- 1 Y compris dans un fragment rapporté par Stobée (IV, 33, 28 = fr. 11 Schenkl = fr. 174 Schweighaüse (...)
- 2 Il y a, actuellement, quatre livres des Entretiens, mais, dans l’Antiquité, il semble qu’il en ait (...)
- 3 Cet entretien est édité, traduit et commenté dans Billerbeck 1978.
- 4 Voir sur ce point Gourinat 1998, p. 42-45. La position selon laquelle les Entretiens seraient l’œu (...)
- 5 Arr., Peripl . M. Eux., 1, 1 ; 12, 5 ; 25, 1 ; Alan., 10, 22 ; Cyn., 1, 4 ; 5, 6 ; 16, 6-7 ; 22, 1 (...)
- 6 ᾽Απομνημονεύματα le terme apparaît trois fois dans Stobée (I, 3, 50, p. 61, 13 W. = Epict. fr. 13 (...)
1Dans le Manuel et les Entretiens, le nom de Socrate apparaît 70 fois1. C’est beaucoup plus que n’importe quel autre philosophe, y compris Diogène de Sinope, mentionné 26 fois, Chrysippe, mentionné 22 fois, et Zénon de Citium, mentionné 8 fois seulement. Socrate pourrait donc apparaître, selon ce critère purement statistique, comme la figure dominante de la philosophie d’Épictète. Ce n’est pas tout à fait vrai, si l’on remarque qu’il n’y a pas, dans l’état actuel des Entretiens2, d’entretien consacré à la figure de Socrate, alors qu’un très long entretien est consacré à la figure du cynique (III, 223). Le portrait de Socrate est donc extrêmement dispersé, mais n’en est pas moins très important. Épictète utilise à son propos le terme de « modèle » (παράδειγμα : IV, 5, 2). Le caractère exemplaire de Socrate est accentué par le Manuel, qui se clôt par une citation du Criton et une paraphrase de l’Apologie, c’est-à-dire par deux propos de Socrate. Mais cela n’est évidemment pas dû à Épictète lui-même, mais à la composition d’Arrien, qui est aussi le rédacteur des Entretiens4. Or Arrien se voyait lui-même comme un « nouveau Xénophon »5 : il avait écrit une Anabase d’Alexandre et, comme Xénophon, un Commandant de cavalerie et un traité Sur la chasse. Quant aux Entretiens eux-mêmes, qu’il appelle ὑπομνήματα dans la préface (terme que reprend Marc Aurèle pour désigner l’ouvrage), l’un des titres qu’ils ont porté dans l’Antiquité était Mémorables6. C’est donc Arrien qui a accentué l’importance de Socrate, pour suggérer un parallèle entre celui-ci et Épictète, et ainsi un parallèle entre lui-même et Xénophon.
2La situation du personnage de Socrate chez Épictète est donc paradoxale : modèle le plus cité, il l’est en même temps de façon dispersée. S’il cherche à proposer un modèle nouveau de cynique en répondant en III, 22 à la question d’un disciple, ποῖόν τινα εἶναι δεῖ τὸν κυνίζοντα; « quel doit être celui qui pratique le cynisme ? », et si par conséquent il construit un modèle de cynique, Épictète ne cherche manifestement pas à poser un modèle socratique, et à dresser un portrait de Socrate. Il le prend en quelque sorte comme un personnage déjà connu, dont il n’est pas nécessaire de tracer ni de modifier le portrait, mais dont il utilise fréquemment des anecdotes biographiques, des traits de caractère, des attitudes ou certaines répliques pour illustrer son propos. Socrate est ainsi clairement un modèle extérieur.
3Pourquoi alors utiliser ce modèle ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord montrer quel est le portrait de Socrate qui se dégage des Entretiens et du Manuel, comment sont utilisées les mentions du nom de Socrate et les anecdotes et propos qui lui sont rapportés, quelles sont les sources qu’Épictète a utilisées.
- 7 Döring 1974, p. 196-197.
4Les sources du Socrate d’Épictète ont été répertoriées par Klaus Döring dans son article de 1974, « Sokrates bei Epiktet », qui en a dressé un tableau très complet7.
- 8 Jagu 1946, p. 161-162 (appendice 1, « Textes platoniciens utilisés par Épictète »).
5Il ressort très clairement du tableau dressé par K. Döring que Platon est la source principale d’Épictète : 40 passages se référant à Socrate sont inspirés très certainement de dialogues de Platon. Deux autres passages (Dissertationes, II, 12, 7-8 et III, 5, 14) semblent s’inspirer respectivement, de façon assez lointaine, de passages du Philèbe, 48b-50a et du Protagoras, 318a. Les dialogues les plus utilisés sont l’Apologie, le Criton et le Phédon. On trouve également quelques passages provenant de l’Alcibiade, du Clitophon, du Gorgias et du Banquet. Ce sont donc presque exclusivement des dialogues dits « de jeunesse » ou « socratiques ». Aucun des dialogues de vieillesse n’est utilisé comme source du personnage de Socrate. Or ce choix n’est pas représentatif des citations qu’Épictète fait de Platon. Sur les 120 à 150 références identifiées et répertoriées par Jagu, on trouve de nombreux dialogues absents de la liste des références à Socrate : le Phèdre, la République, le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Timée et les Lois8. Autrement dit, la plupart des dialogues de la maturité et de la vieillesse sont représentés chez Épictète, mais celui-ci ne les utilise pas dans son portrait de Socrate, pour lequel il ne recourt qu’aux dialogues « socratiques ».
- 9 Pour la patience de Socrate à l’égard de Xanthippe, voir plus bas le commentaire de IV, 5, 33.
- 10 Sur ce passage et ses sources, voir Döring 1974, p. 209 n. 1. Les distorsions entre le passage de (...)
- 11 Il est évidemment impossible de dire si nous avons là affaire à la répétition d’une erreur par Épi (...)
6La deuxième source utilisée par Épictète est Xénophon. Épictète utilise une douzaine de fois des textes de Xénophon, tous extraits de l’Apologie et des Mémorables, mais il se réfère explicitement au Banquet par deux fois, en II, 12, 15 et en IV, 5, 3, les deux passages paraissant plus ou moins copiés l’un sur l’autre. Or, il y a manifestement une erreur de référence. Dans les deux passages, il s’agit de la capacité de Socrate à apaiser les querelles. Cette capacité n’est pas illustrée dans le Banquet, mais dans les Mémorables, II, 2-3, où se trouve le dernier exemple de Diss., IV, 5, 3, celui de la patience de Socrate vis-à-vis de son fils9, illustrée en Mem. II, 2, par la manière dont Socrate met fin à la colère de l’un de ses fils contre sa mère10. Cette double référence au Banquet est une des rares références explicites d’Épictète à un ouvrage, et elle est fausse11. Sans doute est-ce un indice du fait qu’Épictète citait de mémoire, ce qui explique le caractère souvent approximatif de ses références. Épictète avait donc une connaissance suffisante de Xénophon pour le citer de mémoire, et, en même temps, une connaissance suffisamment imprécise pour attribuer au Banquet un trait qui se trouve dans les Mémorables.
7En dehors de Platon et de Xénophon, le seul contemporain de Socrate dont Épictète cite le témoignage nominalement est Aristo-phane. En IV, 11, 20, il cite le vers 103 des Nuées (τοὺς ὠχριῶντας, τοὺς ἀνυποδήτους λέγω, « ces gens pâles, je les appelle des va-nu-pieds »), puis fait allusion aux vers 225 et 179 (« il dit aussi que Socrate marchait dans les airs et qu’il volait des vêtements à la palestre »). Cette citation littérale et ces allusions sont immédiatement réfutées en s’appuyant sur « tous ceux qui ont écrit sur Socrate » (πάντες οἱ γεγραφότες περὶ Σωκράτους) et qui ont précisément soutenu le contraire à son propos (IV, 11, 21). Ce que dit à très juste titre Anthony Long à propos des philosophes de la période hellénistique qui se réclament du socratisme, des biographes et des doxographes de l’Antiquité, à savoir qu’ils n’ont pas soulevé la « question socratique » contemporaine, et que, « s’ils étaient conscients de divergences entre les comptes-rendus de Xénophon et les dialogues de Platon, celles-ci n’étaient pas considérées comme des raisons de préférer l’une des versions à l’autre »12, n’est donc pas vrai de l’attitude d’Épictète à l’égard du Socrate d’Aristophane. Épictète adopte un point de vue de critique historique selon lequel la majorité des témoignages concordants invalide le seul témoignage discordant d’Aristophane.
8Il n’est donc pas absurde de supposer qu’Épictète a soigneusement choisi, dans les sources qu’il avait à sa disposition, de ne retenir que celles qui étaient concordantes. Son Socrate est un Socrate sur lequel les témoignages s’accordent, au moins majoritairement, et non pas un Socrate sur lequel il pourrait y avoir des divergences d’interprétation. Le fait qu’il n’ait retenu, pour composer son portrait de Socrate, ni l’Économique de Xénophon, ni les dialogues de la maturité et de la vieillesse de Platon, semble en effet indiquer un choix sélectif dans les sources : ce sont les textes concordants, et non ceux qui expriment de façon trop visible un Socrate personnel. Ce serait sans doute extrapoler que d’aller jusqu’à dire qu’Épictète a tendance à considérer que ce sont les Mémorables et l’Apologie de Xénophon et les premiers dialogues de Platon jusqu’au Phédon qui expriment le vrai Socrate, car il faut aussi tenir compte du fait que ce sont les anecdotes liées au procès et à la mort de Socrate qui retiennent le plus son attention, et que l’accent porté sur ce point explique tout autant le choix de ces textes. En même temps, l’argument employé pour rejeter le témoignage d’Aristophane (le caractère isolé du témoignage contre la concordance de tous ceux qui ont écrit sur Socrate) semble bien indiquer un certain principe méthodologique de la concordance des sources. Par conséquent, il semble bien y avoir pour Épictète une « question socratique » qui consiste à se demander quel est le vrai Socrate historique. Et la réponse semble être : celui sur lequel la majorité des témoignages s’accordent. Même si, comme le fait très justement remarquer A. Long, nous n’avons guère de trace que la question ait été posée en ces termes avant Épictète, on peut supposer qu’Épictète n’a peut-être pas été le premier à le faire.
