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La rhétorique socratico-platonicienne

Dans le Gorgias (447a-461b)
François Renaud
p. 65-86

Résumés

Des études récentes ont démontré que la critique de la rhétorique dans le Gorgias comporte elle-même une dimension rhétorique. L’analyse qui suit porte uniquement sur la première partie du dia­logue - l’entretien entre Socrate et Gorgias - à partir de deux points de vue complémentaires : (1) adaptée à la personnalité et aux opi­nions de Gorgias, l’argumentation de Socrate contrefait et transpose des procédés de la rhétorique de l’époque, mais avec une visée pro­treptique et éthique plutôt qu’éristique ; (2) auteur du dialogue, Platon y met en œuvre des stratégies, évidemment distinctes des stratégies argumentatives de Socrate personnage - tout comme le Gorgias histo­rique est distinct du Gorgias créé par Platon. Cette distinction permet d’interpréter l’ironie et la communication indirecte de Socrate per­sonnage d’une part et de Platon auteur d’autre part.

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Entrées d’index

Mots-clés :

Rhétorique, ironie

Keywords:

Rhetoric, irony

Auteurs anciens :

Platon, Aristote
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Texte intégral

L’étude qui suit est la version remaniée du texte d’une conférence qui a bénéficié des remarques judicieuses de plusieurs, dont Michel Narcy, Alonso Tordesillas, Voula Tsouna, Wilfried Kühn, Thomas Schieren, Franz-Hubert Robling, Rolf Geiger, Franco Trabattoni, Andrea Capra et Fernanda Decleva Caizzi, ainsi que Yvon Lafrance, Robert Todd, Marie-Andrée Ricard, Enrico Barbieri et Ulrike Meitzner. Je les remercie tous vivement.

  • 1  Dans le cas de Vickers, cette critique à l’égard de Platon est animée d’une inten­tion apologétiqu (...)

1Platon – et avec lui son Socrate – est souvent considéré, aujourd’hui encore, comme le grand contempteur de la rhétorique. On cite habituellement à cet effet la sévère critique du Gorgias, notamment le passage où Socrate qualifie la rhétorique de simple flat­terie (463a-466e). Cette critique semble en effet marquer une opposi­tion entre la méthode dialectique et la rhétorique. Certains critiques de Platon avancent, au contraire, que la dialectique et la rhétorique dans ce dialogue entretiennent en réalité un rapport de connivence : Socrate, censeur de la rhétorique et défenseur de la rigueur logique, ferait lui-même un emploi délibéré de techniques rhétoriques, comme celui de prémisses erronées ou inexpliquées. Platon serait ainsi coupable de manipulation à l’égard de ses personnages-rhéteurs et serait donc inconséquent vis-à-vis du principe dialectique d’impar­tialité. Cette interprétation a été récemment reformulée avec force par Brian Vickers dans son livre In defense of rhetoric (1988), où il consacre un long chapitre au Gorgias, de même que par John Beversluis dans Cross-examining Socrates (2000). On notera par ailleurs que l’un et l’autre sont expressément tributaires de l’important com­mentaire du Gorgias par Terence Irwin (1979)1. Cette seconde approche a le mérite de forcer le platonisant à repenser le rapport, cen­sément antithétique, entre dialectique et rhétorique chez Platon. En revanche, comme nous tenterons de le montrer, cette approche omet de distinguer entre les stratégies de Socrate personnage et celles de Platon auteur, et plus généralement entre oralité et écriture. Nous soulignons d’emblée que le Socrate dont il est question dans notre étude est le personnage de Platon, et non le Socrate historique. La rai­son de cette dénomination devrait trouver sa justification au cours de nos propos.

  • 2  453-456a ; 463b-464c, 465a, 480a, 520b.
  • 3  Tordesillas 1992, p. 77. Cf. Halliwell 1994, p. 225 : « Contrary to a common ste­reotype, there is (...)
  • 4  On fera remarquer également que Socrate considère en 454a-455a l’enseignement (didaskein) comme un (...)
  • 5  Szlezák 1985 ; Rossetti 1989 ; Wardy 1996. De plus, comme on le sait, le Phèdre esquissera le prog (...)
  • 6  Kennedy 1980, p. 59. Sur le soin extrême qu’apportait Platon à la composition de ses dialogues, vo (...)

2Dans le Gorgias, Socrate critique la rhétorique pour n’avoir pas d’objet déterminé et, par conséquent, pour ne pas être un art (techne)2. En revanche, on doit rappeler que cette « critique doit… être nuan­cée, et il n’y a pas toujours dans le Gorgias l’hostilité de principe qu’on a trop souvent voulu y voir »3. S’il est vrai que Socrate dans le Gorgias critique sévèrement la rhétorique, il distingue aussi une bonne d’une mauvaise rhétorique (503a sq. : rhetor… technikos te kai agathos ; 521d-522a)4. Cette critique semble s’adresser non pas à la rhé­torique en général mais à un certain type de rhétorique, celle prati­quée à la fin du Ve et au début du IVe siècle av. J.-C. à Athènes. Comme nous le verrons, l’emploi de techniques argumentatives et lit­téraires que fait Platon dans le Gorgias (comme la transposition esthé­tique, l’allusion et l’ironie) témoigne d’une réception positive de la rhétorique5. La position platonicienne concernant la rhétorique est en réalité subtile et paradoxale. Comme le fait remarquer George Kennedy, Platon est un orateur qui se méfie de la rhétorique, un poète qui chasse la poésie de son État idéal et un défenseur de la dia­lectique orale qui publie des dialogues travaillés avec un soin excep­tionnel6.

  • 7  Voir les études éclairantes de Kahn 1983 et Brickhouse & Smith 1994 sur le caractère personnalisé (...)
  • 8  Signalons cependant l’étude originale de R. Wardy sur le Gorgias (R. Wardy 1996) à laquelle nous r (...)
  • 9  Cf. Niehues-Pröbsting 1987, p. 83.
  • 10  Voir à cet égard l’interprétation clairvoyante de Kobusch 1978.
  • 11  Cf. K. Gaiser 1959 sur la protreptique comme partie intégrante de la paideia philosophique.

3Dans cette étude, nous ne traiterons pas de la difficile question du rapport entre le Gorgias et le Phèdre. Nous nous limiterons à la pre­mière section du Gorgias. Nous tenterons de montrer que le rapport étroit entre forme et contenu du dialogue, de même que l’emploi de l’ironie, de l’allusion et d’un certain type d’appel aux émotions, relè­vent de ce qu’il convient d’appeler la dimension rhétorique de la dia­lectique chez Platon, orale et écrite. La dimension rhétorique de l’argumentation de Socrate réside d’abord dans le fait que celle-ci est adaptée à son interlocuteur7. On n’a pas encore tiré au clair toutes les conséquences du caractère personnalisé du dialogue socratique, notamment dans le Gorgias, et plus généralement du rapport entre dialectique et rhétorique chez Platon8. Précisons que nous employons le terme « rhétorique » dans son sens classique, à savoir la maîtrise consciente de l’art de la parole et de l’argumentation en vue d’une certaine réaction de la part d’un auditoire, public ou privé. Nous tenterons de montrer que le dialogue du Gorgias, notamment sa première section, constitue une adaptation littéraire (ou une « transposition esthétique » selon l’expression de Diès), de la rhéto­rique orale de l’époque. Nous espérons par là montrer le rapport mutuel entre l’argumentation, l’action dramatique, les personnages et l’auditoire. Le Gorgias présente une discussion qui non seulement porte sur la rhétorique mais aussi est conduite avec des rhéteurs, lesquels défendent la rhétorique en se défendant eux-mêmes9. La dialectique socratique, et plus généralement la dialectique platoni­cienne, se fondent sur une conception éthique du dialogue. Cette conception éthique vise notamment le développement de disposi­tions, morales et émotionnelles. C’est pourquoi les stratégies argu­mentatives de Socrate dans le Gorgias varient selon les dispositions intellectuelles et morales (ou psychologiques) de ses trois interlocu­teurs – Gorgias, Polos, Calliclès. L’impossibilité dans laquelle se trouve Socrate de convaincre ses trois interlocuteurs, tels que présen­tés par Platon, indique a contrario les conditions éthiques du dialogue réussi. De plus, les acteurs du dialogue ne formulent pas seulement leurs arguments ; ils les incarnent (ou les démentent) par leur com­portement10. Certes, la philosophie selon Platon, comme toute philo­sophie digne de ce nom, ne saurait en aucune manière se réduire à la rhétorique. En revanche, la philosophie chez Platon participe tou­jours de la rhétorique, car la philosophie selon lui n’est pas préoccu­pée uniquement par le savoir, mais aussi par la tâche pédagogique de promovoir le savoir et son enracinement dans la vie morale. La rhé­torique philosophique chez Platon est d’abord propédeutique ou protreptique11.

