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Matière et définition

Entre Métaphysique, Z, 10-11 et H, 2
Ulysse Chaintreuil
p. 165-190

Résumés

La place qu’occupe la matière dans la définition de la substance sensible évolue au cours des livres Z et H de la Métaphysique : là où les chapitres 10 et 11 du livre Z affirment que la matière doit être exclue du definiens de la substance sensible, le chapitre 2 du livre H affirme, au contraire, qu’il se doit de l’inclure. Le présent article montrera que cette différence de doctrine est issue d’un approfondissement de la manière dont la priorité causale de la forme est exprimée dans la définition. Elle l’est d’abord, dans le livre Z, au moyen d’une réduction des termes du definiens aux seules « parties de la forme », réduction qui est d’emblée jugée superflue et insatisfaisante. Elle le sera ensuite, dans le livre H, par la position de prédicat de la matière qu’elle occupe et qui a précisément vocation à exprimer sa priorité. En ce sens, les deux ensembles de textes ne constituent pas une volte-face théorique de la part d’Aristote, mais l’approfondissement d’un seul et unique modèle de définition visant à exprimer la priorité de la forme.

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  • 1  De manière exemplaire, Décarie 1961, p. 153, fait du livre H un vague « résumé » de certains argum (...)
  • 2  On voit une multiplication de travaux allant dans ce sens depuis le début des années 2000. Pour ne (...)
  • 3  En particulier Burnyeat 2001, p. 66-77, et de manière plus radicale Menn 2011, p. 161-202, voient (...)
  • 4  C’est le point sur lequel a insisté avec raison Morel 2015, p. 29-40 (et plus spécifiquement dans (...)
  • 5  Metaph. Z 3, 1029a26-30.
  • 6  De manière exemplaire, c’est ce qu’affirme Yu 1997, p. 119-145. Il y a selon lui une rupture nette (...)
  • 7  Bostock 1994, p. 288 : « a very notable volte-face ».

1Longtemps, le livre H de la Métaphysique a été considéré comme un simple appendice au livre Z1, mais la littérature de ces dernières décennies a montré qu’il apporte un certain nombre d’éléments qui lui sont spécifiques et qui le distinguent de ce dernier2. Deux éléments dégagés par cette littérature semblent prééminents pour établir la spécificité du livre H sur le livre Z : il s’agit a) de la requalification de la relation hylémorphique comme une relation entre une puissance matérielle et un acte formel3 et b) de la réévaluation du statut substantiel de la matière, qui devient « substance en puissance »4, alors qu’elle était exclue hors de la substantialité au livre Z, et en particulier au chapitre 35. Ainsi, certaines études ont, sur cette base, supposé une rupture théorique franche entre les doctrines des deux livres, allant jusqu’à nier leur continuité et à faire du livre H une enquête indépendante du reste de la Métaphysique6. Sur ce point, la question de la place de la matière et de sa relation à la forme dans la définition de la substance sensible est souvent convoquée comme un argument important, dans la mesure où les deux développements que présentent ces livres sur le sujet semblent adopter une position opposée, voire contradictoire. Ainsi, David Bostock, dans son commentaire, a pu affirmer que ces deux développements constituent « une volte-face remarquable »7 de la part d’Aristote.

  • 8  Par exemple : Metaph. Z 10, 1035b31-1036a2.
  • 9  Metaph. Z 11, 1036b21-32.

2Pour le dire en deux mots, les chapitres 10 et 11 du livre Z semblent affirmer que le definiens doit contenir la seule forme, à l’exclusion explicite de la matière du composé8 – même s’il faut reconnaître que ce résultat est notoirement embarrassé, notamment dans la partie centrale du chapitre 11, où Aristote propose la célèbre critique de Socrate le Jeune9, sur laquelle nous reviendrons. À l’inverse, le chapitre 2 du livre H inclut explicitement la matière de la substance sensible dans la définition de cette dernière, puisqu’il affirme que la définition d’une substance sensible est l’expression d’un acte formel en tant qu’il est le prédicat d’un sujet matériel. Il semble donc s’opérer, entre les deux textes, une importante transformation dans la conception aristotélicienne de la définition. De fait, il semble à première vue y avoir un écart théorique irrémédiable entre les deux approches de la définition de la substance sensible et cet écart se manifeste dans la question de l’inclusion ou de l’exclusion de la matière hors de l’énoncé définitionnel.

  • 10  Nous reprenons ici le terme de « raffinement » pour qualifier la relation du livre H au livre Z à (...)

3Nous prétendons montrer, dans les pages qui vont suivre, que cette « volte-face remarquable » que dénonce David Bostock ainsi que l’écart théorique qu’elle est censée manifester ne sont qu’apparents et qu’ils cachent en réalité une continuité entre les deux textes : le texte du livre H doit être considéré comme un approfondissement par Aristote de la théorie de la définition développée dans les chapitres du livre Z. Ainsi, bien loin d’être l’effet d’une « volte-face » doctrinale, l’écart entre ces deux textes doit être compris comme le résultat d’un raffinement10 d’une même théorie aristotélicienne de la définition de la substance sensible. Toutefois, avant d’insister sur les éléments qui assurent la continuité théorique et textuelle entre ces deux ensembles (sections 4 et 5), il nous faut restituer leur propos et leurs acquis principaux pour préciser quelles sont les différences doctrinales qu’ils manifestent (sections 1 et 2) et examiner les autres voies de réponses possibles permettant d’expliquer cette « volte-face » apparente (section 3).

1. Métaphysique, Z 10 et 11 : une définition excluant la matière

  • 11  Metaph. Z 6, 1032a5-6.
  • 12  Metaph. Z 7, 1032b1-2.
  • 13  Metaph. Z 7, 1032b14 : τῆς ἄνευ ὕλης.
  • 14  Metaph. Z 7, 1032b14 : τῆν ἔχουσαν ὕλην.
  • 15  Voir également De interpretatione, 4, 16b26-33 ou Poetica, 20, 1457a23-24.
  • 16  Metaph. Z 10, 1034b20-24.
  • 17  Sur l’expression « partie de la forme », voir par exemple Metaph. Z 10, 1035a21. Il faut certainem (...)
  • 18  Ceci en refusant l’ajout de Bonitz 1849, suivi à la fois par Jaeger 1957 et par Ross 1924 à la lig (...)

4Commençons par les textes du livre Z. La suite de chapitres 4 à 6 du livre Z a identifié l’être-ce-que-c’est, le τὶ ἥν εἶναι, unique objet de la définition, à la substance dont il est l’être-ce-que-c’est11. La forme a quant à elle été identifiée avec l’être-ce-que-c’est de chaque réalité et avec la substance première, l’οὐσία πρώτη, au chapitre 712. Cette assimilation a lieu principalement par distinction avec la substance dont elle est la forme, à savoir la substance composée. La différence entre les deux substances – formelle et composée – réside dans la possession ou non de matière : la forme est la substance « sans matière »13, tandis que la substance composée est la substance « possédant une matière »14. Il s’agit donc, dans les chapitres 10 et 11, d’établir à nouveau la distinction entre substance composée et substance formelle en s’interrogeant cette fois sur les parties propres à chacune d’elle. En effet, la forme, tout comme la substance composée, possède des parties. Si la forme est l’être-ce-que-c’est et que celui-ci est la définition de ce dont il est l’être-ce-que-c’est, alors la définition de la substance composée exprime l’être-ce-que-c’est de celle-ci, c’est-à-dire sa forme. Or, la définition est un énoncé, un λόγος, qui comprend un ensemble de termes comme ses parties15. Le chapitre 10 du livre Z s’ouvre ainsi sur la question de savoir quelles sont les parties de l’objet défini, le definiendum, qui entrent dans sa formule définitionnelle, dans son definiens16 ; il s’agit donc de savoir si les parties de la formule définitionnelle sont les parties de la substance composée dont elle est la définition. Pour le dire rapidement, la solution d’Aristote consistera, dans le chapitre 10, à distinguer deux types de parties de la substance : les parties de la forme, d’ordre exclusivement intelligible17, et les parties propres au composé de matière et de forme, c’est-à-dire les parties d’ordre sensible18. Aristote en vient à affirmer que seules les parties de la forme entrent dans l’énoncé définitionnel, dans la mesure où ce dernier exprime la forme. La matière sensible est, de fait, exclue de l’énoncé définitionnel, c’est-à-dire du definiens. C’est là ce que le texte conclut de manière explicite :

  • 19  Metaph. Z 10, 1035b32-1036a1 : μέρος μὲν οὖν ἐστὶ καὶ τοῦ εἴδους (εἶδος δὲ λέγω τὸ τί ἦν εἶναι) κα (...)

Il y a donc partie de la forme (j’appelle forme, l’être-ce-que-c’est) et partie du composé formé de la forme et de la matière elle-même. Mais seules les parties de la forme sont parties de l’énoncé définitionnel et l’énoncé définitionnel est énoncé de l’universel19.

  • 20  Même si le genre de la forme est pour elle en un sens une « matière intelligible », comme le suggé (...)
  • 21  La réciprocité entre la matérialité des parties et le fait d’être sujet à la génération et à la co (...)
  • 22  Metaph. Z 11, 1035a32-b1.

5Les parties propres au composé de matière et de forme sont des parties matérielles, dans la mesure où ces composés sont corruptibles en leurs éléments qui s’identifient à une matière. En effet, la forme du composé étant immatérielle20 et n’étant pas sujette à la génération et à la corruption21, elle ne comporte pas, dans ses parties, de parties matérielles. Ainsi, Aristote prend l’exemple souvent utilisé de la statue de bronze. Le bronze est une partie matérielle de la statue composée, dans la mesure où, lorsque celle-ci est détruite, la statue se corrompt en bronze. Le bronze est donc une partie propre au composé au sens d’une partie matérielle, mais il n’est pas une partie de la statue formelle, de la forme qui détermine le composé comme tel composé particulier et que son definiens exprime. Les parties matérielles du composé, c’est-à-dire, ici, ce en quoi se résout le composé sensible22, sont exclues de la formule définitionnelle au motif qu’elles n’entrent pas dans la composition de la forme qui est exprimée par le definiens. C’est cet élément qui nous intéresse et qui constitue, en quelque sorte, l’acquis général du chapitre 10 avec lequel le propos du chapitre 2 du livre H entre manifestement en contradiction : la matière sensible est ici clairement exclue hors du definiens.

