoire : il cita alors en bonne place, probablement influencé par le tableau de Dandré-Bardon présenté au Salon de 1753, la mort de Socrate9.
- 10 Montaiglon 1886, p. 200 : « Aujourd’hui samedi 28 août, l’Académie s’est assemblée par convocation (...)
- 11 Voir Thuillier 1983, p. 42-43.
- 12 Pigler 1938, p. 280-294.
- 13 Notons cependant une représentation de Socrate buvant la ciguë par Salvatore Rosa passée en vente (...)
- 14 Ripa 1643, II, p. 194.
5En 1762, pour la première fois, un jury d’académiciens proposa comme sujet de peinture pour le concours au prix de Rome un épisode inspiré non pas par la Bible, comme il était de coutume depuis plus d’un siècle, mais par l’histoire ancienne : la mort de Socrate10. Le thème reçut alors une consécration officielle. À la différence de son homologue latin, Sénèque, Socrate n’avait guère joui jusqu’alors de la faveur des artistes ou des iconographes. Hormis un tableau attribué à Charles Dufresnoy, conservé au Palazzo Pitti de Florence11, et quelques dessins de l’entourage de Poussin, la vie du philosophe n’inspira guère les artistes français. Lorsqu’on le rencontre12, avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est, dans les pays du Nord et de façon un peu anecdotique, comme victime de la colère de Xanthippe (parfois assimilée iconographiquement à la dérision de Job) ou, en Italie, comme le maître présentant le miroir à son élève13. Cette version, visuellement riche d’interprétations, est conforme à l’iconologie de Ripa qui fait du miroir un symbole du désir d’apprendre14.
- 15 Voir à ce sujet l’article fondamental de Seznec 1957, p. 1-22, mais aussi Böhm 1929 ; Montuori 198 (...)
6À partir du milieu du XVIIIe siècle cependant, les représentations des derniers moments du maître d’Alcibiade se multiplièrent : Dandré-Bardon au Salon de 1753 et Challe à celui de 1761 précèdèrent le concours. Il faut bien admettre, même s’il convient d’éviter tout déterminisme historique, que la personnalité de Socrate, dès les années 1750, apparut comme la figure tutélaire du parti des philosophes15. En 1762 particulièrement, elle connut un regain d’intérêt, à l’occasion de la condamnation de l’Encyclopédie, puis de l’Émile, et de l’affaire Calas, Calas qui fut comparé par Voltaire, auteur trois ans plus tôt d’un drame sur le sujet, au maître de Platon. Cette même année, la pièce de Billardon de Savigny, la Mort de Socrate, fut interdite, et Grimm écrivit dans sa Correspondance littéraire du 1er août : « Socrate au moment de sa mort était regardé comme on nous regarde à Paris ». Il serait bien évidemment ridicule de faire des académiciens, serviteurs fidèles du pouvoir royal, de dangereux suppôts du parti des philosophes ; la coïncidence des dates ne rend pas le sujet du concours plus subversif (le traitement du thème par les lauréats suffira à le prouver). Mais elle montre comment les peintres reprennent à leur compte (et avec un léger décalage chronologique) un sujet que les philosophes et peut-être surtout les dramaturges leur abandonnent.
- 16 Schnapper 1980, p. 80-81.
- 17 Sur les rapports fondamentaux entre théâtre et peinture d’histoire, voir Schneemann 1994.
7Si le Socrate des philosophes fut plus, pour les artistes, une figure « dans l’esprit du temps », le Socrate des dramaturges, en revanche, put être une source d’inspiration plus ou moins directe. C’est Diderot qui, parmi les philosophes, semble s’être le plus identifié au maître d’Alcibiade ; ce fut aussi lui qui, comme dramaturge, imagina, dès 1758, dans son Traité de la poésie dramatique, une pièce, composée d’une suite de tableaux inspirés à la fois du Phédon, du Criton et de l’Apologie de Socrate. On sait que sa description du supplice de Socrate influença très probablement David16 ; il n’est pas impossible qu’elle ait été connue du jury du concours de 1762, d’autant que l’auteur du Neveu de Rameau rattachait explicitement sa dramaturgie à l’exemple de Poussin17, en particulier à la Mort de Germanicus (sujet proposé aux sculpteurs lors de ce concours) et au Testament d’Eudamidas.
- 18 Cette peinture, aujourd’hui disparue, nous est connue par quatre dessins et une esquisse.
- 19 Walch 1967, p. 123-126. L’auteur ne s’intéresse qu’aux illustrations et non pas au texte, ni aux é (...)