1. Composition du dialogue12

  • 12  Nos citations sont tirées, dans la plupart des cas, de la traduction de Canto 1993. Nous avons éga (...)
  • 13  455d : saphos apokalupsai ; cf. 460a.
  • 14  Cf. Narcy 1984, p. 60.
  • 15  Cf. 508a-c ; Irwin 1979, ad loc.
  • 16  Cf. Lafrance 1982, p. 63.
  • 17  Cf. Halliwell 1994, p. 229, 233 ; Niehues-Pröbsting 1987, p. 85.

4Le Gorgias se divise très nettement en trois parties, plus précisé­ment en trois discussions successives. La première porte sur la nature de la rhétorique. Socrate y questionne Gorgias sur son métier et l’amène à révéler progressivement13 sa conception de la rhétorique. Il le conduit à se contredire sur la nature de la rhétorique et ainsi sur sa propre compétence. Les deux entretiens suivants mettent en scène Socrate avec deux représentants de la nouvelle génération de rhé­teurs. Le second entretien, avec Polos, disciple de Gorgias, élargit et intensifie la discussion : il y est question du rapport entre rhétorique d’une part, justice et injustice d’autre part. Avec Calliclès enfin, Socrate en vient à la question centrale du dialogue, à savoir le choix entre deux genres de vie, la vie selon la philosophie et celle selon la rhétorique (500c ; cf. 472c ; 458a-b). Ces trois échanges forment une sorte d’unité organique14. Les scrupules hésitants du vieux Gorgias laissent place à l’audace de Polos et enfin à l’immoralisme de Calliclès. La réfutation de Calliclès par Socrate semble ainsi impli­quer, rétrospectivement, celle de ses prédécesseurs15. Mais l’inverse est vrai également : le radicalisme de Calliclès est déjà latent dans la position ambivalente de Gorgias16. La question souvent débattue depuis l’Antiquité concernant le sujet ou le but principal du Gorgias – la rhétorique ou l’éthique ? –, semble mal posée, car les deux thèmes sont pour Platon rigoureusement inséparables : le choix entre la rhétorique (de l’époque) et la philosophie est un choix entre deux modes de vie17.

  • 18  Lafrance 1982, p. 63-64.

5La première section du dialogue a beaucoup moins retenu l’atten­tion des commentateurs que les entretiens avec Polos et Calliclès. Or cette discussion initiale sur la rhétorique ne saurait être considérée comme un hors-d’œuvre. « Puisque le problème qui préoccupe Platon est celui d’un choix entre deux genres de vie, la vie du rhéteur et celle du philosophe, il convient d’abord d’examiner ce qui diffé­rencie la rhétorique de la philosophie. La préoccupation majeure de Socrate est de bien établir, dès le point de départ, cette différence. »18 Or, vu la rivalité entre la rhétorique et la philosophie comme l’authentique paideia, Platon soulignera avec force cette différence, en laissant dans l’ombre leur proximité. Des points de convergence demeurent cependant visibles. Telle est notre hypothèse.

  • 19  456a : dikasterion, bouleuterion, ekklesia ; cf. République, 365d.

6Résumons d’abord l’argumentation de ce premier entretien entre Socrate et Gorgias (449c-461b). Socrate demande à Gorgias de définir la nature de la rhétorique. Cette recherche d’une définition adéquate sera ponctuée de plusieurs tentatives de la part de Gorgias ; chaque définition sera rejetée ou modifiée par Socrate. Selon la première définition de Gorgias, la rhétorique porte sur les discours (peri logous, 449c-450c). Cette définition manque de spécificité, estime Socrate, car elle s’applique aussi aux autres arts (technai) ; tous les arts, par exemple la médecine, font usage des mots qui relèvent de leur domaine de compétence (450c-451a). Gorgias rétorque que la rhétorique se dis­tingue des autres arts par son caractère essentiellement verbal. Mais de quoi parle-t-elle ? demande Socrate. La rhétorique porte, répond Gorgias, sur les choses humaines les plus importantes (451a-451d). Incité par Socrate, il précise sa pensée : il entend par là l’art de per­suader toute assemblée publique (452e)19. La rhétorique est le bien suprême parce qu’elle est la cause de la liberté et du commandement exercé sur les autres citoyens (allon archein) dans la cité. En d’autres mots, résume Socrate, la rhétorique est une « ouvrière de persua­sion » (peithous demiourgos, 453a2). Mais à quel sujet ? redemande-t-il. La rhétorique, spécifie Gorgias, produit la persuasion devant des foules (ochlois) concernant les questions du juste et de l’injuste (dikaia te kai adika, 454b5-7). Et quel genre de persuasion ? demande Socrate. Car n’existe-t-il pas deux genres de persuasion (peitho), l’une provenant de la connaissance (mathesis), l’autre de la simple croyance (pistis) ? Gorgias accepte cette distinction et s’entend avec Socrate pour dire que la rhétorique ne produit pas la connaissance mais la croyance. Elle est donc incapable d’instruire (didaskein) les foules, mais seule­ment de les persuader. En effet, ajoute Socrate avec une pointe d’humour, comment l’orateur pourrait-il enseigner de si grandes choses en si peu de temps ? (455a)

  • 20  456ba ; cf. Euthydème 289e-290a ; Ménexène 235a-b.

7Dans le reste de cet entretien, Socrate cherche à tirer au clair, avec et contre Gorgias, les implications de cette définition. L’utilité de l’art oratoire est donc bien limitée, affirme Socrate, car l’orateur n’est pas compétent pour parler des questions exigeant un savoir spécialisé, comme par exemple la santé, sujet pour lequel seul le médecin est compétent. Gorgias revient alors à sa position initiale et proteste contre toute restriction qui limiterait le pouvoir de la rhétorique. Il revient ainsi à la conception de la rhétorique comme pure forme, et non comme forme et contenu. Selon lui, la rhétorique n’a pas de sujet spécifique, mais plutôt traite de tous les sujets sans restriction. Socrate exprime son admiration pour la rhétorique comme pouvoir quasi divin et incite ainsi habilement Gorgias à déployer, dans toute sa démesure, son éloge de la rhétorique20. La rhétorique contient, dit-il, tous les pouvoirs (hapasas tas dynameis, 456a) et les maintient tous sous son contrôle. L’orateur a plus d’influence que n’importe quel expert. Par exemple, la fortification d’Athènes fut décidée par les ora­teurs-politiciens Thémistocle et Périclès (455d-456c). Gorgias ajoute, cette fois sans être sollicité par Socrate, que ce n’est pas la faute de la rhétorique si certains orateurs abusent de leur pouvoir et font un usage injuste de leur art. Le professeur de rhétorique n’est pas plus responsable de l’usage injuste que font ses élèves de son art que, par exemple, l’entraîneur de boxe. Pour Gorgias la rhétorique est une arme, une arme de combat. Mais cette arme n’est pas en soi immo­rale ; elle est moralement neutre, comme d’ailleurs tous les autres arts de combat (456a-457c). Avant d’entreprendre la réfutation de son interlocuteur, Socrate rappelle l’esprit coopératif de la discussion dia­lectique, dont la règle principale est de garder son calme – que l’on « gagne » ou que l’on « perde » – et de ne se soucier que de la décou­verte commune de la vérité (457c4-458e). Il demande à Gorgias s’il ne préférerait pas mettre fin à l’entretien maintenant, et ainsi, peut-on présumer, éviter la réfutation. Gorgias, après consultation de son public attentif, décide de poursuivre la discussion. Socrate reprend donc la discussion en formulant une série de questions : si l’orateur ne possède pas de connaissance spécialisée des sujets traités, ne pos­sède-t-il pas en revanche la connaissance du juste et de l’injuste ? Es-tu, Gorgias, hors d’état d’enseigner la rhétorique à qui n’a pas acquis préalablement la connaissance du juste et de l’injuste ? À cette ques­tion personnelle, Gorgias répond, un peu malgré lui et en hésitant, qu’il pense (all’ ego men oimai) qu’il pourra enseigner cette connaissance du juste et de l’injuste à son élève si ce dernier ne la possède pas déjà (459c-460a). De cette affirmation, Socrate tire la réfutation suivante : puisque celui qui a appris le juste est lui-même juste, aucun orateur ne commet d’injustice. Gorgias en convient. Mais cette concession de Gorgias contredit ce qu’il a dit plus tôt, à savoir que certains orateurs font un usage injuste de la rhétorique (460e-461a).

2. Transformation fictive de Gorgias par Platon

  • 21  Selon Vickers, le Gorgias historique serait réduit à remplir la fonction de simple marionnette pla (...)
  • 22  Buchheim 1989 ; Kerferd & Flashar 1998, p. 44-53.
  • 23  La question du rapport contradictoire entre le Ménon, où il est dit que Gorgias n’enseigne pas la (...)