9Il n’y a pas de référence explicite à d’autres auteurs que Platon, Xénophon et Aristophane, contrairement par exemple à Marc Aurèle, qui utilise quasi explicitement le Télaugès d’Eschine (M.A., VII, 66, 1). Mais certains passages ne peuvent être rattachés ni à Platon ni à Xénophon. À une exception près, tous ces passages peuvent être rapprochés d’autres traditions. Ces traditions proviennent peut-être elles-mêmes d’écrits socratiques, mais Épictète n’a pas eu besoin, pour connaître ces anecdotes, de lire ces écrits socratiques, puisqu’il a pu tout aussi bien les trouver dans ces traditions. Il est donc probable qu’Épictète n’a utilisé que trois sources directes : Platon, Xénophon et Aristophane. Son corpus était donc vraisemblablement sensiblement le même que le nôtre.
10K. Döring a en effet relevé sept passages qui peuvent être rattachés à d’autres sources que Platon, Xénophon et Aristophane : II, 1, 32-33 ; III, 5, 14 ; IV, 5, 3 ; I, 9, 1 ; I, 25, 31 (+ III, 5, 16) ; IV, 5, 33 ; le fr. 11.
- 13 Cf. Döring 1974, p. 215 n. 3 et 209 n. 1.
- 14 Döring 1974, p. 215 n. 3 (voir Schenkl 1916, p. 223). Une allusion au Protagoras (310a-311a) se re (...)
- 15 Comme le rappelle Döring 1974, p. 198 n. 1, selon Schenkl 1916, p. xci-xcii et Oldfather 1928, p. (...)
11Dans son tableau, il inscrit les trois premiers sous la rubrique : « écrits socratiques perdus ? ». Pour III, 5, 14 et IV, 5, 3, il s’agit en fait de l’hypothèse d’Oldfather13. Comme il le souligne lui-même, dans les deux cas, il peut tout aussi bien s’agir de souvenirs imprécis de Xénophon. En III, 5, 14, où Épictète explique que, de même que les autres se réjouissent de rendre meilleur leur cheval, Socrate se réjouit de devenir lui-même meilleur, il s’agit en fait d’un panachage de Mem. I, 6, 8-9 & 14 et de Prot. 318a14. Quant à IV, 5, 3, c’est le passage rappelé plus haut où Épictète se réfère au Banquet, alors qu’il s’agit d’un souvenir approximatif de Mem. II, 2. L’hypothèse d’Oldfather, selon laquelle ces passages seraient inspirés de dialogues socratiques perdus, est donc vraisemblablement superflue15. Le seul passage vraiment problématique est celui de II, 1, 32-33, qui constitue un témoignage unique sur les pratiques d’écriture de Socrate :
— Τί οὖν; Σωκράτης οὐκ ἔγραφεν; — Καὶ τίς τοσαῦτα; ἀλλὰ πῶς; ἐπεὶ μὴ ἐδύνατο ἔχειν ἀεὶ τὸν ἐλέγχοντα αὐτοῦ τὰ δόγματα ἢ ἐλεγχθησόμενον ἐν τῷ μέρει, αὐτὸς ἑαυτὸν ἤλεγχεν καὶ ἐξήταζεν καὶ ἀεὶ μίαν γέ τινα πρόληψιν ἐγύμναζεν χρηστικῶς. (33) ταῦτα γράφει φιλόσοφος·
- 16 Le terme πρόληψις (prénotion) est un terme technique stoïcien qui désigne une représentation « emm (...)
– Quoi donc ? Socrate n’a rien écrit ? – Et qui a écrit autant ? Mais comment ? Puisqu’il ne pouvait pas avoir toujours quelqu’un qui réfutait ses opinions ou qui serait réfuté à son tour, il se réfutait et s’examinait lui-même et exerçait toujours une prénotion16 quelconque d’une manière utile. (33) C’est cela qu’écrit un philosophe.
- 17 Döring 1979, p. 68.
- 18 Ces trois interprétations sont rappelées avec scepticisme par Döring 1979, p. 68.
- 19 Döring 1979, p. 68.
- 20 Döring 1979, p. 69. Cf. Epict., Diss., III, 24, 103 ; I, 1, 25. C’est peut-être cette pratique qui (...)
12Comme le rappelle K. Döring, ce texte a beaucoup troublé ses commentateurs, car il paraît en contradiction avec la réputation habituelle de Socrate, selon laquelle il n’a jamais rien écrit17. Certains ont donc supposé que le texte était corrompu, corrigeant « Socrate » en « Chrysippe », en raison de la légendaire réputation de prolixité de ce dernier. D’autres l’ont interprété à partir de la remarque de Diogène Laërce selon laquelle Socrate, « selon certains », n’aurait pas composé d’écrits, ce qui laisserait entendre que certains autres pensaient qu’il en avait composé. D’autres se sont référés à la légende selon laquelle les dialogues d’Eschine seraient en réalité de Socrate, légende que l’on retrouve également rapportée par Diogène Laërce (II, 6018). Comme le fait remarquer K. Döring, ces interprétations reposent sur la thèse erronée qu’Épictète dirait ici que Socrate a composé des ouvrages en vue de la publication, ce qui serait effectivement en contradiction avec les témoignages habituels sur le fait que Socrate n’a pas composé d’ouvrages. Or, ce n’est manifestement pas de cela qu’il s’agit19. Selon Épictète, Socrate se serait simplement exercé par écrit à élaborer, à discuter et à réfuter diverses notions, ce qui n’est pas du tout contradictoire avec la réputation de Socrate de n’avoir jamais composé d’œuvres. Il semble donc plutôt qu’Épictète transpose à Socrate une pratique répandue de son temps, celle de rédiger par écrit des exercices d’argumentation et de réfutation, exercice qu’il semble avoir pratiqué lui-même20. Cet exercice de la dialectique rappelle la pratique solitaire de la dialectique qu’Aristote recommande à titre d’entraînement : rechercher un raisonnement dialectique prouvant qu’une thèse est vraie et prouvant qu’elle est fausse (ὅτι οὕτως καὶ ὅτι οὐκ οὕτως) et, si nous ne pouvons pas le faire avec quelqu’un d’autre, pratiquer cet exercice « contre nous-mêmes » (Top. VIII, 14, 163b 4-5). À cette occasion, Aristote ne fait pas référence à une pratique écrite de l’exercice dialectique, mais c’était une conséquence qui pouvait facilement être tirée. Il est difficile de dire si Socrate a pratiqué ce genre d’exercice écrit : cela n’a rien d’impossible, et ne serait pas incompatible avec la valeur d’aide-mémoire que Platon lui fait attribuer dans le Phèdre à l’écriture (276d), mais il est plus vraisemblable qu’Épictète a attribué à Socrate sa propre pratique, peut-être sous l’effet d’un souvenir confus du passage correspondant du Phèdre. Dans ce cas, ce passage ne dépendrait pas de la tradition d’un écrit socratique autre que Platon.
13En revanche, il est certain que les quatre autres passages répertoriés par K. Döring ne peuvent être rapportés ni à Platon ni à Xénophon.
- 21 J. Moles, « The Cynics and politics » dans A. Laks and M. Schofield (eds.), Justice and Generosity(...)
- 22 Döring 1974, p. 206 n. 1. Cf. D.L., VI, 63.
- 23 Döring 1974, p. 206 n. 1 ; cf. Dobbin, 1998, p. 124.
- 24 De ce fait, il se peut que l’anecdote ait été forgée en milieu stoïcien, puisque le fait d’avoir u (...)
14Le premier passage est celui I, 9, 1, selon lequel, quand on lui demandait de quel pays il était (ποδαπός ἐστιν), Socrate « ne répondait jamais qu’il était d’Athènes ou de Corinthe, mais du monde (κόσμιος) ». Un tel propos n’est jamais attribué à Socrate ni chez Pla-ton ni chez Xénophon. On y voit donc souvent une « rétrojection cynique »21, en raison de l’attribution traditionnelle à Diogène de Sinope de l’apophtegme selon lequel il était « citoyen du monde »22. En fait, il existe bien une tradition qui attribue cette réponse à Socrate, sous la forme précise où elle est énoncée par Épictète (être « du monde », κόσμιος), et non sous celle attribuée à Diogène de la citoyenneté du monde. Cette tradition apparaît dans la littérature d’exil, où elle est présentée comme une source de consolation23, soit en contexte platonicien ou académicien (Plutarque, De exilio, 5, 600 F ; Cic., Tusculanes, V, 108), soit en contexte stoïcien (Musonius, Reliquiae, IX, 42, 1-2). L’attribution de cet apophtegme à Socrate est donc, dans le contexte des consolations de l’exil, un lieu commun de la tradition platonicienne et de la tradition stoïcienne. Il est donc probable que c’est à cette source qu’Épictète l’a emprunté, et non à la lecture d’une source socratique. Il est également probable que ce soit une anecdote fabriquée en milieu cynique ou en milieu stoïcien, et qui ne remonte pas à un écrit socratique. Dans la tradition de la littérature d’exil, elle n’a cependant pas de connotation cosmopolitique. La question, comme la réponse, semblent en effet faire référence à la patrie plutôt qu’à la citoyenneté24 : il s’agit de la consolation pour l’éloignement de la patrie, avec une dimension d’attachement à la terre et au lieu, plutôt que de communauté politique. C’est donc, semble-t-il, précisément l’originalité d’Épictète que de transformer cette anecdote pour la transporter ici dans le contexte du cosmopolitisme stoïcien et du gouvernement divin du monde (I, 9, 4). Épictète utilise donc un thème qu’il a trouvé dans la tradition platonicienne et stoïcienne avec un certain sens, pour lui donner un sens différent.
- 25 Cf. la note ad loc. de Narcy 1999, p. 233 n. 3.
- 26 Stob., IV, 33, 28 (Epict., fr. 11 Schenkl = SSR I C 528 partim).