8D’une façon qui nous concerne encore plus immédiatement, notons la présence en 1762, parmi les membres du jury, de Michel-François Dandré-Bardon, qui avait présenté, de façon pionnière, une toile sur le sujet au Salon de 175318. Depuis 1755, Dandré-Bardon détenait la chaire d’histoire à l’École royale des élèves protégés, sorte de classe préparatoire au séjour romain, fondée en 1749 par Lenormant de Tournehem et Charles Coypel afin de pallier le manque de culture littéraire et historique des lauréats des Grands Prix. Les élèves suivaient trois fois par semaine un cours d’histoire et chaque période donnait lieu à un sujet de composition. L’enseignement reposait sur la lecture et le commentaire non seulement d’auteurs anciens (Hérodote, Thucydide, Xénophon, Tacite ou Tite-Live), mais aussi de manuels contemporains. Pour les époques grecque et romaine, c’est l’Histoire ancienne de Charles Rollin qui faisait référence. Or, ce manuel est justement le premier à consacrer un très abondant développement à la vie du philosophe ; il interrompt longuement le récit événementiel. La mort de Socrate y est même présentée « comme l’un des événement les plus considérables de l’Antiquité ». Plus loin, l’auteur ne peut s’empêcher cette remarque peut-être un peu biographique : « on voit ici que la bassesse de la naissance n’est point un obstacle au vrai mérite, qui seul fait la solide gloire et la véritable noblesse ». L’Histoire ancienne de Rollin, par laquelle au moins une génération entière a été formée, joua donc un rôle capital (peut-être même principal) dans l’émergence, autour des années 1750-1760, de la figure de Socrate comme exemplum virtutis pour les artistes. Dandré-Bardon lui fut probablement redevable comme nombre d’autres peintres. Le rôle de cet ouvrage a été confirmé par une étude de P. S. Walch consacrée aux gravures de Gravelot qui, à partir de 1749, accompagnèrent le texte19 : elles inspirèrent non seulement des Français comme David ou Doyen mais aussi des Anglais comme Benjamin West. On pourrait même ajouter que l’influence de ce manuel sur les artistes ne se limita pas au XVIIIe siècle. Paul Chenavard, dans sa Mort de Socrate, opéra un mélange des réminiscences davidiennes (le disciple pleurant contre la muraille) et de l’observation de l’illustration de Gravelot (les chaînes à droite, la conception générale de l’espace).
- 20 À ce sujet, voir les statistiques établies par Grell 1995, p. 166 sqq., et Bardon 1963, p. 217-250
9Dès lors, il apparaît que l’émergence du thème de la mort de Socrate dans la peinture autour des années 1750-1760 ne fut pas tant lié à des facteurs extérieurs aux beaux-arts (redécouverte des textes grecs, identification du parti des philosophes à Socrate…) qu’à des données proprement artistiques (volonté de rechercher des exempla virtutis nouveaux, manière dont l’enseignement est dispensé par les instances officielles). Proposer en 1762 de composer sur la mort de Socrate, loin d’avoir des relents politiques malgré l’actualité philosophique, relevait presque de la « question de cours ». De façon plus générale, le concours de 1762 est symptomatique du rôle fondamental (mais un peu sous-estimé) que l’École royale des élèves protégés, en familiarisant les artistes avec l’érudition, joua dans la diversification des sujets de la peinture d’histoire à partir des années 176020. La figure de Socrate, de toute évidence, bénéficia de cette orientation nouvelle.
- 21 Oberreuter-Kronabel 1986, rattache l’iconographie de la mort de Socrate au XVIIIe siècle à la caté (...)
- 22 Selon Rosenberg 1973, p. 48, il s’agit là de la première occurrence du thème au XVIIIe siècle.
- 23 La Font de Saint Yenne 1754, p. 123.
- 24 Quelques pages auparavant (La Font de Saint Yenne 1754, p. 108) il expliquait que « le plus sûr mo (...)
- 25 Notons que l’initiation à l’érudition telle qu’elle est enseignée à l’École royale des élèves prot (...)
- 26 La Font de Saint Yenne 1754, p. 19.
- 27 Dubos 1719, I, p. 80.
