- 1 Ces trois études (1939, 1970, 1972) ont été traduites en français et recueillies dans un même volu (...)
- 2 Cf. Strauss 1989, 1995 et 1996.
- 3 Cf., entre autres, Wellman 1976 ; Bruell 1988-89 et 1994 ; Pangle 1994 ; Bonnette 1994 ; O’Connor (...)
1Le mouvement de réhabilitation des écrits socratiques de Xénophon doit beaucoup à Leo Strauss (1899-1973), qui a été l’un des rares penseurs du XXe siècle à prendre Xénophon au sérieux et à le considérer comme un philosophe digne de considération. La première étude de Strauss consacrée à Xénophon remonte à 1939 et les deux derniers livres publiés de son vivant portent respectivement sur l’Économique (1970) et sur les trois autres écrits socratiques de Xénophon (1972), à savoir les Mémorables, le Banquet et l’Apologie1. Outre ces titres, on compte un commentaire du Hiéron (1948), un article posthume sur l’Anabase (1975), plusieurs conférences sur Socrate2, à quoi l’on peut ajouter un livre déroutant intitulé Socrate et Aristophane (1966). La plupart de ces études sont maintenant disponibles en français, mais force est de constater que les écrits de Strauss ont surtout intéressé, jusqu’à maintenant, les spécialistes de philosophie politique, et que les historiens de la philosophie grecque, dans le monde francophone, connaissent plutôt mal, voire pas du tout, les travaux de Strauss. Comme la réhabilitation des écrits socratiques de Xénophon doit beaucoup aux travaux de Strauss, la question se pose de savoir ce qu’un interprète des Mémorables peut aujourd’hui retenir de l’exégèse straussienne. Chose certaine, ce serait une grave erreur que d’ignorer les écrits de Strauss, car l’on s’exposerait ainsi au risque de mésinterpréter une grande partie des travaux qui se publient sur Xénophon depuis une vingtaine d’années3. En effet, bien qu’elle soit omniprésente, l’influence de Strauss n’est pas toujours explicite ou expressément revendiquée, si bien que le lecteur de ces études qui serait totalement ignorant de Strauss risquerait fort de ne pas saisir le véritable enjeu de ces interprétations. Quiconque s’intéresse aux écrits socratiques de Xénophon peut difficilement faire l’impasse sur les travaux de Strauss.
- 4 Cf. Strauss 1992, p. 3, 4, 128, 158; 1993a, p. 192; 1993b, p. 4; 1995, p. 325, 330.
- 5 Cf. Dorion 2000, p. xviii sq.
- 6 Cf. Mem. I 3, 8; I 4, 2; I 6, 14; II 4, 1; II 5, 1; II 7, 1; IV 3, 2.
2Qu’est-ce qui explique l’intérêt soutenu de Strauss pour Xénophon ? Est-ce parce que, ainsi qu’il l’affirme lui-même de façon répétée4, Xénophon était non seulement un disciple de Socrate et un témoin direct des conversations qu’il rapporte, mais aussi un historien, ce qui donnerait à son témoignage un avantage certain sur celui de Platon ? Comme je l’explique ailleurs5, ce sont là trois raisons qui étaient traditionnellement invoquées, au XIXe siècle, par les défenseurs de la valeur historique et documentaire des écrits socratiques de Xénophon. Or la critique historique a démontré, d’une façon que je crois définitive, que Xénophon n’est pas l’historien impartial, neutre et objectif que l’on a prétendu qu’il était, et que nous n’avons aucune raison de le croire sur parole lorsqu’il affirme avoir assisté aux entretiens qu’il rapporte6. Pour ce qui est de la troisième raison – Xénophon était un disciple de Socrate –, il semble que nous n’ayons pas de bonnes raisons de contester l’appartenance de Xénophon au cercle socratique, mais cette raison ne suffit pas, à elle seule, à justifier un intérêt marqué pour les écrits socratiques de Xénophon, puisque l’auteur des Mémorables ne se distingue en rien, sous ce rapport, des autres disciples de Socrate qui ont composé des logoi sokratikoi. La principale raison de l’intérêt soutenu, et jamais démenti, de Strauss pour Xénophon réside ailleurs, dans un paradoxe typiquement straussien que j’exposerai sous peu.
- 7 Tuplin 1996, p. 1629: « A (perhaps the) central question, which divides modern readers into two ca (...)
- 8 Cf. Higgins 1972, p. 294: « Perhaps his most lasting accomplishment was the development of the sim (...)
- 9 Ainsi Vlastos écrit-il, dans un compte rendu très critique du livre de Strauss sur le Hiéron (1948 (...)
- 10 Cf., entre autres, Burnet 1914, p. 127 n. 2 ; Taylor 1932, p. 21 ; Vlastos 1971, p. 1.
3En guise d’illustration de l’immense influence qu’exercent, dans le monde anglophone, les études de Strauss sur Xénophon, je citerai un passage de l’article « Xénophon » paru dans la plus récente édition de l’Oxford Classical Dictionary : « Une (peut-être la) question fondamentale, qui divise les lecteurs modernes en deux camps, est de savoir à quel point le style et le contenu sont réellement “ faux naïf ” et empreints d’humour et d’ironie »7. Même si l’auteur de cet article ne fait pas expressément référence aux travaux de Strauss, il ne fait à mes yeux aucun doute qu’il fait ici allusion au débat, lancé par Strauss, concernant l’apparente naïveté de Xénophon. Xénophon est traditionnellement considéré comme un auteur limpide, fluide, mais aussi un peu naïf et simpliste, ce qui explique d’ailleurs en partie la désaffection qui a frappé ses oeuvres au cours du XXe siècle8. Pour Strauss et ses épigones, Xénophon est en réalité un « faux naïf ». Nous nous serions laissés abuser par la limpidité et la fluidité de son style, c’est-à-dire que nous aurions considéré ces caractéristiques stylistiques comme les signes extérieurs d’une pensée qui s’exprime et se livre entièrement, clairement, sans arrière-pensée9. Or loin d’être un auteur naïf qui livre sans détour sa pensée dans chaque phrase qu’il rédige, Xénophon serait un maître de l’ironie qui dissimule savamment et soigneusement sa pensée. Alors que plusieurs commentateurs modernes estiment que le Socrate de Xénophon est dépourvu d’ironie10, Strauss considère au contraire que non seulement le Socrate de Xénophon est ironique, mais que Xénophon lui-même, ce disciple de Socrate, est un as de la dissimulation. Pourquoi Xénophon éprouve-t-il donc le besoin de dissimuler sa pensée ? Je laisse cette question en suspens pour le moment.
4Je présenterai auparavant trois exemples d’ouvrages qui attestent, aux yeux de Strauss, l’ironie et la volonté dissimulatrice de Xénophon. Ces trois ouvrages ont ceci en commun qu’ils recèlent ce que j’appellerai des « contradictions structurelles ». À la différence d’une contradiction que l’on pourrait qualifier de « ponctuelle », pour autant qu’il s’agit d’une contradiction entre deux affirmations isolées d’un même ouvrage ou d’ouvrages différents d’un même auteur, la contradiction structurelle concerne des pans entiers d’un même ouvrage. La contradiction entre ces sections est l’indice, suivant Strauss, que l’auteur cherche à attirer l’attention du lecteur averti sur ce qui est le fond véritable de sa pensée. Et la pensée d’un auteur réside non pas dans ce qui est le plus apparent, soit la partie la plus longue de l’ouvrage, mais dans ce qui attire le moins l’attention, à savoir la section la plus courte dans le cas des contradictions structurelles.
- 11 À la suite de plusieurs commentateurs, je considère que le chapitre où Xénophon se désole de ce qu (...)
5Le premier exemple de contradiction structurelle est emprunté à la Constitution de Sparte, qui a fait l’objet, rappelons-le, de la première étude de Strauss consacrée à Xénophon. Ce traité se présente, du moins en apparence, comme une apologie de la constitution et de la législation introduites à Sparte par Lycurgue. Dans plusieurs passages de ce traité, qui est plutôt court, Xénophon fait part de son admiration pour les lois établies par Lycurgue. D’après Strauss, cette interprétation obvie, qui découle de la lettre même du texte, est superficielle ; en effet, la Constitution de Sparte doit en réalité être lue comme une satire des mœurs spartiates et comme une critique de la législation de Lycurgue. L’indice que nous avons affaire à une satire, et non pas à une apologie, est le dernier11 chapitre de la Constitution de Sparte, où Xénophon déplore que les Spartiates ne respectent plus l’antique législation de Lycurgue. Pour Strauss, cette critique s’étend également à tout ce qui précède, de sorte qu’il relit tout le texte de la Constitution de Sparte en s’efforçant de montrer comment se dissimulent, derrière l’apparente admiration, la désapprobation, le blâme et la critique.
- 12 Cf. Luccioni 1947, p. 173 n. 208 : « La République des Lacédémoniens, d’une part, et son épilogue, (...)
- 13 C’est la solution radicale adoptée par certains (selon Luccioni 1947, p. 173 n. 209).
6Il est important de souligner que plusieurs philologues semblent également considérer, à l’exemple de Strauss, que le dernier chapitre de la Constitution de Sparte est en contradiction avec le reste de l’ouvrage. À la différence de Strauss cependant, ils sont impuissants à expliquer cette contradiction ; aussi ont-ils proposé deux types de solutions pour la « réduire » : 1) le dernier chapitre ne date pas de la même époque que les chapitres précédents et il traduit une évolution de la pensée de Xénophon12 ; 2) le dernier chapitre est apocryphe et doit, pour cette raison, être athétisé13. Selon Strauss, c’est par impuissance à comprendre le ressort de la contradiction que les philologues multiplient les hypothèses « historicistes » (chronologie, interpolations, etc.) pour l’éliminer.
- 14 Cf. Strauss 1954, p. 288-292.
- 15 Cf. Pangle 1994, p. 147-150; Bruell 1994, p. 109-110.
- 16 Bizos 1971, p. xxviii (je souligne).
- 17 L’état de la question dressé par Delebecque est également très révélateur : « [...] l’épilogue (VI (...)
- 18 C’est la position, entre autres, de Delebecque (cf. Delebecque 1957, p. 405-409).