15Le fr. 11 présente un cas semblable de réappropriation d’une anecdote traditionnelle. Il s’agit de l’anecdote d’Archélaos, que l’on retrouve chez Diogène Laërce (II, 2525), si bien qu’elle fait manifestement partie des traditions anecdotiques relatives à Socrate et remonte peut-être à un écrit socratique. Mais là encore, comme elle est connue dans l’école stoïcienne, ce dont atteste sa mention chez Sénèque (De beneficiis, V, 6, 2, 1-7), il est probable qu’Épictète la connaît par la tradition stoïcienne. Il s’agit du texte suivant, rapporté par Stobée26 :
Ἀλλὰ δὴ Σωκράτης Ἀρχελάου μεταπεμπομένου αὐτὸν ὡς ποιήσοντος πλούσιον ἐκέλευσεν ἀπαγγεῖλαι αὐτῷ διότι « Ἀθήνησι τέσσαρές εἰσι χοίνικες τῶν ἀλφίτων ὀβολοῦ ὤνιοι καὶ κρῆναι ὕδατος ῥέουσιν ». εἰ γάρ τοι μὴ ἱκανὰ τὰ ὄντα ἐμοί, ἀλλ’ ἐγὼ τούτοις ἱκανὸς καὶ οὕτω κἀκεῖνα ἐμοί. ἢ οὐχ ὁρᾷς ὅτι οὐκ εὐφωνότερον οὐδὲ ἥδιον ὁ Πῶλος τὸν τύραννον Οἰδίποδα ὑπεκρίνετο ἢ τὸν ἐπὶ Κολωνῷ ἀλήτην καὶ πτωχόν; (…); οὐδὲ τὸν Ὀδυσσέα μιμήσεται, ὃς καὶ ἐν τοῖς ῥάκεσιν οὐδὲν μεῖον διέπρεπεν ἢ ἐν τῇ οὔλῃ χλαίνῃ τῇ πορφυρᾷ;
Mais Socrate, comme Archélaos l’avait envoyé chercher, en lui disant qu’il le rendrait riche, demanda qu’on lui fît la réponse suivante : « À Athènes, quatre rations quotidiennes de farine s’achètent une obole et les fontaines font couler de l’eau ». Si vraiment ce qu’il y a n’est pas suffisant pour moi, mais que moi en revanche je sois suffisant pour cela, alors cela aussi est suffisant pour moi. Ou bien ne vois-tu pas que Polos n’a pas interprété le rôle d’Œdipe tyran avec une plus belle voix et avec plus de prestance que le vagabond et le mendiant de Colone ? […] mais n’imite-t-il pas Ulysse qui, même en haillons, ne brille pas moins que dans l’épais manteau de pourpre ?
- 27 La première comparaison reprend la métaphore du rôle tragique chère à Épic-tète, et la seconde le (...)
16Tel que l’interprète Épictète, le sens de l’anecdote est assez clair : Socrate a refusé la proposition d’Archélaos de le rendre riche car il n’a pas besoin d’être riche. Un train de vie modeste lui suffit, et même si cela ne lui suffisait pas, il est assez bien pour pouvoir se contenter de ce rôle. La comparaison avec un acteur qui joue aussi noblement Œdipe vagabond à Colone qu’Œdipe roi, et avec Ulysse qui est aussi noble habillé en mendiant qu’en roi27, confirme le sens qu’il donne à l’anecdote, qui est celui du mépris des richesses et de l’indifférence à l’égard de la position sociale. Or, chez Sénèque, le sens de l’anecdote est très différent, puisque celui-ci dit que la raison alléguée par Socrate est qu’il ne peut pas rendre ses bienfaits à Archélaos, alors qu’en fait il ne voulait pas entrer dans une servitude volontaire. L’anecdote a donc chez Sénèque une portée politique qu’elle n’a pas chez Épictète. Comme en I, 9, 1, Épictète modifie donc le sens de l’anecdote et ne suit pas ce qui est probablement la tradition stoïcienne.
17Le passage de I, 25, 31 correspond lui aussi à un trait de Socrate qui ne semble pas tiré des textes de Platon et de Xénophon, mais qui est connu dans l’école stoïcienne. Il s’agit du fait que Socrate était imperturbable et ne changeait jamais de visage, que l’on retrouve également en III, 5, 16. C’est un thème que l’on retrouve chez Cicéron (De officiis, I, 90) et chez Sénèque (De ira, II, 7 ; Epistulae, 104, 28).
18Le dernier passage relatif à Socrate qui n’a pas d’équivalent dans les textes de Platon et de Xénophon est celui selon lequel Socrate supportait le caractère acariâtre de sa femme (IV, 5, 33). Épictète ajoute que Xanthippe lui jetait de l’eau à la tête et écrasait son gâteau. Diogène Laërce (II, 36) rapporte effectivement l’anecdote de l’eau jetée au visage de Socrate par sa femme. Le même adjectif τραχεῖα (« acariâtre ») désigne Xanthippe dans les deux textes. Il s’agit donc manifestement d’une tradition d’anecdotes sur Socrate dont Épictète reprend jusqu’à la lettre.
19Platon est donc la principale source utilisée par Épictète, ainsi que Xénophon. Des dialogues de Platon, il n’a retenu que les dialogues socratiques, ceux dont nous considérons de nos jours qu’ils sont les plus fidèles au Socrate historique, et qu’ils s’accordent le mieux avec les textes de Xénophon. Son rejet critique du témoignage d’Aristophane montre une conscience critique dans l’utilisation des témoignages sur Socrate, dont il veut retenir ceux qui sont majoritairement concordants. À l’exception du texte de II, 1, 31, tous les passages où le portrait qu’il fait de Socrate n’est emprunté ni à Platon, ni à Xénophon, ni à Aristophane, proviennent de sources non identifiées mais dont nous avons des témoignages parallèles, parfois extrêmement précis. À l’exception de IV, 5, 33, ces anecdotes ou traits de caractères se retrouvent dans la tradition stoïcienne, si bien qu’il est relativement probable qu’Épictète n’a pas eu accès aux écrits socratiques dont ces traits ou anecdotes sont tirés, ce que semble confirmer son absence de référence, par exemple, aux écrits d’Eschine. Le corpus de textes qu’Épictète avait à sa disposition est donc, à bien des égards, assez semblable au nôtre. Toutefois, si, parfois, Épictète interprète et utilise ces anecdotes conformément à la tradition stoïcienne, parfois, comme dans le fr. 11, il n’hésite pas à en donner une interprétation différente. Il est donc notable que, même s’il dépend vraisemblablement de la tradition stoïcienne, il l’utilise librement et sans se sentir tenu de s’y conformer strictement. Quoique son portrait de Socrate soit issu d’une tradition, il est donc relativement libre.
20On peut ramener les différentes manières dont Épictète utilise ses sources à quatre catégories principales : la citation littérale, la paraphrase, les allusions et le panachage.
- 28 De l’aveu même d’Épictète, en effet, les auditeurs de ses cours pouvaient l’entendre commenter un (...)
21Il y a dans les Entretiens environ une dizaine de citations littérales ou quasi littérales, parfois limitées à quelques mots, le reste de l’anecdote ou du propos tenant plutôt de la paraphrase. La citation littérale est donc assez rare, ce qui n’est pas étonnant, étant donné les conditions des entretiens, qui sont en principe constitués par les discussions librement improvisées qui suivent le cours proprement dit, voire parfois par des discussions qui n’ont rien à voir avec des cours28.
22En I, 26, 18 comme en III, 12, 15, Épictète dit que Socrate disait qu’on ne doit pas vivre une vie sans examen (ἀνεξέταστον βίον μὴ ζῆν). Dans cette phrase, Épictète cite littéralement deux mots d’une phrase de l’Apologie (38a), où Platon dit que « la vie sans examen n’est pas vivable pour un homme » (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ).
23En I, 29, 18 Épictète cite presque littéralement la parole de Socrate dans le Criton (43d), εἰ ταύτῃ τοῖς θεοῖς φίλον, ταύτῃ ἔστω (« Si c’est ainsi qu’il plaît aux dieux, qu’il en soit ainsi ») sous la forme : εἰ ταύτῃ τῷ θεῷ φίλον, ταύτῃ γινέσθω. Un seul mot est changé, sans compter le passage du singulier au pluriel, probablement volontaire, ce qui indique sans doute qu’Épictète connaissait ce passage par cœur. La phrase est à nouveau attribuée à Socrate en IV, 4, 21, et répétée d’autres fois par Épictète sans être nominalement attribuée à Socrate (I, 4, 24 ; III, 22, 95). Arrien l’a placée dans le dernier chapitre du Manuel (53, 3). C’est la formule la plus répétée des Entretiens.
24En II, 1, 15, Épictète dit de la crainte de la mort que Socrate l’appelle un épouvantail (μορμολύκεια). Le terme μορμολύκεια est une citation littérale du Phédon (77e) et quasi littérale du Criton (46c), où l’on trouve le verbe au lieu du substantif.
- 29 ἐν καιρῷ τῆς ἡλικίας καταλῦσαι τὸν βίον (Xen., Ap., 7) ; καιρὸν […] ἑαυτῷ τελευτᾶν (Ibid., 23).
25En II, 2, 18, lorsqu’Épictète affirme qu’il est parfois opportun de provoquer ces juges comme l’a fait Socrate, le terme « opportun » (καιρός) reprend un terme employé dans l’Apologie de Xénophon pour dire qu’il était « opportun » pour Socrate de mourir29 : le mot est transposé mais constitue sans doute un souvenir littéral du texte de Xénophon.
26En III, 1, 42, Socrate dit à Alcibiade : « Efforce-toi d’être beau » (πειρῶ οὖν καλὸς εἶναι). C’est une citation presque littérale de l’Alcibiade (131d) : προθυμοῦ τοίνυν ὅτι κάλλιστος εἶναι. La déformation est en effet extrêmement faible et traduit une mémoire assez précise du passage, puisque πειρῶ est un synonyme de προθυμοῦ, οὖν de τοίνυν, que καλὸς a été substitué au superlatif κάλλιστος et qu’enfin εἶναι est reproduit littéralement. Épictète s’est donc souvenu de la phrase jusqu’au nombre de mots qu’elle contenait et sa mémoire n’a été défaillante que sur les termes exacts.
27III, 22, 26 reproduit littéralement les quatre premiers mots du discours d’exhortation de Socrate dans le Clitophon (407a), avant une paraphrase très libre de la suite de ce discours : « Hélas, hommes, où vous laissez-vous emporter ? » (ἰὼ ἄνθρωποι, ποῖ φέρεσθε;).
28III, 23, 25, contient une citation littérale de l’Apologie (17b-c) : « Il ne conviendrait pas que je me présente à vous, hommes, en fignolant mes phrases comme un petit jeune homme ». C’est la plus longue citation littérale de tous les passages où apparaît le nom de Socrate.
- 30 Sur ce texte, cf. Long 1978, p. 107.