10Les académiciens durent être séduits par l’épisode, susceptible de renouveler, d’un point de vue iconographique, le thème du lit funéraire (plus encore que celui de la mort du philosophe21), dont Poussin, au siècle précédent, avait donné d’illustres exemples. D’ailleurs, à ce même concours, le sujet imposé aux sculpteurs, la Mort de Germanicus, tout nouveau qu’il était au XVIIIe siècle22, suggérait de toute évidence aux candidats de s’inspirer, pour la grandeur du style, du chef-d’œuvre de Poussin. Il se trouvait alors dans une collection romaine et on voulait en faire un modèle dans ce contexte de régénération des arts. Cette originalité soulève une difficulté que souligne La Font de Saint Yenne à propos de la toile de Dandré-Bardon. Après avoir trouvé le sujet « moral et bien choisi », il signale que le tableau « peut être mis au nombre de ceux qui exigent des inscriptions puisque sans celles du livret, personne n’en aurait deviné le sujet »23. La formulation est ambiguë. La Font de Saint Yenne met ainsi d’abord en évidence la nouveauté du thème24, guère compréhensible d’un public peu au fait de la vie de Socrate25 pour les raisons précédemment évoquées. Mais on peut aller plus loin. Au début de son opuscule, le critique du Salon de 1753 faisait la remarque suivante : « combien cette expression est plus difficile à un peintre [qu’à un écrivain] à qui il n’est donné qu’un instant pour parler aux yeux. »26 Le recours à un texte pour illustrer l’image peut donc aussi être interprété comme le désir d’en accroître la portée morale, comme si la peinture, qui, en raison de sa nature même, fige l’événement dans un instant donné, ne pouvait rendre compte de toute la richesse de signification du discours (qui, lui, s’inscrit dans la durée). La représentation, nécessairement incomplète, affaiblirait parfois la richesse éthique ou émotionnelle de l’épisode choisi. Cette analyse des mérites respectifs de la littérature et de la peinture peut être comprise comme une critique des prétentions (sans connotation négative) d’une peinture d’histoire s’inspirant de la grande tradition poussinesque. L’idée traversa tout le siècle jusqu’à Quatremère de Quincy. Déjà, l’abbé Dubos avait, dans ses Réflexions critiques, souligné « qu’il est des sujets propres spécialement pour la poésie et d’autres spécialement propres pour la peinture ». Il le prouvait avec l’exemple de Poussin : « Le Poussin a bien pu dans son tableau de la mort de Germanicus exprimer toutes les espèces d’affliction dont sa famille et ses amis furent pénétrés, quand il mourut empoisonné entre leur bras : mais il ne lui était pas possible de nous rendre compte des derniers sentiments de ce prince si propres à nous attendrir. Un poète le peut faire. »27 La peinture, comme la poésie, peut exciter en nous des passions, mais certains sujets conviennent moins bien à un traitement pictural. On peut alors se demander, au regard des résultats du concours de 1762, si la mort de Socrate ne fit pas partie de ces sujets a priori peu idoines pour les arts visuels.
- 28 Voir supra note 16.
- 29 Épinay 1918, p. 196-197.
- 30 Trousson 1967.
11Trente-quatre ans s’écoulèrent entre la première tentative de Dandré-Bardon et le chef-d’œuvre de David. De plus, en 1787, le tableau de Peyron apparut aux visiteurs du Salon comme une demi-réussite dans l’illustration du thème. Le sujet sembla résister aux artistes, qui peinèrent à trouver une solution formelle évitant à la fois une dramatisation outrée étrangère au philosophe et une immobilisation parfaitement artificielle de l’action. Pour mieux comprendre le caractère peu visuel des derniers moments de Socrate, il faut revenir à Diderot et à sa dramaturgie en tableaux. On sait maintenant qu’il ne fut pas étranger à la vogue de ce thème. Toute sa vie, hanté par le personnage, il rêva en vain de réaliser ce qu’il avait proposé dans son Traité de la poésie dramatique28. Bien plus tard, il éprouva quelques regrets : « J’aurais pu entreprendre même la vie de Socrate, malgré mon insuffisance que vous me faisiez oublier (…). Quoique je n’aie pas tardé à reconnaître que le sujet était bien au-dessus de mes forces, je n’y ai pas renoncé, mais j’attendrai. C’est par ce morceau que je voudrais prendre congé des lettres »29. Raymond Trousson, dans une perspective purement littéraire, a bien mis en évidence cette idée d’insuffisance30, que nous pouvons appliquer à la peinture. Le thème de la mort de Socrate dépasse, du moins dans ces années 1760, les moyens des arts visuels. Socrate, condamné, boit la ciguë, fait ses adieux à sa femme, se plonge dans un bain pour accélérer les effets du poison, en sort pour prononcer un discours sur l’immortalité de l’âme devant ses disciples et meurt. La scène est dénuée d’action, de crise, voire de passion. Si un texte peut décrire l’attente et rendre compte de la teneur des propos, le théâtre, et plus encore la peinture, se trouvent démunis. La mort de Caton s’éviscérant, celle de Sénèque, accompagné du geste de désespoir de Pauline, sont plus dramatiques ; même celle de Germanicus, assez proche dans la forme, permet d’évoquer une passion visuellement impressionnante comme la vengeance. « La tragédie ne doit peindre que des passions fortes » écrit Sauvigny en 1762. « Socrate est un philosophe qui semble ne pas en avoir eu (…). On dit communément que le sujet de Socrate n’est pas théâtral ». Peu théâtral, le sujet n’est guère plus pictural, du moins pour la génération active vers 1760 et habituée à voir représentées, aussi bien au théâtre que sur la toile, des actions d’éclat. Diderot lui même, évoquant, dans son Salon de 1761, l’œuvre de Challe, remarquait que le goût pour cette grandeur tranquille était un « plaisir d’initiés » ; le spectateur éprouvait encore quelques difficultés à être transporté par des scènes privées d’émotions fortes.