7Le deuxième ouvrage de Xénophon qui présente une analogie structurelle avec la Constitution de Sparte est la Cyropédie. Dans la plus grande partie de cet ouvrage, Xénophon semble présenter Cyrus comme un modèle de gouvernant et un homme paré de toutes les vertus. Si l’on se fie aux affirmations que l’on trouve au début de l’ouvrage, il semble que l’intention de Xénophon soit de présenter Cyrus comme un modèle à imiter et de montrer l’excellence des institutions qu’il a fondées. Toutefois, de façon analogue au dernier chapitre de la Constitution de Sparte, l’épilogue de la Cyropédie (VIII 8), où Xénophon critique âprement la décadence et la dégénérescence des mœurs des Perses de son époque, est un indice que la véritable intention de l’auteur n’est pas celle que l’on croyait au départ. Strauss n’a consacré aucune étude spécifique à la Cyropédie, mais le parallèle avec la Constitution de Sparte ne lui a pas échappé14. En fait, ce parallèle est tellement frappant que plusieurs straussiens15 n’ont pas manqué de tirer, pour la Cyropédie, des conclusions analogues à celles que Strauss avait tirées dans le cas de la Constitution de Sparte. Il est à noter, une fois de plus, que plusieurs philologues ont été à ce point embarrassés par l’existence de ce dernier chapitre qu’ils ont proposé toutes sortes de solutions pour aplanir la difficulté, à leurs yeux réelle. Le jugement que Bizos porte sur cet épilogue est tout à fait straussien : « Qu’un si puissant empire, organisé avec tant de soins, par un souverain d’une si rare valeur, fût à ce point vulnérable qu’il se corrompit de façon si soudaine et si complète, ce n’est guère vraisemblable et la thèse de l’ouvrage, si l’on y songe bien, s’en trouve infirmée gravement »16. Mais comme Bizos, à la différence de Strauss, recule devant cette conclusion qu’il vient à peine de tirer, il neutralise le dernier chapitre en le déclarant « apocryphe » (p. xxxvi), ce qui est une façon de ne pas affronter la difficulté17. Une autre façon d’éluder la difficulté est de prétendre que l’épilogue n’a pas été écrit à la même époque que le reste de l’ouvrage et que la pensée de Xénophon a, entre temps, évolué18.
- 19 Weil 1983, p. 473. Sur l’épilogue de la Cyropédie, cf. Luccioni 1947, p. 246-254 ; Delebecque 1957 (...)
8Concernant les épilogues de la Constitution de Sparte et de la Cyropédie, R. Weil porte un jugement que n’aurait probablement pas désavoué L. Strauss : « C’est aussi, sous une apparence de simplicité, un écrivain énigmatique [scil. Xénophon]. [...] C’est aussi ce Xénophon réputé pour sa transparence, qui se plaît à renverser à l’improviste, en quelques lignes, beaucoup de ce qu’un ouvrage a construit : qu’on songe au chapitre XIV de la République des Lacédémoniens, ou au dernier chapitre de la Cyropédie. Ironie, peut-être, et qui n’est pas exactement socratique. »19
- 20 L’analogie entre l’individu et la cité réapparaît de loin en loin dans l’ensemble des Mémorables. (...)
- 21 La responsabilité politique du dirigeant est immense, puisque c’est de sa vertu que dépend celle d (...)
9La question de savoir si les épilogues de la Constitution de Sparte et de la Cyropédie contredisent le reste de ces ouvrages déborde très largement le cadre de ce travail. Il me suffit d’insister, ici, sur le fait que l’exégèse straussienne refuse les solutions « historicistes » et invérifiables avancées par les philologues pour rendre compte des contradictions dont l’existence est reconnue aussi bien par eux que par Strauss. Mais s’agit-il bien de contradictions ? Rien n’est moins sûr. Étant donné que Xénophon comprend la cité sur le modèle de l’individu20, les causes de la décadence de la cité ne sont pas fondamentalement différentes de celles qui provoquent la corruption de l’individu. C’est pourquoi il me paraît éclairant de lire les épilogues de la Constitution de Sparte et de la Cyropédie à la lumière d’un passage des Mémorables (I 2, 19-23) où Xénophon explique comment et dans quelles conditions un individu peut perdre la vertu qu’il a déjà possédée. En fait, il en va d’une cité exactement comme d’un individu : de même qu’un disciple s’exerce à la vertu en présence d’un maître vertueux qui lui donne le bon exemple, de même un peuple devient vertueux en respectant les bonnes institutions que le souverain lui a données et dont il surveille l’application. Et de même que le disciple peut mal tourner aussitôt qu’il n’a plus sous les yeux le bon modèle que lui fournit son maître, de même les institutions peuvent déchoir et dépérir dès lors que le bon souverain n’est plus là pour les faire respecter. Pour Xénophon, rien n’est définitivement acquis, ni les vertus individuelles, ni le respect collectif de saines institutions. Mais la cause du dépérissement est fondamentalement la même, qu’il s’agisse de l’individu ou de la cité21.
- 22 Cf. Caster 1937, p. 49; Delebecque 1951, p. 37.
- 23 Cf. Strauss 1975, p. 124.
- 24 Cf. Strauss 1954, p. 172; 1992, p. 6; 1993a, p. 216.
- 25 L’apparente contradiction entre les deux parties de l’Économique n’a pas échappé à certains philol (...)
10Le troisième ouvrage qui comporte ce genre de contradiction structurelle est l’Économique. Ce traité est clairement divisé en deux parties : dans la première partie (I-VI), Socrate discute avec Critobule au sujet de la pauvreté, de la richesse et des moyens de faire fructifier un domaine. Critobule a un urgent besoin de conseils avisés car ses affaires vont à vau-l’eau. Comme Socrate est pauvre et qu’il ne se reconnaît aucune compétence en matière d’administration domestique et agricole, il propose de lui rapporter l’entretien qu’il a eu, sur le même sujet, avec Ischomaque, un riche propriétaire, un homme accompli, qui a su faire fructifier son domaine. Cette conversation avec Ischomaque, que Socrate rapporte à Critobule, occupe la deuxième partie (VII-XXI), qui est aussi la plus longue section du dialogue. En apparence, il semble que Socrate écoute docilement les leçons et l’enseignement qu’Ischomaque lui dispense au sujet de l’économie domestique, du rôle de la femme, de l’agriculture, de la chasse, etc. Les interprètes sont d’ailleurs tellement perplexes, devant l’effacement et la passivité de Socrate, que certains ont même affirmé que l’Économique n’était pas un dialogue socratique22. Un tel embarras vient, pour Strauss, de ce que l’on ne perçoit pas l’ironie de Xénophon, ironie qui se détecte, une fois de plus, par la contradiction structurelle interne à l’Économique. Cette contradiction structurelle, qui n’est pas du même type que les deux premières, est assez subtile. En effet, au lieu d’un chapitre final qui prend le contre-pied de tout ce qui précède, c’est la première partie – qui est une fois de plus la section la plus courte – qui indique que l’on ne doit pas prendre le contenu de la deuxième partie au pied de la lettre. Sur le plan de la chronologie des entretiens rapportés dans l’Économique, la première partie vient après la seconde, puisque Socrate, lorsqu’il discute avec Critobule, a déjà rencontré Ischomaque et discuté avec lui de l’économie domestique. Or Socrate, alors qu’il discute avec Critobule dans la première partie, plaide en faveur de la pauvreté, de l’autarcie, de la limitation des besoins, d’un mode de vie frugal, etc. C’est dire que Socrate, après sa rencontre avec Ischomaque, au cours de laquelle il semblait béat d’admiration devant la prospérité de ce gentleman farmer, n’a renoncé à rien de ce qu’il est et qu’il n’a pas du tout l’intention de changer son mode de vie23. Si Socrate avait réellement été convaincu par le discours d’Ischomaque, comme il semble l’être à la lecture de la deuxième partie, il n’aurait pas fait à Critobule l’éloge de la pauvreté, de la frugalité et de l’autarcie. En dépit des apparences, l’Économique est donc un vibrant plaidoyer en faveur du mode de vie socratique. Strauss soutient même que l’Économique est le discours socratique par excellence24, ce qui ne laisse pas d’être un immense paradoxe si l’on songe que c’est Ischomaque qui est le meneur de jeu, qui pose les questions, qui exerce la maïeutique sur Socrate, etc., sans compter que le sujet même de l’Économique semble plutôt anti-socratique25.
11Accordons à Strauss, pour le moment du moins, que Xénophon soit un auteur ironique qui excelle dans l’art de la dissimulation. Pourquoi est-il contraint de dissimuler sa pensée et de ne la révéler qu’à ceux qui savent lire entre les lignes ? La réponse la plus claire à cette question se trouve dans le célèbre article de 1941, intitulé « La persécution et l’art d’écrire », où Strauss soutient qu’il y a un conflit originel et irréductible entre la philosophie et la cité, dans la mesure où la société repose sur un certain nombre de croyances, alors que la philosophie est par définition destructrice de croyances. La figure emblématique de ce conflit entre la cité et la philosophie est évidemment Socrate, condamné à mort en raison du caractère subversif de son enseignement.
- 26 L’élitisme de Strauss correspond tout à fait à celui que Nietzsche exprime en ces termes : « Quand (...)
12En raison de ce conflit, le philosophe doit crypter son message pour ne pas s’exposer aux persécutions, mais ce n’est pas là la seule raison qui le pousse à la dissimulation. La philosophie, telle que Strauss la comprend, n’est pas à la portée du plus grand nombre, de sorte que la dissimulation est une façon, pour le philosophe, de choisir ses lecteurs : ne le comprendront que ceux par qui il doit être compris26. De plus, le philosophe responsable doit veiller à ne pas être compris de tout le monde ; en effet, comme la philosophie est destructrice des croyances sur lesquelles repose la société, il serait irresponsable, de la part du philosophe, de diffuser auprès du plus grand nombre, sans restriction et sans distinction, des idées qui pourraient entraîner la ruine de la cité. Le philosophe responsable est donc celui qui s’exprime avec retenue et qui respecte une certaine réserve propre à satisfaire ces trois objectifs : 1) se mettre à l’abri d’éventuelles persécutions ; 2) sélectionner les happy few qui sont dignes de le comprendre ; 3) éviter de diffuser des idées qui peuvent plonger la cité dans la tourmente.
- 27 Cf. Strauss 1954, p. 296 ; Marshall 1985, p. 830 et les nombreuses références signalées à la note (...)
- 28 Dans un article récent, Szlezák (1998, p. 84-86) explique lui-même en quoi l’ésotérisme de Tübinge (...)
