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Comment bien définir une puissance ? sur la notion de puissance des contraires (Aristote, Métaphysique, Θ2)

David Lefebvre
p. 121-144

Résumés

L’opération qui définit une puissance est, pour Platon comme pour Aristote, son acte ou sa fin. Platon soutient qu’une puissance ne possède qu’une seule opération propre (conception monovalente de la puissance). Si Aristote souscrit à cette thèse, en y ajoutant quelques précisions destinées à permettre de bien définir les puissances, il semble compliquer la question en introduisant la notion de puissance des contraires qu’il élabore au chapitre 2 du livre Θ de la Métaphysique. Cependant la puissance des contraires ne doit être définie elle-même qu’en fonction de ce qui est son objet en soi, et non par accident ; en outre, on se demandera s’il est certain que la notion de puissance « accompagnée de raison », qui est au fondement de la puissance des contraires, permette vraiment à Aristote de dépasser la conception monovalente de la puissance : le logos montre-t-il bien à lui seul sa privation ?

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Texte intégral

  • 1  Eth. Nic. VI, 2, 1139a17-b5 ; De an. III, 10.
  • 2  Voir récemment des résultats très différents dans Aubry 2002, p. 87-88 et dans Pellegrin & Crubell (...)
  • 3  Voir, par exemple, Kenny 1975, p. 52-53 : les aptitudes (« two-way abilities ») enveloppent les pu (...)
  • 4  Au cours du livre Θ, en effet, la notion de puissance des contraires apparaît aux chapitres 2, 5 e (...)

1Après avoir défini la puissance au chapitre 1 du livre Θ de la Métaphysique et montré comment ses différents sens s’organisent autour d’un sens premier, Aristote examine, au chapitre 2, de quelle façon la puissance se différencie selon ses sujets d’attribution : les êtres sans âme, les êtres pourvus d’une âme, les différentes parties de l’âme, et, notamment, celle qui possède la raison (ἐν τῷ λόγον ἔχοντι, 1046b1). La puissance laisse voir, en effet, des différences selon la nature du sujet qui la possède : certains sont « dépourvus de raison (ἄλογοι) », d’autres s’accompagnent de raison (μετὰ λόγου, 1046b2). Aristote s’intéresse seulement dans ce chapitre à la différence qui existe entre ces deux dernières puissances : la puissance qui s’accompagne de raison est principe de deux mouvements contraires (dans un autre ou dans le même en tant qu’autre), et non d’un seul mouvement. Le chapitre 5 du même livre explique comment il est nécessaire de faire intervenir un autre principe de mouvement, le « désir » ou le « choix » (1048a10-11, a21), pour expliquer comment une telle puissance s’actualise, puisqu’elle ne produira pas en même temps ces deux mouvements contraires, même si elle peut produire l’un ou l’autre (1048a21-24). Il se présente ainsi explicitement comme une résolution du problème que le chapitre 2 avait posé en établissant l’existence de puissances de mouvements contraires. On pourrait penser que ce chapitre est aussi plus que cela : qu’est-ce qui permet de dire que les deux mouvements contraires dépendent d’une seule et même puissance, sinon le constat qu’il y a désir ou choix ? En réalité, l’intervention du désir ou du choix n’est pas en soi une preuve, car elle est tout autant nécessaire, même si ce n’est pas de la même façon, pour expliquer des mouvements du corps de l’animal qui ne dépendent pas d’une puissance des contraires1. Qu’est-ce qui permet donc de dire que les deux mouvements contraires appartiennent bien à une seule puissance ? Pourquoi ne dépendraient-ils pas de deux puissances différentes ? En d’autres termes, pourquoi Aristote construit-il cette notion complexe et finalement peu claire de la puissance des contraires ? Peu claire en effet : que veut décrire Aristote ? Les seules puissances productrices que sont les arts ou, également, d’autres états de l’âme relevant de sa philosophie éthique2, voire, de manière générale, toutes les aptitudes des êtres vivants en tant qu’elles se distinguent des pouvoirs des éléments naturels3 ? Si, comme je le ferai, on restreint la portée de l’analyse aux arts, doit-on y lire une explication des erreurs techniques ou une manière de rendre compte des usages vicieux dont les savoirs sont toujours passibles ?4 La notion de puissance des contraires peut aussi conduire à se demander en général selon quels principes Aristote reconduit les mouvements à des puissances ou, encore, quels sont les critères de distinction des puissances. Après tout, comment savoir, lorsqu’on voit un homme qui fait des mélanges pour confectionner un poison, si c’est un pharmacien qui abuse de ses compétences, ou un assassin qui ignore par ailleurs tout de ce qu’il fait ? Aristote n’a pas pour objet premier de déterminer une méthode pour distinguer les puissances les unes des autres à partir de leurs mouvements. Comme Platon, il considère, en effet, que les puissances sont déjà données. Il répond pourtant de manière indirecte à cette question, d’une façon qui suggère l’existence chez lui d’un souci de bien définir les puissances. La question se pose, en effet, de savoir quelle opération, parmi celles dont une puissance est capable, doit être tenue pour définitoire de la puissance. Pour apprécier sa réponse, on prendra comme point de départ l’affirmation platonicienne qu’il existe au moins deux principes de différenciation des êtres, les qualités sensibles et les puissances. Tandis que les qualités sensibles s’offrent avec une certaine évidence comme un critère phénoménal observable de différenciation des êtres, les puissances sont seulement connues à travers des opérations. Pour déterminer les puissances, il est donc nécessaire d’identifier et de distinguer correctement les opérations pour les associer comme il faut à leurs puissances, en évitant de multiplier les puissances au-delà de ce qui est requis et de les confondre. On verra ensuite ce qu’Aristote fait de ce critère platonicien, et si, à travers la notion de puissance des contraires, il renouvelle vraiment la conception de la puissance héritée de son maître.

1. Le critère platonicien

  • 5  République, V, 477c1-d5.

2Au livre V de la République, Socrate donne une définition de la puissance dont on peut aussi tirer un critère de distinction des puissances5 :

[ Socrate :] Nous dirons que sont des puissances un certain genre d’êtres par lesquels justement nous pouvons ce que nous pouvons et tout autre être peut ce qu’il se trouve pouvoir, par exemple je dis que la vue et l’ouïe font partie des puissances, si du moins tu comprends l’espèce d’êtres dont je veux parler.