29En IV, 1, 41, quand Épictète dit qu’il faut apprendre, « ce que disait Socrate, ce qu’est chacun des êtres », l’expression « ce qu’est chacun des êtres » (τί ἐστι τῶν ὄντων ἕκαστον) est une citation littérale des Mémorables de Xénophon (IV, 6, 1). Il savait manifestement que cette expression venait de Xénophon, puisque en I, 17, 12, il dit que Xénophon attribuait à Socrate la recherche de la signification de chaque mot (τί σημαίνει ἕκαστον [ὁνομάτων]. Il s’agit là très clairement d’une tradition stoïcienne, puisque l’on retrouve ces deux expressions dans les deux usages que les stoïciens attribuaient à la dialectique : « il y a deux usages qui relèvent de cette vertu, celui qui examine ce qu’est chacun des êtres (τί ἕκαστον ἔστι τῶν ὄντων), et l’autre, qui examine comment il s’appelle (τί καλεῖται) » (D.L., VII, 8330). Or, Chrysippe plaçait sa dialectique sous l’autorité de Socrate : « Platon s’est consacré à la dialectique, ainsi qu’Aristote et Polémon et Straton à leur exemple, mais surtout Socrate. On voudrait se tromper avec de tels gens » (Plutarque, De Stoicorum Repugnantiis, 24, 1045 F = SVF II 126). La tradition stoïcienne qui fixait comme objet à la dialectique l’examen de « ce qu’est chacun des êtres » et « comment il s’appelle » se réclamait donc très probablement de l’héritage socratique en se référant au texte de Xénophon, et c’est donc vraisemblablement à cause de cette tradition qu’Épictète pouvait citer par cœur l’expression de Xénophon.
30IV, 11, 20 enfin contient la citation littérale des Nuées d’Aristophane dont il a déjà été question.
31Il y a donc assez peu de citations littérales. Elles sont généralement de Platon, à l’exception d’une citation de Xénophon qui fait partie de la tradition stoïcienne et de la citation d’Aristophane. Il semble donc que ce sont les textes de Platon qu’Épictète connaissait le mieux. Quant à Xénophon, il le connaissait et le pratiquait manifestement moins, comme l’indiquent à la fois l’erreur de sa référence au Banquet et le fait que la seule citation littérale qu’il en fasse appartienne en fait à la tradition stoïcienne. Sa pratique de la citation littérale confirme donc ce qui se dégageait déjà de la domination quantitative des emprunts à Platon.
32On peut toutefois se demander si l’exactitude des citations littérales comme l’approximation d’autres références est due à la prise de notes et à la rédaction d’Arrien, ou à Épictète lui-même. Dans le cas des références erronées au Banquet (II, 12, 15 et IV, 5, 3), on a l’impression qu’Arrien s’est recopié lui-même, car les deux passages présentent beaucoup de similitudes littérales. On pourrait donc supposer que c’est Arrien lui-même qui, en composant les Entretiens, a introduit une erreur de référence qu’il a reproduite en se recopiant. Mais on peut tout aussi bien supposer que, à l’inverse, la littéralité de certaines citations provient de la rédaction d’Arrien. Cela paraît assez improbable à la lumière de l’erreur de référence reproduite deux fois à propos du Banquet : si Arrien avait vérifié certains textes de Platon ou de Xénophon pour attribuer à Épictète des citations littérales, il est peu probable qu’il aurait volontairement laissé passer une référence erronée. La même remarque vaut pour la leçon toujours identique γινέσθω, au lieu de ἔστω dans nos traditions manuscrites de Criton 43d. Dans ce dernier cas, on ne peut pas tout à fait exclure que la version d’Arrien soit celle des manuscrits de Platon que lui ou Épictète avaient à sa disposition. Mais s’il n’en était pas ainsi, il faudrait conclure qu’Arrien ne vérifiait pas les citations littérales d’Épictète pour les corriger, ce qui serait un souci philologique assez peu conforme aux habitudes de l’époque. Quant à supposer qu’Arrien ait introduit l’erreur dans la référence au Banquet, pour provoquer un effet de réel, c’est sans doute supposer trop d’artifice de sa part, qui plus est au détriment d’un portrait peu flatteur des capacités d’Épictète. Le plus probable est donc que les citations littérales et les références explicites que l’on trouve dans le texte des Entretiens reflètent assez fidèlement les propos d’Épictète. Il impossible de dire si, dans le cas de la référence au Banquet, c’est Arrien ou Épictète qui s’est trompé. Mais il est probable que la répétition de la faute est due à Arrien. Si Arrien a vraiment rédigé les Entretiens à partir de ses propres notes, il est vraisemblable que, quand ses notes pour certains passages d’un entretien étaient trop vagues, il utilisait ses notes prises à d’autres entretiens sur des sujets similaires : la double référence erronée au Banquet semble être un cas de ce type. On peut donc supposer que la citation littérale brève, assez vraisemblable dans le contexte d’une improvisation orale, correspond assez fidèlement aux pratiques effectives d’Épictète. La connaissance des textes que dénotent ces citations littérales donne l’impression qu’Épictète avait une assez grande familiarité avec les textes de Platon, de Xénophon ou d’Aristophane. Il les avait probablement lus directement, mais, comme on va le voir, le cas de la paraphrase de l’Apologie qu’on retrouve presque littéralement dans le De tranquillitate animi de Plutarque indique que les citations que fait Épictète proviennent du fait qu’Épictète a connu une certaine tradition dans lesquels ces passages, célèbres, étaient connus par cœur, au moins autant que d’une familiarité directe avec les textes.
33Les passages relatifs à Socrate dans les Entretiens contiennent une douzaine de textes paraphrasés, là encore pour l’essentiel des textes de Platon. La quantité est donc à peu près la même que celle des citations littérales.
34Le texte de I, 9, 22-24 est une longue paraphrase de l’Apologie (29c et 28e). Épictète a repris les arguments de Socrate dans deux passages proches de l’Apologie, en inversant leur ordre. Il s’agit du refus par Socrate d’un compromis aux termes duquel il renoncerait à philosopher, car il estime que c’est la mission que lui a assignée le dieu. Il n’a pas plus l’intention de l’abandonner qu’il n’a abandonné son poste à la guerre. Les mêmes passages de l’Apologie, ainsi que 30a, sont à nouveau paraphrasés en III, 1, 19-21. On retrouve encore le même thème paraphrasé en I, 29, 29 et en III, 24, 99, où Épictète rappelle que Socrate mourrait mille fois plutôt que d’abandonner son poste.
- 31 ἀποκτεῖναι μὲν Ἄνυτος καὶ Μέλητος δύνανται, βλάψαι δ’ οὐ δύνανται (Plut., Tranq. an., 7, 475 E).
35La phrase qu’Épictète attribue à Socrate en I, 29, 18, « Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais non me nuire » (ἐμὲ δ’ Ἄνυτος καὶ Μέλητος ἀποκτεῖναι μὲν δύνανται, βλάψαι δ’ οὔ), est en fait une paraphrase de l’Apologie de Platon (30c-d). Elle accompagne la citation quasi littérale du Criton (43d), « Si c’est ainsi qu’il plaît au dieu, qu’il en soit ainsi ». Cette paraphrase est la formule la plus répétée des Entretiens, après celle du Criton, toujours sous la même forme, en II, 2, 15 et en III, 23, 21, et Arrien l’a placée dans le dernier chapitre du Manuel (53, 4) après la phrase du Criton. Cette paraphrase n’a pas été forgée par Épictète, puisqu’on la retrouve presque littéralement dans le De tranquillitate animi de Plutarque31. Il s’agit manifestement d’un texte qui appartient à une certaine tradition. Pour nous, cette formule apparaît comme une paraphrase, mais il s’agit en fait de la citation littérale d’une paraphrase connue qu’Épictète n’a pas inventée lui-même. C’était sans doute une phrase plus ou moins passée en proverbe dans certains milieux philosophiques. Ce cas est probablement assez révélateur : Épictète était vraisemblablement un lecteur de Platon, mais la connaissance qu’il avait des textes de celui-ci et de certaines formules ou de certains passages résultait au moins autant d’une culture scolaire que d’une lecture personnelle. Épictète connaissait ces textes parce qu’ils étaient célèbres.
- 32 Il s’agit du § 3, et non du § 2, comme c’est imprimé à tort dans l’apparat de Schenkl (et repris d (...)
36Le passage de II, 2, 8-9 où Épictète dit que Socrate s’est préparé toute sa vie à son procès en ne commettant aucune injustice ni privée, ni publique, est une paraphrase de l’Apologie de Xénophon32. C’est dans le même entretien, au § 15, que revient la paraphrase de la formule de l’Apologie de Platon.
37En II, 5, 18-19, le raisonnement par lequel Socrate montre à Anytos qu’il est faux de l’accuser de ne pas croire aux dieux, parce qu’il croit aux démons, que les démons sont une race issue des hommes et des dieux et que l’on peut difficilement croire à l’existence des mulets sans croire à celle des ânes, est une paraphrase de l’Apologie (27c-e), où Socrate dialogue avec Mélètos.
38Le passage de II, 12, 5, dans lequel Épictète explique que Socrate n’avait pas besoin d’autres témoins que ses interlocuteurs (« les autres, je leur dis salut », τοὺς μὲν ἄλλους ἐῶ χαίρειν) est une paraphrase du Gorgias (474a ; 472b-c) que l’on retrouve en II, 26, 6.
39En III, 22, 26 sq., après les quatre mots de citation littérale du Clitophon, 407a, Épictète paraphrase longuement mais très librement la suite du discours d’exhortation de Socrate. Dans cet entretien sur le cynique, le Socrate du Clitophon sert à corriger le cynique de type diogénien pour expliquer comment il faut être cynique : il remplace l’injure aux passants (§ 10) par le discours protreptique.
40Enfin, en IV, 1, dans le § 163, puis dans le § 166, Épictète résume ou paraphrase plusieurs passages du Criton (45c-d, 47d, 54a), notamment la prosopopée des lois de 54a, en 166.
41Si Épictète se livre pour ces passages à des paraphrases, c’est généralement parce qu’il s’agit de passages beaucoup plus longs que les précédents, qu’il ne pourrait pas connaître par cœur et que la paraphrase lui permet de résumer, sans entrer dans une trop longue citation littérale. Mais le mélange de la citation littérale et de la paraphrase n’est pas exclu. Dans le cas du discours du Clitophon, il commence par une citation littérale, sans doute parce que le texte était célèbre, et continue ensuite par une paraphrase qui lui permet d’introduire des exemples modernes comme une référence à Néron. Le cas de la paraphrase fréquemment répétée de l’Apologie, 30c-d, est sans doute partiellement similaire : la paraphrase qu’il utilise lui permet de résumer brièvement les arguments de Socrate. Mais il l’utilise comme une citation littérale et parallèlement à celle-ci, sans doute aussi parce que cette formulation n’est pas de lui et devait être devenue plus célèbre que le texte même de Platon, en raison de son caractère de formule brève et bien tournée. Bref, si, dans certains cas, Épictète utilise des citations littérales, et, dans d’autres cas, des paraphrases, c’est à la fois pour des raisons pratiques et sans doute aussi pour le caractère d’aphorismes stylistiquement réussis de ces brèves formules.