13Or Xénophon incarne précisément, selon Strauss, ce type de philosophe qui écrit avec retenue et réserve27. L’écriture de Xénophon, sous des apparences de limpidité et de clarté sans arrière-pensée, est en fait ésotérique. Pour bien saisir la nature de l’ésotérisme auquel songe Strauss, il me paraît éclairant de le comparer à un autre ésotérisme, celui que l’École de Tübingen attribue à Platon. Comme Platon désirerait réserver une partie de son enseignement à un public choisi qui présente les aptitudes et les dispositions nécessaires, il émaillerait ses dialogues de passages plus ou moins codés qui seraient autant de renvois à son enseignement oral. L’enseignement ésotérique est donc signalé par le texte, mais il n’est pas interne au texte, puisqu’il fait l’objet d’un enseignement oral. Pour Strauss, il en va tout autrement : l’enseignement ésotérique est non seulement signalé par le texte, mais il est aussi interne au texte, de sorte qu’il est à la portée du lecteur attentif28.
- 29 Cette méthode se compose de sept règles (cf. Strauss 1979, p. 238-239) qu’il est inutile de présen (...)
14Dans son article de 1941, Strauss propose une espèce de méthode qui permettrait, à son avis, d’éviter l’arbitraire auquel s’expose inévitablement le lecteur qui lit entre les lignes à la recherche de ce que l’auteur aurait délibérément dissimulé, grâce à un art d’écrire aujourd’hui oublié. Cette méthode, qui est exposée pour elle-même dans l’article de 194129, avait déjà été appliquée auparavant, notamment dans l’article de 1939 sur la Constitution de Sparte. Cette méthode sera peu à peu abandonnée dans les études que Strauss consacrera ultérieurement à Xénophon.
15Avant d’aller plus loin et d’examiner un exemple d’interprétation qui s’inspire de cette méthode pour lire entre les lignes, il faut souligner avec insistance que la thèse de 1941, à propos du conflit originel entre la cité et la philosophie, et de la nécessité qui en découle de recourir à l’écriture ésotérique, est sous-jacente à l’ensemble des écrits de Strauss sur Xénophon, de sorte qu’on peut difficilement lire ses ouvrages de 1970 et 1972, où cette thèse est implicite mais n’est jamais développée ou exprimée pour elle-même, si l’on n’est pas déjà informé de ces idées maîtresses de la pensée de Strauss. C’est pourquoi il me semble que le point de départ obligé, pour qui désire lire les travaux de Strauss sur Xénophon, est son article de 1939 sur la Constitution de Sparte. Cette étude, où les thèses développées dans l’article de 1941 sont déjà présentes et appliquées à un cas particulier, est la meilleure voie d’accès aux écrits de Strauss sur Xénophon. Cet article a l’immense mérite d’énoncer clairement ce qui ne sera plus, par la suite, que des sous-entendus à l’adresse de ceux qui savent déjà.
- 30 Morrison 1995.
- 31 Il y a toutefois des commentateurs, peu nombreux, qui ne croient pas que Socrate défende, sans res (...)
16Pour illustrer la « méthode » de l’exégèse straussienne, ainsi que les enjeux qu’elle soulève, j’ai choisi un texte qui est d’une importance stratégique pour Strauss. Il s’agit de l’entretien entre Socrate et Hippias, que Xénophon rapporte au chapitre 4 du livre IV des Mémorables. Au cours de cet entretien, Socrate définit la justice en termes de légalité, c’est-à-dire qu’il identifie le juste à ce qui est légal ou conforme aux lois (νόμιμον). Cette définition peut certes nous laisser sur notre faim, et même nous paraître passablement décevante, mais toujours est-il que c’est la définition proposée par Socrate, qui sera par la suite réitérée lors de l’entretien avec Euthydème en IV 6, 5-6. La plus récente étude sur le sujet30 soutient que la position de Socrate, telle qu’elle est exprimée dans les Mémorables, s’accorde pour l’essentiel avec la position que Platon prête à Socrate dans l’Apologie et dans le Criton. La majorité des interprètes ne mettent pas en doute que l’identification de la justice à la légalité est bien la position défendue par Socrate dans les Mémorables31.
17Strauss ne croit pas, pour sa part, que Socrate ait défendu une position qui établit une équivalence entre la justice et l’obéissance aux lois. La raison du désaccord de Strauss me paraît assez nette, bien qu’il ne l’exprime clairement nulle part. S’il y a un conflit originel et irréductible entre la philosophie et la cité, il serait assez étonnant qu’un philosophe soutienne sincèrement, sans arrière-pensée, que la justice consiste en l’observation des lois, car on ne verrait pas, en ce cas, où réside l’opposition entre la philosophie et la cité. Strauss ne peut certainement pas admettre que Socrate, condamné à mort par la cité, ait réellement soutenu que la justice ne soit pas autre chose que l’obéissance aux lois. Afin de dissiper tout malentendu, une mise au point s’impose : la question qui me préoccupe, en tant que traducteur et interprète des Mémorables, n’est pas de savoir si le Socrate historique concevait autrement les rapports entre la justice et la légalité, mais de déterminer si Xénophon cherche à suggérer autre chose que ce qu’il écrit, noir sur blanc, au chapitre 4 du livre IV. Strauss est d’avis que Xénophon se sert de la définition de IV 4 comme d’un écran de fumée, c’est-à-dire qu’il la conçoit comme une concession faite à la cité et propre à dédouaner Socrate, tout en y introduisant de subtiles contradictions qui n’échapperont pas au lecteur attentif.
- 32 En fait, Strauss fait très souvent allusion au texte de IV 4, mais les interprétations qu’il expo (...)
- 33 Strauss 1939, p. 518-520 = 1992, p. 224-225.
- 34 Strauss 1954, p. 144-147, 150, 292.
- 35 Strauss 1972, p. 105-114 = 1992, p. 160-166.
- 36 Cf. Pangle 1994, p. 132-135.
18La définition de IV 4 est pour Strauss d’une importance stratégique, comme en témoigne le fait qu’il l’a commentée, sauf erreur, à au moins trois reprises32, soit en 1939 dans son article sur la Constitution de Sparte33, en 1948 dans son ouvrage sur le Hiéron34 et en 1972 dans son commentaire des Mémorables35. La conclusion des analyses de Strauss est toujours la même – Socrate n’identifie pas le juste au légal –, mais les arguments qui lui permettent d’arriver à cette conclusion diffèrent considérablement d’une analyse à l’autre. Un autre indice de l’importance stratégique de cette définition est le fait que les interprètes qui se réclament de Strauss considèrent aujourd’hui comme une évidence la dimension « ironique » de l’identification du juste et du légal36. Je me propose donc d’examiner en détail les différentes interprétations que Strauss a données de IV 4, en commençant par celle de 1939, qui est à bien des égards la plus riche d’enseignements sur la « méthode » straussienne.
19Dans son article de 1939, Strauss exprime très clairement sa position concernant l’apparente adéquation entre la justice et l’obéissance aux lois : « Nous en concluons donc que ni Xénophon ni Socrate n’acceptaient sérieusement l’opinion selon laquelle la justice était identique à l’obéissance aux lois de la cité, indépendamment de la justice de ces lois. »37 Le texte de IV 4 ne serait donc pas à prendre au pied de la lettre. Sur quoi Strauss se fonde-t-il pour parvenir à une telle conclusion ? L’identification de la justice au respect des lois serait démentie par quatre contradictions distinctes.
20Suivant Strauss, les contradictions présentes dans le texte d’un grand philosophe sont toujours délibérées, si bien qu’on doit les considérer comme des indices de dissimulation. Les contradictions demandent à être interprétées par le lecteur attentif, et c’est précisément cette interprétation que Strauss s’applique à formuler. Plutôt que d’accepter aveuglément cette interprétation, je la soumettrai à un examen dont je reconnais volontiers le caractère fastidieux, mais que je crois néanmoins indispensable. Je déplore que la plupart des interprètes de Strauss lui signent un chèque en blanc, c’est-à-dire qu’ils négligent le détail de son interprétation au profit des principales conclusions qu’il tire, quand il en tire, de ses interprétations des grands textes de la tradition. D’un côté, les spécialistes de philosophie politique ne s’intéressent qu’aux grandes lignes de l’interprétation straussienne de Xénophon, sans se demander ce que vaut cette interprétation et si elle résiste à l’épreuve des textes ; d’un autre côté, les interprètes straussiens se contentent de reconduire le dogme et ils ne mettent jamais en question les présupposés ou les conclusions de l’exégèse straussienne. Or l’historien de la philosophie ne peut, me semble-t-il, se satisfaire ni de l’une ni de l’autre de ces attitudes. Il doit éprouver la valeur ou la pertinence de l’exégèse straussienne en la confrontant sans relâche aux textes eux-mêmes. Car enfin, si Strauss propose une méthode propre à prémunir la lecture entre les lignes du risque de l’arbitraire, il faut examiner, en toute sérénité, ce qu’il en est de l’application de cette méthode. C’est pourquoi il me paraît nécessaire d’examiner en détail chacune des quatre présumées contradictions qui indiqueraient entre les lignes, selon Strauss, que la véritable position de Socrate n’est pas celle que Xénophon semble lui attribuer en IV 4.
21D’après Strauss, Socrate considère que le discours est supérieur aux actes. Or la prémisse de la discussion avec Hippias est que les actes sont supérieurs aux discours (IV 4, 10) ; il s’ensuit que la conclusion de cette discussion est nécessairement fausse puisqu’elle procède d’une prémisse à laquelle Socrate n’adhère pas. — Est-il bien exact que Socrate affirme la supériorité du discours par rapport aux actes ? Strauss ne présente aucun argument dans le corps même de son texte ; en guise de justification de cette affirmation étonnante, on ne trouve qu’un renvoi à une note en bas de page :
« La partie positive des Mémorables (I.3 jusqu’à la fin) se compose de 37 chapitres dont seul le premier, ou peut-être seuls les trois premiers, sont consacrés aux “actions”, tandis que presque tout le reste est consacré aux “discours”. Cf. également III.3.11 avec Platon, Gorgias, 450c-d. En ce qui concerne l’opposition entre les discours et les actes, qui est une expression ironique de l’opposition entre la vie pratique ou politique et la vie théorique, comparer Platon, Apologie 32a4-5 avec Criton, 52d5. » (1992, p. 225 n. 65)
22Cette note n’expose aucun argument explicite, puisqu’elle se borne à renvoyer à d’autres textes que Strauss laisse à son lecteur le soin de contrôler. L’argumentation de Strauss se présente ainsi sous la forme d’une poupée gigogne : pour étayer une affirmation importante qui se trouve dans le corps du texte, Strauss renvoie à une note de bas de page, laquelle n’expose aucun argument, puisqu’elle se borne à renvoyer à d’autres textes. Bref, ou bien on croit Strauss sur parole, ou bien on contrôle par soi-même.
- 38 Le calcul de Strauss, concernant le nombre de chapitres consacrés aux actions ou aux discours de S (...)
- 39 Strauss 1941, p. 497= 1979, p. 238-239.