12Ce manque de caractère dramatique de l’épisode, qui semble conforter les positions de l’abbé Dubos, rend le thème de la mort de Socrate d’autant plus évocateur des difficultés du néoclassicisme en peinture pour parvenir à une expression juste, cohérente et qui réalise de façon harmonieuse l’unité du fond et de la forme. Dans ce contexte, la question des sources d’inspiration se révèle fondamentale, et capitale l’influence de Poussin, premier artiste à avoir réussi des tableaux d’histoire monumentaux, statiques et d’une haute élévation morale (on songe à la série des Sacrements ou, dans une moindre mesure, au Testament d’Eudamidas). Mais il fallut plusieurs dizaines d’années avant que le message de l’auteur de la Mort de Germanicus fût parfaitement compris et intégré. C’est David qui donna de ce thème, timidement abordé dans l’entourage de Poussin, son illustration la plus aboutie.
13Si l’on essaie, dans une perspective plus formelle, de tracer l’évolution iconographique qui conduit de 1762 jusqu’au tableau de David, il convient d’être prudent et d’éviter, même si la postérité ne les a guère retenues, de juger les productions des lauréats du concours, alors encore élèves et répondant à un exercice académique, à l’aune du chef-d’œuvre d’un artiste parvenu à une maturité créatrice. N’oublions pas que les morceaux de David pour le Grand Prix, le Combat de Minerve contre Mars de 1771, la Mort de Sénèque de 1773 et, dans une moindre mesure, le Médecin Érasistrate découvrant la cause de la maladie d’Antiochus de 1774, ne laissaient pas non plus complètement augurer de la grandeur future de son style.
- 31 Guiffrey & Barthélémy 1908, p. 38.
- 32 Locquin 1910, p. 53-54.
14En 1762, le premier prix fut décerné à Jacques-Philippe de Saint-Quentin (fig. 2), et le second à l’obscur Jean-Baptiste Alizard31 (fig 3), tandis que le plus doué, Jean-François Sané (qui n’avait pas concouru officiellement) obtint la faveur exceptionnelle d’être envoyé en surnombre à Rome32 (fig. 4). La comparaison de ces trois Mort de Socrate, dont la dernière, perdue, ne nous est connue que par une gravure, est assez révélatrice des hésitations du nouveau style et de l’impossibilité de trouver des solutions formelles répondant aux deux grandes difficultés inhérentes au sujet : l’absence d’action et la nécessité de caractériser clairement la figure de Socrate.
15Chez Saint-Quentin, l’absence d’action est compensée par un surcroît de théâtralité, en contradiction complète avec le sujet. Les gestes grandiloquents, le grand rideau qui masque la porte, le personnage en armure plus romaine que grecque et casqué, le disciple notant les dernières paroles du maître, plus oriental qu’antique, les drapés moelleux et abondants renvoient aux grands exemples baroques du Seicento et à Pierre de Cortone en particulier, que le peintre pouvait connaître par la galerie La Vrillière ou surtout la gravure. À peine le personnage agenouillé à gauche peut-il évoquer, mais de façon bien superficielle, la Mort de Raymond Diocrès de Le Sueur. Au fond assez indifférent au sujet, à peine caractérisé par la coupe, les chaînes et une prison d’opéra, Saint-Quentin, en élève de Boucher, produit une œuvre assez bien composée et recherchant l’effet, mais parfaitement indifférente à la vérité historique. Fantasque, il n’a retenu de l’événement que le superficiel (les accessoires), confondant histoire et pittoresque.
16Le second prix, malgré la composition confuse, les poses peu naturelles, la traditionnelle draperie et certaines expressions outrées, manifeste non pas un scrupule que l’on qualifierait d’archéologique, mais la volonté de rendre l’atmosphère de la toile plus conforme à la « vérité du costume ». La coupe, bien évidemment, les chaînes, sont présentes comme chez son concurrent, mais le visage de Socrate est visiblement inspiré d’un portrait antique. Le corps dénudé, dans une pose proche d’une pietà, s’il fait moins d’effet que la draperie de Saint-Quentin, évoque bien le philosphe sortant du bain funèbre. On mesure à l’aune de cette peinture, pourtant loin d’être un chef-d’œuvre, les effets de l’enseignement académique dans cette recherche de « vérité du costume ».