8Afin de pouvoir juger de la transformation de Gorgias (et le cas échéant de sa manipulation)21 par Platon, rappelons rapidement l’œuvre du Gorgias historique, laquelle ne nous est connue que sous forme de fragments22. On peut dire, généralement, du Gorgias histo­rique qu’il donne à la rhétorique une base théorique et l’établit comme un instrument pour l’acquisition du pouvoir politique. Or c’est justement sur cette double réalisation, théorique et politique, que porte la critique de Socrate dans le Gorgias. Curieusement, Platon ne fait nulle part mention, dans le Gorgias ou dans les autres dia­logues, de l’Éloge d’Hélène ou du traité Sur le Non-Être. Il est néanmoins possible de comprendre l’entretien de Socrate avec Gorgias, en par­tie, comme une réponse indirecte de Platon à la position du Gorgias historique, notamment à l’Éloge d’Hélène23. Toutefois, notre but n’est pas tant d’établir une comparaison détaillée entre le Gorgias histo­rique et le Gorgias fictif que d’analyser la logique et la stratégie internes de l’écriture de Platon dans cette première portion du dia­logue.

  • 24  On remarquera cependant que Socrate récupérera la thèse de l’universalité de la persuasion au nive (...)
  • 25  Wardy 1996, p. 61.
  • 26  Alors que la critique du Gorgias porte sur la fin (telos) de la rhétorique, le Phèdre se penchera (...)
  • 27  Cf. la discussion de la poésie dans le Ion.
  • 28  Wardy 1996, p. 61.

9Gorgias dans ce dialogue fait des concessions qui sont étrangères, voire contraires aux idées exprimées dans l’Éloge d’Hélène. Selon le Gorgias historique, la dimension rhétorique du discours (logos) est universelle, car tout discours a une même fonction, à savoir créer la persuasion (peitho). La rhétorique est un pouvoir (dynamis), plus préci­sément un art (techne), et même l’art suprême (§ 8-15). Le pouvoir de l’orateur, le maître du discours, lui permet de persuader les foules (ochloi) et de les dominer comme des esclaves (douloi). Rappelons d’abord que les premières questions de Socrate portent sur l’objet de la rhétorique ; celui-ci écarte ainsi d’emblée la prétention gorgienne à l’universalité du discours persuasif24. Gorgias concédera à Socrate cette restriction de la compétence de l’orateur. Les discours concer­nant (peri) la santé, par exemple, sont exclusivement du domaine du médecin, non de l’orateur (449e). Seul le savoir objectif et spécialisé confère le pouvoir à un art. À cette conception limitative, Gorgias n’offre d’abord aucune résistance : il s’y opposera un peu plus loin mais sans succès25. La question centrale de l’entretien entre Socrate et Gorgias ne concernera donc pas la méthode ou le comment de la rhétorique, mais son objet et sa fin26. Le Gorgias historique aurait peut-être distingué entre la forme et le contenu du discours persua­sif, et soutenu que la rhétorique ne s’occupe que des éléments for­mels (telles les figures de style et les techniques de l’argumentation) et de leur applicabilité à d’innombrables sujets. Pour Socrate au contraire, c’est l’objet, le référent qui constitue le critère pour définir la rhétorique, comme d’ailleurs tous les arts et tout savoir authen­tique27. Cette orientation initiale donne le cadre de l’entretien entre Socrate et Gorgias et sera décisive pour la suite du dialogue dans son ensemble. Cette orientation devait inévitablement mener à l’« échec » dialectique de Gorgias28.

  • 29  Cf. Irwin 1979, p. 118 ; Vickers 1988, p. 93.
  • 30  Éloge d’Hélène, 8 ; Vickers 1988, p. 92.

10D’autre part, Gorgias accepte, sans hésiter, la distinction entre la persuasion qui enseigne le savoir et la persuasion qui crée la simple croyance. Or cette distinction suppose la possibilité d’un savoir défi­nitif (mathesis, episteme), possibilité que récuse le Gorgias historique et que Gorgias personnage niera d’abord aussi (454e)29. Car selon le Gorgias historique, la persuasion est autonome : elle ne réfère pas à une quelconque réalité objective, laquelle du reste nous est inacces­sible ; persuader, ce n’est donc pas communiquer un savoir à un auditoire mais plutôt créer un changement d’opinion, de disposition dans cet auditoire. La persuasion s’adresse d’abord et avant tout aux affects, non à l’intellect30. Elle est une tromperie (apate), c’est-à-dire une « déviation » par rapport à une conviction précédente, non par rapport à une réalité objective. La persuasion produit de nouvelles convictions, et par là « fait » la réalité. Le Gorgias de Platon se dis­tingue donc, à ces égards, du Gorgias historique.

  • 31  Irwin 1979, p. 114.
  • 32  Cf. Narcy 1984, p. 38.
  • 33  Cf. Diogène Laërce, III, 46. Sur la question de savoir qui – ou qu’est-ce qui – parle au nom de Pl (...)

11Dans son commentaire du Gorgias, Irwin se demande si Platon tente de présenter la position du Gorgias historique, avec ses réelles inconséquences, ou plutôt de formuler les meilleurs arguments concevables contre Socrate, arguments que celui-ci aurait pour tâche de réfuter ensuite. La seconde possibilité, selon Irwin, est la plus per­tinente en vue de juger des mérites philosophiques de Platon ; il faut se demander si Platon a fait de son mieux pour présenter l’opposant de Socrate, ici Gorgias, de la manière la plus favorable et la plus convaincante31. Selon lui, Platon, très souvent, n’accorde pas à ses personnages les répliques les plus fortes et les plus pertinentes. Irwin tend donc généralement à considérer les ambiguïtés ou paralogismes de Gorgias (ou de Socrate) comme autant d’échecs de la part de Platon. En fait, il ne s’interroge guère sur l’intention de Platon drama­turge qui expliquerait le choix de certains arguments, notamment ceux dont la force est médiocre ou douteuse. Il convient donc de rappeler le truisme, qu’un dialogue diffère d’un traité32. Le dialogue platonicien fait partie du genre littéraire du logos sokratikos. C’est pourquoi, les arguments n’y ont pas seulement valeur logique mais aussi valeur dramatique. Contrairement à Aristote, Platon ne parle pas en son propre nom. Le caractère dramatique de l’écriture chez Platon appelle un travail d’interprétation, absent de l’exégèse aristotélicienne. Platon ne présente pas seulement un contenu argumentatif, mais éga­lement des personnages qui illustrent ou qui contredisent involontai­rement, en paroles ou en actes, leurs arguments. La distinction entre parole (logos) et action (ergon) est d’ailleurs un des lieux communs de la rhétorique classique. Platon présente ses personnages avec leurs caractéristiques propres et les fait parler et agir avec vraisemblance, selon le principe rhétorique de la justesse psychologique du portrait (reddere personae sua convenientia cuique). Il ne suffit donc pas de poser la question logique - et philosophique - de savoir si un argument est valide ou non. Il faut également se demander pourquoi Platon met dans la bouche d’un personnage tel argument à tel moment. En d’autres mots, il faut identifier la fonction dramatique des arguments et des paroles33.

  • 34  Athénée, 11, 505d-e ; cf. Angeli 1981.
  • 35  Pour la thèse contraire, celle de l’authenticité gorgienne du témoignage de Platon, voir Unterstei (...)
  • 36  Vickers 1988, p. 114-115 ; cf. Irwin 1979, p. 117, 124.
  • 37  Vickers, ibid., p. 120 ; cf. Irwin 1979, p. 128.
  • 38  Comme le fait remarquer Tarrant 2000, p. 135, les interprètes de Platon des premiers siècles après (...)
  • 39  Vickers 1988, p. 16, 18.

12Comme on le sait, Platon ne se soucie pas d’abord de faire œuvre d’historien. Il ne semble guère chercher ici à restituer les doctrines du Gorgias dans leur authenticité historique. Qu’on pense à l’anec­dote rapportée par Athénée. Après sa lecture du dialogue por­tant son nom, Gorgias se serait exclamé : « Comme Platon sait se moquer ! »34 Platon semble en effet infléchir son portrait de Gorgias selon ses besoins de dramaturge. Cette transposition fait partie du caractère fic­tif et littéraire du dialogue platonicien et dépend notamment de pro­cédés rhétoriques35. Si Vickers et Beversluis, contrairement à Irwin, sont attentifs à la dimension rhétorique du Gorgias, c’est pour taxer Platon d’inconséquence. Selon Vickers, les faiblesses argumentatives attribuées à Gorgias sont volontaires : Platon « ne permet jamais aux défenseurs de la rhétorique de discuter avec Socrate sur un pied d’égalité »36. Vickers en conclut que « la critique de Platon contre la rhétorique repose sur une perversion de ses propres principes dia­lectiques », dont celui de faire entendre les deux côtés de l’argument (in utramque partem)37. En revanche, dans l’introduction de son livre In defense of rhetoric, Vickers nous rappelle la défense de la vraie rhétorique dans le Phèdre (Phèdre 261a) et cite le pas­sage du Gorgias (504d) où Socrate fait également allusion à une rhéto­rique supérieure38. Or, une fois que l’on admet que Platon ne s’oppose pas à la rhétorique tout court, mais à la rhétorique de son temps, il devient alors incongru d’accuser Platon d’inconséquence, comme le fait Vickers, pour l’emploi de certains procédés rhétoriques. Il importe de se demander quel genre de rhétorique Platon préconise et quel est le rapport de cette rhétorique à la dialectique. Il est vrai, comme le souligne Vickers, que la part constructive dans la critique de la rhétorique chez Platon prend nettement moins de place que la partie critique39. Il y a lieu de se demander cependant si cette partie réformatrice n’est pas déjà opérante, du moins en partie, dans les dia­logues, y compris le Gorgias. C’est ce que nous tenterons de montrer.