- 40 Cf. I 2, 17-18; I 3, 1; I 5, 6; II 6, 14; IV 3, 8; IV 4, 1; IV 4, 10; IV 4, 25; IV 5, 1; IV 5, 11.
- 41 Strauss 1941, p. 497 = 1979, p. 238-239.
231) En ce qui a trait au nombre de chapitres qui se rapportent aux actions ou aux discours de Socrate, il ne faut pas se laisser impressionner par les observations de Strauss38. Sa conclusion me semble nulle et non avenue pour deux raisons : premièrement, le fait qu’un plus grand nombre de chapitres seraient consacrés aux discours qu’aux actes ne veut absolument rien dire d’un point de vue straussien ; en effet, Strauss n’est pas fidèle à ses propres règles de lecture, plus précisément à sa règle 739, d’après laquelle le point de vue de l’auteur ne correspond pas nécessairement au point de vue exprimé le plus souvent. Deuxièmement, Strauss passe sous silence, volontairement ou non, le fait que Xénophon met expressément sur le même pied les actes et les discours de Socrate. Xénophon affirme à plusieurs reprises que Socrate était utile à son entourage aussi bien par ses actes que par ses discours40. Un interprète straussien pourrait toujours objecter que cela correspond au discours explicite de Xénophon, mais que l’essentiel est suggéré entre les lignes : comme un plus grand nombre de chapitres sont consacrés aux discours, Xénophon donnerait à entendre que les actes et les discours ne sont pas sur le même pied et que les discours auraient, en définitive, plus d’importance. Mais pourquoi ne pas interpréter cette différence à rebours ? Si un plus petit nombre de chapitres concernent les actes, pourquoi ne pas y voir, en vertu de la règle 741, l’indice d’un plus grand intérêt pour les actes ? La position de Strauss me paraît donc arbitraire.
242) Strauss propose également à son lecteur de comparer III 3, 11 avec Gorgias 450c-d. En III 3, 11, Socrate insiste sur l’importance de la parole dans l’art du commandement. Un bon chef doit, pour se faire obéir, savoir parler à ses soldats. Si l’on ne considère que III 3, 11, on a l’impression qu’un bon chef se distingue surtout par la parole. On aurait cependant tort de ne pas rapprocher ce passage de I 2, 17-18, d’où il ressort clairement que le bon maître doit agir en conformité avec son discours.
- 42 Cf., entre autres, Cyropédie I 2, 8 ; I 6, 20-22 ; Anabase II 3, 11-12.
25Quant au Gorgias (450c-d), il s’agit d’un passage où Socrate demande à Gorgias de lui indiquer en quoi la rhétorique se distingue des autres tekhnai qui accomplissent leur œuvre propre uniquement par le moyen de la parole. Je ne vois pas en quoi ce rapprochement est significatif, ni en quoi il établirait, aux yeux de Socrate, la supériorité du discours par rapport aux actes. La supériorité de la parole, en III 3, 11, n’est pas une supériorité absolue, mais relative : dans le cas du commandement, la parole est indispensable pour obtenir l’obéissance. Mais que dire d’un commandant dont les discours ne seraient pas confirmés par ses actes ? Celui qui occupe un poste de commandement doit à tout prix donner l’exemple, car c’est ainsi qu’il obtiendra le plus facilement l’obéissance volontaire et spontanée des hommes placés sous ses ordres. C’est là un leitmotiv qui parcourt toute l’oeuvre de Xénophon42. Dans le cas du Gorgias, c’est Gorgias, et non pas Socrate, qui affirme la dimension démiurgique de la rhétorique et de la parole. Quoi qu’il en soit, ce rapprochement ne me semble ni pertinent (du point de vue de la perspective propre à ces deux textes) ni concluant (pour ce qui est de la prétendue supériorité accordée par Socrate aux discours sur les actes).
263) En ce qui concerne l’opposition entre le discours et les actes, qui serait une « expression ironique » de l’opposition entre la vie politique et la vie théorique, Strauss propose de comparer un passage de l’Apologie (32a4-5) à un passage du Criton (52d5). Afin de pouvoir juger sur pièces, voici ces deux textes :
« Oui, si quelqu’un entend combattre vraiment pour la justice, et si l’on veut néanmoins qu’il conserve la vie un peu de temps, il est nécessaire qu’il reste simple particulier, qu’il ne soit pas homme public.
Et je vais vous donner de fortes preuves (μεγάλα τεκμήρια) de ce que j’avance : non pas des preuves verbales (οὐ λόγους), mais de celles dont vous faites cas, des faits (ἀλλ’ ὃ ὑμεῖς τιμᾶτε, ἔργα). » (Apologie 32a ; trad. Croiset)
« “Réponds donc, dis-nous d’abord s’il n’est pas vrai, comme nous [scil. les Lois] l’affirmons, que tu t’es engagé à vivre sous notre autorité, non pas en paroles, mais en fait (ἔργῳ ἀλλ’ οὐ λόγῳ) ; est-ce vrai ?” Que répondre à cela, Criton ? Pouvons-nous n’en pas convenir ? — Force est d’en convenir, Socrate. » (Criton 52d ; trad. Croiset)
27Dans l’Apologie, Socrate semble laisser entendre que les actes ont plus d’importance pour les juges (donc la cité) que pour lui-même (c’est-à-dire la philosophie). L’opposition discours/actes correspondrait ainsi à l’opposition entre la vie théorique (ou philosophique) et la vie pratique (ou politique). Le philosophe est donc par définition une espèce de schizophrène qui ne pourra jamais réconcilier, en lui, les discours et les actes, dans la mesure où l’antinomie entre la philosophie et la cité se répercute au niveau des discours ( = philosophie) et des actes ( = vie pratique). En d’autres termes, tout se passe comme si l’accord entre les actes et les discours était a priori impossible pour un philosophe, en raison du conflit originel entre la cité et la philosophie. Le philosophe semble ainsi condamné à une forme d’hypocrisie : ses actes doivent se conformer aux règles et aux attentes de la cité, alors que ses discours ne cessent de mettre en question les croyances et les normes constitutives de la cité. D’où, également, la supériorité que le philosophe accorderait aux discours par rapport aux actes.
- 43 Cf. Lachès 188c sq. ; Criton 52c-d ; Gorgias 461c ; République VI 498e-499a ; Timée 19b-20a.
- 44 Hadot a commenté ce passage des Mémorables (IV 4, 10) à au moins trois reprises (1974, p. 65 ; 199 (...)
28Strauss se garde bien de signaler tous les passages où Xénophon insiste sur l’utilité en actes et en paroles de Socrate, et où Platon exprime pareillement, par la bouche de Socrate, l’idéal d’une réconciliation et d’une conformité entre les actes et la parole, entre le logos et l’ergon43. Pour nous qui venons à peine de redécouvrir, grâce aux travaux de P. Hadot44, ce que les Anciens entendaient par philosophe, à savoir un homme qui s’efforce de vivre en conformité avec une doctrine, il est très difficile, voire impossible de suivre Strauss lorsqu’il prétend que les actes du philosophe ne sont qu’une espèce de concession, ou de compromis, qu’il est obligé de faire en raison des exigences et des contraintes de la vie publique. Il y a un fossé infranchissable entre la représentation straussienne du philosophe antique et celle que Hadot nous a permis de redécouvrir, et pour laquelle Chamfort, au XVIIIe siècle, ne cachait pas son admiration :
« Ce que j’admire dans les anciens philosophes, c’est le désir de conformer leurs mœurs à leurs écrits : c’est ce que l’on remarque dans Platon, Théophraste et plusieurs autres. La morale pratique était si bien la partie essentielle de leur philosophie, que plusieurs furent mis à la tête des écoles, sans avoir rien écrit : tels que Xénocrate, Polémon, Heusippe (sic), etc. Socrate, sans avoir donné un seul ouvrage et sans avoir étudié aucune autre science que la morale, n’en fut pas moins le premier philosophe de son siècle. » (Maximes et pensées, § 447, éd. G. Renaux)
29Enfin, Socrate n’affirme pas, dans les Mémorables, que les actes sont supérieurs aux discours. Voyons plutôt :
« Comment, Hippias ? dit Socrate ; tu n’as pas remarqué que je ne cesse pas de faire voir ce qui me paraît être juste ? — Que veux-tu donc dire par là ? demanda-t-il. — À défaut de la parole, dit Socrate, je le fais voir par mes actes (Εἰ δὲ μὴ λόγῳ, ἔφη, ἀλλ’ ἔργῳ ἀποδείκνυμαι). Ne crois-tu pas que l’acte est plus convaincant que la parole (ἢ οὐ δοκεῖ σοι ἀξιοτεκμαρτότερον τοῦ λόγου τὸ ἔργον εἶναι ;) ? — Beaucoup plus, par Zeus ; car beaucoup disent des choses justes et font des injustices ; mais en faisant ce qui est juste, on ne saurait être injuste. » (IV 4, 10 ; trad. Chambry)
- 45 Cf. Apologie 32a (μεγάλα τεκμήρια) et Mémorables IV 4, 10 (ἀξιοτεκμαρτότερον).
30Le parallèle entre ce passage et celui de l’Apologie (32a), cité plus haut, est assez frappant. Dans les deux cas, les actes sont présentés comme plus « probants »45 que les discours. Faut-il s’en étonner et cela remet-il en cause l’idéal d’une conformité entre les actes et les discours ? Je ne le crois pas. Confronté à une situation où quelqu’un nous somme de démontrer que nous avons été juste, n’exciperons-nous pas de nos actes plutôt que de nos discours ? C’est ainsi que dans un autre passage de l’Apologie, Socrate invoque lui-même ses actes, de préférence à ses discours, pour démontrer qu’il n’a commis aucune injustice :
« En cette circonstance [scil. l’arrestation de Léon de Salamine], je manifestai, moi, non par des mots, mais par mes actes (οὐ λόγῳ ἀλλ’ ἔργῳ), que la mort – excusez-moi de le dire sans plus de façons – je me soucie comme de rien : mais que je ne veux faire (ἐργάζεσθαι) quoi que ce soit d’injuste ou d’impie, et que de cela je me soucie avant tout. Aussi ce pouvoir, si fort qu’il fût, ne réussit-il pas à m’extorquer par crainte un acte injuste (ἄδικόν τι ἐργάσασθαι). » (32d ; trad. Croiset)
- 46 Cf., entre autres, Mém. I 5, 6 ; II 7, 9 ; IV 1, 1 ; Cyropédie III 3, 9 ; Agésilas XI. Pour Xénoph (...)