6Le chapitre 11, qui prolonge l’analyse du chapitre 10, vise ainsi à établir ce que sont et ce que ne sont pas ces « parties de la forme » – il se montre d’ailleurs assez embarrassé sur la question, notamment dans la critique de Socrate le Jeune, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Pour l’instant, nous pouvons constater que la fin du chapitre 11 réaffirme sans réserve la conclusion du chapitre 10, c’est-à-dire qu’il réaffirme l’immatérialité radicale des termes de l’énoncé définitionnel et refuse explicitement toute inclusion de la matière sensible dans la forme et dans le definiens :

  • 23  Metaph. Z 11, 1037a22-30 : καὶ διὰ τί τῶν μὲν ὁ λόγος ὁ τοῦ τί ἦν εἶναι ἔχει τὰ μόρια τοῦ ὁριζομέν (...)

On a dit aussi pourquoi l’énoncé de l’être-ce-que-c’est contient, dans certains cas, les parties de ce qui est défini, dans les autres non, et que les parties qui sont comme une matière ne seront pas incluses dans l’énoncé de définition de la substance, car elles ne sont pas non plus parties de cette substance-là [c’est-à-dire, de la forme substantielle], mais de la substance composée. Or de celle-ci du moins, en quelque façon, il y a et il n’y a pas énoncé de définition, car avec la matière il n’y a pas, puisque c’est un indéterminé, mais selon la substance première, il y a, par exemple pour l’être humain, l’énoncé de l’âme23.

  • 24  MetaphZ 3, 1029a20-21.
  • 25  « Strictly speaking », Frede 1990, p. 129.

7La matière apparaît ici à nouveau comme le substrat purement indéterminé, conformément à l’analyse du chapitre 3 du livre Z24, et qui donc ne saurait figurer dans le definiens, puisqu’il porte précisément sur ce qui détermine la substance, c’est-à-dire la forme. À partir des chapitres 10 et 11, on peut ainsi reconstruire un modèle de définition « à strictement parler », selon le terme de Michael Frede25, qui aboutit à exclure la matière hors du definiens pour n’y conserver que l’énoncé de la seule forme.

2. Métaphysique, H 2 : une définition incluant la matière

  • 26  Metaph. H 1, 1042a24-26.
  • 27  Metaph. H 1, 1042a27-28.

8Toutefois, ce n’est pas là le dernier mot d’Aristote sur la question, puisque, comme nous l’avons annoncé dans l’introduction du présent article, le chapitre 2 du livre H présente une conception de la définition et surtout de la place de la matière sensible dans celle-ci, en apparence au moins, très différente, voire contradictoire avec celle des chapitres 10 et 11 du livre Z. Pour restituer le contexte de ce chapitre, il faut dire que le chapitre 1 du livre H propose de resserrer l’enquête ousiologique sur la substance sensible et sa composition26. Son analyse permet notamment de réintégrer la matière au sein de la substantialité en admettant qu’elle est une substance et un ceci en puissance27. Bien que le début du chapitre 2 du livre H annonce qu’il va se concentrer sur la substance en acte, c’est-à-dire sur la forme de la substance sensible, la matière est loin d’être absente des considérations de ce dernier. Au contraire, le chapitre 2 cherche à montrer qu’il faut intégrer la matière dans la définition de la substance sensible pour déterminer ce que celle-ci est. Après un premier moment où Aristote montre que la matière est déterminée par une ou des différences (différences qui sont analogues à la substance formelle), il affirme qu’énoncer ce qu’est une chose – substantielle ou non – revient à énoncer qu’il s’agit de « telle matière dans tel état » ou « telle matière disposée de telle manière » :

  • 28  Metaph. H 2, 1043a5-14 : ὡς ἐν ταῖς οὐσίαις τὸ τῆς ὕλης κατηγορούμενον αὐτὴ ἐνέργεια, καὶ ἐν τοῖ (...)

Comme, dans les substances, le prédicat de la matière est l’acte lui-même, il l’est aussi au plus haut point dans les autres définitions. Par exemple, s’il faut définir un seuil, nous dirons que c’est un morceau de bois ou une pierre disposés de telle façon, et que la maison, ce sont des briques et des morceaux de bois disposés de telle façon, ou encore aussi, dans certains cas, que c’est la fin ; s’il s’agit de définir de la glace, nous dirons que c’est de l’eau figée ou devenue compacte de telle façon ; une harmonie sera tel mélange d’aigu et de grave et ainsi de suite pour le reste. Il est donc manifeste, à partir de là, que, d’une matière différente, l’acte est différent, et la définition aussi est différente. En effet, dans certains cas, c’est un assemblage, dans d’autres, un mélange, dans d’autres une autre des définitions énoncées28.

  • 29  Metaph. H 3, 1043b30-33 : τὶ κατὰ τινὸς σημαίνει ὁ λόγος ὁ ὁριστικὸς καὶ δεῖ τὸ μὲν ω (...)

9On le voit clairement dans ce texte, et notamment dans la phrase des lignes 1043a5-7 qui l’ouvre : le definiens n’est plus réduit à énoncer la seule forme, puisqu’il est plutôt l’énoncé d’une matière disposée ou déterminée d’une certaine manière, c’est-à-dire déterminée par une forme. Autrement dit, la matière devient ipso facto une partie du definiens, contrairement à ce qui était prescrit aux chapitres 10 et 11 du livre Z. Les exemples de définitions qui suivent – celui du seuil, de la maison, de la glace et de l’harmonie –, introduits par le οἷον de la ligne 1043a7, le prouvent suffisamment. Aristote affirme que chaque fois qu’« il faut définir » (δέοι ὁρίσασθαι) un objet, le definiens produit articulera une matière – respectivement, pour chacun des exemples cités, une pierre, des briques et du bois, de l’eau ou l’aigu et le grave – à une forme qui la détermine. La phrase des lignes 1043a12-13 confirme encore l’inclusion de la matière dans le definiens, puisqu’elle affirme que si la matière est différente, la forme et, par voie de conséquence, le definiens sont eux aussi différents. La matière est incluse dans le definiens comme sujet de l’acte formel. Cette idée que la structure du definiens est une forme prédiquée à une matière est reprise au chapitre 3 du livre H, où Aristote affirme que « l’énoncé de définition signifie une chose prédiquée d’une autre et il faut que l’une soit comme une matière, l’autre comme une forme »29.

  • 30  Metaph. H 2, 1043a14-21.
  • 31  Notamment en Metaph. E, 1, 1025b30-1026a7 et De anima, I, 1, 403a29-b7, même si ce dernier texte n (...)

10La suite du passage du chapitre 2 du livre H confirme cet état de fait, puisqu’il thématise l’ouverture de la pratique de la définition à différents types de formules qui étaient exclues dans le livre Z. Aristote y distingue en effet trois types de définitions : une définition par la seule forme, une par la seule matière et une par le composé de deux30. Malgré le caractère en partie polémique du passage, et si Aristote ne détermine pas de manière claire sa position parmi les trois proposées, il faut souligner que cette tripartition se retrouve régulièrement dans le corpus aristotélicien31 et qu’Aristote semble assumer que la définition mentionnant la matière et la forme du composé est recevable.

11Quoi qu’il en soit, la contradiction entre nos deux ensembles de textes est patente. Les chapitres 10 et 11 du livre Z envisagent assez clairement une définition de la substance qui se réduit à exprimer la forme à l’exclusion explicite de la matière, alors que le chapitre 2 du livre H semble envisager un modèle plus libéral de définition, puisque la forme s’y trouve articulée à sa matière sensible.

3. Les interprétations de la « volte-face » d’Aristote

  • 32  On pourrait en réalité admettre qu’il existe une troisième voie qui consiste, dans le sillage des (...)
  • 33  « The standard view », pour reprendre le terme de Frede 1990, p. 113.
  • 34  Mié et Mittelmann 2022, p. 58-93.
  • 35  Ross 1924, vol. 2, p. 69.
  • 36  Metaph. Z 7, 1032b14.

12Pour résoudre la difficulté posée par cette apparente « volte-face », deux voies principales ont été explorées par la littérature secondaire32. Une première voie, qui est souvent comprise comme la voie « traditionnelle » ou « standard »33, même si elle est défendue avec vigueur et de manière convaincante par un article très récent34, consiste à distinguer les deux types de définitions en fonction de leurs objets. C’est l’option défendue par exemple par David Ross dans son commentaire35. L’idée est que la définition peut avoir deux definienda bien distincts, qui correspondent aux deux substances par ailleurs identifiées dans les chapitres précédents du livre Z et dont la différence sera réaffirmée dans l’incipit du chapitre 15 : la substance composée et la substance formelle. Le definiens de la première contiendrait l’énoncé de la matière sensible comme partie, alors que le definiens de la seconde n’admettrait pas la matière comme partie dans la mesure où la forme est « sans matière »36. Ainsi, David Ross explique la coexistence de deux modèles de definientia différents dans le discours aristotélicien sur la définition par la coexistence des deux definienda également différents auxquels ils correspondent. L’écart entre les deux textes s’explique alors de lui-même : ils ne parlent tout simplement pas de la même définition parce qu’ils ne parlent pas de la même substance. Le modèle de définition dégagé à partir des chapitres du livre Z s’appliquerait à la définition de la forme tandis que le chapitre du livre H parlerait de celle du composé.

  • 37  Metaph. Z 10, 1035b14-16 : ἐπεὶ δὲ ἡ τῶν ζῴων ψυχή (τοῦτο γὰρ οὐσία τοῦ ἐμψύχου) ἡ κατὰ τὸν λόγον (...)
  • 38  Metaph. Z 7, 1032b1-2 ; voir aussi MetaphZ 10, 1035b32.
  • 39  Metaph. Z 7, 1032a21-22 : καθ ̓ὅ. On trouve un texte parallèle en Metaph. Λ 3, 1069b36-1070a1.
  • 40  Metaph. Z 17, 1041a27-30.