- 33 Dobbin 1998, p. 144.
- 34 Plat., Phaed., 60d ; cf. D.L., II, 42.
42Plus encore que dans des citations littérales ou des paraphrases, le nom de Socrate apparaît beaucoup dans des passages allusifs. Ces passages ne paraphrasent pas un passage d’un texte connu ou ne le citent pas littéralement, mais rappellent une anecdote relative à Socrate de façon assez imprécise, qui ne peut parfois se comprendre que si l’auditeur d’Épictète connaît déjà le fait ou l’anecdote auxquels il est fait allusion. Il y a, dans les Entretiens et le Manuel une quinzaine d’allusions de ce type. En I, 12, 3, pour marquer la dépendance de l’homme à l’égard de la providence, Épictète cite un vers de l’Iliade, « rien ne t’échappe de mes mouvements » (X, 279-280), qu’il attribue à la fois à Ulysse et à Socrate. Il s’agit d’une allusion à Xénophon, qui attribue une pensée similaire à Socrate (Mem., I, 1, 19 ; I, 4, 18 ; IV, 3, 12). Dans le même entretien, au § 23, Épictète dit que Socrate n’était pas en prison puisqu’il y était de son plein gré, ce qui fait allusion à des propos tenus dans le Phédon (98e-99b33). Le fait que Socrate aurait eu un visage impassible, en I, 25, 31, est également allusif. L’indulgence de Socrate à l’égard de son gardien en I, 29, 65, fait allusion au Phédon (116d, 117d). L’anecdote selon laquelle Socrate aurait rédigé des péans en prison (II, 6, 26 ; IV, 4, 22) fait allusion au Phédon34. L’allusion de II, 18, 22 à Socrate couchant auprès d’Alcibiade en se moquant de sa beauté est évidemment le résumé d’un passage du Banquet de Platon (218c sq.). En III, 16, 5, Épictète dit que Socrate avait la faculté de toujours amener ceux qu’il fréquentait à partager ses vues : cette affirmation très allusive renvoie à de nombreux passages. En III, 18, 4, Épictète fait allusion au procès de Socrate en voulant illustrer l’idée qu’il ne faut pas se laisser troubler par ce qu’on vous annonce, par exemple un verdict d’impiété comme celui du procès de Socrate. En III, 21, 19, l’affirmation que le dieu a donné à Socrate une mission réfutative est également allusive. En III, 26, 23, le mode de vie de Socrate, avec femme et enfants, illustre une vie philosophique. En IV, 5, 33, Épictète fait allusion aux anecdotes sur le mauvais caractère de Xanthippe. En IV, 7, 29-30, pour montrer que le sage ne doit pas se soumettre au tyran, Épictète dit que l’on ne doit pas craindre le jugement d’un tyran comme celui de Socrate ou de Diogène, puis fait allusion à l’ordre reçu par Socrate d’arrêter Léon de Salamine. En IV, 8, 23, en disant que Socrate n’était pas reconnu comme philosophe et que, si on venait le voir pour être présenté à des philosophes (trait que l’on retrouve en III, 23, 22), il emmenait chez d’autres, Épictète fait allusion à une anecdote du Protagoras (310a-311a) que l’on retrouve sous une forme plus détaillée en III, 5, 17, et Ench., 46, 1. Enfin, l’affirmation du Manuel (32, 3) selon laquelle Socrate recourait à la divination fait allusion à un passage des Mémorables (I, 1, 7).
43À côté de ces allusions, on trouve également une quinzaine de simples comparaisons avec Socrate qui ne se réfèrent à aucun fait ou trait de caractère particuliers, mais qui prennent Socrate comme modèle, en supposant connues les vertus et les mœurs exemplaires de Socrate, sans même toujours préciser desquelles il s’agit : tel est le cas de I, 2, 33 & 36 ; I, 19, 6 ; II, 13, 24 ; II, 16, 35 ; III, 7, 34 ; III, 14, 9 ; III, 23, 32 ; III, 24, 38 ; III, 24, 40 ; III, 24, 60 ; IV, 9, 6 ; Enchiridion, 5 ; 33, 12 ; 51, 3. Ce type d’allusion présuppose clairement la connaissance du caractère de Socrate chez l’auditeur, à qui il n’est pas nécessaire de préciser pourquoi on fait cette comparaison avec Socrate.
44Épictète pratique enfin assez fréquemment le panachage de sources, en prenant des traits dans plusieurs dialogues de Platon, voire en mélangeant les traits empruntés à Platon et ceux empruntés à Xénophon. Cette pratique présuppose l’harmonie et l’égale fiabilité des textes utilisés, c’est-à-dire les textes des dialogues « socratiques » de Platon et ceux de Xénophon.
45En I, 29, 16-19, pour décrire l’emprisonnement, la mort de Socrate et ses dernières paroles, Épictète mélange des allusions aux événements décrits dans le Phédon (115c-116a), sa paraphrase plusieurs fois répétée de l’Apologie, 30c-d, sa citation littérale favorite du Criton (43d) et des allusions aux discussions de Calliclès et de Socrate sur la loi du plus fort dans le Gorgias.
- 35 Dans sa première question, le Socrate d’Épictète demande si l’envieux éprouve de la joie, question (...)
46En II, 12, 7-9, le dialogue sur l’envie rapporté à Socrate est un mélange d’un texte des Mémorables (III, 9, 8) et de la définition de l’envie dans le Philèbe (48b35), seul texte d’un dialogue de la maturité utilisé pour le portrait de Socrate, mais qui n’est pas une définition attribuée à Socrate par Épictète. Quelques paragraphes plus bas (§ 15), c’est un autre texte des Mémorables qui est mis à contribution, celui qu’Épictète attribue par erreur au Banquet. En IV, 5, 3, cette référence erronée au Banquet est panachée avec des allusions à la discussion de Socrate avec Thrasymaque (c’est-à-dire à la République) et à ses discussions avec Polos et Calliclès (c’est-à-dire au Gorgias).
47Le panachage de Mem., I, 6, 8-9 & 14 et de Prot., 318a en III, 5, 14, a déjà été rappelé plus haut. Dans le même entretien (III, 5, 16-17), Épictète se livre à un nouveau panachage de textes, qui est une impressionnante accumulation de sources diverses :
Οὐδέν σοι δοκεῖ εἶναι τὸ μηδέποτε ἐγκαλέσαι τινί, μὴ θεῷ, μὴ ἀνθρώπῳ· μὴ μέμψασθαι μηδένα· τὸ αὐτὸ πρόσωπον ἀεὶ καὶ ἐκφέρειν καὶ εἰσφέρειν; (17) ταῦτα ἦν, ἃ ᾔδει ὁ Σωκράτης, καὶ ὅμως οὐδέποτε εἶπεν, ὅτι οἶδέν τι ἢ διδάσκει. εἰ δέ τις λεξείδια ᾔτει ἢ θεωρημάτια, ἀπῆγεν πρὸς Πρωταγόραν, πρὸς Ἱππίαν.
Est-ce que cela ne te paraît rien, que de n’avoir jamais critiqué quelqu’un, ni un dieu, ni un homme ? de n’avoir jamais blâmé personne ? d’apporter et d’emporter toujours le même visage ? (17) C’était ce que savait Socrate, et pourtant il ne disait jamais qu’il savait quelque chose ou qu’il enseignait quelque chose. Si quelqu’un lui demandait de belles petites phrases ou de jolis petits théorèmes, il l’emmenait chez Protagoras ou chez Hippias.
- 36 Ἐγὼ οὑδὲν μάθημα ἐπιστάμενος ὅ διδάξας ἄνθρωπον ὠφελήσαιμι ἄν (Ael. Ar., Orat., XLV, ii = SSR VI A (...)
48L’idée que Socrate ne critiquait jamais personne, thème récurrent des Entretiens, est emprunté aux Mémorables. Comme cela a déjà été mentionné, le fait que Socrate gardait toujours le même visage, est un thème que l’on ne retrouve ni chez Platon ni chez Xénophon mais attesté par Cicéron (Off., I, 90) et Sénèque (De ira, II, 7 ; Epistulae, 104, 28). Que Socrate ne disait jamais qu’il savait ou enseignait quelque chose rappelle l’Apologie de Platon, où Socrate dit qu’il « n’a aucun savoir » et ne s’imagine pas savoir ce qu’il ne savait pas (21d) et qu’il n’enseigne rien (33b). Mais cela rappelle aussi l’affirmation de Diogène Laërce, selon laquelle Socrate disait qu’il ne savait rien, sauf cela même (II, 32). Aucun de ces passages ne correspond toutefois exactement à ce que dit Épictète. En outre, dans aucun de ces textes, il n’est question en même temps du fait que Socrate ne savait rien et qu’il n’enseignait rien : c’est seulement dans l’Alcibiade d’Eschine que les deux semblent avoir été liés, puisque Socrate y disait qu’il n’avait appris aucune connaissance qu’il puisse enseigner à quelqu’un pour lui être utile36 : ce serait d’ailleurs le seul passage d’Épictète où l’on pourrait peut-être trouver une influence d’Eschine. Enfin, l’idée que Socrate renvoyait à Protagoras et à Hippias quand on lui demandait de belles phrases ou des théorèmes est manifestement tirée du Protagoras (310a-311a).
49Dans l’entretien III, 23, on trouve encore un mélange de différentes sources, mais moins dispersées : au § 21, on retrouve la paraphrase de l’Apologie, « Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais non me nuire » ; au § 22, l’affirmation que Socrate ne dit jamais qu’il sait quelque chose ou qu’il l’enseigne a les mêmes sources que le passage identique de III, 5, 17 ; enfin, le § 25 contient une citation littérale de l’Apologie (17b-c), déjà signalée. Dans ces passages, ce sont donc des emprunts variés à l’Apologie qui dominent.
- 37 Pour IV, 1, 160, la source est Pl., Ap., 28e et 32c ; pour 163, Cr., 45c-d et 47d ; pour 166, Cr., (...)
50Dans l’entretien IV, 1, 159-169, l’« exemple de Socrate » (παράδειγμα Σωκράτους) est emprunté à divers passages de l’Apologie et du Criton sur la vie, le procès et la mort de Socrate37.
51Enfin, dans le passage de l’entretien IV, 11, 19 où Épictète réfute les allégations d’Aristophane sur Socrate, il y a des allusions au Banquet de Platon, 174a (Socrate se baignait rarement) et 222e (les hommes les plus beaux et les plus nobles préféraient s’asseoir à ses côtés : il s’agit d’Alcibiade).