31Que l’on juge, dans une situation particulière, que les actes sont plus probants n’entraîne pas nécessairement qu’on les considère comme supérieurs absolument parlant, c’est-à-dire en tout temps, en toute occasion et relativement à n’importe quoi. Il en va de même pour le passage du Criton : ce que les Lois demandent à Socrate, c’est qu’il les respecte non seulement en parole, mais aussi par ses actes. Chose certaine, la vertu ne peut pas se contenter d’une existence qui se limite aux discours. Que penser d’un homme qui se prétend vertueux, ou encore qui disserte brillamment sur la vertu, mais dont le discours n’est jamais confirmé par ses actes ? Aussi ne doit-on pas s’étonner que Xénophon insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de traduire, dans les actes, la conception que l’on se fait d’une vertu46.
- 47 Strauss 1992, p. 225.
- 48 Cf. Strauss 1992, p. 225 n. 67.
32« En outre, l’argumentation qu’avance l’interlocuteur [scil. Hippias] contre l’affirmation de Socrate selon laquelle la justice est identique à l’obéissance aux lois tombe à côté, comme le montre une argumentation parallèle utilisée par un homme plus intelligent ou plus franc, que l’on trouve dans le même ouvrage, et par conséquent la réfutation par Socrate du refus de l’interlocuteur est une simple argumentatio ad hominem. »47 — L’argument de Strauss revient à dire que IV 4 est en contradiction avec un passage parallèle, contenu dans les Mémorables, où l’interlocuteur parvient, à la différence d’Hippias, à s’opposer efficacement à l’adéquation de la justice et du légal. Autrement dit, si Socrate parvient à identifier le juste au légal, en IV 4, c’est uniquement parce que Hippias n’est pas un interlocuteur à sa mesure et qu’il est incapable de formuler de bonnes objections. Le passage parallèle auquel songe Strauss48 est I 2, 40-46, soit la conversation entre Alcibiade et Périclès au sujet de la nature de la loi.
- 49 Cf. Strauss 1954, p. 145 ; 1992, p. 97 : « Non seulement la réfutation ou la réponse est socratiqu (...)
33Récapitulons : Strauss considère que l’affirmation de l’identité entre la justice et l’obéissance aux lois ne représente pas le point de vue de Socrate. Il n’y a cependant pas lieu de s’étonner que Xénophon prête une telle conception à Socrate, car il serait irresponsable, de la part de Xénophon, de faire exposer à Socrate une conception de la justice en vertu de laquelle l’homme juste pourrait ne pas coïncider parfaitement, en tous points, avec l’homme respectueux des lois. Or l’indice que la conception légaliste de la justice ne correspond pas à la position de Socrate, c’est la contradiction entre IV 4 et un autre passage des Mémorables qui traite du même sujet. Comme Xénophon, qui est un philosophe responsable, ne peut pas prêter ouvertement à Socrate la thèse que la justice et la légalité ne sont pas identiques, il la fait exprimer par Alcibiade, qu’il faut donc considérer comme le porte-parole de Socrate. Pour Strauss, il ne fait aucun doute qu’Alcibiade incarne le véritable point de vue de Socrate49.
- 50 Cf. Dorion 2000, p. clx-clxix. Irwin (1974, p. 411) a raison de souligner, me semble-t-il, que la (...)
34Toute la question est donc de savoir si Alcibiade peut être considéré comme le porte-parole de Socrate. Pour répondre à cette question, il faut replacer l’entretien entre Alcibiade et Périclès (I 2, 40-46) dans le contexte plus large de l’argumentation que Xénophon déploie afin de laver Socrate du soupçon d’avoir été le mauvais génie de Critias et d’Alcibiade (I 2, 12-48). Quel est le rapport entre cet entretien et la réponse de Xénophon à l’accusateur ? Est-ce que le point de vue d’Alcibiade reflète celui de Xénophon et de Socrate ? Si oui, pourquoi avoir inséré cet entretien dans la défense de Socrate ? N’est-ce pas maladroit, voire suicidaire ? En effet, cet entretien montre qu’Alcibiade était irrespectueux à l’endroit des grands hommes politiques comme Périclès et qu’il contestait l’autorité des lois. L’attitude d’Alcibiade, dans ce passage, est nettement subversive. De deux choses l’une : ou bien Xénophon n’approuve pas ce genre d’insolence et il cherche alors à montrer que l’attitude irrespectueuse d’Alcibiade ne doit rien à l’enseignement de Socrate ; ou bien Xénophon approuve le questionnement d’Alcibiade, mais cette approbation est funeste à l’égard de Socrate, car ce dernier apparaît ainsi comme l’inspirateur des questions qu’Alcibiade pose à Périclès. Étant donné que ces questions mettent bel et bien en cause le fondement des lois, Socrate apparaît comme un penseur qui menace l’autorité des lois de la cité. Pour des raisons que j’expose longuement ailleurs50, je me refuse à croire qu’Alcibiade puisse incarner le point de vue du Socrate de Xénophon.
35L’interprétation de Strauss, telle qu’elle est exprimée en 1939, et réaffirmée dans des textes ultérieurs, repose tout entière sur le postulat d’une identité entre Socrate (IV 4) et Alcibiade (I 2, 40-46). Si l’on admet ce postulat, il est vraisemblable de penser, avec Strauss, que l’adéquation du juste et du légal n’est possible qu’en raison de la médiocrité d’Hippias. Mais ce postulat est à rejeter, car il soulève plus de difficultés qu’il ne permet d’en résoudre. Si Alcibiade n’exprime pas le point de vue de Socrate, il n’y a pas de contradiction entre I 2, 40-46 et IV 4. D’un côté, Socrate affirme que la justice n’est pas autre chose que l’observation des lois (νόμιμον) ; de l’autre côté, Alcibiade voit qu’on loue les hommes qui sont respectueux des lois (cf. I 2, 41 : νόμιμοι ἄνδρες) ; mais cela ne le satisfait pas, dans la mesure où le fait d’être nomimos soulève la question de la loi (nomos) : en quoi consiste-t-elle ? Comment et par qui est-elle édictée et imposée ? Si la justice se réduit à l’observation des lois, quel que soit le type de régime où l’on vit, l’homme respectueux des lois les plus iniques serait néanmoins qualifié de juste. En fait, le questionnement d’Alcibiade commence là où le raisonnement de Socrate prend fin : alors que Socrate se contente de définir la justice par le respect des lois (νόμιμον), Alcibiade montre que la réputation de nomimos n’est méritée que si la loi est légitime. Bref, le questionnement d’Alcibiade est plus philosophique et plus profond que celui de Socrate.
- 51 Strauss 1992, p. 225.
- 52 C’est la règle de lecture n° 7 de 1941 ( = 1979, p. 239).
36« Par ailleurs, la conversation commence par un propos de Socrate <IV 4, 5> qui réfute par avance sa thèse ultérieure <IV 4, 13>, un propos <IV 4, 5> selon lequel il est extrêmement difficile de trouver un maître en choses justes ; car si le juste était la même chose que le légal, tout expert légal, et a fortiori n’importe quel membre de l’assemblée populaire serait un maître de justice. »51 — Il y aurait donc une contradiction entre IV 4, 5 et IV 4, 13. D’un point de vue straussien, la pensée de Socrate se trouve bien en IV 4, 5, car la définition de IV 4, 13 est par la suite réaffirmée (cf. IV 6, 6). En cas de contradiction entre deux passages, c’est le point de vue le plus allusif et le moins souvent répété qui correspond à celui de l’auteur52. Dans le cas présent, le point de vue le plus allusif et le moins répété correspond à IV 4, 5. Ce nouvel argument de Strauss ne manquerait pas de pertinence s’il y avait réellement contradiction entre les deux passages. Or il ne me semble pas que ces deux passages soient en contradiction. Contrairement à ce qu’affirme Strauss, la position de Socrate n’est pas qu’« il est extrêmement difficile de trouver un maître en choses justes. » Pour peu qu’on lise attentivement IV 4, 5, Socrate fait plutôt part de son étonnement que l’on n’ait aucune peine à trouver des maîtres pour enseigner les métiers de cordonnier, de charpentier, de forgeron ou d’écuyer, mais que l’on ne sache pas à qui s’adresser lorsqu’on cherche un maître de justice. Socrate n’affirme donc pas que les maîtres de justice sont rares et, pour cette raison, difficiles à trouver. L’étonnement dont il fait part prend tout son sens, et doit être interprété, à la lumière de ce qui suit : si la justice n’est pas autre chose que le respect de la loi, nous n’avons plus aucune raison d’être en peine de trouver des maîtres capables d’enseigner la justice.
37« Et finalement, [...], Socrate passe soudainement des lois de la cité aux lois non écrites (ou naturelles), et ainsi, et seulement ainsi, il indique la question cruciale, la question de la divergence et de l’opposition éventuelles des lois de la cité et des lois naturelles. »53 — Le passage des lois de la cité aux lois non écrites se fait en IV 4, 18-19 et l’initiative de cette transition revient à Socrate. Strauss voit une contradiction (au moins potentielle) entre ces deux passages dans la mesure où il pourrait très bien se produire que les lois écrites et non écrites soient en conflit ; auquel cas, l’homme juste ne serait pas celui qui obéit aux lois de la cité. Le juste ne pourrait donc pas correspondre tout simplement et tout uniment à ce qui est légal. On songe d’emblée à Antigone, dont le drame illustre un cas de conflit entre la loi positive et les lois non écrites. Mais si nous considérons uniquement le texte de Xénophon, force est de constater que la possibilité d’un conflit entre les lois humaines et les lois divines n’est même pas évoquée. Tout se passe comme si les lois divines se surajoutaient aux lois humaines et qu’elles les complétaient, sans entrer en conflit avec elles, puisqu’elles se contentent de les renforcer tout en les confirmant. Ainsi le respect dû aux parents, qui est l’un des premiers exemples de loi divine mentionnés par Socrate (IV 4, 20), est-il également prescrit par la justice des hommes (cf. II 2, 13), si bien qu’il ne règne aucun désaccord, sur ce point, entre les lois de la cité et les lois non écrites. De plus, la définition de la justice est également vraie des lois divines, c’est-à-dire que l’homme juste est non seulement celui qui est respectueux des lois positives, mais aussi celui qui obéit aux lois divines. À ce propos, il convient de rappeler que Socrate définit ailleurs la piété (IV 6, 2-4) en fonction des prescriptions de la loi (νόμιμα) : la piété consiste à honorer les dieux conformément aux prescriptions de la loi. En outre, les lois divines sont connues de tous, de sorte qu’il est facile de leur obéir, d’autant plus que l’on ne peut pas les transgresser impunément, à la différence de ce que l’on constate dans le cas des lois humaines. Enfin, le tout dernier paragraphe du chapitre 4 montre bien que l’identité du juste et de la loi s’applique également aux lois divines (cf. IV 4, 25).