13Comme l’a montré Michael Frede, le problème de cette lecture est qu’elle achoppe sur le détail des textes des chapitres 10 et 11 du livre Z : plusieurs passages affirment que la réduction du definiens à l’énoncé de la forme vaut également pour les substances composées. Aristote écrit ainsi aux lignes 1035b14-16 : « L’âme des animaux (car c’est la substance de l’être animé) est la substance selon l’énoncé de définition, c’est-à-dire la forme et l’être-ce-que-c’est d’un corps de cette sorte. »37 La définition par la seule forme et à l’exclusion de la matière ne concerne pas uniquement les définitions portant sur la substance formelle, mais également les définitions portant sur les substances composées de matière et de forme – ici, l’être animé dont l’âme est la substance. On peut donc à bon droit considérer que, dans ce passage, l’expression de la forme est la définition de la substance composée, dans la mesure où dire ce qu’est telle substance composée revient à énoncer sa forme. Par ailleurs, Aristote fait de la forme la « substance première »38 parce qu’elle est ce « selon de quoi »39 le composé particulier est une substance, et plus précisément, telle substance déterminée40. Dans cette perspective, ce qui définit en propre le composé, c’est l’énoncé de la forme.

  • 41  Frede 1990, p. 114-116.

14C’est ce type de critique qui impose, selon Michael Frede41, de développer une lecture alternative qui prétend concilier l’existence de deux types de définitions différentes sans passer par une distinction entre les objets de ces définitions. L’objectif de Michael Frede consiste ainsi à rendre compte de l’existence de deux types de définitions tout en admettant qu’elles se rapportent à un seul et même definiendum, à savoir, la substance sensible. Ainsi, sa solution consiste à déplacer la différence entre les deux définitions depuis leur objet vers le contexte épistémique où elles sont formulées. Il serait donc possible, selon lui, de formuler la définition des substances sensibles en ajoutant une matière à la forme si le contexte où est utilisée cette définition l’autorise. Par exemple, un naturaliste, qui étudie les réalités en tant qu’elles deviennent et sont sujettes au mouvement, peut (et, sans doute même, doit) donner les définitions des substances qu’il examine en intégrant au definiens de celles-ci leur matière, car leur matière est une composante essentielle de leur mouvement et de leur devenir qui est proprement étudié par la philosophie seconde. Toutefois, si l’on étudie l’être en tant qu’être – et non en tant qu’il devient –, comme c’est la perspective du métaphysicien, alors le definiens ne doit contenir que la forme, qui est substance au sens premier, car la forme est ce qui définit au sens le plus strict la substance dont elle est la forme. Ainsi, un definiens au sens le plus rigoureux du terme exprime uniquement la forme et exclut la mention de la matière sensible du composé. Toutefois, les définitions incluant la matière ne sont pas absolument illégitimes pour autant puisque, dans le contexte d’une enquête physique, elles peuvent tout-à-fait être utilisées.

  • 42  Voir en particulier les lignes Metaph. H 1, 1042a18-21, qui « résument » Metaph. Z 10 et 11.
  • 43  Le seul argument pour le dire pourrait précisément être qu’il propose une théorie de la définition (...)

15Il semble toutefois significatif que Michael Frede omette dans ses analyses le texte du chapitre 2 du livre H. En effet, celui-ci se situe explicitement dans la continuité du livre Z et de son enquête sur la substance par le biais du chapitre 1, dont l’incipit présente une synthèse de certains arguments du livre Z42. Il n’y a donc pas de raison de penser que le chapitre 2 du livre H propose une enquête strictement « physique » et que son cadre épistémique soit radicalement différent de celui des chapitres 10 et 1143. Il n’est d’ailleurs pas question, dans le chapitre 2 du livre H, du devenir de la substance sensible ou de ses mouvements, mais bien de sa seule définition et des éléments qui y sont intégrés, ainsi que de la cause de ce qu’est la substance en question (qui est proprement objet de la définition). Les différences de contexte épistémique ne peuvent donc, à notre sens, pas être convoquées pour expliquer à elles seules les différences dans les modèles de définitions de nos deux textes.

  • 44  Morel 2015, p. 117-125.
  • 45  Sur cette question, voir la note 4 du présent travail.
  • 46  Morel 2015, p. 125.

16De fait, si ces deux voies interprétatives comportent chacune leurs difficultés respectives, il nous semble que, en se concentrant sur les points de divergences dans les théories de la définition présentes dans les deux textes, elles oublient deux éléments qui permettent de nuancer cette apparente « volte-face ». Un premier élément qui permet de nuancer l’existence de cette « volte-face » est le fait que, entre les deux textes, Aristote « raffine » le concept de matière en réintroduisant celle-ci dans la substantialité sous la forme d’une substance en puissance. La matière n’est alors plus absolument exclue de la substance et donc de sa définition au motif qu’elle est indéterminée, comme semblent en partie l’admettre les chapitres 10 et 11 du livre Z, dans la suite du chapitre 3 du même livre. Cette matière peut alors trouver sa place dans le definiens de la substance sensible avec une difficulté moindre. C’est la solution que propose Pierre-Marie Morel dans son commentaire du livre H44 qui affirme que si la matière éloignée – c’est-à-dire la plus largement indéterminée – peut être exclue du definiens, la « matière prochaine », c’est-à-dire le niveau de matérialité le plus déterminé et qui est immédiatement inférieur à la substance sensible, fait quant à elle partie du definiens de celle-ci. Cette solution consiste ainsi à admettre non pas une simple variation dans la technicité de la définition aristotélicienne, mais aussi une variation dans la notion de matière qui, selon lui, fait l’objet d’un « raffinement » dans le livre H45 : si la matière-substrat indéterminée ne saurait entrer dans la définition de la substance sensible, la matière qui est « substance en puissance » et donc déjà partiellement déterminée peut quant à elle trouver une place dans l’énoncé définitionnel de la substance sensible. Ces dernières considérations, avec lesquelles on s’accordera volontiers, aboutissent ainsi à nuancer la « volte-face » que constitue le texte du chapitre 2 du livre H – de fait, Pierre-Marie Morel préfère plutôt parler d’une « bifurcation »46 dans la théorie aristotélicienne de la définition.

17On peut, selon nous, franchir un pas de plus dans cette direction en constatant qu’il existe un second élément qui assure la continuité entre nos deux textes : tous les deux soulignent le rôle prépondérant que la forme occupe dans la définition. En effet, dans les deux cas, le definiens exprime avant tout la forme, tant dans la conception qui réduit tout definiens à la forme que dans celle donnée chapitre 2 du livre H. Or, cette centralité de la forme dans la définition permet de diminuer encore la contradiction apparente entre les deux modèles. Comme nous allons le montrer dans la suite du présent travail, la priorité de la forme au sein de la définition est le dénominateur commun entre nos deux textes qui permet de comprendre que nous n’avons pas affaire à une « volte-face » théorique mais qu’ils constituent plutôt l’approfondissement d’un seul et même modèle définitionnel.

4. La priorité de la forme, dénominateur commun des deux textes

18Dans la doctrine qui pose l’exclusion de la matière hors du definiens, comme dans celle qui est présentée dans le chapitre 2 du livre H, la forme est en effet toujours identifiée au principe de la définition, c’est-à-dire à ce par quoi une réalité peut être dite ce qu’elle est. Ainsi, dans les deux cas, on peut dire de la forme qu’elle est l’élément qui exprime à proprement parler ce qu’est le definiendum. Or, comme nous allons le montrer, la place différente que chacune de ces deux doctrines réserve à la matière tient avant tout à la manière différente dont est exprimé, dans chacun des deux modèles de definiens fournis par ces deux textes, le caractère principiel de la forme. La priorité de la forme est l’élément théorique commun entre nos deux textes dont l’expression à chaque fois différente justifie cet écart doctrinal apparent. En ce qui concerne les textes des chapitres 10 et 11 du livre Z, comme nous l’avons vu, cette principialité de la forme est exprimée par une réduction des termes du definiens aux « parties de la forme », ce qui revient à exprimer la priorité de la forme par l’exclusion de matière hors du definiens.

  • 47  Sur ce point, voir également Mié 2018, p. 75-76.
  • 48  Comme y reviendra de manière très claire Metaph. H 6, 1045a23-33.
  • 49  Brunschwig 1979, p. 131-158.
  • 50  On pourrait s’étonner du fait que, dans ces textes, le definiens prenne la forme d’une prédication (...)
  • 51  Metaph. H 3, 1043b30-33.

19Au chapitre 2 du livre H, la situation est plus complexe. Toutefois, nous allons montrer qu’il s’agit bel et bien, dans ce chapitre également, d’exprimer dans l’énoncé définitionnel la priorité de la forme sur la matière et sur le composé47. Il faut commencer par dire que, si ce chapitre semble permettre l’inclusion de la matière dans le definiens, il ne met toutefois pas sur le même plan, au sein de celui-ci, l’élément formel et l’élément matériel. En effet, comme le précisent les lignes 1043a5-7, l’élément formel et l’élément matériel ne sont pas simplement additionnés dans le definiens48, mais ils sont articulés sous la forme d’une prédication : la matière y tient le rôle de sujet alors que la forme y tient le rôle de prédicat. Un objet est ainsi défini comme une « matière de telle forme », c’est-à-dire comme « une matière disposée de telle manière », et pas simplement comme « matière + forme ». Matière et forme sont articulées dans l’énoncé définitionnel sous la forme d’une « prédication hylémorphique », pour reprendre l’expression utilisée Jacques Brunschwig49, et non pas simplement ajoutées l’une à l’autre50. Ce résultat est confirmé par le passage du chapitre 3 du livre H que nous avons cité plus haut51. La prédication hylémorphique, qui devient au chapitre 2 du livre H la structure du definiens, nous permet d’affirmer la dissymétrie nette entre matière et forme au sein de celui-ci.