- 38 Diss., I, 4, 6 ; I, 4, 9 ; II, 23, 44 ; Ench., 49.
- 39 Cf. Hadot 1996.
52On peut donc dire qu’Épictète procède à une utilisation relativement libre des sources qu’il a sa disposition, alternant la citation littérale, la paraphrase, l’allusion et le panachage des différentes sources. La pratique de la paraphrase est sans doute liée à la pratique de l’entretien oral. Mais il est clair aussi qu’elle tient au fait que, dans l’enseignement d’Épictète, comme on le voit par la pratique des allusions au personnage de Socrate, celui-ci est supposé connu mais n’est jamais étudié. Épictète pratiquait uniquement l’explication de textes stoïciens38, et les textes de Platon ou de Xénophon, s’ils étaient évoqués dans l’enseignement, n’étaient pas expliqués. La situation des textes de Platon ou de Xénophon est donc très différente de ce que sera, par exemple, la situation du texte du Manuel d’Épictète dans l’école néoplatonicienne, où celui-ci fait l’objet d’un véritable commentaire39. Épictète connaît les textes de Platon et de Xénophon, et même d’autres traditions, et manifestement il suppose la même connaissance chez ses auditeurs, mais il ne les lit pas et ne les commente pas avec ses auditeurs. L’usage qu’Épictète fait de ces sources présuppose une connaissance déjà acquise de Socrate. Il ne cherche pas à en dresser le portrait, mais l’utilise en tant que personnage connu comme illustration d’un dogme stoïcien (que Socrate lui-même ne défend pas) et comme modèle de sagesse.
53De toutes les sources qu’il a utilisées, Épictète a retenu un certain nombre de traits saillants. Il met particulièrement en relief la conception que Socrate se fait de l’éducation et sa pratique de la dialectique réfutative, sa conception du bien et de la piété. Sur tous ces points, il en fait un personnage assez stoïcien. Il insiste sur un certain nombre de caractères. Il met en évidence son attitude vis-à-vis de sa famille et de sa patrie, ce qui lui permet de tempérer le modèle cynique. Enfin, dans la vie de Socrate, il insiste particulièrement sur son procès, son attitude en prison. Là aussi, c’est un modèle de sage stoïcien que Socrate lui fournit.
- 40 Long (à paraître). Voir l’ensemble de cet article pour la manière dont Épictète interprète et se r (...)
- 41 Long 1978, p. 107 (cf. supra, en particulier n. 30).
54Comme le fait remarquer A. Long, « ce qui fait complètement défaut à l’appropriation stoïcienne de Socrate avant Épictète, c’est la dialectique que Socrate pratique dans les dialogues de Platon, notamment la discussion interpersonnelle par questions et réponses, la mise en évidence de l’ignorance et de la contradiction au moyen de l’elenchos, et l’ironie. Le grand intérêt et l’apparente nouveauté de la dette d’Épictète à l’égard de Socrate et de sa réflexion sur lui consistent dans son appropriation de la dialectique socratique »40. Tout ce qui concerne la méthode dialectique de Socrate et sa conception de la paideia est, concernant Socrate, le thème le plus développé par Épictète dans ses Entretiens, avec tout ce qui concerne le procès et la mort de Socrate. Quoique cela soit certainement une des grandes originalités d’Épictète, peut-être faudrait-il souligner, comme A. Long l’avait fait lui-même41, que Chrysippe s’était déjà réclamé du modèle socratique. Il avait notamment déjà emprunté à Xénophon les formules que lui emprunte Épictète en IV, 1, 41 et en I, 17, 12.
55En I, 17, 12, Épictète affirme la capacité critique, examinatrice et critériologique de la logique (διακριτικὰ καὶ ἐπισκεπτικὰ καὶ ὡς ἄν τις εἴποι μετρητικὰ καὶ στατικά). Il se réfère alors à un triple héritage : l’héritage stoïcien (Chrysippe, Zénon, Cléanthe), Antisthène et le Socrate de Xénophon. Il rapproche la formule d’Antisthène, « l’examen des termes est le commencement de l’éducation » (ἀρχὴ παιδεύσεως ἡ τῶν ὀνομάτων ἐπίσκεψις) de la formule qu’il attribue au Socrate de Xénophon, τί σημαίνει ἕκαστον [όνομάτων]. La pratique qui consiste à chercher le nom d’un être fait penser à la partie sur les signifiants dans la division chrysippéenne de la dialectique en signifiants et signifiés (D.L., VII, 62). Le triple rattachement aux stoïciens, à Antisthène et à Socrate (Xénophon n’est évoqué qu’à titre de témoin) semble se présenter comme une seule et unique tradition, comme si la pratique de Socrate avait été transmise aux stoïciens par l’intermédiaire d’Antisthène. Il s’agit assez vraisemblablement là d’une tradition stoïcienne. L’examen des noms et la recherche de ce qu’est un être sont les deux tâches dialectiques que les stoïciens, au moins depuis Chrysippe, devaient traditionnellement rattacher à Socrate et à Antisthène.
- 42 Cf. Repici 1993, p. 254 n. 5.
- 43 Long 1978, p. 108.
- 44 Comme le fait remarquer Repici 1993, p. 254.
- 45 Diss., II, 1, 32 ; II, 5, 18 ; II, 12, 5-6 ; II, 26, 6 ; III, 14, 9 ; III, 16, 5.
- 46 Diss., I, 26, 18 ; III, 12, 15.
- 47 Épictète parle de soumission de l’ὄρεξις et de l’ἔκκλισις, de l’ὁρμή et de l’ἀφορμή. Il s’agit de (...)
56Beaucoup plus originale semble être, comme le souligne bien A. Long, la valorisation par Épictète de la capacité de Socrate de réfuter. Traditionnellement, les stoïciens semblent en effet valoriser plutôt la capacité du dialecticien de ne pas être réfuté. C’est le cas par exemple dans le papyrus d’Herculanum sur les vertus du sage, qui contient probablement un texte de Chrysippe. Son auteur écrit que « les hommes bons sont irréfutables, comprennent les propositions de façon autonome (αὐτά[ρκ]ως), et réfutent le raisonnement qui leur est opposé et sont forts face à leurs adversaires. Il faut en effet qu’ils soient inébranlables devant la réfutation et que, contre leurs adversaires, ils s’en tiennent fermement à l’assentiment donné » (PHerc. 1020, col. IIIn = OxMc). D’après ce passage, il est clair que la capacité de réfuter est moins importante que la capacité de ne pas être réfuté : contrairement au Socrate de Platon, qui pense qu’il vaut mieux être réfuté que réfuter parce qu’il vaut mieux être délivré de l’ignorance qu’en délivrer autrui, le stoïcien pense qu’il vaut mieux ne pas être réfuté que réfuter autrui42. Ceci apparaît de façon générale dans la définition des vertus dialectiques du sage stoïcien, toutes désignées par des néologismes de forme privative qui « dénotent une disposition à ne pas se comporter d’une certaine façon »43. L’ensemble donne l’impression de vertus défensives 44, qui ne valorisent pas la capacité de réfutation du dialecticien. C’est au contraire cette capacité que valorise Épictète à de nombreuses reprises45. Il souligne même que, selon Socrate, une vie sans examen (c’est-à-dire sans réfutation) ne mérite pas d’être vécue46. Cette capacité dialectique de Socrate est parfois présentée par Épictète comme un simple capacité de retourner les arguments ou les convictions des adversaires, de les réfuter ou, comme il dit, de leur « renvoyer la balle » (σφαιρίζειν, II, 5, 18). Il s’agit d’une capacité de « faire prendre conscience à n’importe qui de sa contradiction et l’y faire renoncer » (πάνθ’ ὁντιναοῦν συναισθανόμενον τῆς μάχης ἀναχωρεῖν ἀπ’ αὐτῆς, II, 12, 6). Il s’agit d’une réfutation (ἔλεγχος) qui supprime la présomption (III, 14, 9). Mais Épictète, quelquefois, va un peu plus loin, car il affirme que Socrate avait le pouvoir « d’amener ceux qu’il fréquentait à partager ses vues » (III, 16, 5) et qu’ainsi il était pour les hommes un chef (ἄρχων) qui soumettait leur volonté (III, 7, 3447).
57Mais si Épictète valorise la capacité de Socrate de dialoguer, d’interroger et de réfuter, c’est aussi pour affirmer nettement le fait que Socrate ne se prévaut d’aucune connaissance ni d’aucun enseignement. On a déjà vu que la formule qu’il emploie deux fois à ce propos, selon laquelle Socrate « ne disait jamais qu’il savait quelque chose ou qu’il enseignait quelque chose » (III, 5, 17 ; 23, 22), ne se trouve jamais littéralement dans aucun autre texte. Dans les textes de Platon, de Diogène Laërce ou d’Eschine, on trouve plutôt la formule affirmative selon laquelle Socrate n’enseigne rien ou ne sait rien. Or, si l’on pourrait penser que οὐκ εἶπεν ὅτι οἶδεν τι ἢ διδάσκει signifie que Socrate niait savoir ou enseigner quelque chose, la formule employée par Épictète, οὐδεποτε εἶπεν ὅτι οἶδεν τι ἢ διδάσκει semble bien signifier que Socrate ne disait jamais savoir ou enseigner quelque chose, et ce d’autant que, en III, 5, 17, Épictète vient de dire de la patience de Socrate ταῦτα ἦν, ἃ ᾔδει ὁ Σωκράτης, ce qui semble bien vouloir dire que Socrate savait faire certaines choses, mais qu’il ne disait jamais savoir quelque chose.
58Cette dénégation d’enseignement et de connaissance de la part de Socrate ou du moins l’absence de déclaration concernant un savoir quelconque est complétée, comme on l’a vu, par la modestie de Socrate qui renvoyait à Hippias et à Protagoras quiconque voulait de belles phrases, de beaux principes, ou cherchait à rencontrer un philosophe (Diss., III, 5, 17 ; 23, 22 ; IV, 8, 23 ; Ench., 46, 1).
59Il est clair que l’on retrouve donc chez Épictète les traits paradoxaux souvent associés à Socrate : d’une part, il ne dit pas savoir quelque chose (ou dit ne rien savoir) mais, en même temps, il sait amener les autres à partager des vues, qui ne sont jamais affirmées comme telles. Épictète n’attribue en effet presque jamais d’affirmations positives à Socrate.