17Mais c’est la toile de Sané qui semble, pour la forme du moins, la plus moderne. Le peintre a compris la dignité et l’austérité du sujet ; les références au classicisme français se font plus insistantes et sont mieux assimilées. Si le visage de Socrate nous apparaît comme une réminiscence de la Dernière Communion de saint Jérôme du Dominiquin, l’idée du lit funéraire renvoie à Poussin, tout comme la réunion des disciples, drapés plus noblement que chez Saint-Quentin, exprimant les divers affetti que cet événement peut susciter. La référence au Grand Siècle, si importante dans le renouveau de la peinture autour de 1750, se fait sentir dans la présence du personnage de droite debout, les mains jointes, repris textuellement du Raymond Diocrès répondant après sa mort de Le Sueur. Sané, élève de Joseph-Marie Vien comme plus tard David, commence à substituer à l’exagération dramatique et au goût pour le pittoresque, très extérieur, une intensité nouvelle de l’expression, sur l’exemple de Poussin et de Le Sueur. L’unité d’action, comprise comme l’accord entre la figure principale et les figures secondaires, est respectée, celle de l’effet aussi. Pourtant cette toile, la plus aboutie des trois, est aussi la plus générique. Le spectateur assiste à une déploration, c’est à peine si la coupe, en partie masquée par le disciple de droite, rappelle que le personnage principal, aux faux airs de saint Jérôme, est bien Socrate. Le sujet n’est guère identifiable, ce qui est critiquable. Quelques années plus tard, l’Abbé Laugier fit la remarque suivante : « Le premier devoir de tout homme d’esprit qui compose pour le public, c’est de ne laisser aucune incertitude sur le sujet qu’il traite (…). Il faut que son ouvrage porte, si j’ose parler ainsi, son titre sur le front et qu’on reconnaisse le sujet presqu’aussitôt qu’on l’aperçoit. »33
- 34 Voir Locquin 1912, p. 190 sqq. L’influence du peintre Joseph-Marie Vien, surnommé « le restaurateu (...)
- 35 En réalité le tableau présenté au Salon de 1787 n’est pas tant une esquisse qu’une réduction peu d (...)
- 36 Si les résonances philosophico-politiques du sujet ne devaient pas être ignorées du milieu des Tru (...)
- 37 Sujet qu’il semble méditer depuis un certain temps, comme le soulignerait la date de 1782 figurant (...)
- 38 L’un des premiers peintres à parfaitement comprendre le poids de l’opinion publique dans l’appréci (...)
- 39 Cité par Stein 1973, p. 236.
- 40 Fonds Deloynes, t. xvi, n° 410, p. 23, cité par Rosenberg et Van De Sandt 1983, p. 127, n° 115.
18Vingt-cinq ans plus tard, les deux grands rivaux, David et Peyron, disposant désormais d’un matériau historique plus conséquent, d’une expérience professionnelle non négligeable et des efforts pour réformer la peinture d’histoire de la première génération d’artistes néoclassiques, en particulier de Joseph-Marie Vien34, proposèrent, pour la première fois, chacun selon son génie propre, une interprétation cohérente de la mort de Socrate. Si le tableau de Peyron (fig. 5) fut une commande pour Louis XVI du Comte d’Angiviller, Directeur des Bâtiments du roi35, celle de David émana de Charles-Michel Trudaine de la Sablière, jeune aristocrate libéral, fils d’un ami de Turgot, proche des physiocrates. On ne sait pas si le choix du sujet revient à Trudaine de la Sablière ou à David36. On a parfois pensé que l’auteur des Sabines, sûr de son génie, aurait cherché à attaquer son rival sur le même sujet37. En effet, lorsqu’il reçut sa commande en mars 1786, celle adressée à Peyron était déjà connue. Quoi qu’il en soit, au Salon de 1787, l’apparition de deux œuvres sur le même thème par les deux talents les plus prometteurs du moment ne manqua pas de susciter les débats. Ce fut le tableau de David38 qui remporta presque tous les suffrages et le comte Potocki, cité dans les Nuits de Paris (tome vii), d’émettre ce jugement acerbe pour Peyron : « Je ne sais pas si M. Peyron, en se décidant enfin à donner au public sa Mort de Socrate, a cru l’égaler ou le surpasser : mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a fait valoir le tableau de David, en prouvant combien, avec du talent, on pouvait être au-dessous de lui »39. Dans le cadre qui nous intéresse, les critiques suscitées par ce face à face dépassent de très loin l’anecdote ; en réalité, elles sont les signes de deux approches distinctes de la peinture, comme le souligna un observateur : « En traitant le même sujet que M. David, il paraît avoir voulu suivre un système tout différent. C’est ce qu’on appelle la magie du clair-obscur. »40
- 41 Livret du Salon de 1787, n° 154 : « Socrate, prêt à boire la ciguë et après avoir fait un sublime (...)