  • 52  Metaph. H 2, 1043a5 : τὸ ἀνάλογον (trad. Duminil et Jaulin).
  • 53  Metaph. H 2, 1043a2-3 : αἰτία τοῦ εἶναι ἕκαστον (trad. Duminil et Jaulin).
  • 54  Metaph. H 2, 1042b31-33 : ληπτέα οὖν τὰ γένη τῶν διαφορῶν (αὗται γὰρ ἀρχαὶ ἔσονται τ (...)
  • 55  C’est-à-dire les différences analogues à la substance formelle.
  • 56  Metaph. H 2, 1043a3-4 : ὅτι ἐν τούτοις ζητητέον τί τὸ αἴτιον τοῦ εἶναι τούτων ἕκαστον (trad. Dumin (...)

20Or, cette dissymétrie entre l’élément formel et l’élément matériel de la définition sert précisément à exprimer la priorité de la forme sur la matière. Pour s’en convaincre, analysons le cas de la définition du seuil, qui exemplifie l’affirmation des lignes 1043a5-7. Si l’on veut définir le seuil d’une porte, on doit prédiquer à un élément matériel – une pierre ou une pièce de bois – une différence d’ordre formel, différence qui est, dans le cas du seuil, une « position » (θέσις) et plus précisément la position « en bas de la porte ». De fait, ce qui distingue le seuil du linteau – la partie supérieure de l’encadrement de la porte – c’est non pas l’élément matériel, qui est le sujet commun des réalités, mais bien sa position qui agit comme une différence analogue à la forme pour caractériser ce dernier comme un seuil ou un linteau. C’est par la position que la matière, bois ou pierre, est un seuil : l’élément au sein du definiens qui définit donc en propre le seuil, c’est sa position, qui est la différence formelle et qui est dite « analogue à la substance »52. Or c’est parce que la forme est en position de prédicat de la matière qu’elle est donnée dans le definiens comme ce qui détermine ce qu’est le composé, c’est-à-dire l’être de son sujet matériel. Lorsqu’on définit le seuil comme « une pierre en bas de la porte », la pierre est bel et bien ce qui est déterminé par sa position comme un seuil et la position est ce qui détermine la pierre de cette manière. C’est la raison pour laquelle Aristote affirme, dans les lignes qui précèdent, que la différence formelle est la « cause de l’être de chaque chose »53. Ainsi, il écrit que « il faut donc saisir les genres des différences (car ils sont principes de l’être) »54 et qu’« il faut chercher dans ces caractères55 ce qui est la cause de l’être de chacune de ces choses »56 ; c’est bien la recherche – ζητεῖν – de l’élément formel qui constitue la recherche de la définition. Toutefois, cet élément formel est exprimé sous la forme d’un prédicat de la matière précisément pour faire apparaître qu’il est cause de ce qu’est le definiendum, cause par exemple de ce que telle pierre ou tel bois est un seuil. La prédication hylémorphique, qui articule le prédicat formel à son sujet matériel au sein du definiens, vise donc à exprimer la priorité et l’action causale de la forme sur la matière au sein du composé objet de définition.

21Le chapitre 2 du livre H conserve ainsi de l’analyse du livre Z la priorité de la forme, mais il l’exprime au moyen de l’intégration de la matière sensible au sein du definiens comme un sujet de la forme, car ce sujet est ce dont l’être est déterminé par la forme comme telle substance composée, c’est-à-dire comme tel definiendum. Ainsi, ce qui change dans ce chapitre par rapport aux chapitres 10 et 11 du livre Z, en amont de la question de l’inclusion ou de l’exclusion de la matière sensible dans la définition, c’est bien la manière dont est exprimé le fait que la forme est le principe de ce qu’est le definiendum. Dans les chapitres 10 et 11 du livre Z, cette priorité de la forme est exprimée par la réduction des termes du defniens à la forme, ce qui conduit ces textes à exclure la matière hors de la définition, alors que dans le chapitre 2 du livre H, cette priorité de la forme est exprimée par la position de prédicat de la matière que celle-ci occupe dans la prédication hylémorphique.

  • 57  Metaph. Z 17, 1041a7 : ἄλλην ἀρχὴν.
  • 58  Metaph. Z 17, 1041b8-9 : τὸ ατιον τῆς λης [τοῦτο δʹἐστὶ τὸ εδος], ᾧ τὶ ἐστίν. Nous (...)

22Si l’expression de la priorité de la forme est le dénominateur commun entre nos deux textes, on peut constater que cette priorité est exprimée de manière plus complète dans le modèle définitionnel proposé par le chapitre 2 du livre H, puisque celui-ci ne se contente pas de réduire les termes du definiens aux parties de la forme, mais il fait apparaître le caractère principiel de celle-ci par la position de prédicat de la matière conférée à la forme. La détermination formelle s’exerce ainsi toujours sur un sujet matériel lorsqu’elle détermine telle substance composée, sujet matériel qui est en puissance cette substance composée. Dès lors, un definiens qui prend la forme d’une prédication hylémorphique exprime plus adéquatement la priorité de la forme sur la matière qu’une réduction de celui-ci aux seules parties de la forme, car elle fait apparaître son statut de cause au sein du composé. De fait, l’acquis du chapitre 2 du livre H découle des progrès qu’Aristote fait au sein de l’enquête sur la substance. En effet, cette structure causale de la substance a été mise au jour par le chapitre 17 du livre Z par son « autre point de départ »57 qui aboutit à consacrer la forme comme « la cause de la matière par laquelle quelque chose est »58. La forme est, à partir du chapitre 17, ce par quoi l’on peut dire qu’un composé est tel composé, car la forme exerce son action causale sur la matière du composé dont elle est la forme, matière qui est en puissance tel composé. Dès lors, après le chapitre 17 du livre Z, on ne peut plus se passer d’inclure la matière comme sujet de la détermination formelle dans le definiens de la substance sensible, car c’est elle qui est le sujet qui devient, par l’acte formel, tel composé : c’est pour cette raison que la matière est incluse comme sujet du prédicat formel lorsque Aristote revient sur sa théorie de la définition au chapitre 2 du livre H, sans que cette présence de la matière ne remette en question la priorité de l’élément formel dans la définition. C’est même, en réalité, tout le contraire : le caractère principiel de la forme est plus adéquatement exprimé lorsque la forme est donnée dans le definiens comme le prédicat de la matière, puisque cette position fait apparaît que la forme est cause du composé dont elle est la forme parce qu’elle est prédiquée au sujet matériel qui est en puissance ce composé.

23Ainsi, les transformations théoriques entre nos textes ne résident pas tant dans le problème de l’inclusion de la matière dans la définition, qui n’est in fine qu’une conséquence du véritable changement qui s’opère entre eux, mais bien dans la manière dont est exprimé la priorité de la forme dans la définition, priorité de la forme qui est le dénominateur commun entre les deux textes et qui fait l’objet d’un raffinement de la part d’Aristote. De telles considérations permettent ainsi de circonscrire et de relativiser l’opposition entre nos deux textes et les deux modèles de définition que nous avons dégagés à partir d’eux : cette opposition ne réside pas dans un changement radical de doctrine de la part d’Aristote, dans une « volte-face » théorique, mais plutôt dans un raffinement progressif de la manière d’exprimer une même idée – à savoir que la forme est principe de ce qu’est le definiendum et donc l’élément premier et déterminant du definiens.

5. La critique de Socrate le Jeune : une anticipation de Métaphysique, H 2

  • 59  Contre ce qu’affirme Michael Frede (Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 209-213 et Frede 1990, p. 117 (...)

24Pour achever de se convaincre de la continuité théorique entre nos deux textes, il convient de souligner que certains éléments des chapitres 10 et 11 du livre Z anticipent le modèle de définition donné dans le chapitre 2 du livre H : c’est en particulier le cas dans le passage des lignes 1036b21-32 du chapitre 11 qui présente la fameuse critique de Socrate le Jeune et sur laquelle nous allons désormais insister. De façon générale, on peut dire que ce passage doit être compris comme une forme de réserve vis-à-vis du modèle de définition réduisant le definiens à la forme59 développé jusque-là dans les chapitres 10 et 11. Or, comme nous allons le montrer, cette réserve suggère et anticipe les transformations qui seront appliquées à la théorie de la définition dans le chapitre 2 du livre H. Pour le comprendre, revenons sur le cours de l’argumentation des chapitres 10 et 11 du livre Z.

  • 60  Metaph. Z 11, 1036a26.
  • 61  Et non trois, comme le suggèrent Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 204. Le fait que nous ayons affa (...)
  • 62  Metaph. Z 11, 1036a33-34.

25Pour rappel, le chapitre 10 affirme que le definiens se réduit à la forme, qui est la substance première et la cause de ce qu’est la substance composée. De ceci découle le fait que seules les parties de la forme sont mentionnées dans le definiens de la substance, y compris sensible. Le chapitre 11 du livre Z poursuit l’examen engagé au chapitre 10 en s’interrogeant spécifiquement sur l’extension et le contenu à donner aux « parties de la forme », aux εἴδους μέρη60. Aristote explicite ce qui pose problème entre les lignes 1036a31-b8 en distinguant deux cas61 : celui où la forme peut être observée alors qu’elle informe des matières différentes (comme la forme de la sphère peut être dans le bronze, dans le bois ou dans la pierre62) et les cas où, au contraire, la forme ne peut être observée que dans un certain type de matière déterminée, comme dans le cas de l’homme ou plus généralement de l’être vivant, dont la forme, c’est-à-dire l’âme, apparaît toujours liée à une matière bien particulière : ces os, cette chair, etc. Dans le premier cas, on peut facilement concevoir la forme indépendamment de la matière, dans la mesure où la première s’applique à une pluralité de matières distinctes. La forme est dans ce cas facilement séparable par la pensée. Dans le second cas, au contraire, cette séparation est plus délicate et il semble que la forme est indissociable d’une matière déterminée.

  • 63  Sur ce point, voir les explications éclairantes de Ross 1924, vol. 2, p. 202.
  • 64  Sur ce passage d’une grande difficulté, voir les explications claires de Frede et Patzig 1988, vol (...)