[Glaucon :] Oui, je la comprends, répondit-il.

[ Socrate :] Écoute donc ce qui m’apparaît à leur sujet. Dans le cas d’une puissance, en effet, je ne regarde ni la couleur ni la configuration ni aucune des choses de ce type qui appartient à beaucoup d’autres êtres, sur lesquelles je porte mon regard pour distinguer pour moi-même les choses les unes des autres ; mais dans le cas d’une puissance, je ne regarde que ceci : sur quoi elle porte et ce qu’elle accomplit, et c’est ainsi que j’appelé chacune d’elle puissance, l’une qui est ordonnée à une même chose et qui accomplit une même chose, je dis que c’est la même, l’autre qui est ordonnée à une chose différente et qui accomplit une chose différente, je dis qu’elle est différente.

  • 6  Je laisserai de côté ici l’objection possible selon laquelle ces deux éléments, l’opération et le (...)

3Socrate propose d’abord une définition nominale du genre d’être « puissance » (ce par quoi un être peut ce qu’il peut), puis la distingue des qualités secondes (couleur, figure, etc.) qui servent à distinguer les êtres sensibles les uns des autres, enfin il explique comment il nomme et différencie les puissances entre elles. Son objet n’est cependant ni d’établir l’existence des puissances, puisqu’en accord avec Glaucon il en assume l’existence, ni de donner un critère de distinction des puissances à partir des opérations qui seraient premières ; les puissances sont données en même temps que leurs opérations, et, en un sens même, avant elles, comme le montre la suite du texte : l’opinion est à ranger dans le genre de la puissance, car c’est par l’opinion que nous pouvons opiner. Socrate ne cherche donc pas à distinguer des puissances (l’opinion de la science) à partir des différences entre des opérations qui seraient opiner et savoir, mais examine s’il est possible de mettre la science dans une puissance et l’opinion dans une autre. Pourtant cela revient bien à donner un critère de distinction entre les puissances : si deux êtres sont deux puissances différentes portant des noms différents, cela entraîne qu’elles ont un objet différent et qu’elles accomplissent une opération différente. De ce point de vue Socrate donne donc un critère pour distinguer un type d’être dont il souligne la singularité. Si les qualités secondes sont directement données aux sens, les puissances sont nommées et induites à partir de deux critères présentés comme indissociables : une opération et son domaine propre. C’est en identifiant l’unité d’une opération sur un domaine et en l’associant à une puissance spécifique, ou en montrant que deux puissances ont bien deux domaines et deux opérations différentes, que Socrate distingue une puissance d’une autre6.

  • 7  Hintikka, 1974, p. 8. Il n’est pas nécessaire de souscrire, en revanche, à la thèse de l’auteur se (...)
  • 8  République, I, 352d-353b, et dans le cas des arts, 345e-346b.
  • 9  République, I, 353a10-11 : εἰ οὐ τοῦτο ἑκάστου εἴη ἔργον ὃ ἂν ἢ μόνον τι ἢ κάλλιστα τῶν ἄλλων ἀπερ (...)

4Ce critère se caractérise d’abord par la monovalence à laquelle il restreint la puissance. Platon accepte en effet ce qu’on a parfois appelé le principe « une capacité-une fonction »7, ou ce qu’on appellera le principe de la monovalence des puissances : une puissance ne produit qu’un seul effet (ou ne pâtit que d’un seul effet) sur son domaine et c’est de lui qu’elle tire son nom. Cette condition d’unicité est précisée au livre I de la République, lorsque Socrate définit une notion très proche dans le vocabulaire philosophique platonicien, celle d’ergon ou de fonction8. La fonction d’un être est, en effet, dans le cas des êtres naturels, ce qu’il est le seul à accomplir et, dans le cas des artefacts, ce qu’il accomplit mieux que tous les autres9. Si l’on considère que la puissance est ce par quoi un être accomplit sa fonction, la définition de la fonction proposée au premier livre de la République confirme, en distinguant le cas des êtres naturels ou artificiels, le critère du cinquième livre. Le critère platonicien consiste donc à attribuer une seule fonction ou encore un seul « avantage propre » (ὠφελίαν…ἰδίαν, 346a6) à une puissance, notamment à un art, fonction ou avantage qui permet aussi de définir cette puissance ; inversement, en vertu de l’unicité de l’opération attribuable à une puissance, l’accomplissement d’une opération ou son accomplissement parfait suffit pour assigner cette opération à une seule et même puissance ou fonction.

2. La puissance et son usage

  • 10  Charmide, 165c8 ; République, I, 346a7.
  • 11  Charmide, 171a9 ; Lachès, 195b-c. Dans le cas des sens : République, VII, 523e–524a ; Théétète, 18 (...)

5L’unicité de l’opération que Platon exige d’une puissance signifie seulement qu’une puissance a une seule fonction ou produit un seul avantage, par lequel on la reconnaît et pour lequel on la recherche. Ainsi la médecine est la science de la santé10. Mais l’unicité porte seulement sur l’opération propre ou naturelle de la puissance considérée, soit son utilité. Platon rappelle aussi qu’une science est science des contraires : la médecine est science de la maladie et de la santé. Celui qui connaît le sain et sait le reconnaître, connaît aussi le morbide et sait reconnaître un malade et sa maladie11. Faudrait-il en en conclure qu’il a connu aussi la notion de puissance des contraires ?

  • 12  Hippias mineur, 366a6-7.
  • 13  Voir Xénophon, Ath. Resp. II, 7.
  • 14  On reprend, de ce point de vue, l’analyse qu’on trouve dans Goldschmidt, 1963, p. 104 : « il n’est (...)