3. La communication indirecte : première scène (447a-449d)

  • 40  On notera que cette première scène a été largement ignorée par les commenta­teurs critiques du dia (...)
  • 41  On notera ici que le terme utilisé est le verbe « discuter » (dialegesthai), non le substantif tec (...)
  • 42  Wardy formule l’hypothèse, en soi fort intéressante bien qu’aventureuse, selon laquelle le discour (...)
  • 43  455c ; 458c 473e ; 487b ; 490b.
  • 44  Szlezák 1983, p. 141.

13Retournons donc au texte du Gorgias. Cette fois-ci, commençons par le commencement, par le prologue. Comme c’est le cas dans plu­sieurs autres dialogues platoniciens, la première scène du Gorgias contient en miniature les problèmes clés de l’ensemble du dia­logue40. Arrivant de l’agora, où il passe le plus clair de son temps, Socrate décide avec Chéréphon d’aller à la rencontre du célèbre Gorgias. Il le trouve en compagnie de ses disciples Polos et Calliclès. Les tout premiers mots du texte grec sont suggestifs et significatifs, même prophétiques : « guerre et bataille » (polemos et mache). Socrate et Chéréphon sont arrivés trop tard pour la bataille, constate plaisam­ment Calliclès. Socrate répond à cette allusion amusée, de manière non moins allusive et élégante, par la métaphore du banquet : ce n’est donc pas la guerre qu’ils ont manquée mais le banquet, le banquet du discours. Cette remarque est ironique : le combat et le banquet, en réalité, ne commencent réellement qu’avec l’arrivée de Socrate. Ainsi, par-delà l’ironie socratique, l’ironie platonicienne se signale dès la première phrase : ce début annonce un des dialogues les plus com­batifs et les plus animés du corpus platonicien. Socrate explique son retard. Chérephon l’a forcé à s’attarder à l’agora (447a) ; celui-ci se charge aussitôt de remédier au problème (447b) ; il pourra sans doute obtenir de Gorgias une reprise de ce discours manqué. Mais, en fait, Socrate préférerait discuter avec Gorgias41. Le dialogue s’ouvre donc, en outre, sur un événement manqué, soit le discours ou « l’exhibition (epideixis) » de Gorgias42. Est-ce une façon de signifier que le dialogue qui suit – le Gorgias – sera dénué de toute rhétorique ? Platon semble plutôt indiquer le contraire. D’abord, le large public qui vient d’assis­ter à son discours assistera à tout le dialogue43. Socrate, il est vrai, s’adressera uniquement à ses interlocuteurs, un par un, et refusera de s’adresser à la foule. Toutefois, cette foule compose un auditoire peu habituel dans le corpus platonicien, à l’exception notamment du Protagoras et de l’Euthydème, dialogues mettant également en scène rhé­teurs et sophistes. Il est à prévoir que cette foule exercera une influence sur les interlocuteurs de Socrate – rhéteurs, personnes par­ticulièrement soucieuses de l’opinion de la foule44.

  • 45  À l’instar de son disciple Polos, Gorgias commettra la même erreur deux fois : il louera d’abord l (...)

14La première scène est dominée par divers contrastes, dont le plus significatif est celui qui oppose la méthode rhétorique, l’epideixis, et le dialogue socratique (448d ; 449b). Le contraste entre Socrate et Gorgias est illustré d’abord en la personne de leurs jeunes disciples respectifs, le modeste Chéréphon et le suffisant Polos. Celui-ci pré­tend égaler son maître en savoir. Chéréphon, contrairement à Polos, ne parlera au nom de son maître que lorsque celui-ci le lui deman­dera. Chéréphon, au moyen du questionnement, amènera le camp des rhéteurs à commettre leur première erreur. Tentant de répondre à la question de Chéréphon sur la nature de la rhétorique, Polos fait l’éloge de la rhétorique au lieu d’en donner une définition. Ainsi, le contraste entre l’élève de Socrate, Chéréphon, et celui de Gorgias, est finement dessiné45.

  • 46  Wardy 1996, p. 57.

15Malgré les apparences, l’opposition entre discours court et dis­cours long ne semble pas constituer la différence décisive, ou du moins la seule importante, entre ces deux méthodes. Gorgias prétend être capable de répondre avec la plus grande brièveté, et il le démontre sur-le-champ, non sans exagération comique (449c). De plus, ce contraste entre prolixité et brièveté est relativisé par l’emploi occasionnel que Socrate lui-même fera du discours long. Ce contraste relève d’un autre contraste, plus fondamental, celui entre deux types de personnes : un Gorgias célèbre, habile mais vaniteux et un Socrate simple et modeste, du moins de prime abord. Gorgias se dit capable de répondre à toutes les questions qu’on lui posera. Socrate, pour sa part, rend humblement visite au Maître afin de s’ins­truire auprès de lui. La première question de Socrate étonne d’ail­leurs par sa simplicité : « Qu’est-ce que [hostis] Gorgias ? » Chéréphon, chargé de poser cette question à Gorgias, d’abord ne la comprend pas. Pourtant Chéréphon a dû entendre bien d’autres questions de Socrate. Mais cette fois la question est vraiment trop simple. Que veux-tu dire ? demande-t-il. Les circonstances semblent donner rai­son à Chéréphon : tout le monde sait ce qu’est Gorgias, qui il est et ce qu’il fait : il est orateur, et orateur célèbre. Son tout dernier succès devant ce public admiratif, encore présent, rappelle avec éclat sa compétence et sa célébrité. Toutefois, Socrate désire entendre Gorgias parler lui-même de son métier. Il veut qu’il rende compte de lui-même ; il veut tester sa connaissance de soi. On reconnaitra ici, bien évidemment, un thème fondamental de Socrate, notamment chez Platon : la connaissance à rechercher est la connaissance de soi, car tout savoir authentique a un caractère réflexif. Le confiant Gorgias ne semble guère envisager l’importance de la connaissance de soi pour son métier. Le rapport d’inégalité entre nos deux interlocuteurs sera vite renversé : le modeste Socrate s’imposera comme le dialecti­cien-orateur confiant et supérieur. Ces premières répliques du Gorgias témoignent ainsi de l’art subtil, pour ne pas dire astucieux, de l’écriture platonicienne46.

4. Le pouvoir de la rhétorique

  • 47  Voir cependant Roochnik 1995.

16Socrate semble supposer, au départ, que la rhétorique est un art (techne) et qu’elle a en tant que telle un pouvoir (dynamis). C’est juste­ment la nature de cet art et de ce pouvoir qu’il dit vouloir connaître de la bouche de Gorgias. Pourtant, dès le début de son entretien avec Polos, Socrate rejettera cette double thèse de manière catégorique. Il affirmera au cours d’un discours long et détaillé (qui semble relever davantage de l’écriture que de l’oralité), que la rhétorique, en réalité, n’est pas un art et qu’elle n’a aucun pouvoir réel. Elle n’est qu’un savoir-faire (empeiria) et une flatterie. Les commentateurs ne se sont pas penchés sur cet aspect de l’argumentation de Socrate (463a-466a)47. Pourquoi Socrate semble-t-il supposer la thèse de la rhéto­rique comme art avec Gorgias, s’il la conteste et la réfute si vertement ensuite avec Polos et Calliclès ? Il n’est guère plausible que Socrate ait changé d’avis durant son entretien avec Gorgias, car rien dans cet entretien n’explique ce soudain changement d’opinion et encore moins la classification élaborée qui sous-tend sa critique subséquente. Dès le début du dialogue, avant même de poser sa première question à Gorgias, Socrate exprime à Calliclès son désir de discuter avec le Maître afin d’apprendre non seulement « quelle est au juste la chose dont il fait profession et qu’il enseigne (ti estin ho epaggelletai te kai didaskei) » (447c), mais aussi « quelle est la puissance propre à sa tech­nique (tis dynamis tes technes tou andros) ». Si Socrate a manqué le discours de Gorgias, on constate qu’il possède néanmoins une certaine connaissance de la position de Gorgias. Socrate semble donc s’approprier d’abord l’opinion de Gorgias, mais ce ne sera que pour la réduire à l’absurde, avec les mots mêmes de son interlocuteur. Cette réduction à l’absurde remplit la fonction de réfutation (elenchos). L’entretien de Socrate avec Gorgias pourrait ainsi apparaître comme un détour stérile et vain. Or le dialogue chez Platon ne suit pas l’ordre déductif de l’argumentation (aristotélicienne), mais plutôt la logique inductive procédant entre deux personnes et dont la pro­gression repose sur l’assentiment de l’interlocuteur. La procédure de Socrate doit pouvoir profiter avant tout à Gorgias. Socrate semble suivre une stratégie autant pédagogique que réfutative, à savoir celle de montrer à Gorgias qu’il ne sait pas ce qu’il croit savoir, qu’il ne connaît pas la nature de son propre métier et, qu’en un mot, il ne se connaît pas lui-même.