38Au terme de cet examen des prétendues contradictions relevées par Strauss, il semble que nous n’ayons aucune bonne raison de croire que Xénophon laisse entendre, entre les lignes, que Socrate n’adhérait pas à la conception de la justice qu’il expose expressément à Hippias. L’argumentation de Strauss ressemble fort à une pétition de principe : la conclusion – Socrate n’identifiait pas la justice à l’obéissance aux lois – est en effet comprise dans la prémisse de départ, qui n’est rien d’autre que le présupposé fondamental de l’herméneutique straussienne, à savoir qu’il y a entre la cité et la philosophie un conflit originel qui contraint le philosophe à dissimuler sa pensée et à souscrire, en apparence, aux opinions de la majorité.
- 54 Sur les nombreux problèmes que pose l’emplacement actuel du dialogue entre Socrate et Hippias, je (...)
- 55 C’est la règle de lecture n° 5 de 1941 ( = 1979, p. 238-239).
- 56 Cf. Strauss 1992, p. 9 et 127. Cf. aussi Brague 1974b, p. 322.
- 57 Il s’agit des entretiens avec Glaucon (III 6) et Charmide (III 7).
- 58 Strauss 1992, p. 138.
- 59 De même, de tous les entretiens du livre II, qui comprend dix chapitres, celui avec Critobule (II (...)
- 60 Strauss 1992, p. 161 ; cf. aussi p. 162.
39Je m’étonne que Strauss ne fasse pas intervenir, dans son analyse de IV 4, deux types de considérations qui lui sont pourtant chères. Il s’agit de considérations relatives au plan du livre IV. Premièrement, Strauss ne prête pas attention au fait que le chapitre 4 ressemble, à bien des égards, à une espèce de météorite, venu de nulle part, qui vient inopinément interrompre la série des entretiens entre Socrate et Euthydème (IV 2-3 et IV 5-6). L’emplacement actuel du chapitre 4 semble à ce point incongru que plusieurs commentateurs ont émis l’hypothèse qu’il avait été accidentellement déplacé54. Ce genre d’anomalies, que les philologues sont prompts à considérer comme des interpolations ou des « accidents » survenus au cours de la transmission du texte, ne sont jamais, selon Strauss, purement gratuites ou accidentelles ; de nature intentionnelle, elles sont plutôt le signe et l’indice que l’auteur s’apprête à livrer un enseignement important55. Deuxièmement, comme le livre IV comprend huit chapitres, le chapitre 4 occupe le milieu du livre. Or Strauss affirme à plusieurs reprises que tout enseignement important se situe au milieu d’un exposé56. Ainsi, le point culminant du livre III des Mémorables se situerait au milieu du livre, alors que Xénophon, après avoir rapporté successivement deux conversations avec des proches de Platon57, fait « signe vers la possibilité d’une conversation avec Platon »58. Cette allusion à un rendez-vous manqué avec Platon partagerait le livre III en deux parties, soit une montée (III 1-7) et une descente (III 8-12)59. Plus de trente ans après sa première analyse de IV 4, Strauss reconnaît enfin que l’entretien entre Socrate et Hippias est « la conversation centrale du livre IV »60.
40Dans son commentaire du Hiéron, Strauss défend à nouveau la même interprétation de IV 4, à l’aide toutefois d’un nouvel argument :
« Le doute de Socrate, quant à l’identification sans réserve de la justice et de la légalité, est suggéré par les faits que, d’une part, il considère un décret du “législateur” Critias et de ses collègues comme une “loi” à laquelle, dit-il, il est prêt à obéir, et que, d’autre part, il lui désobéit, en réalité, parce qu’elle est “contraire aux lois”. » (1954, p. 145 = 1997, p. 105)
41Strauss fait ici allusion à la loi, édictée par Critias, en vertu de laquelle il était interdit d’enseigner la technique de l’argumentation (cf. I 2, 31 et 33). Selon Strauss, la contradiction est patente : d’une part, Socrate se dit prêt à obéir à cette loi (I 2, 34), mais, d’autre part, il n’hésite pas à l’enfreindre (IV 4, 3). Cette contradiction flagrante démontrerait que Socrate n’assimile pas la justice à l’obéissance aux lois, quelles qu’elles soient.
42La contradiction n’est toutefois pas aussi nette que le prétend Strauss. Avant toutes choses, relisons le texte de IV 4, 3, où Xénophon fait le récit de la désobéissance de Socrate :
« Lorsque les Trente lui donnaient des ordres contraires aux lois (προσέταττον αὐτῷ παρὰ τοὺς νόμους τι), il n’obéissait pas (οὐκ ἐπείθετο). Comme ils lui défendaient de s’entretenir avec les jeunes gens et lui avaient enjoint, à lui et à quelques autres citoyens (καὶ προσταξάντων ἐκείνῳ τε καὶ ἄλλοις τισὶ τῶν πολιτῶν), d’amener un homme pour le mettre à mort, seul il refusa d’obéir (μόνος οὐκ ἐπείσθη), parce que l’ordre était illégal (διὰ τὸ παρὰ τοὺς νόμους αὐτῷ προστάττεσθαι). » (IV 4, 3 ; trad. Chambry)
- 61 En tout état de cause, le problème soulevé par la construction de la deuxième phrase demeure entie (...)
43Ce texte est moins clair qu’il n’y paraît à première vue ; en effet, on a quelque peine à déterminer si la désobéissance de Socrate est simple ou double : a-t-il désobéi à la fois à l’interdiction de s’entretenir avec les jeunes et à l’ordre d’arrêter Léon de Salamine, ou est-ce uniquement à cet ordre-ci qu’il a refusé d’obtempérer ? On pourrait croire que la désobéissance de Socrate concerne uniquement l’épisode de Léon de Salamine. Comme le texte précise que Socrate fut le seul à désobéir (μόνος οὐκ ἐπείσθη), il faut que plusieurs personnes aient eu la possibilité de désobéir ; or c’est l’ordre d’arrêter Léon de Salamine qui a été transmis à Socrate et à quelques autres (καὶ προσταξάντων ἐκείνῳ τε καὶ ἄλλοις τισὶ τῶν πολιτῶν). L’expression μόνος οὐκ ἐπείσθη ne semble donc pas se rapporter à l’interdiction de s’entretenir avec les jeunes gens. De plus, l’interdiction d’enseigner la technique d’argumentation vise directement et exclusivement Socrate (I 2, 31), auquel cas il serait étrange de préciser qu’il fut le seul à ne pas s’y conformer. Si la désobéissance de Socrate se rapporte uniquement à l’ordre d’arrêter Léon de Salamine, il n’y a pas de contradiction entre I 2, 34 et ce passage-ci. Cette hypothèse semble toutefois démentie par la première phrase du passage cité, où Xénophon affirme que Socrate n’obéissait pas, en général, aux ordres contraires aux lois que lui donnaient les Trente. Même si la désobéissance de Socrate se rapporte également à l’interdiction de s’entretenir avec les jeunes gens61, Strauss n’en a pas moins tort de prétendre que Xénophon reconnaît, en IV 4, 3, que Socrate a désobéi à une loi. Socrate a plutôt désobéi à un ordre par souci de respecter les lois. On peut très bien désobéir à un ordre et être néanmoins respectueux des lois, pour peu, bien entendu, que cet ordre soit contraire aux lois. Ce passage, où Socrate apparaît une fois de plus comme très respectueux de la loi, est donc tout à fait conforme à la suite du chapitre, où Socrate assimile la justice au respect de la loi.
- 62 Il s’agit de la troisième contradiction (cf. supra, p. 120-121).
44Tout le problème vient de ce que l’ordre enfreint par Socrate, selon IV 4, 3, est bel et bien décrit comme une loi en I 2, 31 sq. Pourquoi une telle différence de vocabulaire ? Cela fait toute la différence, que l’on ait affaire à une loi ou à un ordre. Un interprète straussien pourrait, j’imagine, proposer l’explication suivante : comme l’objectif apologétique assigné à IV 4 est de montrer que Socrate était à ce point respectueux de la loi qu’il définissait même la justice par l’observance de la loi, Xénophon pouvait difficilement rapporter, au début du même chapitre, que Socrate avait enfreint une loi. La contradiction serait en effet trop grossière. D’où le recours à un vocabulaire différent, qui ne doit cependant pas nous abuser : c’est bien à une loi que Socrate a refusé d’obéir. Cette interprétation ne me satisfait pas pour la raison suivante : dans son étude de 1939, Strauss a cru pouvoir identifier une contradiction62 au sein même du chapitre 4, de sorte que je ne vois pas pourquoi l’on devrait maintenant croire que Xénophon a cherché à éviter une contradiction entre le début et la suite du chapitre 4.
- 63 I 2, 34 : παρεσκεύασμαι μὲν πείθεσθαι τοῖς νόμοις.
45Quoi qu’il en soit, la difficulté est réelle et on ne doit pas chercher à l’éluder. S’il s’agit d’un ordre illégal, le refus d’y obtempérer n’entraîne pas que Socrate n’est pas respectueux de la loi. Si l’on a plutôt affaire à une loi, comme le livre I l’affirme expressément, le problème est plus délicat. Est-il toutefois bien exact, ainsi que l’affirme Strauss, que Socrate se déclare prêt à obéir à la loi édictée par Critias ? Il y a peut-être une bonne raison d’en douter. Lorsque Critias et Chariclès montrèrent à Socrate la loi qui lui interdisait de discuter avec les jeunes gens, Socrate leur répondit qu’il était disposé à obéir aux lois63. Cette réponse ne serait-elle pas ironique ? Socrate ne veut-il pas laisser entendre, par là, qu’il est disposé à obéir aux lois, édictées avant les Trente, qui ne s’opposent pas à ce qu’il ait des entretiens avec les jeunes gens ? Les lois auxquelles Socrate se déclare prêt à obéir sont peut-être celles-là mêmes au nom desquelles il refuse d’obtempérer à l’ordre des Trente. C’est une possibilité qui mérite d’être considérée, mais qui ne peut évidemment pas être démontrée de façon certaine.
- 64 Brague 1974a, p. 275. Brague fait la même observation dans son compte rendu de Xenophon’s Socrates(...)