26Cette distinction sert, dans le texte d’Aristote, à dessiner la position de ses adversaires théoriques qui en viennent à identifier les deux cas. Ce sont en réalité les platoniciens et les pythagoriciens qui sont renvoyés dos à dos63 et dont Aristote va exposer le raisonnement et sa limite à partir de la ligne 1036b8. Aristote montre qu’ils en viennent à nier qu’il existe une distinction entre la forme d’un être vivant, « l’âme », et une forme comme la « sphère », c’est-à-dire une abstraction mathématique et plus précisément, dans ce cas, géométrique. L’âme serait donc, dans l’optique pythagorico-platonicienne, de même nature que la forme sphérique ; tout definiens d’un être vivant est strictement un énoncé de son âme qui fait abstraction de la matière dans laquelle cette âme est instanciée, tout comme celui de la sphère sensible fait abstraction de sa matière. En traitant la forme substantielle sur le modèle de la forme mathématique, on en vient à penser que tout definiens doit être réduit à l’énoncé de la seule forme, indépendamment des matières dans lesquelles elle est instanciée, sur le modèle de la définition géométrique. Ce modèle amène par ailleurs les pythagoriciens et les platoniciens dans des difficultés logiques et ontologiques qu’Aristote juge inextricables64.

  • 65  Metaph. Z 11, 1036b28 : τὸ δ᾽ οὐχ ὅμοιον (trad. Duminil et Jaulin).
  • 66  Le cœur de l’interprétation de Frede (dans Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 209-213, et Frede 1990 (...)

27À partir de la ligne 1036b21, Aristote prend le contre-pied de la position pythagorico-platonicienne en affirmant que « le cas n’est pas le même »65 entre la forme de la sphère et l’âme de l’animal. Il s’oppose nommément dans ce passage à Socrate le Jeune, qui semble être celui qui a posé explicitement l’équivalence de statut entre les formes de l’animal et de la sphère de bronze et donc l’identité dans la manière de les définir66. Le texte mérite, pour notre propos, d’être cité in extenso :

  • 67  Metaph. Z 11, 1036b22-32 : διὸ καὶ τὸ πάντα ἀνάγειν οὕτω καὶ ἀφαιρεῖν τὴν ὕλην περίεργον· ἔνια γὰρ (...)

C’est pourquoi ramener ainsi <tout à la forme> et faire abstraction de toute matière est superflu, car certaines choses sont probablement ceci dans cela ou ces choses-ci dans cet état-là. Et la comparaison avec l’animal que Socrate le Jeune avait l’habitude de proposer n’est pas correcte, car elle éloigne de la vérité et elle donne à concevoir que l’être humain peut exister sans ses parties, comme le cercle sans le bronze. Mais le cas n’est pas le même. L’animal est une chose sensible, qu’on ne peut définir sans mouvement ni par suite sans un certain état de ses parties. De fait, la main n’est pas, dans tous ses états, une partie de l’humain, mais la main capable d’accomplir sa fonction, donc la main vivante ; si elle n’est pas vivante, elle n’est pas partie de l’humain67.

  • 68  De anima, II, 1, 412a28-b1.
  • 69  Physica, II, 9, 199b39 : ἐξ ὑποθέσεως.
  • 70  Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 210-213.
  • 71  Metaph. Z 11, 1036b21 : τινὰ ἀπορίαν τὰ περὶ τοὺς ὁρισμούς (trad. Duminil et Jaulin).
  • 72  Metaph. Z 11, 1036b29, nous soulignons ὁρίσασθαι dans notre traduction.
  • 73  Cet élément de la lecture Michael Frede et Günther Patzig a été critiqué de manière convaincante p (...)
  • 74  Physica, II 9, 200b78 : ἔστι γὰρ καὶ ἐν τῷ λόγῳ ἔνια μόρια ὡς ὕλη τοῦ λόγου (« Car dans la définit (...)

28L’âme n’est pas, dans sa relation au corps, strictement identique à la forme géométrique sphérique dans sa relation au bronze. La forme géométrique est davantage séparable en pensée de son substrat matériel. L’animal possède quant à lui manifestement une forme nécessairement instanciée dans une matière, et plus précisément dans une matière porteuse de certaines déterminations, ce qui n’est pas le cas de la forme géométrique, qui peut être instanciée dans un grand nombre de matières. Ainsi, la forme de l’animal, son âme, n’est pas indifférente aux parties matérielles du composé dont elle est la forme, car ses parties matérielles – la matière du composé – doivent, comme l’affirme bien le chapitre 1 du livre II du traité De l’âme, posséder « la vie en puissance », c’est-à-dire être « organisées » (ὀργανικοῦ)68. La matière de la substance a donc un certain nombre de déterminations nécessitées hypothétiquement69 par la forme de celle-ci. La définition d’une substance vivante doit ainsi sans doute également comprendre la capacité de ses parties propres à supporter la vie, vie qui s’identifie avec son acte formel. On pourrait penser que le fait que la matière soit nécessitée hypothétiquement par la forme ne suffit pas à en faire une partie du definiens, mais seulement à dire qu’elle est impliquée par le definiens, c’est-à-dire par la forme, sans pour autant être incluse dans l’énoncé définitionnel ; c’est en tout cas la manière déflationniste dont Michael Frede et Günther Patzig lisent ce passage dans leur commentaire70. Toutefois, le texte se donne bel et bien comme une « difficulté à propos des définitions »71 : le fait est qu’Aristote dit explicitement que « l’on ne peut pas définir l’animal » (τὸ ζῷον… οὐκ ἔστιν ὁρίσασθαι72) sans une certaine mention de ses parties matérielles73. Il faut noter par ailleurs que la conséquence qui est donnée de l’exposé de la nécessité hypothétique au chapitre 9 du livre II de la Physique est précisément l’inclusion de la matière dans le definiens74. On peut toutefois concéder à Michael Frede et Günther Patzig que la position d’Aristote est ici manifestement embarrassée : de fait, il n’esquisse pas réellement la manière dont doit être incluse la matière dans la définition ni la façon dont matière et forme doivent s’articuler dans les cas cité.

  • 75  Pour une synthèse récente des interprétations de ce texte et de son rôle dans l’économie générale (...)

29Sans entrer dans les nombreux débats à propos de ce texte controversé75, on peut dire que ce qui intéresse avant tout Aristote ici, c’est que, dans le cas des substances sensibles, la réduction de la définition à la seule forme est inadéquate ; du moins s’agit-il d’une extrémité qu’Aristote juge « superflue » (περίεργον). Socrate le Jeune est le modèle du penseur qui ramène (ἀνάγειν), c’est-à-dire réduit, l’énoncé définitionnel à la forme et qui fait des « parties de la forme » les seuls termes contenus dans le definiens de la substance sensible. Sa position aboutit à l’exclusion radicale de toute forme de matérialité hors du definiens : Aristote lui reproche ainsi de « faire abstraction de la matière » (ἀφαιρεῖν τὴν ὕλην). Si cette réduction est séduisante pour Aristote et qu’elle n’est pas dénoncée immédiatement comme une absurdité – puisqu’elle est seulement dite « superflue » –, c’est parce qu’elle a pour elle de rendre compte de la priorité causale de la forme : c’est bien par sa forme, pour Socrate le Jeune comme pour Aristote, qu’une réalité est telle réalité déterminée. La définition de cette réalité doit donc porter à proprement parler et en premier lieu sur sa forme. C’est la raison pour laquelle Aristote pourrait être tenté d’adopter la réduction du definiens à la forme proposée par Socrate le Jeune et qu’il a esquissée lui-même dans le chapitre 10.

30Toutefois, une telle réduction du definiens à la forme est bien qualifiée par lui de περίεργον (« superflue »), car la priorité de la forme peut être exprimée autrement (et d’une certaine façon, plus finement) que par une pure et simple réduction du definiens à celle-ci, comme on sait maintenant que le proposera le chapitre 2 du livre H. Comme nous l’avons vu, l’expression de la priorité de la forme passera alors par l’articulation de la forme à la matière au travers d’une prédication d’un acte au sujet en puissance qu’il détermine. En ce sens, la qualification de la réduction (ἀνάγειν) du definiens à la forme comme « superflue » (περίεργον) anticipe et prépare négativement les considérations du chapitre 2 du livre H.

  • 76  Metaph. H 2, 1043a8.
  • 77  Metaph. H 2, 1043a8-9.
  • 78  Metaph. H 2, 1043a10.
  • 79  L’importance de cette formule est également soulignée par Seminara 2022, p. 258 dont il note bien (...)
  • 80  Metaph. Z 11, 1036b22-23.

31Mais il y a davantage : si l’on reprend le détail du texte du chapitre 2 du livre H, on observe que la structure syntaxique exprimant la prédication hylémorphique des exemples de definientia qui y sont donnés est d’ores et déjà positivement envisagée dans le texte de la critique de Socrate le Jeune. Pour rappel, Aristote donne, au chapitre 2 du livre H, une série d’exemples de définitions qui prennent la forme de prédications hylémorphiques. Ces derniers sont introduits par le οἷον de la ligne 1043a7 et présentent des definientia qui possèdent chaque fois une structure syntaxique analogue : le seuil est défini par la formule ξύλα ὡδὶ κείμενα, c’est-à-dire « du bois disposé de telle façon »76, la maison par πλίνθους καὶ ξύλα ὡδὶ κείμενα, « des briques et du bois disposés de telle façon »77, la glace par ὕδωρ πεπηγὸς ἢ πεπυκνωμένον ὡδί, « de l’eau solidifiée ou devenue compacte de telle façon »78. À chaque fois, l’acte formel est exprimé par un verbe au participe accompagné de l’adverbe démonstratif ὡδί, le tout prédiqué à la matière. L’adverbe démonstratif ὡδί exprime la manière spécifique qu’a l’acte formel d’être tel verbe au participe : la forme ou l’acte du seuil, c’est le fait d’être « disposé de telle façon (et non d’une autre) ». On a donc bien une structure syntaxique commune dans tous les cas qui sert à exprimer l’acte formel prédiqué de la matière. Or, cette structure syntaxique apparaît déjà au chapitre 11 du livre Z, aux lignes 1036b23-2479. En effet, afin d’expliquer le caractère « superflu » de la réduction de la définition à la forme, Aristote affirme qu’il existe « probablement » (ἴσως) certaines choses qui sont τόδ’ ἐν τῷͅδε « ceci dans cela » ou bien ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα « ces choses-ci dans cet état-là »80. On retrouve donc, dans la seconde branche de cette alternative, la structure grammaticale qui sera celle du chapitre 2 du livre H sous la forme ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα, c’est-à-dire « ces choses-ci », ταδί, auquel est prédiqué le participe ἔχοντα accompagné de l’adverbe démonstratif ὡδί, « dans cet état-là » : on comprend rétrospectivement que le terme ταδὶ, « ces choses-ci », renvoie à la matière, tandis que la formule ὡδί ἔχοντα, « dans cet état-là », renvoie à l’acte formel prédiqué de celle-ci. Les choses qui sont ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα, « ces choses-ci dans cet état-là » renvoient donc aux réalités composées. Le modèle de definiens du chapitre 2 du livre H est donc bien déjà esquissé comme une possibilité au chapitre 11 du livre Z.