  • 48  Entre en jeu ici également la stratégie globale de Platon : l’unité évidente du dialogue réside da (...)
  • 49  Cf. Théét. 150b-c. Sur l’ensemble du passage sur la maïeutique (Théétète, 148d-151d), voir Renaud (...)

17Socrate traite Gorgias avec une certaine considération, comparati­vement du moins au traitement, assez rude, qu’il réserve à son jeune disciple Polos. La rudesse de Socrate dans le Gorgias, notamment à l’égard des jeunes et fougueux Polos et Calliclès, semble proportion­nelle à l’arrogance et aux résistances psychologiques de ses interlocu­teurs. Les stratégies réfutatives de Socrate varient en effet selon les dispositions de son interlocuteur48. Si Socrate prend comme point de départ l’assentiment de l’interlocuteur, il ne se contente pas d’accepter simplement ses opinions ; l’accord mutuel doit reposer sur une réponse jugée claire et cohérente. La maïeutique socratique, l’art de rendre conscientes les idées que l’interlocuteur porte en lui, inclut l’examen critique : les idées fausses ou incohérentes seront rejetées, c’est-à-dire réfutées, comme c’est le cas avec Gorgias49. C’est pourquoi l’assentiment de l’interlocuteur ne correspond pas forcé­ment à une opinion que Socrate accepte et partage, mais plutôt aux présupposés de l’interlocuteur, présupposés que Socrate s’emploie à éclaircir et, le cas échéant, à réfuter.

  • 50  Cf. Wardy 1996, p. 63.
  • 51  Vickers y voit une des erreurs commises par Gorgias : « This is to confuse set­ting with purpose, (...)
  • 52  On se souviendra que cette conception de la justice est défendue par Céphale et Polémarque dans le (...)
  • 53  Cf. Wardy 1996, p. 69.

18L’argumentation adaptée, personnalisée, de Socrate comporte donc une dimension rhétorique, dans le sens classique de la maîtrise de l’art de l’argumentation en vue d’une certaine réaction de la part de son auditoire, ici de son interlocuteur. Si l’argumentation socra­tique comporte une dimension rhétorique, il en est de même de l’écriture de Platon, lequel manie en dernière instance toutes les ficelles du dialogue. Cette seconde rhétorique réside dans la présen­tation soignée des personnages et notamment de l’emploi d’une langue tantôt explicite, tantôt allusive50. Le thème du pouvoir (dynamis) en est un exemple significatif. Ce thème est central pour la thèse typiquement gorgienne de l’Éloge d’Hélène. La dynamis de la per­suasion selon Gorgias est inséparable de son statut comme art (techne). Tout art est pouvoir. Le mot grec dénote aussi, et plus spécifique­ment, le pouvoir politique. Les implications politiques de la rhéto­rique ne seront explicitées dans le Gorgias qu’au cours des entretiens avec Polos et Calliclès. La dimension politique apparaît néanmoins dans un passage suggestif, qui mérite une attention particulière. Il s’agit de l’éloge que Gorgias fait du pouvoir de la rhétorique (en 452d ; cf. 455d-456c). Celui-ci affirme que la rhétorique est le bien suprême parce qu’il « est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le pos­sèdent et principe du commandement que chaque individu, dans sa propre cité, exerce sur autrui (allon archein) » (452d, trad. Canto). On remarquera d’abord que la formulation n’est pas sans ambiguïté. Cette affirmation de Gorgias semble suggérer que le pouvoir rhétorique sert des fins bénéfiques pour l’auditoire, comme par exemple per­suader un malade de prendre un médicament ou conseiller à une assemblée d’adopter une politique salutaire. Gorgias semble ainsi défendre la rhétorique comme l’art démocratique par excellence. Ce ne sont pas, dit-il, des ingénieurs qui firent bâtir les murs et les ports d’Athènes pour le bien commun de la cité, mais des orateurs-politi­ciens, comme Thémistocle et Périclès (455d-456c). Ce type d’argu­ment démocratique en faveur de la rhétorique sera d’ailleurs popula­risé par Isocrate, disciple de Gorgias, et sera repris maintes fois jus­qu’à nos jours. On le retrouve notamment dans l’herméneutique contemporaine, pour qui la rhétorique est l’intermédiaire indispen­sable entre l’expert (ou la raison scientifique) et le citoyen (ou la rai­son pratique). Mais un problème subsiste. Gorgias classe la rhétorique parmi les arts de combat et la compare au pugilat et au pancrace (456c)51. Gorgias n’est pourtant pas sans scrupule. Il précise que l’usage de la rhétorique doit être juste, sans toutefois préciser ce qu’il entend par justice. Gorgias se contente de faire appel à la conception traditionnelle de la justice, qui consiste à aider ses amis et à nuire à ses ennemis52. Il ne se rend pas compte que la justice ne peut relever simplement d’une affiliation quelconque entre certains groupes dans la cité : favoriser les intérêts de sa propre classe signifie parfois s’op­poser au bien du reste de la cité53.

  • 54  Le lien problématique entre la liberté et le pouvoir de l’orateur est sous-estimé par certains com (...)
  • 55  Par exemple, Thucydide, III, 45, 6.

19Son éloge de la rhétorique demeure ainsi profondément ambigu et ambivalent. On notera en outre que Gorgias ne fait pas mention de la fonction proprement démocratique du débat entre orateurs, mais souligne avant tout le pouvoir que peut exercer l’orateur sur les autres citoyens. D’ailleurs l’expression allon archein, qui signifie habi­tuellement « gouverner les autres », peut également avoir le sens de « dominer les autres ». La formulation ambivalente de Gorgias peut en effet signifier la liberté de gouverner les autres, sans être gouverné par quiconque. L’ambivalence de la formulation dans ce passage cor­respond justement aux hésitations de Gorgias : pour lui la rhétorique est un pouvoir neutre et pourtant agressif (456c)54. Si l’expression ne dénote pas forcément le pouvoir tyrannique, elle comporte néan­moins des connotations de mauvais augure, qui rappellent d’ailleurs certaines pages sombres de Thucydide55. L’art de la parole est certes la condition indispensable de la démocratie, mais aussi sa plus grande menace. Le pouvoir rhétorique fournit à l’orateur la liberté de contrôler son auditoire comme des esclaves. Or, cette disponiblité à servir la soif de pouvoir des moins scrupuleux motive, pour une bonne part, la sévérité de la polémique platonicienne contre la rhéto­rique. Ce qui est en jeu, au fond, c’est la question de savoir si le nou­vel art de parler doit, oui ou non, être doublé de l’art de penser. Cette question est seulement mentionnée, jamais thématisée, durant l’entretien de Socrate avec Gorgias. Elle est sous-entendue dans l’indécision et l’ambiguïté même des propos de Gorgias. Si, de nos jours, nous avons tendance à considérer la rhétorique comme un art traitant uniquement des éléments formels du discours, suivant en cela la Rhétorique d’Aristote, Platon pour sa part refuse de séparer l’art de la parole de l’art de la pensée, la forme du contenu.

20De manière générale, ce que les propos de Gorgias ont d’ambigu ou d’indécis sera clarifié et radicalisé par Polos et Calliclès. Le lecteur peut en effet rapprocher l’éloge du pouvoir de la rhétorique par Gorgias et l’éloge de la tyrannie par Polos (466a), tyrannie ensuite pleinement assumée par Calliclès (484d-e).

  • 56  Nous nous permettons de citer sur ce point deux remarques éclairantes : « Socratic teleology… dema (...)