60Même s’il n’affirmait jamais savoir quelque chose, Épictète souligne en effet que Socrate avait une conception propre de l’essence du bien (I, 29, 17) :
ποῦ ἦν ἡ οὐσία αὐτῷ τοῦ ἀγαθοῦ;
Où était pour lui l’essence du bien ?
61Épictète répond à cette question en citant les deux phrases qui seront retenues par Arrien pour clore le Manuel : « Si c’est ainsi qu’il plaît à dieu, qu’il en soit ainsi » (Criton, 43d) et « Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais non me nuire » (Apologie, 30c-d). La première de ces phrases exprime la piété pré-stoïcienne de Socrate, qui se soumet aux décrets de la providence. La seconde exprime l’importance que Socrate attache à sa capacité de choix et à son âme, importance qui sera marquée notamment en III, 1, 42 par le commentaire qu’Épictète donne de l’injonction de Socrate à Alcibiade, « Efforce-toi d’être beau ». Selon Épictète, elle signifie en effet : « prends soin de ta capacité de choisir, et supprime les mauvaises opinions » (κόσμει σου τὴν προαίρεσιν, ἔξαιρε τὰ φαῦλα δόγματα). Il s’agit donc là encore de ramener la conception que Socrate se fait de l’essence du bien à un des dogmes fondamentaux défendus par Épictète, selon lequel le bien et le mal sont dans la capacité de choisir de l’homme. L’injonction de Socrate à Alcibiade est pratiquement la seule recommandation positive prêtée par Épictète à Socrate. Mais encore faut-il remarquer qu’elle n’est pas formulée sous la forme d’un énoncé à l’indicatif, qui exprimerait un jugement et un dogme, voire une connaissance, mais sous la forme d’un impératif, ce qui évite d’assigner une doctrine ou même une simple affirmation à Socrate. Il n’y a même pas d’injonction de croire à un quelconque dogme, mais seulement d’une certaine pratique. C’est évidemment remarquablement cohérent.
62L’exégèse de l’injonction à Alcibiade est confirmée en II, 18, 22 par le rappel du fait que Socrate se moquait de la beauté d’Alcibiade, et en III, 5, 19 par le fait que Socrate se réjouissait de devenir chaque jour meilleur (III, 5, 14). La paraphrase du Clitophon en III, 22, 26 sq., seul discours affirmatif attribué par Épictète à Socrate rappelle que Socrate condamne la recherche du bien dans le corps, la fortune ou le pouvoir, tandis que le fr. 11 rappelle qu’il ne considérait pas la richesse comme un bien. Si Socrate n’affirme jamais savoir quelque chose et ne fait pratiquement jamais d’affirmation sur l’essence du bien, il est donc manifeste que la conception qu’il en a correspond assez précisément aux dogmes stoïciens auxquels adhère Épictète. En II, 2, 8, Épictète lui attribue même le souci de sauvegarder ce qui était en son pouvoir (τὸ ἐπ᾽ ἐμοί), reprenant évidemment sa propre formule fameuse du ἐφ᾽ ἡμίν.
- 48 Dans cette citation, le passage du pluriel τοῖς θεοῖς au singulier τῷ θεῷ (sur lequel M. Christian (...)
63Cette conception stoïcienne de l’essence du bien qui est celle de Socrate est complétée par la conception de la divinité et de la piété qu’Épictète souligne chez Socrate. Il utilise en effet le pieux Socrate de Xénophon pour souligner que Socrate croyait à un dieu providentiel, auquel n’échappe aucun des mouvements de l’homme (I, 12, 3). Cette conception d’une providence particulière est celle qu’Épictète lui-même défend. C’est encore au Socrate de Xénophon qu’Épictète recourt pour soutenir que Socrate croyait à la divination (Ench., 32, 3), croyance évidemment partagée par les stoïciens. Enfin, la phrase du Criton maintes fois répétée, « Si c’est ainsi qu’il plaît à dieu, qu’il en soit ainsi », exprime, comme cela a déjà été souligné plus haut, une piété soumise aux décrets de la providence et tout à fait conforme au providentialisme stoïcien48.
64Les traits de caractère que met en évidence Épictète complètent sans doute implicitement la conception du bien que se fait Socrate et sont généralement utilisés pour donner une illustration de dogmes stoïciens.
65Socrate est imperturbable (Diss., I, 25, 31). Ce trait est selon Épictète l’application du fait que ce sont nos opinions qui sont pour nous sources de trouble (I, 25, 28), une affirmation stoïcienne maintes fois répétée par Épictète (cf. Enchiridion, 5 ; 16 ; 20).
66Socrate pardonnait à son geôlier (I, 29, 65).
67Socrate n’était en conflit avec personne et mettait fin aux conflits que les autres avaient entre eux (IV, 5, 2). La vie de Socrate est ici explicitement utilisée comme exemple de la vie du καλὸς κἀγαθός.
68En IV, 11, 19, le fait que Socrate se lavait rarement est présenté par un disciple comme une objection à l’éloge de la propreté que fait Épictète. Plus que la réponse que fait Épictète pour disculper Socrate de cette accusation, il est intéressant de noter ce que suppose cette objection, à savoir qu’un trait de comportement de Socrate peut être objecté à une recommandation de mode de vie, ce qui présuppose que Socrate est en tous points un modèle de vie, et que toute injonction doit être accordée au modèle que constitue Socrate.
69Comme on l’a déjà remarqué plus haut, en I, 9, 1, Socrate se voit attribuer une position cosmopolitique selon laquelle il est « du monde (κόσμος) ». Si cette formule lui est traditionnellement attribuée en milieu platonicien ou académicien, la connotation cosmopolitique qu’Épictète donne à cet apophtegme et, qui, traditionnellement, est plutôt attachée à Diogène, semble être une originalité d’Épictète. Épictète transpose ce propos dans le contexte du cosmopolitisme stoïcien et l’expression qu’il emploie à cette occasion, celle d’un « ensemble des hommes et du dieu » (I, 9, 4) est stoïcienne (SVF III 333). Il réinterprète donc l’affirmation de Socrate dans le sens du cosmopolitisme stoïcien, enraciné dans la loi naturelle et la communauté d’habitation et de vie des hommes et de dieu, plus encore que du cosmopolitisme cynique, qui est avant tout un rejet de la loi positive.
- 49 L’amour des proches (φιλοστοργία) est, selon les stoïciens, « naturel » (D. L., VII, 120).
- 50 Cf. Ench., 1, 1-3 ; 14, 1.
- 51 Ench., 11.
- 52 Diss., IV, 1, 159 : « pour que tu ne croie pas que je montre le modèle d’un homme célibataire n’ay (...)
70Plusieurs passages insistent par ailleurs sur les vertus familiales de Socrate et sur son amour pour sa famille (III, 24, 60 ; 26, 23 ; IV, 5, 33). Le sage doit en effet pratiquer la φιλοστοργία, amour des siens dont Socrate fournit l’exemple (III, 24, 6049). En même temps, Épictète considère que l’attitude de Socrate à l’égard de sa famille est un modèle (IV, 1, 159) parce qu’il a eu exactement l’attitude qu’Épictète recommande lui-même : aimer sa femme et ses enfants « comme des choses étrangères » (ὡς ἀλλότρια), c’est-à-dire comme quelque chose qui ne fait pas partie de lui et qui par conséquent ne dépend pas de lui50 mais qui est donné et peut être repris51. Les vertus familiales de Socrate permettent de corriger le modèle cynique du célibat52.
71Épictète fait de nombreuses fois référence au procès de Socrate, à son attitude stoïque en prison et à sa mort. Certaines de ces mentions sont très allusives (Diss., I, 12, 23 ; 29, 16 ; II, 13, 24 ; 16, 35 ; III, 18, 4).
- 53 Sur la question de la mort volontaire chez les stoïciens, voir Rist 1969, p. 233-255 et particuliè (...)
72Épictète insiste sur le fait que Socrate a estimé que le temps était venu pour lui de mourir, son procès, puis son arrêt lui étant apparus comme un signal de la divinité (I, 29, 29 ; II, 2, 18). L’attitude de Socrate sert ici à Épictète à illustrer une thèse selon laquelle il faut accepter une mort volontaire quand la providence l’exige53. C’est dans ce contexte qu’il développe plusieurs fois le thème d’une mission divine comparable à un poste assigné à la guerre, mission à laquelle Socrate ne veut pas davantage renoncer qu’il n’avait renoncé à son poste à l’armée (Diss., I, 9, 22-24 ; 29, 29 ; III, 1, 19-21 ; 24, 99). Comme on l’a déjà noté plus haut, Épictète transpose la thèse de Xénophon, selon laquelle Socrate s’est rendu compte qu’il était opportun de mourir (Ap., 7 ; 22) en opportunité de provoquer délibérément ses juges (Diss., II, 2, 18). L’idée répétée par Épictète, selon laquelle le procès est apparu à Socrate comme un signal de la divinité que le temps était venu de mourir, montre que c’est bien de l’idée qu’il était opportun de mourir qu’Épictète a tiré l’idée qu’il était opportun pour Socrate de provoquer ses juges. Il semble que ce soit là une interprétation originale d’Épictète.
73L’attitude de Socrate lors de son procès et son emprisonnement est particulièrement développée dans l’entretien II, 2, consacré à l’ataraxie. Le personnage de Socrate est donc pris comme le modèle de l’un des traits essentiels de l’attitude stoïque. Cette attitude de Socrate permet aussi à Épictète de montrer que la prison n’est pas un mal, car on peut y demeurer libre dans l’usage de sa faculté de choix (προαίρεσις, II, 6, 25), Épictète insistant à de nombreuses reprises sur le thème de la prison comme une occasion où il faut rester maître de sa faculté de choix. L’attitude de Socrate permet aussi à Épictète d’y voir une illustration de sa thèse selon laquelle la mort n’est pas un mal (Ench., 5), thèse qu’il retrouve même plus ou moins affirmée par Socrate lui-même sous la forme de la description de la mort comme épouvantail (Diss., II, 1, 15).
- 54 Sur cet aspect, voir Long (à paraître).
- 55 Sur ce point, voir Döring 1979, p. 23-79.