  • 81  Metaph. Z 5, 1030b18 : σιμότης τὸ ἐκ τῶν δυοῖν λεγόμενον τῷ τόδε ἐν τῷδε (trad. Duminil et Jaulin (...)
  • 82  Metaph. Z 8, 1034a6 : τὸ τοιόνδε εἶδος ἐν ταῖσδε ταῖς σαρξὶ καὶ ὀστοῖς (trad. Duminil et Jaulin).
  • 83  Physica, IV, 3, 210a21 : « on dit <qu’une chose est dans une autre au sens où la santé est dans le (...)

32Toutefois, ce schéma syntaxique, qui sera celui du definiens du chapitre 2 du livre H, est ici présenté avec un certain nombre de réserves. Ces réserves signalent que cette solution n’est qu’esquissée dans le chapitre 11, même si elle y est bien positivement envisagée. D’une part, l’existence des réalités qui sont ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα est donnée, à ce stade du texte, comme seulement « probable » (ἴσως) : il reste encore à l’établir et à l’expliquer. D’autre part et surtout, Aristote n’est pas définitif à propos de la manière dont doit être exprimée l’articulation entre la matière et la forme pour ces réalités : c’est cette dernière qui fait l’objet de l’alternative. C’est donc de deux choses l’une : ou bien (ἤ) on utilisera la formule ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα, « cette matière dans tel état », c’est-à-dire, on l’a vu à partir du livre 2 du livre H, un composé désigné comme telle matière informée de telle manière par la forme, ou bien on utilisera la formule τόδ’ ἐν τῷδε, « ceci dans cela », qui renvoie également au composé. En effet, cette dernière formule est une manière de désigner, dans le corpus aristotélicien, les composés de matière et de forme, en ce qu’ils sont dits être cette forme dans (ἐν) cette matière. Par exemple, au chapitre 5 du livre Z, Aristote affirme, à propos du camus, que c’est « le terme qui résulte des deux premiers <termes> [le nez et le concave], du fait que ceci est dans cela (τόδε ἐν τῷδε) »81. C’est également le type de formulation utilisée au chapitre 8 du livre Z pour désigner la substance composée : cette dernière est dit être « la forme de telle qualité dans cette chair et ces os-ci »82. Le fait que la forme puisse être dite être dans la matière est par ailleurs explicitement thématisé dans l’exposé des sens dans lesquels on dit qu’une chose est dans une autre au chapitre 3 du livre IV de la Physique83. Ainsi, la formule τόδ’ ἐν τῷδε exprime le même type de réalité que la formule ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα, à savoir une réalité composée de matière et de forme ; l’alternative structurée par le ἤ de la ligne 1036b24 porte sur la manière dont doit être exprimée le composé. L’enjeu de l’hésitation aristotélicienne est de trouver une manière d’exprimer la priorité de la forme dans le definiens du composé en évitant de réduire ce dernier à celle-là et donc de trouver une manière d’y inclure la matière.

  • 84  Néanmoins, il faut noter, comme nous l’avons évoqué plus haut dans notre propos, que la formule το (...)

33Si, comme on l’a vu, c’est la seconde option (ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα) qui sera en définitive choisie par Aristote au chapitre 2 du livre H – au motif que sa position de prédicat exprime la priorité causale de l’acte formel sur la matière –, on voit qu’elle n’est pas présentée comme la seule option possible à ce stade de la recherche. Ce sont uniquement les arguments théoriques développés dans le chapitre 17 du livre Z qui permettront au chapitre 2 du livre H de faire préférer la formule ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα à la formule τόδ ἐν τῳδε84. Quoi qu’il en soit, le texte du chapitre 11 anticipe bel et bien positivement le développement du chapitre 2 sans pour autant avoir les moyens de l’assumer pleinement : d’autres éléments doivent, pour ce faire, être développés au fil de l’argumentation du livre Z (notamment, au chapitre 17 du livre Z, le fait de concevoir la forme comme la cause de ce que la matière est informée comme ce composé déterminé) et du chapitre 1 du livre H (le fait de concevoir la matière comme une substance en puissance).

6. Conclusion

34Entre les chapitres 10 et 11 du livre Z et le chapitre 2 du livre H, il n’y a donc pas de « volte-face » théorique, mais bien plutôt un raffinement et un approfondissement d’une même théorie aristotélicienne de la définition de la substance qui tente d’exprimer la priorité de la forme. Le premier ensemble de textes esquisse pour ce faire un modèle définitionnel qui aboutit à réduire le definiens à la forme et à en exclure la matière. Toutefois, cette réduction est d’emblée jugée comme une extrémité superflue, ce qui impose de reconsidérer le problème et de réformer la manière dont la priorité de la forme est exprimée par le definiens : ce sont ces réserves qui sont formulées à l’occasion de la critique de Socrate le Jeune au chapitre 11 du livre Z et auxquelles répond le chapitre 2 du livre H. Ce dernier n’inclut pas la matière en l’additionnant simplement à la forme, mais en prédiquant l’acte formel à son sujet matériel, prédication qui devient alors le moyen d’exprimer la priorité de la forme. Ainsi, loin d’être le fruit d’une « volte-face » doctrinale de la part d’Aristote, ce chapitre doit plutôt être compris comme l’approfondissement de réserves sur un premier état du modèle définitionnel de la substance sensible, formulées dès le chapitre 11 du livre Z. Il prolonge donc bien l’analyse du livre Z en précisant quelle place la matière peut occuper dans la définition – celle d’un sujet de la forme au sein du definiens –, tout en conservant d’une part l’immatérialité de la forme (car il n’est alors pas besoin d’inclure la matière dans la forme pour l’exprimer dans la définition) et de l’autre en exprimant sa priorité causale au sein du composé (puisque, comme prédicat de la matière, la forme est bien ce qui détermine la matière comme tel composé dont elle est la matière) en évitant la réduction du definiens à la forme, qui est jugée d’emblée superflue. Ce qui évolue donc entre les deux ensembles de texte, ce n’est pas le contenu de la définition, ni son objet ou le contexte épistémique où elle est formulée, mais plutôt la manière dont est y exprimée la priorité de la forme. Dans les chapitres du livre Z, Aristote semble considérer, non sans réserves, que, pour exprimer la priorité de la forme, le definiens ne doit contenir que la forme seule, alors que dans le chapitre du livre H, il considère au contraire que la forme exprime proprement ce qu’est la substance lorsqu’elle est donnée comme le prédicat de la matière. C’est donc in fine par cette position de prédicat qu’est exprimé le fait que la forme est cause de ce qu’est le composé, et non plus par la réduction de l’ensemble des termes du definiens à la forme.

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Notes

1  De manière exemplaire, Décarie 1961, p. 153, fait du livre H un vague « résumé » de certains arguments du livre Z, là où Devereux 2003, p. 159-211, y voit quant à lui le vestige d’un état de la rédaction antérieure du livre Z.

2  On voit une multiplication de travaux allant dans ce sens depuis le début des années 2000. Pour ne citer qu’une approche, qui a certainement joué un rôle matriciel dans l’intérêt nouveau qu’a suscité ce livre de la Métaphysique, voir Burnyeat 2001, p. 68, qui affirme d’une part la continuité forte entre le dernier chapitre du livre Z et l’argumentation du livre H, et de l’autre la centralité du livre H dans le projet général de la Métaphysique d’Aristote.

3  En particulier Burnyeat 2001, p. 66-77, et de manière plus radicale Menn 2011, p. 161-202, voient dans cette requalification le cœur théorique des chapitres Metaphysica (Metaph.) Z 17-H 6. Plus récemment, on retrouve cette idée affirmée de manière originale chez Mié 2020, p. 59-82.

4  C’est le point sur lequel a insisté avec raison Morel 2015, p. 29-40 (et plus spécifiquement dans Morel 2016, p. 153-168), et qu’ont développé de manières différentes Mié 2018, p. 54-100, et, très récemment, Seminara 2022.

5  Metaph. Z 3, 1029a26-30.

6  De manière exemplaire, c’est ce qu’affirme Yu 1997, p. 119-145. Il y a selon lui une rupture nette dans le texte aristotélicien : à partir du chapitre 17 du livre Z jusqu’à la fin du livre Θ, le propos porterait sur l’être en puissance et en acte, alors que dans le reste du livre Z, il porte sur l’être par soi. Il tire de l’existence de cette « rupture » la conclusion selon laquelle la suite Metaph. Z 17-H-Θ ne relève pas de la philosophie première, comme le reste du livre Z, mais de la philosophie seconde et qu’elle aurait sa place dans la Physique (voir aussi, sur ce point, Yu 2003, p. 80). Nous sommes évidemment en désaccord avec cette conclusion, puisque le présent article vise précisément à établir une continuité entre les chapitres 10 et 11 du livre Z et le chapitre 2 du livre H.