6La définition de la puissance monovalente rencontrée au livre V de la République ne doit pas faire penser, en effet, que Platon ignore qu’une puissance peut être utilisée en vue d’une autre opération que celle à laquelle elle est naturellement destinée. C’est notamment au cours de ses entretiens avec Hippias que Socrate met en valeur l’ambiguïté d’une puissance à laquelle le sophiste n’est pas sensible. Pour Hippias, la puissance est, en effet, un savoir ou une qualité éthique dépourvue d’ambiguïté : les hommes véridiques et les hommes trompeurs sont deux types d’hommes distincts tout à fait contraires12. Sa position est comparable à celle que, chez Xénophon, développe le père de Cyrus devant son fils (Cyropédie, I, 6, 29-34) : il est nécessaire, dit-il, de développer les deux sciences, l’art de faire le mal et l’art de faire le bien, celui de mentir et de ne pas mentir, celui de vouloir plus que son bien et celui de ne pas le vouloir, mais il est possible d’apprendre chacun d’eux séparément. Le premier, en effet, n’implique pas la connaissance de l’autre : chacun est monovalent et l’enfant ne peut faire mauvais usage de l’art de faire le bien ou bon usage de celui de faire le mal. Le premier de ces arts concerne les relations avec les amis, le second, celles avec les amis. Lycurgue, continue-t-il, apprenait en même temps chacun des ces deux arts aux jeunes spartiates, mais ces derniers appliquaient aux amis l’art de mentir réservé aux ennemis13. C’est pourquoi, conclut-il, il vaut mieux dissocier, dans la pédagogie, l’apprentissage de ces arts : apprendre d’abord l’art de dire la vérité et ensuite seulement celui de mentir aux ennemis. Un certain bon sens, celui d’Hippias ou de Xénophon, voudrait donc que les contraires obéissent chacun à deux capacités distinctes, en d’autres termes qu’il en aille des capacités de l’homme comme des puissances naturelles14.

  • 15  République, I, 332d, 333e-334a ; Hippias mineur, 366a-369c.
  • 16  Voir, en ce sens, Freeland 1986, p. 78-79. On ne remarque pas assez que le substantif δύναμιs n’in (...)
  • 17  Voir les superlatifs en 366d, 367b6, e2-3. Il y a là évidemment une part de flatterie ironique d’H (...)
  • 18  C’est la définition du « capable » donnée en 366b7-c1 : Δυνατὸς δέ γʹ ἐστὶν ἕκαστος ἄρα, ὃς ἂν ποι (...)

7L’argument, utilisé dans la République ou dans l’Hippias mineur15, selon lequel, au contraire, dans tous les domaines, l’homme véridique et l’homme mensonger ne sont qu’un seul et même homme, à savoir l’homme qui possède le savoir, pourrait faire penser que Platon a élaboré une première forme de la puissance des contraires. Comme il ne cherche pas à y expliquer d’où provient cette unité, on a pu supposer que Platon, de manière encore archaïque et naïve, aurait distingué deux puissances différentes, celle de mentir et celle de dire le vrai, puissances qui ne pourraient être possédées que par un seul homme, celui qui sait le vrai en chaque domaine16. Dans la mesure où, dans l’Hippias mineur, Socrate veut précisément montrer que c’est un seul et même homme, l’homme qui sait en chaque domaine, qui peut accomplir les deux contraires, il faut plutôt penser que Platon a bien rapporté les deux conduites contraires, dire le vrai et dire le faux, à une seule et même puissance, celle de la science en chaque domaine évoqué (arithmétique, géométrie, astronomie). Mais cela ne revient pas à lire dans ce dialogue une anticipation de la puissance aristotélicienne des contraires. En effet, si, pour Socrate, c’est l’homme qui s’y connaît qui peut dire, sur ce qu’il sait, le vrai ou le faux, c’est qu’il se concentre sur l’aisance et le succès avec lesquels il sera capable de dire le faux. Socrate ne détermine pas qui est capable de dire le vrai et le faux, mais celui qui est « le plus capable »17 de le faire, c’est-à-dire celui qui peut vraiment faire « ce qu’il veut » « quand il le veut »18 ; or c’est l’homme qui est « le plus savant » ou « le plus habile » dans la matière. Ainsi il existe bien une seule puissance, pour Socrate, mais si elle rend capable de dire le vrai et le faux, c’est en vertu de la qualité et de l’excellence du savoir qui la constitue. Cela signifie que ce n’est pas la connaissance elle-même qui recèle la contrariété ; c’est la perfection et la supériorité de cette puissance qui rendent capable celui qui la possède d’en faire usage, s’il le veut, pour dire le faux. La contrariété apparaît donc de manière extrinsèque et non, ce qui semble être le cas chez Aristote, comme un effet de la condition du savoir : c’est, en effet, la « volonté » qui fait apparaître la contrariété, ou plutôt le double usage du savoir, alors que, chez Aristote, le choix ou le désir semblent avoir seulement pour rôle de déterminer la puissance à accomplir l’un ou l’autre des contraires qui appartiennent directement au savoir en tant que tel. La seconde partie du dialogue, qui porte sur la supériorité de la faute volontaire par rapport à l’erreur et à toute forme de déficience involontaire, confirme cette différence : la contrariété provient chez Platon de l’usage de la puissance, de l’organe ou de l’instrument, c’est-à-dire finalement du « vouloir » ; elle n’est pas une dualité constitutive de la puissance elle-même en tant qu’elle s’accompagne du logos ou de la raison. Le fait que Socrate prenne pour exemple aussi bien des arts que des parties du corps ou des instruments montre que le logos ne joue pour lui aucun rôle particulier.

8De ce point de vue Platon ne connaît pas stricto sensu la puissance des contraires : la contrariété vient de l’usage ou de la volonté, non de la puissance elle-même. Il est vrai qu’il évoque à plusieurs reprises le fait que la science porte sur les contraires. Cette structure épistémologique des sciences doit cependant, elle aussi, être distinguée de la notion de puissance des contraires. Les contraires sur lesquels porte une science, en effet, ne sont pas les contraires auxquels Socrate montre dans l’Hippias mineur qu’une connaissance est ouverte. Si l’on se limite aux contraires, en laissant de côté les autres types d’opposés, tels que les relatifs qui constituent un cas d’espèce important, il faudra dire, en effet, que l’art médical porte sur la santé et la maladie ; mais, si cet exemple était utilisé dans l’Hippias mineur, Socrate signalerait seulement qu’il faut être un médecin « très savant et très capable » pour dire immanquablement en matière de médecine le vrai (sur la santé et la maladie) et le faux (sur la santé et la maladie), faux qui ne constitue absolument pas un objet de la médecine en tant que telle. Les contraires qui constituent l’objet d’une science ou d’un art ne s’identifient donc pas aux deux usages dont une science ou un art sont passibles dans l’Hippias mineur.