21L’argumentation initiale de Socrate consiste à faire comprendre à Gorgias, indirectement, que la rhétorique ne saurait maintenir sa neu­tralité morale. Le débat entre cette forme de rhétorique et la philoso­phie est au fond, selon Socrate, un choix entre deux modes de vie. La rhétorique, telle que comprise par Gorgias et ses disciples et amis, est d’abord et avant tout une source de pouvoir pour celui qui l’exerce56. S’il est vrai que les trois interlocuteurs de Socrate ont chacun leur attitude propre envers le pouvoir, il n’en demeure pas moins que le pouvoir constitue pour les trois la fin de la rhétorique – de manière théorique et implicite chez Gorgias, de manière pratique et déclarée chez Polos et Calliclès.

  • 57  Deutschle 1886, p. 50.
  • 58  Kahn 1983, p. 75-76.

22Par ailleurs, le thème du pouvoir chez Gorgias est lié, positive­ment et négativement, à un certain sentiment de honte. Le phéno­mène de la honte se manifeste chez Gorgias au moment où il hésite à poursuivre la discussion (458d). Après une longue conversation, jus­qu’alors aporétique et pour Gorgias sans doute éprouvante, Socrate lui demande s’il désire poursuivre la discussion. Gorgias, préoccupé par son public, se demande si la foule ne souhaiterait pas plutôt aller vaquer à d’autres occupations. Cette délicatesse de la part de Gorgias est en même temps une tentative élégante de mettre fin à la discus­sion. En quelque sorte contraint, Gorgias répond : « Ce serait honteux [aischron] de ma part de refuser alors que je me suis porté volontaire pour répondre à toutes les questions posées » (458d). Sa décision de poursuivre le dialogue avec Socrate (et la suite du dialogue) semble donc reposer, en partie du moins, sur son sens de l’honneur57. Le sentiment de l’honneur est également lié à sa réfutation finale. Polos affirmera par la suite que c’est la honte de Gorgias qui fut cause de sa ruine : celui-ci aurait eu honte (eischunthe) de soutenir devant Socrate, et son public présent, qu’il ne peut enseigner la justice (461b). Gorgias admet donc qu’il peut enseigner le juste à ses élèves. Socrate présuppose alors, comme on l’a vu, la thèse de la vertu-savoir : celui qui connaît la justice est nécessairement juste. L’orateur ne peut donc pas être injuste ou faire un usage injuste de la rhétorique, comme Gorgias l’avait affirmé plus tôt. « Celui qui a appris le juste est juste » (460b). Celui qui enseigne la rhétorique doit donc être responsable du comportement éthique de ses élèves. Le lecteur aura noté que ce paradoxe, supposé plutôt que défendu, n’est pas indispensable à la réfutation de Gorgias par Socrate. La réfutation de Socrate pouvait se dispenser de ce paradoxe. Il suffisait de montrer que Gorgias s’est contredit en affirmant que le rhéteur doit posséder la connaissance du juste après avoir soutenu le contraire. La réfutation finale de Socrate ne concerne pourtant pas la question du sujet de la rhéto­rique mais celle du rapport entre savoir et être. En revanche, cette réfutation finale, elle aussi, est adressée à la personne de Gorgias, autant qu’à son argumentation58.

  • 59  Comme le soutient Kahn, ibid.
  • 60  Voir à ce propos l’interprétation pénétrante de Kobusch 1978.
  • 61  Voir sur ce point les études de Lesher 1984 et Dorion 1990 ; le mot elenchein exprime chez Homère (...)
  • 62  Comme l’a reconnu G. Vlastos 1983, analyste avant tout de la dimension logique de l’elenchos. Cf. (...)
  • 63  Cf. McKim 1988 ; Kobusch 1978.

23Le sentiment de honte chez Gorgias n’est peut-être pas superficiel et hypocrite, comme semble le suggérer Polos. Ce sentiment ne se réduit pas forcément à la crainte de la désapprobation publique59. Il n’est pas exclu qu’il relève aussi d’un sentiment naturel de respect60. D’ailleurs, c’est précisément ce sentiment qui fait défaut à Calliclès et qui le rend incapable de reconnaître la réfutation de Socrate. Le sen­timent de honte et la réfutation sont intimement liés. On rappellera que le mot grec pour réfutation (elenchos) signifie à l’origine honte61. Le caractère personnalisé de la réfutation socratique réside notam­ment dans sa dimension éthique, voire existentielle62. La réfutation socratique ici ne vise pas seulement à établir l’inconséquence logique mais aussi l’inconséquence morale de l’interlocuteur : c’est tout l’individu et son mode de vie qui se voient réfutés. De plus, le phé­nomène de la honte assumera, dans l’ensemble du Gorgias, un rôle décisif. Socrate cherchera à démontrer à tous ses interlocuteurs, alors même qu’ils le nient, qu’ils partagent la thèse socratique (que la vertu est profitable et que le vice ne l’est pas), en leur faisant éprouver la honte, preuve de leur adhésion, du moins partielle, à une éthique commune63.

5. Le Gorgias de Platon

  • 64  Gorgias revient sur cette définition à deux reprises (456e-457c), et il est parfai­tement conscien (...)
  • 65  Cf. Teloh 1986, p. 140.
  • 66  Cf. Trabattoni 1998, p. 72.

24Comme nous le faisions remarquer plus tôt, Socrate traite Gorgias avec égards, par comparaison du moins avec la rudesse qu’il mani­feste envers Polos et Calliclès. Son âge, sa réputation, mais aussi assu­rément son sens moral lui méritent le respect de Socrate. Gorgias commence l’échange avec la vanité caractéristique d’une célébrité. Mais son honnêteté et sa bonne volonté sont telles qu’il accepte les règles dialectiques de Socrate et tentera de les suivre. De plus, il faci­litera la discussion subséquente avec Polos et Calliclès en insistant notamment sur sa continuation (497b-c ; 506a-b). Cela dit, Gorgias aura hésité, jusqu’à la fin de son entretien avec Socrate, entre deux conceptions de la rhétorique : l’une comme pure forme, l’autre comme forme et contenu. Il semble incapable de faire un choix net entre ces deux conceptions. Il est certainement vrai que le Gorgias historique n’aurait pas admis que l’on puisse enseigner le juste et l’injuste. Platon semble néanmoins mettre le doigt sur un point névralgique de la position de Gorgias : si l’orateur ne possède pas de connaissance du juste (selon la position radicalement sceptique du Gorgias historique), alors comment s’assurer que le pouvoir de per­suasion ne dégénère pas en pouvoir tyrannique ? Gorgias est d’abord et avant tout un technicien du langage64. Tel que présenté par Platon, Gorgias ne semble pas conscient que cette ambivalence ouvre la porte à l’immoralisme de ses disciples. Socrate se charge donc de le réfuter afin de lui montrer que ses opinions sur la rhétorique et la justice sont contradictoires. Gorgias n’a pas suffisamment réfléchi au rapport entre la rhétorique et la justice. S’il n’est pas un ennemi de la morale traditionnelle, comme Calliclès par exemple, c’est peut-être en partie parce qu’il est trop soucieux de l’approbation publique. Il n’est pas non plus un ferme défenseur de cette moralité. C’est pour­quoi il serait au fond, selon Platon, un corrupteur, involontaire et inconscient, de Polos et de Calliclès65. De plus, la composition même du dialogue suggère la thèse historique selon laquelle les pré­supposés théoriques de Gorgias et d’autres initiateurs du mouvement sophistique recèlent les suites désastreuses de la décadence morale et politique d’Athènes66.

  • 67  On peut donc se demander si le reste du dialogue ne lui est pas tout spéciale­ment adressé. Le sen (...)

25La réfutation de Socrate se veut malgré tout bienveillante, car elle vise à éduquer Gorgias. Sa réfutation est une forme de « psychagogie », c’est-à-dire une réorientation intérieure ou une thé­rapie par le langage. Gorgias voit sa définition de la rhétorique réfu­tée et apprend ainsi indirectement que le divorce entre la rhétorique et la justice est problématique. Sa vanité initiale laisse place au senti­ment d’embarras et, peut-être aussi, au désir de connaître la véritable nature de la rhétorique. Gorgias semble reconnaître sa réfutation et ses implications. Nous disons « semble » parce que cette reconnais­sance reste implicite et n’est pas explicitement confirmée sur le moment ou dans la suite du dialogue. Aucune indication claire et nette ne permet de savoir si cette réfutation mène Gorgias à la vie philosophique. Certains indices témoignent du moins de son intérêt soutenu pour la suite de la discussion. Calliclès affirmera pour sa part que, s’il continue de remplir, malgré lui, la fonction d’interlocuteur et s’il poursuit la discussion avec Socrate, c’est en fait par respect et complaisance envers Gorgias67.

6. Rhétorique socratico-platonicienne

  • 68  Cf. Narcy 1984, p. 14 ; 1996, p. 93-95.
  • 69  Cf. Deutschle 1886, p. 47-48
  • 70  Il n’est pas exclu que certaines erreurs ou faiblesses argumentatives de Socrate soient consciente (...)
  • 71  Cf. Apelt 1912, p. 98 : « Er ist der Regisseur… Er weiß es von vornherein recht wohl, worauf die S (...)