7  Bostock 1994, p. 288 : « a very notable volte-face ».

8  Par exemple : Metaph. Z 10, 1035b31-1036a2.

9  Metaph. Z 11, 1036b21-32.

10  Nous reprenons ici le terme de « raffinement » pour qualifier la relation du livre H au livre Z à Morel 2015, p. 35 et passim. Ce dernier l’applique à la conception qu’Aristote se fait de la matière dans les deux livres. On le trouve repris par Mié 2018, p. 54-100 qui l’applique à la conception aristotélicienne de la substance sensible. Nous prétendons, pour notre part, l’appliquer à la théorie aristotélicienne de la définition, ce qui n’est nullement contradictoire avec les deux approches citées.

11  Metaph. Z 6, 1032a5-6.

12  Metaph. Z 7, 1032b1-2.

13  Metaph. Z 7, 1032b14 : τῆς ἄνευ ὕλης.

14  Metaph. Z 7, 1032b14 : τῆν ἔχουσαν ὕλην.

15  Voir également De interpretatione, 4, 16b26-33 ou Poetica, 20, 1457a23-24.

16  Metaph. Z 10, 1034b20-24.

17  Sur l’expression « partie de la forme », voir par exemple Metaph. Z 10, 1035a21. Il faut certainement faire coïncider ces parties strictement intelligibles de la forme avec le genre et la différence dernière qui permettent d’obtenir la définition de la forme par division. Il sera amplement question de ces parties au chapitre 12 du livre Z ; c’est la suggestion très convaincante de Ross 1924, vol. 2, p. 198.

18  Ceci en refusant l’ajout de Bonitz 1849, suivi à la fois par Jaeger 1957 et par Ross 1924 à la ligne 1035b32 de καὶ τῆς ὕλης entre τοῦ συνόλου τοῦ ἐκ τοῦ εἴδους καὶ τῆς ὕλης et αὐτῆς. Sur cette question, on consultera les arguments très convaincants en défaveur de l’ajout de Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 193-194.

19  Metaph. Z 10, 1035b32-1036a1 : μέρος μὲν οὖν ἐστὶ καὶ τοῦ εἴδους (εἶδος δὲ λέγω τὸ τί ἦν εἶναι) καὶ τοῦ συνόλου τοῦ ἐκ τοῦ εἴδους καὶ τῆς ὕλης <καὶ τῆς ὕλης> αὐτῆς. ἀλλὰ τοῦ λόγου μέρη τὰ τοῦ εἴδους μόνον ἐστίν, ὁ δὲ λόγος ἐστὶ τοῦ καθόλου (trad. Duminil et Jaulin). Sauf indication contraire, le texte de la Métaphysique est cité dans l’édition de Ross 1924.

20  Même si le genre de la forme est pour elle en un sens une « matière intelligible », comme le suggérera Metaph. Z 12, 1038a5-6 et le confirmera Metaph. H 6, 1045a34-35, il reste très clair que la forme est sans matière sensible, ce qui est la condition pour que le composé dont elle est la matière soit sujet à génération et corruption.

21  La réciprocité entre la matérialité des parties et le fait d’être sujet à la génération et à la corruption est précisément l’objet des chapitres 7 et 8. Cette réciprocité est clairement mise en avant dans l’incipit du chapitre 15 (Metaph. Z 15, 1039b20-31).

22  Metaph. Z 11, 1035a32-b1.

23  Metaph. Z 11, 1037a22-30 : καὶ διὰ τί τῶν μὲν ὁ λόγος ὁ τοῦ τί ἦν εἶναι ἔχει τὰ μόρια τοῦ ὁριζομένου τῶν δ’ οὔ, καὶ ὅτι ἐν μὲν τῷ τῆς οὐσίας λόγῳ τὰ οὕτω μόρια ὡς ὕλη οὐκ ἐνέσται – οὐδὲ γὰρ ἔστιν ἐκείνης μόρια τῆς οὐσίας ἀλλὰ τῆς συνόλου, ταύτης δέ γ’ ἔστι πως λόγος καὶ οὐκ ἔστιν· μετὰ μὲν γὰρ τῆς ὕλης οὐκ ἔστιν (ἀόριστον γάρ), κατὰ τὴν πρώτην δ’ οὐσίαν ἔστιν, οἷον ἀνθρώπου ὁ τῆς ψυχῆς λόγος (trad. Duminil et Jaulin). Dans la traduction, nous ajoutons le texte entre crochets.

24  MetaphZ 3, 1029a20-21.

25  « Strictly speaking », Frede 1990, p. 129.

26  Metaph. H 1, 1042a24-26.

27  Metaph. H 1, 1042a27-28.

28  Metaph. H 2, 1043a5-14 : ὡς ἐν ταῖς οὐσίαις τὸ τῆς ὕλης κατηγορούμενον αὐτὴ ἐνέργεια, καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ὁρισμοῖς μάλιστα. οἷον εἰ οὐδὸν δέοι ὁρίσασθαι, ξύλον λίθον ὡδὶ κείμενον ἐροῦμεν, καὶ οἰκίαν πλίνθους καὶ ξύλα ὡδὶ κείμενα ( ἔτι καὶ τὸ οὗ ἕνεκα ἐπἐνίων ἔστιν), εἰ δὲ κρύσταλλον, ὕδωρ πεπηγὸς πεπυκνωμένον ὡδί· συμφωνία δὲ ὀξέος καὶ βαρέος μῖξις τοιαδί· τὸν αὐτὸν δὲ τρόπον καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων. φανερὸν δὴ ἐκ τούτων ὅτι ἐνέργεια ἄλλη ἄλλης ὕλης καὶ λόγος· τῶν μὲν γὰρ σύνθεσις τῶν δ μῖξις τῶν δὲ ἄλλο τι τῶν εἰρημένων (trad. Duminil et Jaulin).

29  Metaph. H 3, 1043b30-33 : τὶ κατὰ τινὸς σημαίνει ὁ λόγος ὁ ὁριστικὸς καὶ δεῖ τὸ μὲν ὥσπερ ὕλην εἶναι τὸ δὲ ὡς μορφήν (trad. Duminil et Jaulin modifiée ; le μορφή de la ligne 1043b33 est synonyme de εἶδος). Il y a toutefois un débat sur la compréhension de ce passage, qui a souvent été lu comme essentiellement dialectique, raison pour laquelle il ne saurait constituer à lui seul une preuve suffisante pour notre démonstration. Sur les différentes interprétations possibles, voir Morel 2015, p. 152-153.

30  Metaph. H 2, 1043a14-21.

31  Notamment en Metaph. E, 1, 1025b30-1026a7 et De anima, I, 1, 403a29-b7, même si ce dernier texte ne porte pas sur la définition d’une substance, mais sur celle des passions de l’âme.

32  On pourrait en réalité admettre qu’il existe une troisième voie qui consiste, dans le sillage des analyses génétiques de Werner Jaeger, à postuler, entre la rédaction de nos deux textes, un écart temporel durant lequel la pensée d’Aristote aurait « évolué ». C’est la solution qu’adopte Bostock 1994, p. 288, mais aussi, plus récemment, la conclusion de Devereux 2011, p. 195-196. Il nous semble que les nombreuses critiques qui ont ébranlé depuis plus d’un demi-siècle le paradigme généticien ne permettent plus de faire appel à ce type de solution pour expliquer une contradiction entre des textes aussi proches que ceux des livres Z et H, d’autant que des solutions moins coûteuses en hypothèses existent.

33  « The standard view », pour reprendre le terme de Frede 1990, p. 113.

34  Mié et Mittelmann 2022, p. 58-93.

35  Ross 1924, vol. 2, p. 69.

36  Metaph. Z 7, 1032b14.

37  Metaph. Z 10, 1035b14-16 : ἐπεὶ δὲ ἡ τῶν ζῴων ψυχή (τοῦτο γὰρ οὐσία τοῦ ἐμψύχου) ἡ κατὰ τὸν λόγον οὐσία καὶ τὸ εἶδος καὶ τὸ τί ἦν εἶναι τῷ τοιῷδε σώματι (trad. Duminil et Jaulin).

38  Metaph. Z 7, 1032b1-2 ; voir aussi MetaphZ 10, 1035b32.

39  Metaph. Z 7, 1032a21-22 : καθ ̓ὅ. On trouve un texte parallèle en Metaph. Λ 3, 1069b36-1070a1.

40  Metaph. Z 17, 1041a27-30.

41  Frede 1990, p. 114-116.

42  Voir en particulier les lignes Metaph. H 1, 1042a18-21, qui « résument » Metaph. Z 10 et 11.

43  Le seul argument pour le dire pourrait précisément être qu’il propose une théorie de la définition qui inclut la matière dans l’énoncé ; il s’agit toutefois évidemment d’une pétition de principe qui ne résout en rien notre problème. A priori, il n’y a donc aucune raison de supposer que le cadre épistémique varie entre le livre Z et le livre H. Pour une lecture contraire, voir Yu 1997.

44  Morel 2015, p. 117-125.

45  Sur cette question, voir la note 4 du présent travail.

46  Morel 2015, p. 125.

47  Sur ce point, voir également Mié 2018, p. 75-76.

48  Comme y reviendra de manière très claire Metaph. H 6, 1045a23-33.

49  Brunschwig 1979, p. 131-158.

50  On pourrait s’étonner du fait que, dans ces textes, le definiens prenne la forme d’une prédication, notamment au regard du fameux passage de Analytica Posteriora, II, 3, 90b34-37, qui l’interdit explicitement. Toutefois, la prédication dont il est question ici est bien une « prédication hylémorphique », c’est-à-dire la prédication d’une forme à sa matière et non une prédication d’un attribut à une substance. Or, une telle structure peut être, selon nous, sans contradiction celle du definiens. Sur ce problème, voir Chaintreuil 2022.

51  Metaph. H 3, 1043b30-33.

52  Metaph. H 2, 1043a5 : τὸ ἀνάλογον (trad. Duminil et Jaulin).

53  Metaph. H 2, 1043a2-3 : αἰτία τοῦ εἶναι ἕκαστον (trad. Duminil et Jaulin).

54  Metaph. H 2, 1042b31-33 : ληπτέα οὖν τὰ γένη τῶν διαφορῶν (αὗται γὰρ ἀρχαὶ ἔσονται τοῦ εἶναι) (trad. Duminil et Jaulin).