  • 19  Metaph. Θ, 2, 1046 a36-b29.

9Pour Platon, une puissance est donc monovalente (elle se définit par l’accomplissement d’une opération unique et caractéristique), et susceptible d’usages qui rompent son articulation à sa fin naturelle. Le point de vue d’Aristote sur ces deux points extrêmement simples n’est pas différent, on va le voir, sauf, justement, dans la conception de la puissance des contraires. Elle est examinée et définie au chapitre 2 du livre Θ dans le texte suivant19 :

  • 20  Ross 1924, II, p. 243, considère τοῖς ἄνευ λόγου δυνατοῖς comme spuria ; l’expression serait une g (...)

Puisque de tels principes existent, les uns, chez des êtres dépourvus d’une âme, les autres chez des êtres pourvus d’une âme et dans leur âme, et dans la partie de leur âme qui possède la raison, il est évident que, du côté des puissances aussi, les unes seront dépourvues de raison, tandis que les autres s’accompagneront de raison ; c’est pourquoi tous les arts et les sciences productrices sont des puissances : ils sont, en effet, des principes de changement dans un autre être ou en eux-mêmes en tant qu’autres. Et tandis que celles qui s’accompagnent de raison sont toutes aussi des puissances des contraires, pour celles qui sont dépourvues de raison, l’une est puissance d’un seul, par exemple le chaud seulement de chauffer, mais l’art médical, de la maladie et de la santé. La cause en est que la science est une raison et qu’une même raison montre une chose et sa privation, sauf qu’elle ne le fait pas de la même manière, c’est-à-dire que la raison l’est en un sens des deux, mais, en un autre, plutôt de ce qui existe, en sorte qu’il est nécessaire que de telles sciences aussi, même si elles sont des sciences des contraires, soient en elles-mêmes sciences de l’un, mais ne le soient pas en elles-mêmes de l’autre. En effet, la raison l’est en soi de l’un, mais elle l’est de l’autre, d’une certaine façon, par accident, car c’est par négation et suppression qu’elle montre le contraire ; la privation au sens premier, en effet, est le contraire, elle est la suppression de l’un des contraires. Mais puisque les contraires ne se produisent pas dans le même, que la science est une puissance parce qu’elle possède la raison et que l’âme possède un principe de mouvement, le sain produit seulement la santé, ce qui chauffe, la chaleur et ce qui refroidit, le froid, mais le savant produit les deux. La raison est des deux, mais pas de la même manière, et elle se trouve dans l’âme qui possède un principe de mouvement ; c’est pourquoi, après les avoir reliés au même, elle mettra en mouvement les deux à partir du même principe. Par suite, ce qui est puissant en se conformant à la raison produit les contraires de ce qui est puissant sans raison20, puisqu’ils sont enveloppés par un seul principe, la raison.

Il est manifeste aussi que la puissance de simplement produire ou pâtir accompagne la puissance de bien produire ou pâtir, alors que celle-ci n’accompagne pas toujours celle-là ; il est nécessaire, en effet, que celui qui produit bien produise aussi, tandis que celui qui simplement produit ne produit pas bien pour autant.

3. L’acte et la fin

  • 21  Metaph., Δ, 12, 1019a15-16 ; Θ, 1, 1046a10-11 ; 8, 1049b6-7 et, dans le texte cité, en Θ, 2, 1046b (...)
  • 22  Metaph., Θ, 8, 1049b12-17.
  • 23  Metaph., Θ,8, 1050a8-11, 21-28.
  • 24  Le texte principal sur ce point est Métaphysique, Λ, 5, 1071a8-11.

10La définition aristotélicienne de la puissance, rappelée dans ce texte, n’est en un sens pas si éloignée de celle de Platon. Aristote définit la puissance active ou productrice, à laquelle je me limiterai ici, comme un principe de changement dans un autre ou dans le même être en tant qu’autre21. En expliquant au chapitre 8 du livre Θ que l’acte est antérieur à la puissance du point de vue de la définition et de la connaissance22, il indique sans ambiguïté que ce qu’on connaît d’abord, ce qui permet de définir et de connaître la puissance correspondante, c’est la réalité d’une opération (d’une action ou d’une passion). Il ne s’agit cependant pas là d’un critère pour identifier une puissance et pour la distinguer d’une autre, puisqu’Aristote ne précise pas comment réunir des mouvements différents pour les attribuer à une seule puissance, ou au contraire les différencier, pour les attribuer à des puissances distinctes. Le texte permet de penser que tout acte d’une substance composée a sa puissance, mais pas de savoir quelle puissance et comment distinguer les puissances. La suite du chapitre 8 conduit cependant à restreindre la nature des actes qui autorisent l’attribution d’une puissance23 : l’acte est « l’œuvre » (ergon) de la puissance, et sa « fin », que cette fin consiste dans un usage (la simple vision pour la puissance de voir) ou dans une réalité qui advient en plus (la maison au terme du mouvement de construction qui actualise la puissance de construire). Il faut donc se régler sur la fin de la puissance, et non sur n’importe quel type d’opération dont elle serait cause, pour savoir de quoi cette puissance est puissance, quel est son acte. En d’autres termes, une puissance se définit et se connaît à partir de sa fin, ce qui n’est pas en réalité très différent de la définition platonicienne. Reste à savoir ce qu’il faut entendre par fin. La précision apportée dans ce même chapitre selon laquelle la fin, c’est-à-dire l’acte, est « substance et forme » (ἡ οὐσία καὶ τὸ εἶδος, 1050b1-2) apprend notamment que, dans le cas des puissances des contraires, les deux contraires ne peuvent prétendre également au statut de fin ou d’acte, alors même que la puissance sera en acte, qu’elle s’accomplisse selon la forme ou selon la privation. Si l’acte est la forme et si la puissance s’actualise en se conformant à la privation, celle-ci pourra bien être en acte, cet acte ne sera pas la fin de la puissance. En laissant de côté la question du statut ontologique de la privation (peut-elle être ou non un acte ?)24, on peut au moins se demander s’il n’y a pas une ambiguïté quant à la nature de l’acte censé être antérieur à la puissance et la définir. S’il y a acte dans les deux cas, du moins un seul des deux est fin. Cette difficulté recoupe le résultat qu’on vient de voir chez Platon : on doit reconnaître qu’une puissance a une fin propre et il faut admettre aussi qu’elle peut être utilisée pour d’autres opérations. Cela ne pose pas de problème à Platon en vertu de l’extériorité de l’usage par rapport à la fin naturelle de la puissance : une puissance peut et doit se définir à partir de son opération naturelle, puisqu’en elle-même, elle ne peut en produire d’autre. Il y a donc un seul acte légitime par puissance. Aristote semble en revanche s’être intéressé à la bonne manière de définir une puissance, en prenant justement en compte le fait que plusieurs types d’actes peuvent parfois légitimement prétendre à la représenter. On peut repérer trois cas où plusieurs actes se proposent pour définir la puissance : les actes de quantité différente, de qualité différente et, finalement, les actes contraires. Il s’agit dans les trois cas de distinguer l’acte de la fin propre de la puissance.