46Dans le dernier livre publié de son vivant, Strauss se penche une fois de plus sur le chapitre 4 du livre IV. Cette dernière analyse est à bien des égards différente des précédentes. Plutôt que d’aborder la question directement, d’appliquer systématiquement sa méthode de lecture et de prendre clairement position, Strauss commente le texte des Mémorables en même temps qu’il le paraphrase ; il accorde de l’importance à tout, y compris et surtout à ce qui peut sembler d’infimes détails, et il s’efforce sans relâche de dégager, mais de façon très allusive, les implications de ce que Xénophon passerait sous silence. Il est très difficile, sinon impossible, de parler en termes généraux de la lecture straussienne des Mémorables, car « Strauss, à son habitude, dégage les sous-entendus de chaque page, mais sans les rassembler en un système »64. Ce type de commentaire est très exigeant à l’endroit du lecteur, dans la mesure où il lui faut posséder, au préalable, une parfaite connaissance du texte de Xénophon ; sinon, il sera incapable de repérer les passages du commentaire où Strauss infléchit le texte qu’il paraphrase, ni d’évaluer la portée des observations, plus ou moins sybillines, que Strauss introduit subrepticement dans ce qui se présente le plus souvent comme une simple paraphrase du texte des Mémorables. La paraphrase représente sans doute, pour Strauss, le mode de lecture le plus approprié à une exégèse qui vise à comprendre un auteur comme il s’est compris lui-même. Ce n’est pas en traitant le texte comme un objet, en le mettant à distance et en lui appliquant une méthode, qu’on pourra le comprendre de l’intérieur, comme l’auteur l’a compris lui-même. La paraphrase, qui suit pas à pas la marche et les bifurcations du texte, semble être la meilleure voie d’accès à cette compréhension immanente du texte et de l’auteur.
- 65 Cf. Brague 1974b, p. 321.
- 66 Par exemple, Strauss accorde beaucoup d’importance aux jurons, mais les furtives observations qu’i (...)
- 67 Cf. Burnyeat 1985. De même, dans une étude consacrée à « la philosophie secrète de Leo Strauss », (...)
- 68 Voir aussi la conclusion de l’article de Strauss 1941.
47J’ouvre ici une parenthèse. Pourquoi Strauss est-il à ce point allusif et énigmatique ? En fait, tout se passe comme si Strauss, dans ses derniers écrits, avait imité l’art d’écrire ésotérique qu’auraient pratiqué les Anciens65. D’où les abondantes observations énigmatiques66 et remarques sybillines qui exaspèrent, non sans raison, le lecteur qui s’efforce de déchiffrer son texte. L’exaspération légitime du lecteur vient de ce que l’on voit rarement quelles sont la portée et la signification des détails qu’il relève. Prenons l’exemple de la piété. Strauss laisse entendre que Socrate ne croit pas à la religion et aux dieux traditionnels, mais il n’expose jamais clairement en quoi consiste la piété de Socrate. Le silence de Strauss s’explique, premièrement, par une impossibilité de fait : Platon et Xénophon ne peuvent guère aller plus loin que suggérer, à l’intention du lecteur attentif, que la piété de Socrate n’est pas celle qu’ils lui prêtent explicitement ; deuxièmement, par une impossibilité de droit : si Strauss est fidèle à la leçon des Anciens, qui est une leçon de modération et de réserve à l’endroit des choses les plus importantes, il doit lui aussi pratiquer la retenue. Bref, Strauss ressemble fort, pour reprendre l’heureuse expression de M. Burnyeat, à un « sphinx qui ne détient aucun secret » (a sphinx without a secret)67. — Mais quelle raison peut-on bien avoir de pratiquer l’ésotérisme dans une société démocratique et libérale, où règne la plus entière liberté d’expression ? N’oublions pas que le désir de se mettre à l’abri des persécutions n’est que l’une des trois raisons pour lesquelles le philosophe doit recourir à l’art d’écrire ésotérique. Les deux autres raisons – sélection des lecteurs compétents et attitude responsable – demeurent valables en tout temps, quel que soit le régime68.
- 69 Cf. Strauss 1992, p. 163.
- 70 Cf. Strauss 1992, p. 162.
- 71 Cf. supra, p. 125-126. Je ne vois pas comment l’on peut trancher, dans un sens ou dans l’autre, ce (...)
48Nous avons jusqu’à maintenant examiné cinq arguments distincts. Deux d’entre eux sont repris dans le commentaire des Mémorables. Il s’agit d’une part de la prétendue contradiction entre IV 4, 5 et la suite du chapitre 469, et, d’autre part, de l’apparente contradiction entre IV 4, 3 et I 2, 31 sq.70. Seul le deuxième argument a été quelque peu modifié, ou complété, dans la mesure où Strauss rejette la possibilité, évoquée plus haut, que la réponse de Socrate à Critias soit ironique71. Il est remarquable que Strauss ne tire pas expressément, de ces deux arguments, la conclusion qu’il n’hésitait pas à formuler à l’occasion de ses analyses précédentes, à savoir : Socrate ne croyait pas à l’identité du juste et du légal. Cette conclusion est certes suggérée à plusieurs reprises au fil de son commentaire, mais elle n’est jamais affirmée noir sur blanc.
49Le principal argument inédit me paraît être l’importance que Strauss accorde désormais à l’interlocuteur de Socrate, en l’occurrence Hippias. Ce serait pour répondre à une exigence imposée par le personnage d’Hippias que Socrate accepte, en apparence, d’assimiler le juste au respect des lois. C’est ce qui ressort de l’interprétation que Strauss donne des paragraphes 12 et 13, où l’identité du juste et du légal est pour la première fois affirmée. Voici en quels termes Strauss commente ce passage charnière : « Socrate prouve maintenant à Hippias que le légal (la conformité à la loi, l’obéissance à la loi) est juste ; Hippias comprend que cela signifie que le légal et le juste sont identiques, et Socrate accepte cette interprétation. Socrate pourrait avoir voulu dire que tout ce qui est légal est juste, mais que tout ce qui est juste n’est pas légal (prescrit par la loi). »72 Avant même de confronter cette lecture au texte des Mémorables, on peut mettre en doute que tout ce qui est légal soit juste. En effet, si le légal était nécessairement juste, il serait juste d’obéir aux lois du tyran ou à n’importe quelle autre loi, pourvu qu’elle soit une loi. La position de Socrate ne serait donc guère plus satisfaisante, sur le plan philosophique, que celle qui consiste à identifier le juste au légal. Cela dit, l’interprétation de Strauss est-elle confirmée par les textes ? Afin de répondre équitablement à cette question, relisons attentivement ce passage charnière du chapitre 4 :
« J’affirme en effet que ce qui est légal est juste (φημὶ γὰρ ἐγὼ τὸ νόμιμον δίκαιον εἶναι). — Est-ce que tu veux dire, Socrate, que le légal et le juste sont identiques (Ἆρα τὸ αὐτὸ λέγεις, ὦ Σώκρατες, νόμιμόν τε καὶ δίκαιον εἶναι ;) ? — Oui, c’est bien ce que je veux dire (Ἔγωγε, ἔφη). » (IV 4, 12-13)
- 73 Strauss 1992, p. 162.
- 74 Strauss 1992, p. 166. Cf. aussi 1993, p. 199 : « Mais la modération socratique signifie aussi, et (...)
50Il est donc exact, d’une part, que Socrate se contente, du moins dans un premier temps, d’affirmer que le légal est juste, et, d’autre part, que c’est Hippias qui prend l’initiative d’identifier le juste au légal ; mais comme cette identification prend la forme d’une question posée à Socrate, rien n’empêchait que Socrate, à ce stade de la discussion, corrige le tir et réponde à Hippias que ce qu’il soutient, ce n’est pas que la justice et le légal sont identiques, mais que le légal est juste. Or la réponse de Socrate (Ἔγωγε, ἔφη) ne laisse aucun doute : il répond affirmativement, sans hésiter, à la demande de clarification que lui adresse Hippias. Quand bien même c’est à Hippias que revient l’initiative d’identifier le juste et le légal, il n’en demeure pas moins que Socrate accepte cette identification et qu’il ne la conteste pas. Pourquoi, s’il n’y adhère pas, ne s’efforce-t-il pas de montrer à Hippias qu’il est dans l’erreur et qu’il y a une différence appréciable entre affirmer que le légal est juste et soutenir leur identité ? La réponse de Strauss à cette question consiste à faire remarquer que l’attitude de Socrate est en fait déterminée par la personnalité et la pensée d’Hippias. Cette position découle de cette observation : « Hippias était célèbre ou mal famé en tant que contempteur des lois. »73 Si Hippias avait une telle réputation, c’est donc qu’il contestait ouvertement et publiquement l’autorité des lois. C’est là faire preuve d’irresponsabilité, puisque la critique publique des lois risque d’entraîner la ruine du fondement de la société. Socrate doit donc convaincre Hippias, dans l’intérêt de la cité, sinon de la philosophie, que le juste n’est pas autre chose que le respect de la loi. Ce qui motive l’attitude de Socrate à l’endroit d’Hippias, c’est sa conviction qu’il est préférable de ne pas attaquer ouvertement l’autorité des lois qui assurent la coexistence des citoyens et la cohésion de la cité. Comme l’écrit Strauss, « si l’identification du juste et du légal est théoriquement fausse, c’est en pratique une règle correcte »74.
- 75 Le personnage d’Hippias n’est pas, à cet égard, une malheureuse exception. Je me propose en effet (...)
- 76 Strauss 1992, p. 135 ( = 1972, p. 69).
- 77 Strauss 1992, p. 162.
- 78 Cf. supra, p. 119.
51L’interprétation de Strauss repose tout entière sur des raisons implicites, tacites, qui auraient présidé au choix d’Hippias comme interlocuteur de Socrate. Je reconnais volontiers que l’un des grands mérites de l’exégèse straussienne est le souci constant d’interpréter les dialogues en fonction de l’identité des interlocuteurs en présence. Mais ce souci, que je crois fécond et indispensable, donne parfois lieu à des dérapages exégétiques, comme c’est le cas, je le crains, avec le personnage d’Hippias75. Strauss interprète même en fonction du personnage d’Hippias la rupture qu’opère le chapitre 4 dans la série des entretiens entre Socrate et Euthydème (IV 2-3 et IV 5-6). Loin d’être une interpolation, ou encore un chapitre déplacé, comme le croient ces philologues qui sont incapables de comprendre le plan des Mémorables, que Strauss compare à une « loi secrète » (secret law)76, l’entretien sur la justice exigeait un interlocuteur qui ne fût pas aussi docile et conformiste qu’Euthydème ; en effet, « prouver à Hippias que le juste est le légal est un exploit bien plus grand et qui a une puissance bien plus persuasive que de le prouver à Euthydemos »77. Comment peut-on prendre Strauss au sérieux ? En 1939, il considère qu’Hippias est un piètre interlocuteur et que c’est là ce qui permet à Socrate de conclure que la justice s’identifie à ce qui est légal78 ; en 1972, il estime au contraire qu’Hippias est un adversaire redoutable, un interlocuteur coriace, et que c’est la raison pour laquelle, étant donné qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, Xénophon choisit de le substituer à Euthydème pour cet entretien crucial. Nous sommes ici en présence d’une contradiction pure et simple, qui est sans doute attribuable, tout bonnement, à une évolution de la pensée de Strauss ; elle n’est donc pas l’indice de quelque enseignement secret que Strauss laisserait à son lecteur le soin de décrypter...