26Malgré sa sévère critique de la rhétorique dans le Gorgias, Socrate ne met jamais en question la thèse gorgienne de la puissance de la parole sur l’âme humaine. Dans son entretien avec Calliclès, Socrate affirmera même que le salut d’Athènes dépend de la naissance d’un nouveau type d’orateur, celui qui sera à la fois expert et juste (504d). Socrate ne condamne pas la rhétorique en tant que telle, mais la rhé­torique qui se prétend omnisciente et moralement neutre. Si cette thèse mitigée n’est nulle part formulée explicitement dans le Gorgias (mais seulement dans le Phèdre), cela tient sans doute en partie à la vive rivalité entre la philosophie, telle que conçue par Platon, et la rhéto­rique en vogue à l’époque, rivalité donc entre deux conceptions de l’éducation (paideia). Certes, l’argumentation de Socrate est stratégique et parfois éristique, mais toujours elle a un but éthique et vise le bénéfice de l’interlocuteur68. Le critère décisif de la valeur d’une action est justement l’intention, selon Socrate dans le Gorgias (457e)69. En effet, comme le montre l’Euthydème, parfois seule l’intention (éthique) du philosophe permet de distinguer son argumentation de celle du sophiste70. Socrate s’adapte de manière consciente et délibé­rée aux discours et aux dispositions de Gorgias afin de mieux mobi­liser son engagement, de le provoquer, de tester ses opinions et de détruire les résistances psychologiques. Socrate fait montre ainsi d’un dédoublement à caractère pédagogique71. Par ailleurs, le lien direct entre les dispositions des personnages et le mode de discussion témoigne du contrôle formel qu’exerce Platon sur les éléments dra­matiques.

  • 72  Cf. Schmid 1980 ; Blank 1993.
  • 73  On compte plus de 75 occurrences des formes verbales et adjectivales d’aischyne dans le dialogue.
  • 74  Cf. McKim 1988.

27L’antithèse souvent présumée entre dialectique et rhétorique pro­vient en partie d’une autre antithèse, censément platonicienne, celle entre raison et émotion. Selon cette interprétation, la dialectique pla­tonicienne est une méthode essentiellement impersonnelle, dénuée de toute dimension rhétorique ou émotionnelle. Socrate rappelle dans le Gorgias, il est vrai, que l’essentiel est de rester objectif et calme et de ne se préoccuper que de la justesse des arguments. Cependant, cette méthode rationnelle exige à son tour des dispositions morales (ou psychologiques) qu’il importe de cultiver, telle la modestie – qua­lité nécessaire afin de reconnaître la réfutation, laquelle peut alors nous corriger et nous améliorer. C’est pourquoi les émotions, notamment la honte, assument un rôle important dans cet art du dia­logue. Si certaines émotions entravent la découverte dialectique (et le Gorgias en donne de nombreuses illustrations), d’autres émotions en revanche peuvent et même doivent accompagner cette découverte72. Le Gorgias est certes riche en arguments réfutatifs et constructifs, or un de ses leitmotivs, qui coordonne en partie le contenu argumenta­tif, est celui de la honte (également : aischyne)73. De plus, les manifesta­tions de la honte, liées directement ou indirectement à la réfutation, surviennent à des moments clés du dialogue74.

  • 75  Diès 1972, p. 412.
  • 76  Il y a notamment les arguments reportés, comme par exemple celui reposant sur la distinction entre (...)
  • 77  Diès, ibid., p. 413.
  • 78  Cf. Narcy 1992, p. 89-92.

28Platon s’est donc approprié des procédés rhétoriques et les utilise pour combattre une conception indûment étroite de la rhétorique. Comme le fait remarquer Auguste Diès avec clairvoyance, la dialec­tique, dans son acception technique, doit certes atteindre à la science (episteme), mais elle est loin d’épuiser à elle seule « les ressources de ce qui fut la dialectique au sens originel : l’argumentation dialoguée »75. Il existe en effet des « moyens transitoires d’argumentation », des formes multiples d’argumentation ad hominem, avancées pour les besoins passagers de la discussion76. L’argumentation à bâtons rom­pus tient à la fois du dialogue socratique et de la joute éristique77. Ces divers types de démonstration ont des forces argumentatives variables et témoignent de la richesse et de la souplesse rhétorique de la dialectique platonicienne. Le dialogue socratique se présente ainsi comme une imitation écrite de la conversation vivante et relève donc en dernière instance de l’art de la prose78.

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Notes

1  Dans le cas de Vickers, cette critique à l’égard de Platon est animée d’une inten­tion apologétique en faveur de la rhétorique comme discipline éminemment huma­niste.

2  453-456a ; 463b-464c, 465a, 480a, 520b.

3  Tordesillas 1992, p. 77. Cf. Halliwell 1994, p. 225 : « Contrary to a common ste­reotype, there is no simple or invariable Platonic attitude to rhetoric… As Plato’s cri­tics have often been quick to notice, his dialogues contain elements which could themselves be judged rhetorical ; and it is likely that, though the judgment is often a delicate one, Plato himself would have been prepared to concede the description in certain cases… Contrary to the impression which he sometimes creates, Plato should not be counted as a mere opponent of rhetoric ».

4  On fera remarquer également que Socrate considère en 454a-455a l’enseignement (didaskein) comme une forme de persuasion (peitho), celle qui procède du savoir, et non de la simple croyance. Voir sur ce passage l’étude détaillée de Murray 1988.

5  Szlezák 1985 ; Rossetti 1989 ; Wardy 1996. De plus, comme on le sait, le Phèdre esquissera le programme d’une rhétorique philosophique.

6  Kennedy 1980, p. 59. Sur le soin extrême qu’apportait Platon à la composition de ses dialogues, voir notamment les remarques de Denys d’Halicarnasse, Sur la composition, chap. 25. Cf. North 1991.

7  Voir les études éclairantes de Kahn 1983 et Brickhouse & Smith 1994 sur le caractère personnalisé de l’argumentation socratique ; ces chercheurs n’établissent cependant pas de rapport entre cet aspect et la rhétorique.

8  Signalons cependant l’étude originale de R. Wardy sur le Gorgias (R. Wardy 1996) à laquelle nous reviendrons dans les notes. Sur l’approche herméneutique en général, voir Renaud 1999.

9  Cf. Niehues-Pröbsting 1987, p. 83.

10  Voir à cet égard l’interprétation clairvoyante de Kobusch 1978.

11  Cf. K. Gaiser 1959 sur la protreptique comme partie intégrante de la paideia philosophique.

12  Nos citations sont tirées, dans la plupart des cas, de la traduction de Canto 1993. Nous avons également consulté celles de Robin 1990 et de Croiset 1923.

13  455d : saphos apokalupsai ; cf. 460a.

14  Cf. Narcy 1984, p. 60.

15  Cf. 508a-c ; Irwin 1979, ad loc.

16  Cf. Lafrance 1982, p. 63.

17  Cf. Halliwell 1994, p. 229, 233 ; Niehues-Pröbsting 1987, p. 85.

18  Lafrance 1982, p. 63-64.

19  456a : dikasterion, bouleuterion, ekklesia ; cf. République, 365d.

20  456ba ; cf. Euthydème 289e-290a ; Ménexène 235a-b.

21  Selon Vickers, le Gorgias historique serait réduit à remplir la fonction de simple marionnette platonicienne (Vickers 1988, p. 95).

22  Buchheim 1989 ; Kerferd & Flashar 1998, p. 44-53.

23  La question du rapport contradictoire entre le Ménon, où il est dit que Gorgias n’enseigne pas la vertu (Ménon 95c, 71e, 73a-c), et le Gorgias, où le célèbre rhéteur pré­tend l’enseigner, dépasse le cadre de notre étude.

24  On remarquera cependant que Socrate récupérera la thèse de l’universalité de la persuasion au niveau de l’ensemble des arts (454a-455a) ; cf. Trabattoni 1994, p. 52-53.

25  Wardy 1996, p. 61.

26  Alors que la critique du Gorgias porte sur la fin (telos) de la rhétorique, le Phèdre se penchera aussi sur les moyens de la persuasion ; cf. Tordesillas 1992, p. 77.

27  Cf. la discussion de la poésie dans le Ion.

28  Wardy 1996, p. 61.

29  Cf. Irwin 1979, p. 118 ; Vickers 1988, p. 93.

30  Éloge d’Hélène, 8 ; Vickers 1988, p. 92.

31  Irwin 1979, p. 114.

32  Cf. Narcy 1984, p. 38.

33  Cf. Diogène Laërce, III, 46. Sur la question de savoir qui – ou qu’est-ce qui – parle au nom de Platon, voir Press 2000. Plus généralement, sur les divers problèmes herméneutiques que pose le dialogue platonicien comme forme littéraire, voir Cossutta & Narcy 2001.