4. Les différences quantitatives des actes

11Un premier cas de figure envisagé par Aristote est celui où il existe une différence de quantité entre les occurrences des actes d’une même puissance. Il est examiné dans un passage célèbre du traité Du Ciel (I, 11, 281a7-27) destiné à démontrer l’ingénérabilité et l’incorruptibilité du monde. On peut reconstituer la question de cette façon : comment définir une puissance quand ce qu’elle rend capable de faire varie sur une échelle de grandeur continue ? Faut-il associer une capacité différente à chacune des opérations de quantité différente, ou, sinon, quelle opération sera définitoire de la puissance ? L’exemple de la marche est utilisé par Aristote : la même puissance de marcher rend capable de marcher un stade, cinquante stades mais pas plus de cent stades. Qui peut marcher cent stades peut en marcher deux, mais, évidemment, qui peut marcher cent stades ne peut pas en marcher cent cinquante. Dans ce cas, la puissance en question sera définie en considérant « la limite et le maximum » (πρὸs τὸ τέλοs και` τη`ν ὑπεροχὴν, 281a11) de ce dont la chose est capable. Dire qu’une chose a telle puissance signifiera donc qu’elle peut faire ou pâtir moins mais pas plus. Cette méthode ne vaut sans doute d’abord que pour les puissances dont l’objet est quantifiable (porter une charge, parcourir une étendue, etc.) : ainsi on détermine la capacité d’un coureur en fonction de sa plus grande vitesse ou de la plus grande étendue qu’il peut parcourir. Mais Aristote fait état d’une objection selon laquelle, dans le cas des sens, la performance maximale ne dépend pas de la grandeur de l’objet mais, au contraire, de sa petitesse : celui qui entend le mieux est celui qui entend le son le plus faiblement audible. Aristote distinguera donc deux types de maximum, celui de la puissance, dans le cas des sens, et celui de la chose, dans le cas des autres puissances, qui sont à la fois des puissances techniques et naturelles : pour définir ce dont un sens est capable, il faut se régler sur son état optimal (qui se rencontre dans sa capacité de voir le plus petit objet possible, par exemple), et pour définir ce dont une force est capable, il faut prendre en compte la quantité maximale qu’elle peut mettre en mouvement. Bien qu’Aristote n’envisage pas les arts, il est possible d’adapter le principe de définition à leur cas : la capacité du médecin doit se définir selon le cas le plus difficile qu’il aura su guérir, celle de l’architecte, selon le bâtiment le plus beau ou le plus difficile à construire, etc.

  • 25  Du Ciel, I 12, 281 a 28-281 b 2.
  • 26  Le raisonnement dans le cas de la substance est plus difficile à accepter. De manière générale, so (...)

12Dans tous ces cas, c’est à partir de la performance maximale, diversement définie elle-même, et non à partir de tout type de mouvement qu’une puissance doit donc être définie. L’objectif d’Aristote est d’utiliser ce résultat pour justifier la nécessaire limitation de la durée de l’acte de toutes les puissances, et montrer qu’aucun acte qui procède d’une puissance ne peut être éternel. La puissance d’être ou de ne pas être selon n’importe quelle catégorie (être homme, blanc, haut de trois coudées) doit envelopper une limitation temporelle de l’être et du non-être dans chacune de ces catégories25. Dans le cas le plus simple, celui de la puissance d’avoir ou de ne pas avoir tel accident (qualité, quantité, etc.), cela signifie que la possession de telle qualité dont un être est capable ne peut pas être illimitée dans le temps, pas plus que la non-possession de cette qualité. Ainsi les contraires ou les contradictoires ne pouvant exister que successivement, et leur durée, même si elle est très grande, ne pouvant être infinie, il est impossible que ce qui possède une puissance soit éternel. Cela supposerait, en effet, que telle substance ait connu telle détermination pendant un temps infini, puis telle autre pendant un temps également infini. Or comme deux temps infinis ne peuvent se succéder et que les contraires doivent se succéder et ne peuvent être simultanés, il ne peut exister une puissance dont les actes seraient éternels26.

  • 27  De gen. an. II, 4, 740b18, par exemple.
  • 28  Voir Θ, 4, 1047b29 ; De motu an. 4, 699b18-21 ; Phys., III, 4, 204a3-7. Un texte de l’Éthique à Ni (...)
  • 29  Metaph. Δ, 22, 1022b27-31.