55  C’est-à-dire les différences analogues à la substance formelle.

56  Metaph. H 2, 1043a3-4 : ὅτι ἐν τούτοις ζητητέον τί τὸ αἴτιον τοῦ εἶναι τούτων ἕκαστον (trad. Duminil et Jaulin).

57  Metaph. Z 17, 1041a7 : ἄλλην ἀρχὴν.

58  Metaph. Z 17, 1041b8-9 : τὸ ατιον τῆς λης [τοῦτο δʹἐστὶ τὸ εδος], ᾧ τὶ ἐστίν. Nous suivons ici, par commodité, le texte de Jaeger 1957 qui, suivant la proposition de Christ 1885, supprime le τοῦτο δʹστὶ τὸ εδος. Pour notre propos, que cette expression soit considérée comme glose et donc à supprimer ou comme une incise d’Aristote et donc à mettre entre parenthèses, comme propose de le faire Ross 1924, ne change rien. Pour une restitution claire des termes de ce débat, qui tranche en faveur de la suppression, voir Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 317-318.

59  Contre ce qu’affirme Michael Frede (Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 209-213 et Frede 1990, p. 117-122), qui fait de ce passage une défense de « l’individualité » de la forme.

60  Metaph. Z 11, 1036a26.

61  Et non trois, comme le suggèrent Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 204. Le fait que nous ayons affaire à deux cas est la compréhension communément admise (par exemple, Ross 1924, vol. 2, p. 201). Voir notamment, contre la lecture de Michael Frede et Günther Patzig, les arguments particulièrement convaincants de Bostock 1994, p. 162-163. Comme l’explique Chiaradonna 2014, p. 378-380, les motifs théoriques qui poussent Frede et Patzig à cette compréhension découlent de l’interprétation qu’ils veulent donner de la critique de Socrate le Jeune.

62  Metaph. Z 11, 1036a33-34.

63  Sur ce point, voir les explications éclairantes de Ross 1924, vol. 2, p. 202.

64  Sur ce passage d’une grande difficulté, voir les explications claires de Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 207-209 et de Bostock 1994, p. 160-162.

65  Metaph. Z 11, 1036b28 : τὸ δ᾽ οὐχ ὅμοιον (trad. Duminil et Jaulin).

66  Le cœur de l’interprétation de Frede (dans Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 209-213, et Frede 1990 p. 117-122) consiste à considérer que la distinction que veut faire Aristote porte uniquement sur le statut ontologique des formes et non pas sur la manière de les définir. Il est pourtant explicitement question de définition à la ligne 1036b29, comme en témoigne l’usage du verbe ὁρίζει.

67  Metaph. Z 11, 1036b22-32 : διὸ καὶ τὸ πάντα ἀνάγειν οὕτω καὶ ἀφαιρεῖν τὴν ὕλην περίεργον· ἔνια γὰρ ἴσως τόδ’ ἐν τῷδ’ ἐστὶν ἢ ὡδὶ ταδὶ ἔχοντα. καὶ ἡ παραβολὴ ἡ ἐπὶ τοῦ ζῴου, ἣν εἰώθει λέγειν Σωκράτης ὁ νεώτερος, οὐ καλῶς ἔχει· ἀπάγει γὰρ ἀπὸ τοῦ ἀληθοῦς, καὶ ποιεῖ ὑπολαμβάνειν ὡς ἐνδεχόμενον εἶναι τὸν ἄνθρωπον ἄνευ τῶν μερῶν, ὥσπερ ἄνευ τοῦ χαλκοῦ τὸν κύκλον. τὸ δ’ οὐχ ὅμοιον· αἰσθητὸν γάρ τι τὸ ζῷον, καὶ ἄνευ κινήσεως οὐκ ἔστιν ὁρίσασθαι, διὸ οὐδ’ ἄνευ τῶν μερῶν ἐχόντων πώς. οὐ γὰρ πάντως τοῦ ἀνθρώπου μέρος ἡ χείρ, ἀλλ’ ἢ δυναμένη τὸ ἔργον ἀποτελεῖν, ὥστε ἔμψυχος οὖσα· μὴ ἔμψυχος δὲ οὐ μέρος (trad. Duminil et Jaulin).

68  De anima, II, 1, 412a28-b1.

69  Physica, II, 9, 199b39 : ἐξ ὑποθέσεως.

70  Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 210-213.

71  Metaph. Z 11, 1036b21 : τινὰ ἀπορίαν τὰ περὶ τοὺς ὁρισμούς (trad. Duminil et Jaulin).

72  Metaph. Z 11, 1036b29, nous soulignons ὁρίσασθαι dans notre traduction.

73  Cet élément de la lecture Michael Frede et Günther Patzig a été critiqué de manière convaincante par Chiaradonna 2014, p. 381-387, auquel nous renvoyons pour une analyse plus détaillée, et dont nous nous contentons de citer la conclusion : « Aristote ne dit pas, comme le suggèrent Frede-Patzig, (1) qu’il existe un lien interne et nécessaire entre la forme des êtres humains et la matière d’un certain type, car un humain ne peut pas exister sans ses parties, mais (2) que la forme demeure entièrement distincte des parties matérielles et qu’il n’y a aucune mention de ces parties dans la définition. Aristote semble plutôt suggérer que la présence de parties fonctionnelles doit être comprise dans la définition formelle d’un animal comme l’humain » (p. 388).

74  Physica, II 9, 200b78 : ἔστι γὰρ καὶ ἐν τῷ λόγῳ ἔνια μόρια ὡς ὕλη τοῦ λόγου (« Car dans la définition aussi il y a certaines parties qui sont comme la matière de la définition. » trad. Pellegrin).

75  Pour une synthèse récente des interprétations de ce texte et de son rôle dans l’économie générale des chapitres 10 et 11 du livre Z, voir Meister 2020, p. 132. Le problème principal à propos de ce texte est de savoir si et jusqu’à quel point il remet en question ce que Samuel Meister appelle la « pureté de la forme » (« purity of form »), c’est-à-dire le fait que les « parties de la forme » dont il est question au chapitre 10 soient uniquement des parties intelligibles. Pour résumer, certains interprètes considèrent que ce passage permet d’affirmer que la forme est « impure » : cela signifie qu’elle possède des parties matérielles, que celles-ci soient uniquement la « fonction » de la matière sensible dans laquelle la forme est instanciée (Whiting 1991, p. 631-632 ; Devereux 2011, p. 167-210), que ce soit la « forme » des parties matérielles (Chiaradonna 2014, p. 375-388) ou que ce soit, dans une version plus forte, la matière prochaine elle-même (Peramatzis 2011, p. 73, 98-99 et passim ; Peramatzis 2015, p. 194-216). À l’opposé, la majorité de la littérature défend la « pureté » de la forme, c’est-à-dire l’immatérialité de ses parties, que cette immatérialité implique l’exclusion définitive de toute mention de la matière dans la définition entendue au sens strict (Frede et Patzig 1988, vol. 2, p. 211-213 et Frede 1990, p. 113-129) ou l’articulation de la forme immatérielle à sa matière (de façon assez différente : Ross 1924, vol. 2, p. 197 ; Gill 1989, p. 111-144 ; Morrison 1990, p. 131-144 ; Ferejohn 1994, p. 291-318 ; Heinaman 1997, p. 283-298). Notre travail se rallie à cette dernière option, que nous construisons toutefois non pas à partir du chapitre 11 du livre Z, qui ne fait, selon nous, que l’esquisser, mais à partir du chapitre 2 du livre H.

76  Metaph. H 2, 1043a8.

77  Metaph. H 2, 1043a8-9.

78  Metaph. H 2, 1043a10.

79  L’importance de cette formule est également soulignée par Seminara 2022, p. 258 dont il note bien la présence à la fois en Metaph. Z 11 et en Metaph. H 2. Voir également ibid. p. 116.

80  Metaph. Z 11, 1036b22-23.

81  Metaph. Z 5, 1030b18 : σιμότης τὸ ἐκ τῶν δυοῖν λεγόμενον τῷ τόδε ἐν τῷδε (trad. Duminil et Jaulin modifiée ; nous explicitons le renvoi entre crochets). Voir également De anima, III, 4, 429b14, où le camus est décrit comme le paradigme de la réalité τόδε ἐν τῷδε.

82  Metaph. Z 8, 1034a6 : τὸ τοιόνδε εἶδος ἐν ταῖσδε ταῖς σαρξὶ καὶ ὀστοῖς (trad. Duminil et Jaulin).

83  Physica, IV, 3, 210a21 : « on dit <qu’une chose est dans une autre> au sens où la santé est dans les choses chaudes et froides, et d’une façon générale la forme dans la matière », ὡς ἡ ὑγίεια ἐν θερμοῖς καὶ ψυχροῖς καὶ ὅλως τὸ εἶδος ἐν τῇ ὕλῃ (trad. Pellegrin). Voir également, en un sens similaire, Metaph. Θ, 6, 1048b7-8 et De partibus animalium, I, 1, 640b26-27.

84  Néanmoins, il faut noter, comme nous l’avons évoqué plus haut dans notre propos, que la formule τόδ’ ἐν τῷͅδε a de facto droit de cité dans la pensée aristotélicienne, puisque Aristote lui-même l’utilise fréquemment pour désigner les composés hylémorphiques, ce qui ne veut pas dire que ce soit ni la seule, ni la plus pertinente des formules aux yeux d’Aristote. En effet, à notre connaissance, Aristote ne fait jamais de la formule τόδ’ ἐν τῷδε la structure du definiens du composé. On peut faire l’hypothèse que cette expression est reprise des cercles académiques et qu’Aristote l’emploie notamment dans des contextes où il a besoin de désigner le composé sans nécessairement avoir besoin d’éclairer le détail de la manière dont il envisage sa structure.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ulysse Chaintreuil, « Matière et définition »Philosophie antique, 23 | 2023, 165-190.

Référence électronique

Ulysse Chaintreuil, « Matière et définition »Philosophie antique [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 29 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/7673 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.7673

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Auteur

Ulysse Chaintreuil

Université Paris Nanterre, Institut de Recherches Philosophiques, UR 373

ulysse.chaintreuil@hotmail.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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