- 42 Laugier 1771, p. 100.
19Les deux peintres choisirent la même scène, qui renvoie moins au Phédon lui-même qu’au texte de Diderot, comme le prouve le titre du tableau de Peyron dans le livret du Salon de 178741. Dans la définition classique de la peinture, le choix « du moment le plus intéressant »42 est l’une des conditions essentielles de la réussite d’une œuvre ; il manifeste en effet la parfaite connaissance de l’objet ou de l’action que l’on veut représenter. Les solutions adoptées précédemment n’étaient pas satisfaisantes, justement parce que les artistes, ne maîtrisant pas le sujet ni l’étendue de ses implications morales, se trompaient dans le choix du moment. Cherchant tous à représenter les effets du poison, ils tombèrent dans une dramatisation hors de propos selon les critères de lecture classiques (ou néoclassiques), comme chez Saint-Quentin, ou produisirent, comme ce fut le cas de Sané, une image générique, valable pour n’importe quelle mort.
- 43 Voir le morceau pour le Grand Prix de David (Paris, Musée du Petit-Palais), l’œuvre perdue de Peyr (...)
- 44 On a longtemps pensé, en suivant les dires de Delécluze, que le choix du moment avait été inspiré (...)
- 45 Œuvre perdue mais connue par une esquisse de Gabriel de Saint-Aubin en marge du livret du Salon (P (...)
20Peyron, comme David, mais avec moins d’acuité, comprit que le cœur du sujet (et sa difficulté extrême) n’était pas la mort en elle-même, mais ses conséquences, le commentaire qu’elle suscite ; non pas l’action, mais le discours. Socrate n’est pas un héros comme un autre, pas même un philosophe comme un autre. La mort de Sénèque, plus brutale, plus visuelle et dramatique dans ce face-à-face avec Pauline43, renvoie à une vie, à des actes ; celle de Socrate, qui prend la forme d’un long engourdissement, à des mots, à un enseignement44. L’artiste qui s’en inspire doit franchir un degré d’abstraction supplémentaire. Alizard et Saint-Quentin, de même que Challe un an plus tôt45, le sentirent vaguement : tous représentèrent, de façon plus pittoresque que profondément signifiante cependant, un disciple s’appliquant à noter les ultimes paroles du philosophe. Les concurrents du Salon de 1787, en revanche, suspendirent tous deux une action anecdotique et secondaire, en choisissant l’instant précis où, achevant son discours, Socrate s’apprête à saisir la coupe. Ainsi, non seulement ils respectèrent scrupuleusement la vérité historique, mais ils fixèrent sur la toile l’instant décisif, « paroxystique », qui résume tout ce qui vient de se passer (les rapports de Socrate et de ses disciples, son enseignement, sa condamnation, son acceptation d’une mort qu’il ne regarde même pas, le désespoir de ses amis et sa famille) et annonce ce qui n’est pas encore (les effets de son ultime discours, sa mort, le caractère pérenne de son enseignement, l’immortalité de l’âme). En même temps, en détournant du poison le héros qui semble ne pas y prêter attention, les deux artistes éliminent définitivement tout ce qui, dans le rapport trop direct de la main et de la coupe, risque de relever du « fait divers ».
- 46 Lettre de Cochin à Descamps du 20 septembre 1789.
21Pourtant, dans l’œuvre de Peyron, quelques maladresses de composition mettent en évidence la difficulté que l’artiste éprouva à aller jusqu’au bout de son intelligence du sujet. En particulier, il oriente les disciples soit face au spectateur, soit de dos. Multipliant le rendu des affetti, il dilue quelque peu l’unité de sa toile. Seul l’esclave apportant le breuvage mortel regarde Socrate, qui semble ainsi un peu parler dans le vide. D’autre part, certains critiques se sont moqués de la position étrange de son bras droit qui « tient à la manière »46 et « semble soulever un poids ». Même si la réalisation formelle n’est pas des plus heureuses, cette main dressée, presque au centre de la toile, tente de traduire en langage visuel le discours, véritable centre d’intérêt de la mort de Socrate. David, avec les mêmes arguments, réussira de façon plus cohérente et moderne.