13Si l’on fait abstraction du contexte cosmologique de ce raisonnement, cela signifie, de manière générale, qu’une puissance peut recevoir différents niveaux de définition. Le premier donne seulement son acte, c’est-à-dire sa fin, laquelle enveloppe à son tour un certain nombre d’attendus définitoires de la puissance, sans lesquels son acte ne pourrait se réaliser. On peut l’appeler une définition « par le genre », comme on le verra plus loin. En Θ, 5, Aristote, qui décrit, en les comparant, les conditions des mouvements des puissances rationnelles et naturelles, énonce ainsi les conditions qui leur sont communes : une puissance produit ou pâtit (1) de quelque chose, τι ; (2) à un moment donné, ποτε ; (3) d’une certaine façon, πωs, soit lorsque les puissances se sont rapprochées et sont en contact (1048a7, 12-13). L’énoncé des conditions définitoires d’une puissance n’est pas un caractère original de Θ, 5. Aristote est soucieux de les indiquer de manière complète dans la Physique ou dans ses traités biologiques27. Comme elles permettent de distinguer le possible de l’impossible ou la possession de la privation, on les retrouve ailleurs, en Δ, 22, en particulier, dans l’examen des sens de la privation28. Celle-ci, en effet, peut s’attribuer en tenant compte de critères plus ou moins larges : un sujet est privé d’une puissance, s’il ne peut agir dans le milieu où il devrait en être capable, avec l’organe qui devrait en être capable, par rapport à l’objet propre de sa puissance, dans les circonstances où il le devrait et au moment où il le devrait29. En plus de la définition par le genre, qui peut être plus ou moins précise, il est possible de prendre en compte différents types de conditions maximales d’accomplissement de l’acte, qu’elles interviennent au niveau de l’espèce ou de l’individu (la plus grande distance, le poids le plus lourd, le corps visible le plus petit, la maladie à soigner la plus difficile, le temps le plus long, et ce, dans le cas de l’homme en général ou de tel individu).

14En examinant un autre type d’actes, ceux qui sont cette fois de qualité différente et prétendent représenter une même puissance, Aristote permet de préciser de quelle manière ces deux niveaux de définition peuvent s’articuler.

5. Les différences selon le bien

  • 30  Metaph. Δ, 12, 1019b12-13, 20-21.
  • 31  Ce passage est parfois considéré comme un ajout à la fois déplacé et de sens difficile (M. Burnyea (...)

15En Δ,12, en Θ, 1 et dans les dernières lignes de Θ, 2, Aristote examine, en effet, la possibilité qu’il existe des différences qualitatives dans les mouvements accomplis : ces mouvements doivent-ils dans ce cas être attribués à une seule et même puissance ? Une fois définies les puissances « actives » et « passives » en Δ, 12, Aristote restreint le sens de « puissance » à ce qui permet d’accomplir une action d’une certaine façon, en la menant bien à terme ou en l’exécutant selon son choix (ἡ τοῦ καλῶς τοῦτ’ ἐπιτελεῖν ἢ κατὰ προαίρεσιν, 1019a23-24). De ce point de vue, un enfant qui marche « simplement » (μόνον), en titubant et sans aller où il veut, par exemple, ne possède pas la puissance de marcher : il faudrait, pour cela, qu’il marche avec aisance et aille où il veut. Il en va de même du « puissant » ou du « capable », comme de « l’impuissant » ou de « l’incapable » : un être est dit « capable » ou « incapable » d’accomplir « simplement » (μόνον) un mouvement, ou il est dit capable d’accomplir « comme il faut » (καλῶς) ce mouvement30. La seconde acception de « capable » est alors évidemment plus contraignante et restrictive que la première, puisque le même être ne sera pas dit capable de la même chose selon les cas. Mais faut-il, dans les cas où une modalité intervient (ὡδι, 1020a4), dire qu’il y a deux puissances ? Celle de bien marcher et celle de simplement marcher, par exemple ? Aristote répond à cette question à la fin du chapitre 2 du livre Θ. Les puissances simples (être capable de marcher tout court) « suivent » ou « accompagnent » les puissances modalisées (marcher comme on le veut), mais le contraire n’est pas toujours vrai31. La notion d’accompagnement (ἀκολουθει, 1046b25) permet d’articuler ces deux puissances. Elles ne sont pas contraires, puisque l’une, la puissance de bien faire, accomplit l’autre nécessairement en même temps. Celui qui fait « bien » fait « simplement » aussi du même coup. Les définitions des puissances simples appartiennent aux définitions des puissances dites selon une modalité (Θ, 1, 1046a16-19).

  • 32  Comme le confirme aussi de manière générale un passage des Parties des animaux (I, 4, 644a16-19) : (...)
  • 33  Voir une définition moins positive de l’art médical en Rhet. I, 1, 1355b12.

16Dans ces deux cas, les puissances capables d’actes inférieurs et non du meilleur acte (courir moins vite, soigner seulement et pas bien) ne sont pourtant pas des puissances différentes : elles appartiennent au même genre que les puissances capables du meilleur acte, comme le signale un passage de l’Éthique à Nicomaque (I, 7, 1098a7-12)32. Les fonctions d’un artisan et d’un bon artisan sont génériquement les mêmes. La différence qualitative, la vertu ou l’excellence, s’ajoute à la fonction, dans le cas de l’art qui est susceptible de recevoir une vertu, au contraire des vertus éthiques ou dianoétiques qui sont en elles-mêmes des excellences (Eth. Nic. VI, 4, 1140b21-24). Ainsi chaque puissance est identifiée en fonction de son effet, mais aussi de la manière dont il est produit. Comme on l’a vu, cette manière, qui précise la définition générique, n’est pas accessoire mais bien centrale dans la définition ou la reconnaissance d’une puissance. Dans un passage des Topiques (VI, 12, 149b24-31), Aristote met en contraste deux types de définition : définir la chose elle-même ou à son état parfaitement accompli et achevé (εὖ ἔχον ἢ τετελεσμένον, 149b25). De cette façon, le rhéteur, par exemple, se définira comme « celui qui est capable de voir le persuasif en chaque cas sans rien négliger ». Aristote précise que cette définition ne sera pas valable, puisque, comme on le sait, le bon rhéteur est plutôt celui qui choisira (βουλόμενος, 149b30) de « voir le persuasif en chaque cas sans rien négliger » et non seulement celui qui le pourra, mais il ne semble pas condamner totalement cette méthode de définition qui se règle sur l’état optimal du défini. On en trouve d’ailleurs une confirmation dans un passage du chapitre 5 du même livre des Topiques (142b30-143a11) : quand le défini se rapporte à plusieurs choses, il faut toutes les mentionner (ainsi la grammaire est la science d’écrire et de lire, et pas seulement d’écrire) ; cette règle, cependant, ne vaut pas dans les cas où les deux objets relatifs à la science en question ne sont pas tous les deux des objets par soi de cette science (la médecine produit la maladie et la santé, mais elle produit la santé par soi, et la maladie par accident). Dans ce cas-là, il ne faut donc pas rapporter la science à tous ses objets, puisqu’une telle définition serait fause : n’importe qui, et pas seulement le médecin, est capable de produire la maladie33. Au paragraphe suivant, qui semble prolonger cette règle, Aristote ajoute qu’il faut également veiller à ce que le défini n’ait pas été rapporté au « pire » mais au « meilleur », puisque « toute science et toute puissance semble porter sur le meilleur » (143a9-11).