34  Athénée, 11, 505d-e ; cf. Angeli 1981.

35  Pour la thèse contraire, celle de l’authenticité gorgienne du témoignage de Platon, voir Untersteiner 1996, p. 304, n. 26.

36  Vickers 1988, p. 114-115 ; cf. Irwin 1979, p. 117, 124.

37  Vickers, ibid., p. 120 ; cf. Irwin 1979, p. 128.

38  Comme le fait remarquer Tarrant 2000, p. 135, les interprètes de Platon des premiers siècles après J.-C., pour leur part, interprétèrent le Gorgias à la lumière du Phèdre : « The presence of a true art of rhetoric in the Phaedrus made authors look more circumspectly at the notion of rhetoric as a flattery in the Gorgias, and to ask themselves what it was that was being treated as “rhetoric” at that point [scil. dans le Gorgias] ». On lit par exemple dans les Prolégomènes à la philosophie de Platon : « Platon se propose… d’expliquer ce qu’est la véritable rhétorique [ten alethe rhetoriken] » (Trouillard/Westerink 1990, p. 34).

39  Vickers 1988, p. 16, 18.

40  On notera que cette première scène a été largement ignorée par les commenta­teurs critiques du dialogue, notamment par Irwin, Vickers et Beversluis.

41  On notera ici que le terme utilisé est le verbe « discuter » (dialegesthai), non le substantif technique « dialectique » (dialektike).

42  Wardy formule l’hypothèse, en soi fort intéressante bien qu’aventureuse, selon laquelle le discours que vient de prononcer Gorgias n’est autre que le célèbre Éloge d’Hélène, discours donc que Socrate n’aurait pas entendu (Wardy 1996, p. 60).

43  455c ; 458c 473e ; 487b ; 490b.

44  Szlezák 1983, p. 141.

45  À l’instar de son disciple Polos, Gorgias commettra la même erreur deux fois : il louera d’abord la rhétorique avec emphase comme « le plus excellent des arts », au lieu de la définir ; il répondra par la suite à la question concernant l’objet de la rhétorique en indiquant avec fierté qu’il s’agit des « choses humaines les plus importantes » (452a).

46  Wardy 1996, p. 57.

47  Voir cependant Roochnik 1995.

48  Entre en jeu ici également la stratégie globale de Platon : l’unité évidente du dialogue réside dans son mouvement progressif ; le nouvel interlocuteur reprend à son compte la thèse que son prédécesseur n’a pas réussi à défendre.

49  Cf. Théét. 150b-c. Sur l’ensemble du passage sur la maïeutique (Théétète, 148d-151d), voir Renaud 2001.

50  Cf. Wardy 1996, p. 63.

51  Vickers y voit une des erreurs commises par Gorgias : « This is to confuse set­ting with purpose, accident with essence » (Vickers 1988, p. 94).

52  On se souviendra que cette conception de la justice est défendue par Céphale et Polémarque dans le premier livre de la République.

53  Cf. Wardy 1996, p. 69.

54  Le lien problématique entre la liberté et le pouvoir de l’orateur est sous-estimé par certains commentateurs qui défendent Gorgias contre Socrate. Selon Vickers par exemple, c’est l’antidémocratisme de Platon qui crée ce lien problématique de toutes pièces. Socrate, il est vrai, ose affirmer que les assemblées de la démocratie athénienne, vu, selon lui, la passivité des foules et l’intention tyrannique des orateurs, sont en réa­lité antidémocratiques. Cela dit, le terme péjoratif ochlos, que Platon emploie ici, est tiré du vocabulaire du Gorgias historique (Éloge d’Hélène, 13) ; cf. Wardy 1996, p. 167-168.

55  Par exemple, Thucydide, III, 45, 6.

56  Nous nous permettons de citer sur ce point deux remarques éclairantes : « Socratic teleology… demanded an ultimate goal for the display of competitive excel­lence for which Gorgias trained his students and which he, like most of his contempo­raries, regarded as an end in itself » (Cole 1991, p. 152) ; « Die Dynamis gehört nicht bloß als ein untergeordneter Teil zur Rhetorik, sie ist das Wesen der Rhetorik ; Rhetorik ist Macht, und zwar wie die Tyrannis Macht schlechthin » (Niehues-Pröbsting 1987, p. 94).

57  Deutschle 1886, p. 50.

58  Kahn 1983, p. 75-76.

59  Comme le soutient Kahn, ibid.

60  Voir à ce propos l’interprétation pénétrante de Kobusch 1978.

61  Voir sur ce point les études de Lesher 1984 et Dorion 1990 ; le mot elenchein exprime chez Homère le fait pour un guerrier de se voir déshonoré dans une défaite (Il. 2, 235), ou chez Parménide et Héraclite le fait de voir son ignorance dévoilée au grand jour (28B 7,5 ; 22B 125a).

62  Comme l’a reconnu G. Vlastos 1983, analyste avant tout de la dimension logique de l’elenchos. Cf. Renaud (sous presse).

63  Cf. McKim 1988 ; Kobusch 1978.

64  Gorgias revient sur cette définition à deux reprises (456e-457c), et il est parfai­tement conscient du pouvoir de la rhétorique, qui d’ailleurs fait sa fierté (452e ; 455e-456d).

65  Cf. Teloh 1986, p. 140.

66  Cf. Trabattoni 1998, p. 72.

67  On peut donc se demander si le reste du dialogue ne lui est pas tout spéciale­ment adressé. Le sens du titre énigmatique du dialogue s’en trouverait alors en partie éclairci. (Car pourquoi Gorgias plutôt que Calliclès, puisque l’entretien avec le jeune immoraliste occupe plus de la moitié du dialogue ?) Bien entendu, cette hypothèse globale ne saurait se confirmer sans une analyse détaillée de l’ensemble du dialogue.

68  Cf. Narcy 1984, p. 14 ; 1996, p. 93-95.

69  Cf. Deutschle 1886, p. 47-48

70  Il n’est pas exclu que certaines erreurs ou faiblesses argumentatives de Socrate soient conscientes ; elles seraient commises ou du moins permises, parfois ensuite cor­rigées, dans une intention morale et pédagogique (cf. Teloh 1986 ; Klosko 1986 ; Ostenfeld 1996). Dans les Topiques d’Aristote, l’usage délibéré d’arguments invalides (161a25-33) est caractéristique non seulement de la dialectique compétitive mais aussi des autres types de dialectique (didactique, pérastique et investigative). Selon Aristote, l’elenchos socratique repose notamment sur la volonté d’amener l’interlocuteur à se contredire par rapport à ses désirs réels d’une part et aux croyances communément acceptées auxquelles il veut bien souscrire ou paraître souscrire d’autre part (Soph. El. 172b35 sqq.). (Sur la question du rapport entre la dialectique platonicienne et la dia­lectique aristotélicienne, voir notamment Narcy 1984, p. 159-178 ; Dorion 1997). Dans le livre VIII des Topiques, Aristote offre un catalogue de stratégies argumentatives. Or on retrouve quelques-unes de ces stratégies exemplifiées dans le Gorgias, notamment la stratégie de cacher à l’interlocuteur la conclusion à laquelle le questionneur veut en venir (155b23) et celle de camoufler les prémisses de l’argument (156a7-13). Le com­mentaire de Irwin relève bon nombre d’erreurs ou de faiblesses argumentatives de ce type, sans cependant s’interroger sur l’intention possible de Socrate personnage ou celle de Platon auteur.

71  Cf. Apelt 1912, p. 98 : « Er ist der Regisseur… Er weiß es von vornherein recht wohl, worauf die Sache hinausläuft, der Partner weiß es nicht » (p. 103). Cf. la nou­velle étude de Scott 2000.

72  Cf. Schmid 1980 ; Blank 1993.

73  On compte plus de 75 occurrences des formes verbales et adjectivales d’aischyne dans le dialogue.

74  Cf. McKim 1988.

75  Diès 1972, p. 412.

76  Il y a notamment les arguments reportés, comme par exemple celui reposant sur la distinction entre la parole et la pensée (peri honper legein kai phronein, 449e) comme inséparables. Mais Socrate n’exploitera pas l’argument selon lequel le savoir (phronein) est caractéristique de tous les arts (technai). Il n’en fait pas usage au début, si bien que l’argument semble isolé et inutile dans cette première partie de l’entretien. Il y revient plus tard au cours de la conversation pour signaler la différence entre contenu et forme, et c’est sur cette distinction que reposera la future réfutation de Gorgias.

77  Diès, ibid., p. 413.

78  Cf. Narcy 1992, p. 89-92.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Renaud, « La rhétorique socratico-platonicienne »Philosophie antique, 1 | 2001, 65-86.

Référence électronique

François Renaud, « La rhétorique socratico-platonicienne »Philosophie antique [En ligne], 1 | 2001, mis en ligne le 23 juin 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/8017 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsq

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François Renaud

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