- 79 J’ai beau relire l’ensemble des fragments relatifs à Hippias, je n’en vois aucun qui puisse justif (...)
- 80 Cf. Pangle 1994, p. 133 et 134.
- 81 En fait, Hippias se vante de détenir une conception de la justice que personne ne pourra réfuter (...)
52Quoi qu’il en soit, en définitive, des raisons pour lesquelles le chapitre 4 interrompt les entretiens entre Socrate et Euthydème, que faut-il penser de l’affirmation, cruciale pour l’interprétation de Strauss, selon laquelle « Hippias était célèbre ou mal famé en tant que contempteur des lois » ? Fidèle à ses habitudes, Strauss ne fournit aucune référence à l’appui et il ne s’embarrasse pas non plus de justifier une telle affirmation. Or de tous les fragments relatifs à Hippias, je n’en vois qu’un qui ait pu inspirer à Strauss une affirmation aussi péremptoire. Il s’agit d’un passage du Protagoras (337c sq.) où Hippias qualifie la loi de « tyran des hommes » (τύραννος ὢν τῶν ἀνθρώπων). Par nature, explique Hippias, les hommes sont tous égaux, mais c’est la loi, qui fait souvent violence à la nature, qui introduit des clivages entre eux. C’est le seul texte, à ma connaissance, où Hippias exprime un point de vue critique à l’égard de la loi. Cela suffit-il à faire de lui un homme « célèbre ou mal famé en tant que contempteur des lois » ? Je laisse au lecteur le soin d’en juger79. Mais si cette appréciation d’Hippias n’est pas fondée, comme je le crois, c’est toute l’interprétation de Strauss qui s’écroule. Je note au passage que certains disciples de Strauss80 sont à ce point convaincus de la justesse de cette interprétation qu’ils parlent de la « réfutation » d’Hippias par Socrate, comme si Hippias avait soutenu que le juste ne s’identifie pas au légal et que Socrate avait par la suite réfuté cette position. Or non seulement Hippias ne soutient rien de tel, mais il n’est pas non plus réfuté par Socrate, c’est-à-dire qu’il ne soutient aucune position qui soit par la suite l’objet d’une réfutation81. Hippias est un interlocuteur plutôt docile, qui n’offre pas beaucoup de résistance et qui adopte presque immédiatement la position de Socrate. Il n’y a rien, dans la lettre même du texte, qui nous permette de supposer qu’Hippias contestait ouvertement l’autorité des lois et que le but de Socrate était de le ramener à la raison en lui faisant adopter une position plus réservée et plus responsable.
- 82 « Xénophon indique un sommet du livre III ou, à vrai dire, de tout l’ouvrage. Il pointe vers ce so (...)
53Pour fonder son interprétation de IV 4, Strauss ne fait donc plus appel à des contradictions, mais plutôt aux raisons tacites qui auraient déterminé le choix d’Hippias comme interlocuteur de Socrate. Cela revient à interpréter le texte en fonction de ce qu’il passe sous silence. Cette herméneutique du non-dit ne gêne pas Strauss outre mesure, au contraire, puisqu’il affirme souvent que le non-dit est plus important que ce qui est affirmé explicitement82. Mais le non-dit, en l’occurrence, n’est rien d’autre, une fois de plus, qu’un avatar du postulat fondateur de l’herméneutique straussienne : en raison du conflit entre la cité et la philosophie, le philosophe doit dissimuler sa pensée et exprimer ouvertement son adhésion, feinte, aux croyances qui consolident les liens entre les citoyens. Si ce présupposé commande au départ l’interprétation, il n’est pas étonnant qu’on le retrouve, à l’arrivée, sous forme de conclusion. Ce vice d’argumentation n’est rien d’autre que ce que l’on appelle, depuis Aristote, une pétition de principe.
- 83 Cf. I 3, 17 ; I 6, 27. Voir aussi Agésilas I 36 ; VI 4 ; VII 2.
54L’identification du juste et du légal, en IV 4, n’est pas un passage isolé dans les Mémorables, ni même une exception au regard des autres œuvres de Xénophon. En effet, Socrate réaffirme la même position, dans les mêmes termes, à l’occasion d’un entretien avec Euthydème (IV 6, 5-6), et Xénophon lui-même réitère cette position à au moins deux reprises dans la Cyropédie83. La récurrence même de l’identification du juste et du légal n’est-elle pas un signe infaillible que nous avons bien affaire à une thèse chère à Socrate et à Xénophon ? L’interprète raisonnable qui serait tenté de tirer une telle conclusion s’exposerait aussitôt, de la part de Strauss, au reproche de naïveté, étant donné que la position la plus souvent répétée par un auteur n’est précisément pas celle à laquelle il souscrit. Le fardeau de la preuve incombe ici à Strauss et à ses épigones ; or il appert, après examen, que cette « preuve » décrit un cercle à l’intérieur du réseau des présupposés où s’enferme l’herméneutique straussienne.
- 84 Auteur de nombreuses études sur Xénophon, Gray se montre très méfiante à l’endroit de l’exégèse st (...)
- 85 Cf. Larmore 1993, p. 197 : « Une telle doctrine [scil. la doctrine straussienne de l’enseignement (...)
55Les interprétations de Strauss sont à ce point paradoxales qu’elles ont souvent pour effet de rebuter les interprètes des écrits socratiques de Xénophon84. Faut-il s’étonner qu’une herméneutique du non-dit, qui privilégie la lecture entre les lignes, donne souvent lieu à des interprétations extravagantes85 ? Strauss appartient à cette catégorie de penseurs dont la lecture nous en apprend beaucoup plus sur leur propre pensée que sur celle des auteurs et des œuvres qu’ils prétendent commenter et analyser, mais qui leur servent plutôt de prétextes pour exposer leurs propres idées. Cela dit, et comme nous le soulignions au début de cette étude, l’interprète des Mémorables qui tournerait le dos aux travaux de Strauss s’exposerait au risque de se laisser abuser par des études qui s’inspirent de Strauss sans toutefois, dans bien des cas, s’en réclamer expressément.
- 86 Cf. Burnet 1914, p. 149: « In fact, Xenophon’s defence of Socrates is too successful. He would nev (...)
56En terminant, il me paraît important d’insister sur le fait que Strauss n’a pas fait autre chose, d’une certaine façon, que de tirer toutes les conséquences d’un constat établi par la plupart des critiques de Xénophon. L’un des principaux reproches que l’on peut lire sous la plume des détracteurs de Xénophon consiste à dénoncer les déformations dues à son zèle apologétique. Xénophon défend si bien Socrate contre les accusations portées contre lui qu’on a peine à comprendre comment il se fait qu’il a pu être condamné à mort86. En somme, on soupçonne Xénophon d’en faire trop : si Socrate était bien tel qu’il le dépeint, il n’aurait jamais été inquiété, si peu que ce soit, par les autorités athéniennes. Socrate n’était donc probablement pas aussi inoffensif, et aussi dévot, que Xénophon veut nous le laisser croire. À force de présenter Socrate comme un être paré de toutes les qualités et de toutes les vertus, y compris celles qui en font un homme des plus conformistes, le plaidoyer de Xénophon pêche par excès et se détruit lui-même, étant donné qu’il suscite davantage le doute et l’incrédulité qu’il n’engendre la conviction. On n’a pas assez remarqué que Strauss fait exactement le même constat : si Socrate avait été conforme au portrait qu’en donne Xénophon, il n’aurait pas été la cible des accusations portées contre lui, de sorte qu’on peut supposer que Xénophon a délibérément gommé de son portrait de Socrate la plupart des éléments qui pouvaient conforter les griefs retenus contre son maître. Mais plutôt que de se satisfaire de ce constat, comme la plupart des commentateurs, Strauss en fait le point de départ de son interprétation, c’est-à-dire qu’il est convaincu que le discours apologétique ne correspond pas à l’intention profonde de Xénophon : ce n’est qu’une concession faite à la cité, un écran de fumée destiné à masquer un autre discours, qui s’adresse exclusivement aux philosophes, et qui laisse « clairement » apparaître la dimension subversive de la philosophie de Socrate. C’est parce que nous ne savons plus lire entre les lignes que nous n’avons pas perçu cette dimension subversive.
- 87 Le cadre de cette étude ne se prête pas à l’examen de ces « maladresses » de Xénophon. J’en ai mis (...)
57Contrairement à Strauss, je ne crois pas que le discours apologétique de Xénophon n’est qu’un discours de façade, derrière lequel se dissimulerait un exposé des positions critiques développées par Socrate. Certes, le témoignage de Xénophon permet parfois d’entrevoir un Socrate différent ; non pas parce que Xénophon le laisse entendre volontairement, entre les lignes et de façon dissimulée, mais parce qu’il le donne à entendre involontairement, par maladresse. Contrairement à Platon, Xénophon accepte de reproduire la teneur des accusations politiques portées contre Socrate, et de leur répondre directement ; ce faisant, il accepte de livrer bataille sur le terrain de ses adversaires, avec tous les risques que cela comporte, dont celui de présenter une défense qui ne soit pas pleinement convaincante. On observe ainsi, dans les Mémorables, une espèce de tension ou d’écart maximal entre, d’une part, la gravité des accusations politiques lancées contre Socrate, et, d’autre part, le zèle apologétique qui est déployé pour défendre la mémoire du maître condamné à mort. En dépit de tous ses efforts, Xénophon ne parvient pas toujours à combler cet écart, ni à réfuter de façon définitive certaines charges retenues contre Socrate, si bien que le lecteur devient de plus en plus attentif aux maladresses87 qui permettent d’entrevoir un Socrate beaucoup moins conformiste et inoffensif que celui dépeint par Xénophon. Mais ces « aperçus » sur un autre Socrate ne doivent pas être attribués à un improbable art d’écrire entre les lignes, mais plutôt à l’échec d’un auteur qui ne parvient pas à apaiser toutes les tensions qui subsistent, au sein de son œuvre apologétique, entre les graves accusations politiques qu’il rapporte, et la défense, parfois déficiente, qu’il met au point pour les neutraliser.