74Dans ce qu’il retient du personnage de Socrate, Épictète met donc l’accent sur la paideia de Socrate et sur sa pratique de la dialectique, sur son procès, sa vie et sa mort, et de façon générale sur la façon dont la vie et la mort de Socrate ont mis en évidence ce qu’il tenait pour le bien véritable. Il n’y a presque jamais de doctrines ou d’affirmations attribuées à Socrate. Le Socrate d’Épictète est ainsi relativement conforme à une certaine image traditionnelle de Socrate, un philosophe qui ne se réclame d’aucun savoir et n’a aucune prétention à enseigner un savoir quelconque, mais éduque et rend meilleur ses disciples en les purgeant de leurs fausses opinions et en les conduisant à réformer leurs opinions et leurs mœurs. L’insistance sur les talents dialectiques de Socrate, si elle n’est pas sans antécédent dans la tradition stoïcienne, semble toutefois assez originale par son insistance sur les capacités réfutatives de Socrate et par la réappropriation de cette forme de paideia par Épictète54. À cette image se superpose une seconde image, plus traditionnelle dans le cadre du stoïcisme, qui fait de Socrate l’un des rares modèles de sage, maître de lui, imperturbable et inaccessible aux passions, sachant distinguer le bien véritable des indifférents que sont la prison et la mort, acceptant une mission divine tout au long de sa vie puis accueillant sereinement la mort55. D’une façon qui lui est plus personnelle, semble-t-il, Épictète utilise cet aspect-là du personnage de Socrate pour en faire un modèle de piété, à la suite de Xénophon, et surtout un correctif au modèle cynique du sage, en le présentant comme un modèle de vertus familiales qui rejette les traits les plus choquants du cynisme, la saleté corporelle, la pauvreté affectée, la pratique injurieuse de l’invective et l’esprit querelleur. Parallèlement, il corrige les vertus patriotiques de Socrate (IV, 1, 160) en accentuant son cosmopolitisme, traditionnellement plus présent chez Diogène que chez Socrate. Socrate ne peut pas plus que Diogène constituer à lui seul le modèle du sage stoïcien. L’idéal du sage apparaît ainsi comme un modèle composite, où Socrate et Diogène doivent toujours se compléter l’un l’autre.
75Le Socrate d’Épictète n’est pas original. Il provient pour l’essentiel des sources les plus traditionnelles, c’est-à-dire les dialogues « socratiques » de Platon et les ouvrages de Xénophon qui ont un caractère non fictif. Les rares traits qui ne sont pas tirés de l’une de ces deux sources sont généralement bien attestés par ailleurs dans la littérature platonicienne ou stoïcienne antérieure. Mais Épictète utilise les différentes traditions relatives à Socrate d’une façon assez libre (comme le montre sa pratique du panachage des sources dans de nombreux passages) et en portant l’accent d’une manière personnelle sur différents thèmes. L’importance même qu’il donne au personnage de Socrate semble déjà plus grande qu’à l’intérieur de la tradition stoïcienne, qu’il ne suit donc pas de façon conventionnelle. Elle est, de ce point de vue, conforme à son attitude générale vis-à-vis de l’école stoïcienne, un mélange d’orthodoxie (puisqu’il ne critique jamais les doctrines stoïciennes), et d’empreinte personnelle forte, d’usage libre et sans contrainte de la tradition.
- 56 Le même terme παράδειγμα est également employé à propos de Socrate en IV, 1, 159.
76En général, les fondateurs de l’école stoïcienne ne fournissent pas à Épictète des modèles de vie. Il n’y a que deux rares exceptions : Zénon, sans trouble avant de rencontrer Antigone, car il n’avait aucune intention de lui plaire (II, 13, 14-15), et Cléanthe, travaillant comme puisatier pour vivre pendant qu’il suivait l’enseignement de Zénon (III, 26, 23). Mais, dans les autres cas, c’est à Socrate et à Diogène qu’il revient de fournir de tels modèles de vie. En IV, 5, 2, Épictète dit très clairement que la vie de Socrate (ὁ βίος ὁ Σωκράτους) est un modèle (παράδειγμα56) de la vie de l’homme de bien (ὁ καλὸς καῖ ἀγαθός). Et, par deux fois au moins, Épictète oppose clairement les modèles de vie que sont Socrate et Diogène aux scolarques stoïciens :
ἀλλ’ οὐδὲ σοφὸν εἶναι τυχὸν ἐξαρκεῖ πρὸς τὸ ἐπιμεληθῆναι νέων· δεῖ δὲ καὶ προχειρότητά τινα εἶναι καὶ ἐπιτηδειότητα πρὸς τοῦτο, νὴ τὸν Δία, καὶ σῶμα ποιὸν καὶ πρὸ πάντων τὸν θεὸν συμβουλεύειν ταύτην τὴν χώραν κατασχεῖν, ὡς Σωκράτει συνεβούλευεν τὴν ἐλεγκτικὴν χώραν ἔχειν, ὡς Διογένει τὴν βασιλικὴν καὶ ἐπιπληκτικήν, ὡς Ζήνωνι τὴν διδασκαλικὴν καὶ δογματικήν.(Diss., III, 21, 18-19).
Mais il ne suffit même pas d’être un sage pour s’occuper des jeunes gens. Il faut aussi être préparé et apte à cela, par Zeus, et être un corps qualifié, et, avant tout, il faut avoir été appelé par dieu à tenir cette fonction, comme Socrate avait été appelé à remplir une fonction réfutative, comme Diogène à remplir une fonction royale de réprimande, et comme Zénon à remplir une fonction enseignante et dogmatique.
ἀντὶ Χρυσίππου καὶ Ζήνωνος Ἀριστείδην ἀναγιγνώσκεις καὶ Εὐηνόν· οὐδὲν ἀπολώλεκας; ἀντὶ Σωκράτους καὶ Διογένους τεθαύμακας τὸν πλείστας διαφθεῖραι καὶ ἀναπεῖσαι δυνάμενον. (IV, 9, 6).
Au lieu de Chrysippe et de Zénon, tu lis Aristide et Événus. N’as tu rien perdu ? Au lieu d’admirer Socrate et Diogène, tu admires celui qui est capable de corrompre et de séduire le plus grand nombre de femmes.
77Ces deux textes sont parfaitement clairs : pour les dogmes et l’enseignement, c’est Zénon qui a reçu une mission divine. Et c’est donc Zénon et Chrysippe qu’il faut lire. Socrate a reçu une autre mission : celle de réfuter. Ceci s’accorde parfaitement avec l’idée que Socrate ne prétendait pas enseigner (Diss., III, 5, 17 ; 23, 22). Il n’en avait pas reçu mission, et c’est à Zénon qu’il revient de formuler des dogmes et de les enseigner. La mission de Socrate est également différente de celle de Diogène, puisque Diogène a pour fonction de réprimander comme un roi, et non pas celle de réfuter. Cela est évidemment accordé aux passages où Épictète dit que Socrate ne réprimandait jamais personne et n’était jamais en conflit avec qui que ce soit. D’autre part, dans le deuxième texte, Diogène et Socrate sont présentés comme des modèles de vie à admirer, alors que ce n’est pas le cas de Zénon et de Chrysippe, qui doivent être lus, mais non pas admirés comme des modèles de vie.
78Épictète a donc trouvé en Socrate et en Diogène ces modèles de vie que ne lui fournissaient pas les scolarques stoïciens. Dans le Manuel (49), Épictète dit qu’il faut mettre ses actes en harmonie avec les propos de Chrysippe. C’est chez Diogène et surtout chez Socrate qu’il a cherché le modèle d’une telle harmonie. Épictète met en évidence chez Socrate des traits qui s’harmonisent avec le stoïcisme. Sur la question de la piété et de la divination, par exemple, il choisit le Socrate de Xénophon, car c’est celui qui est en harmonie avec les écrits de Chrysippe. Il met également en relief des traits de caractère et des anecdotes biographiques qui s’harmonisent avec les dogmes stoïciens, et qui permettent de faire contrepoids à certains aspects négatifs de l’image de Diogène, notamment en soulignant les vertus familiales de Socrate. C’est dans cette perspective qu’il met l’accent sur le Socrate réfutateur, celui qui n’enseigne rien et qui ne prétend jamais savoir quelque chose. Il n’est pas étonnant que la tradition stoïcienne, qui voulait valoriser les capacités démonstratives et défensives de la dialectique, n’ait pas mis l’accent sur le caractère réfutateur de Socrate. Mais il n’est pas étonnant non plus qu’Épictète, en voulant former des jeunes gens, ait pris Socrate comme modèle d’un enseignement réfutatif, quand il veut, dans la discussion, réfuter les opinions erronées de ses interlocuteurs. Car le Socrate qu’il présente est propre à être un modèle de vie philosophique, un modèle de philosophe et à laisser Épictète se servir de Zénon, de Cléanthe et de Chrysippe pour enseigner et dogmatiser à loisir. Le Socrate d’Épictète est au moins autant un Socrate stoïcien qu’un Socrate pour école stoïcienne. À l’école d’Épictète, on lit Zénon et Chrysippe et on apprend leur dogmes, mais on réfute les opinions erronées à la manière de Socrate et on prend comme modèles de vie Socrate et Diogène, en tempérant l’un par l’autre.
79Épictète peut ainsi se laisser plus ou moins consciemment identifier à un nouveau Socrate. Comme Socrate, Épictète n’a rien écrit, parce qu’il n’a pas reçu mission de dogmatiser, mais seulement d’apprendre à ses disciples à mettre leur vie en conformité avec les écrits de Chrysippe. Ce n’est pas Épictète qui dogmatise, mais il aide ses disciples à lire ceux qui ont reçu mission de dogmatiser, Zénon et Chrysippe. Il y a évidemment une importante différence entre Socrate, avec sa mission réfutative et sa vie exemplaire, mais qui ne commente pas à ses disciples des œuvres dogmatiques, et Épictète, avec sa mission réfutative et sa vie exemplaire, mais qui, par ailleurs, aide ses disciples à lire les œuvres dogmatiques de Zénon et de Chrysippe et à mettre leur vie en harmonie avec leurs écrits. Certes, Épictète ne dogmatise pas pour son propre compte, mais, contrairement à Socrate, Épictète enseigne des dogmes, ceux de Zénon et de Chrysippe. Pourtant, avec l’habileté d’Arrien, la différence passerait presque inaperçue. Car Arrien a eu l’idée de génie de ne conserver de l’enseignement d’Épictète que l’aspect le moins dogmatique. Cette stratégie lui permet de mieux se présenter lui-même comme le nouveau Xénophon de ce nouveau Socrate.
- 57 Je remercie Klaus Döring, Michel Narcy et Voula Tsouna pour leurs remarques, ainsi que Michel Chri (...)
80Grâce à Épictète, pourtant, on comprend mieux la fortune extraordinaire de Socrate : sa vie constitue un modèle, que son absence complète de dogmatisme rend propre à toutes les récupérations philosophiques possibles. Tous les professeurs de philosophie du monde peuvent ainsi continuer à se réclamer de Socrate tout en dogmatisant à loisir du haut de leur chaire57.