17Les différents cas examinés jusqu’ici ne posent pas de problème : la puissance doit être définie à partir du meilleur dont elle est capable. Mais qu’en est-il de la puissance des contraires qui implique cette fois les deux séries de contraires auxquelles la puissance est ouverte, et non seulement l’optimum dans la série des termes positifs ? La réponse la plus simple consisterait à dire, comme on l’a vu plus haut, que la puissance des contraires doit se définir à partir du terme positif et non à partir de sa privation. Aristote insiste effectivement sur ce point, comme on vient de le voir dans le dernier texte cité des Topiques et comme le montre Θ, 2 : la puissance est puissance des deux contraires, mais pas de la même façon, de l’un « en soi » et de l’autre « par accident ». Il y a donc une inégalité de statut entre les deux contraires qui justifie que les puissances concernées ne se définissent que d’après ce dont elles sont puissances en soi. Le bon sens est sauf de ce point de vue : les puissances des contraires ne sont en fait réellement puissances que d’un seul des deux. Mais était-il dans ce cas utile d’élaborer cette notion ? La réponse suggérée jusqu’à présent est qu’Aristote cherche à inscrire la contrariété dans la structure même de la puissance qui s’accompagne de raison : c’est en tant qu’elle possède la raison qu’une telle puissance est ouverte aux contraires, et non en tant que puissance. Cela n’est sans doute pas faux, mais il est possible de montrer qu’Aristote n’y réussit pas sans quelque difficulté. Il cherche, en effet, à montrer que les deux opérations contraires ne procèdent ni de deux puissances contraires (solution d’Hippias et de Xénophon), ni de l’usage d’une seule puissance monovalente, mais de la nature même de ces puissances : c’est le logos ou la raison même qui en fait des puissances des contraires. Mais comment la « raison » pourrait-elle, d’elle-même et à elle seule, produire ou montrer les contraires ?

6. Les puissances des contraires

  • 34  J’ai traduit ce terme par « raison » ou conservé le terme grec de logos, difficilement traduisible (...)

18Le terme de logos concentre, en effet, l’essentiel des difficultés34. Qu’est ce qui montre les contraires ? Le logos en lui-même ou un acte de la pensée, c’est-à-dire un raisonnement, qui supprime l’un des termes ? Aristote explique à la fois que « le logos montre les contraires » (1046b8-9) et qu’il « montre le contraire par la négation et la suppression » (1046b13-14), sous-entendu du terme positif. Le logos apparaît donc à la fois comme l’expression de l’essence et comme un raisonnement capable de supprimer cette essence. Dans le premier cas, on ne voit pas comment, de lui-même, le logos peut montrer la privation et, dans le second, Aristote suggère l’idée que l’artisan se donne son objet propre ou, en le supprimant par un raisonnement, montre sa privation.

19En disant que « le logos montre (δηλοῦν) la chose et sa privation », Aristote désigne un type de « connaissance » particulier. Aristote utilise ce même terme pour expliquer comment la sensation et la pensée saisissent les contraires. Dans un texte difficile du traité De l’âme (III, 6, 430b20-26), décrivant comment la pensée saisit les indivisibles comme le point ou l’instant, il donne une explication du processus en cause en Metaph. Θ, 2. Si la pensée peut saisir des termes indivisibles, c’est de la même manière que la privation. Toute division est, en effet, montrée (δηλοῦται) comme l’est la privation (430b20-21). Aristote étend ensuite son explication aux sensibles et aux intelligibles : on connaît le mal ou le noir par leur contraire ; le mal, le noir, toute privation et toute division, comme le point, sont donc « montrés » tantôt par leur opposé dans leur genre, tantôt par une division. Ce qui est toujours premier est tantôt le divisible, tantôt les termes positifs (le blanc, le bien). Mais le logos qui intervient en Θ, 2 appartient-il au genre d’objets dont Aristote décrit la saisie dans ce passage du De anima ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’Aristote entend ici par logos : une forme ou un raisonnement ?

  • 35  An. post. II 19, 100b12 ; Eth. Nic. VI, 6, 1140b33. Barnes 1994, p. 269, traduit le μετὰ λόγου d (...)
  • 36  Metaph. Α, 1, 981a1-24.
  • 37  Le verbe συνάψασα (1046b22) désigne le raisonnement qui réunit les contraires à un même terme qui (...)

20La compréhension de ce terme est rendue difficile par la diversité de ses emplois dans ce chapitre. Ainsi, pour se limiter à ses emplois positifs, il caractérise, d’abord, une partie de l’âme qui possède le logos (1046b1), puis, de là, des puissances dites avec logos ou des puissances dites selon le logos (1046b2, b5, b23), puis Aristote dit que la science est un logos ou possède un logos (1046b7, b17), et il montre enfin comment il joue un rôle autonome à l’égard des contraires (1046b8, b12, b20, b24). Cette diversité d’emplois ne doit pas faire perdre de vue deux usages principaux : le logos est tantôt ce qui caractérise ou ce sur quoi se règle une partie de l’âme, la puissance ou des « puissants », tantôt une notion indépendante, ce qui suffit pour rendre cette notion ambiguë. En effet, lorsqu’Aristote caractérise une science ou une puissance par le fait qu’elle s’accompagne de raison (μετὰ λόγου), c’est qu’il lui attribue un caractère démonstratif qu’il oppose à la saisie des principes opérée par l’intellect35. Il n’y a pas de raison qu’il n’en aille pas de même des sciences productrices : elles se distinguent de l’empirie en ce qu’elles sont capables de rendre compte de leurs opérations, au moyen du syllogisme que l’artisan développe dans son âme avant la réalisation36. Mais cette acception discursive de logos entre en conflit avec le rôle qu’Aristote lui fait jouer comme terme indépendant au cours de ce chapitre : peut-on dire, en effet, qu’un même logos entendu comme raisonnement montre la chose et sa privation ? Si l’on prend pour modèle le syllogisme du médecin qu’Aristote décrit dans la Métaphysique (Ζ, 7, 1032b6-10), pour que ce syllogisme « montre la privation », il faudra renverser les termes du syllogisme, mais dira-t-on alors qu’il s’agit du même logos ? Il procédera de la même science, mais le raisonnement lui-même sera différent. Le logos apparaît donc comme étant à la fois l’expression de la forme dans la majeure du syllogisme – « ceci est la santé » (1032b6-7) – et l’ensemble du syllogisme, qu’Aristote appelle, en Ζ, 7, la conception (νόησιs, 1032b15). Pour qu’Aristote puisse dire qu’un même logos montre les contraires, on doit comprendre ce logos comme la formule définitionnelle de la santé, dont la privation montre le contraire à l’âme, qui le possède en puissance et n’y a accès que par l’acte de pensée consistant à nier cette forme. Par conséquent, même si le logos est bien une formule, l’expression de la forme de l’état positif, il ne peut montrer la privation qu’au terme d’un raisonnement par lequel la pensée va devoir nier la forme par un raisonnement du type « si ceci est la santé, « cela sera la maladie »37. Mais il est diffcile de dire que le logos montre à lui seul la privation ; or il faut penser qu’aucun autre principe n’intervient à ce moment de l’analyse.