22La toile de Peyron est aussi moins radicalement abstraite que celle de David. En effet, de façon discrète et habile, il introduit un élément de dramatisation : le clair-obscur, qui rend sa vision des derniers moments du philosophe plus tourmentée et théâtrale. Cochin lui a reproché de « donner dans le défaut du noir ». Ce reproche est en partie injuste : le clair-obscur se justifie par le lieu, la prison, même si la lumière tombe de façon bien théâtrale. Mais l’artiste regarde en arrière du côté d’une tradition dramatique qu’il épure et densifie. Grâce à cette utilisation très contrastée de la lumière, Peyron renoue avec la narration, il en accentue le pathétique, alors que David propose une interprétation, pathétique elle aussi, mais radicalement moderne, plus abstraite et profondément littéraire, en soulignant la morale de l’histoire. C’est cette nouveauté que Carmontelle ne comprit pas lorsqu’il écrivit : « Le tableau de Peyron est l’ouvrage d’un philosophe profond et le tableau de M. David est l’ouvrage d’un grand raisonneur. »
23David n’use pas du pouvoir expressif de violents contrastes lumineux, mais, au contraire, du pouvoir unificateur de la lumière. Sa prison est claire, l’éclairage étale, à l’image de la mort du philosophe. Il participe de l’unité d’une œuvre qui, trois ans après la réussite du Serment des Horaces, peut être considérée comme l’une des premières peintures profondément néoclassiques. La rigueur du dessin et de la composition, l’austérité du coloris, la vérité historique, la sévérité du décor y servent une leçon intemporelle.
24Les moyens mis en œuvre par David, dans son théâtre de morale, sont au fond assez proches de ceux qu’utilisait Peyron, mais ils sont mieux intégrés et fusionnés de façon plus cohérente et plus libre. L’artiste joue presque d’effets de distanciation avant la lettre qui lui permettent d’extraire de sa représentation la contingence de l’histoire et d’en sublimer la valeur propédeutique.
- 47 Voir, à ce sujet, Oberreuter-Kronabel 1986, p. 65 sqq.
- 48 Salmon 1962.
- 49 On songe à certains exemples de cette « architecture parlante » chère aux néoclassiques et qui, da (...)
25Comme son rival, il accorde une place capitale à la « vérité du costume », qui passe par l’étude des pièces antiques. La composition d’ensemble est probablement inspirée d’un sarcophage reproduit dans Montfaucon. Le personnage de Socrate est peut-être dérivé d’un relief votif grec, dessiné par l’artiste lors de son second séjour romain47. A. Salmon48, dans un article sous certains aspects contestable, note l’influence de la numismatique dans la marque que porte le scabellum. L’attachement du peintre à la vraisemblance historique donne pour la première fois au thème de la mort de Socrate toute son ampleur et sa spécificité, d’autant que cet attachement est modulé en fonction de critères expressifs. Ainsi les oppressantes voûtes en plein cintre de la prison n’ont rien de grec ; elles rappellent l’architecture romaine revue par Piranèse et certaines créations contemporaines49.
- 50 Bonnardet 1938.
- 51 Voir la place de la coupe qui, excentrée, fait chez Peyron figure d’accessoire obligé, alors qu’el (...)
26De plus, au-delà des simples emprunts de motifs (comme on en trouve d’ailleurs chez les peintres de cette génération, Peyron en tête), le tableau de David manifeste une connaissance inédite de la mort de Socrate. Le peintre ne s’est pas contenté, pour établir son iconographie, de compulser des manuels ou des dictionnaires. L’étude de l’œuvre, bien plus précise que celle de Peyron, le prouve ; le Phédon ne lui était pas inconnu. La lyre, présente sur la couche mortuaire, rappelle les compositions littéraires et musicales de Socrate, auxquelles le discours de Platon fait allusion. Les fers, associés à la jambe droite posée sur le lit, traduisent la succession de la douleur et du plaisir, l’un des plus célèbres passage du dialogue. On sait, d’autre part, depuis la découverte d’une lettre par E. Bonnardet, que David a eu recours aux conseils d’un oratorien de renom, le père Adry, pour définir son iconographie50. Mais cette rhétorique archéologique, cette attention de l’artiste au détail vraisemblable, loin de relever du pittoresque, de la « couleur locale » ou de la simple illustration du sujet51, sont profondément signifiants. Comme chez Poussin, tous les éléments de l’image (la coupe, la lyre, les fers, le volumen…) participent de l’unité générale, quand ils n’en sont pas la colonne vertébrale.
- 52 Voir Fumaroli 1982, p. 37.
27Socrate va mourir dans la dignité de sa fonction qui est prédicative. Avec ce doigt levé, geste traditionnel de la rhétorique52 que l’on retrouve chez Platon dans L’École d’Athènes de Raphaël ou chez Moïse dans La Récolte de la manne de Poussin, il désigne une entité abstraite, la loi, qui justifie et transcende son supplice. Il y a ici une subordination de la condamnation au message. Diderot définissait Socrate comme un martyr redescendu sur terre. Est-ce surinterpréter que de voir, dans la présence de treize personnages et dans cette main surplombant la coupe, une sorte de transfert de piété dans la sphère laïque ? L’artiste, dans ce geste, jetant sur l’œuvre une lumière d’idéal, utilise l’imagerie religieuse, afin d’y introduire une dimension métaphysique, jusqu’à transcender le genre dans lequel il s’exprime.
28Ce n’est pas Socrate mais la coupe qui occupe le centre de la composition. Elle est contrebalancée à la fois par son bras (qui évoque le discours) et par ce personnage (l’esclave et le messager) qui nous tourne le dos et pleure. Chez Peyron, l’esclave apportant le breuvage n’exprime aucun sentiment ; sa présence semble destinée à caler la composition. David, en revanche, fusionnant le messager des Onze et l’esclave tendant le poison, en fait un personnage central. Dans cette hésitation douloureuse entre le devoir et le sentiment, il porte en lui une partie de la charge émotionnelle, relayée par les réactions des disciples.
- 53 C’est grâce à la lettre du père Adry à David, publiée par Bonnardet 1938, que l’on peut avec certi (...)
- 54 Bonnardet 1938.
29Le tableau est ainsi divisé en deux. À droite, Socrate s’adresse à ses amis. Il s’agit là de la partie agissante de la scène, c’est l’histoire, le drame qui se noue, dans ce qu’il a de contingent et dans ce qu’il porte de stéréotype (la mort du philosophe ou du martyr). La gauche n’est occupée, au premier plan, que par trois personnages (un disciple, l’esclave et Platon53). Aucun ne regarde ou ne peut voir le philosophe, certains ne sont peut-être même plus susceptibles de l’entendre directement. Indirectement, ils pouront lire la transcription de ses dernières paroles comme le suggèrent le volumen et le calame. Il s’agit là du pendant méditatif, qui semble se dérouler sinon dans un autre temps, du moins dans une sorte d’éternité qui fixe définitivement l’image et sa valeur symbolique. Assis au pied du lit, Platon tourne le dos à la scène. Le Phédon, pourtant, signale son absence, David le savait ; le Père Adry le lui avait écrit. L’oratorien lui avait cependant conseillé cette liberté en raison du rôle qu’a joué ce disciple. À la date de la mort du philosophe, Platon était un jeune homme ; David, qui le savait aussi, toujours grâce à la même source, le vieillit. Là encore Adry le lui recommande en raison de l’image que l’on en connaissait à travers les médailles54. S’il obtient une caution intellectuelle pour ses licences poétiques, l’artiste les assume et va, de façon plus formelle, jusqu’à les souligner. Platon est comme absent de la représentation : il tourne le dos à la scène et semble absorbé dans sa méditation ; alors que domine une unité de rouge, cette figure est traitée dans un camaïeu de gris, comme décolorée. Le contraste s’en trouve renforcé. Platon est comme l’incarnation du commentaire.
30Sans aller aussi loin dans l’interprétation, David, selon un procédé déjà expérimenté à une échelle plus monumentale et radicale dans Le Serment des Horaces, aménage la règle de l’unité de la représentation. N’était-ce pas justement la solution de la viabilité visuelle de ce thème, privé par essence d’action et qui vaut essentiellement par le discours, le commentaire ? Paradoxalement, l’unité, David la retrouve dans la coupe, dressée comme un instrument de la passion et non plus l’accessoire banal et attendu, dérisoire. Bientôt, évacuant l’histoire au profit de l’Histoire, il ira plus loin encore en fusionnant la mort et son commentaire dans une contingence sublimée (le cadavre, la baignoire, la plume, la lettre) : Marat assassiné, œuvre sur laquelle il ne laissera plus comme trace que « À Marat, David ». Avec La Mort de Socrate, David n’est pas encore aussi radical, mais la représentation des derniers instants du philosophe constitue une étape fondamentale dans le renouveau de la peinture d’histoire à la fin du Siècle des Lumières.
Fig. 1. Socrate au moment de prendre la ciguë
Jacques-Louis David, La Mort de Socrate, 1787, 129,5 x 196,2 cm
New York, The Metropolitan Museum of Arts, Collection Catharine Lorillard Wolfe, fonds Wolfe, 1931
Fig. 2. La Mort de Socrate
Jacques-Philippe-Joseph de Saint-Quentin, La Mort de Socrate, 1762, 140 x 115 cm
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Public domain, via Wikimedia Commons
Fig. 3. La Mort de Socrate
Jean-Baptiste Alizard, La Mort de Socrate, 1762, 105 x 133 cm
École nationale supérieure des Beaux-Arts, Public domain, via Wikimedia Commons
Fig. 4. La Mort de Socrate
Jacques-Claude Danzel, d’après Jean-François Sané, La Mort de Socrate, 1786, 49 x 63,5 cm
Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des estampes et de la photographie
Fig. 5. La Mort de Socrate
Pierre Peyron, La Mort de Socrate, 1786-1787, 98cm x 133.5cm
Copenhague, Statens Museum for Kunst Copenhague, Inventory number KMS7066