  • 38  Cette phrase est ambiguë du fait que, juste avant (1046b17, 21), « principe » renvoyait au princip (...)
  • 39  Voir, par exemple, Phys. IV, 10, 218a12-14 ; IV, 12, 221a13-17.
  • 40  Voir surtout Phys. I, 5, 189a2.
  • 41  On peut, en effet, penser que sain et malade appartiennent à deux séries différentes de contraires (...)

21L’ambiguïté du terme logos, forme et raisonnement, voire capacité de raisonner, tout comme l’ambiguïté de la privation, qui apparaît au cours du chapitre à la fois comme l’acte de nier et le résultat de cette négation, renvoient l’une et l’autre à la même difficulté qui est, ici, semble-t-il, celle d’Aristote : penser l’unité des contraires et donc aussi l’unité de la puissance des contraires. Il serait plus simple de dire, comme certains l’ont fait, que chaque terme, la forme et la privation, renvoie à deux puissances distinctes, ou encore, comme Platon, qu’une même puissance est détournée de sa fin propre. Aristote cherche, quant à lui, à maintenir l’unité du logos comme seule source de la contrariété ; il le fait de surcroît en disant que le logos est à la fois ce qui montre les contraires et le logos en soi de l’un des contraires. Il précise cette relation à la fin du texte en mentionnant que « les contraires sont enveloppés (περιέχεται) par un seul principe, le logos » (1046b24)38. Le logos n’est pas le vis-à-vis de la privation mais, puisqu’il est premier, il surplombe, pour ainsi dire, la privation ou, dit exactement Aristote, l’enveloppe. Or ce terme, le plus souvent, lorsqu’il ne désigne pas une relation d’enveloppement d’ordre temporel ou spatial des parties par un tout39, désigne le rapport du général au particulier ou du genre à ce qui en dépend à l’intérieur d’une même série ou colonne de termes40. Le logos qui est logos en soi de la chose enveloppe donc la privation, même si celle-là n’appartient pas à la même série, puisqu’ils sont des contraires41.

22Si l’on peut donc accepter que la privation de la forme ou du logos montre le contraire, il reste à comprendre ce qui « nie ou supprime » cette forme. Aristote veut montrer que la contrariété appartient à la structure des sciences productrices, car sinon ces puissances ne seraient pas des puissances des contraires et le désir ou le choix n’auraient pas à intervenir pour décider lequel des deux contraires s’actualisera. Mais il n’est pas certain qu’il ait abouti à une autre solution que Platon : la puissance qui s’accompagne de raison possède une opération propre, celle qui est sa fin et son acte en soi, mais ce n’est que par une négation elle-même inexpliquée du logos que son contraire apparaît. Si tout cela est juste, il apparaît qu’il n’est pas si facile de vraiment dépasser le concept platonicien de puissance monovalente.

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Bibliographie

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Notes

1  Eth. Nic. VI, 2, 1139a17-b5 ; De an. III, 10.

2  Voir récemment des résultats très différents dans Aubry 2002, p. 87-88 et dans Pellegrin & Crubellier 2002, p. 160-161. G. Aubry conçoit les vertus éthiques comme des « puissances des contraires », pour éviter « l’impasse du naturalisme » à laquelle serait condamnée la conception aristotélicienne de la vertu si les vertus n’étaient pas des puissances des contraires (ce que dit pourtant explicitement Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, V, 1, 1129a11-17 ; 13, 1137a4-9, 17-26). Pellegrin & Crubellier utilisent la puissance des contraires pour caractériser ce dont parle Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (II, 1, 1103a24-26) à savoir la disposition naturelle indéterminée qui préexiste à la constituition d’états vertueux ou vicieux dans l’âme et se prête à recevoir les uns ou les autres ; cette dernière interprétation rend problématique la référence au logos dans la définition de la puissance des contraires.

3  Voir, par exemple, Kenny 1975, p. 52-53 : les aptitudes (« two-way abilities ») enveloppent les puissances des agents rationnels capables de choix mais aussi celles des animaux, pour autant que leurs actes ne procèdent pas nécessairement et exclusivement de la rencontre dans les bonnes conditions entre une puissance active et une puissance passive, comme c’est le cas des « pouvoirs naturels ».

4  Au cours du livre Θ, en effet, la notion de puissance des contraires apparaît aux chapitres 2, 5 et 9. Aristote cite, au chapitre 2, le cas de la puissance de la maladie et de la santé (1046b6-7) ou de la puissance du chaud et du froid (1046b18-20) ; il ne donne aucun exemple au chapitre 5, et, au chapitre 9 (1051a4-21), il mentionne les exemples des puissances actives et passives des contraires : être sain et être malade, être en repos et être en mouvement, bâtir et détruire ; être bâti et être détruit. Cependant ni les exemples ni les explications ne permettent de se faire une idée précise du genre de puissance qu’Aristote veut examiner. Au chapitre 2, on peut ainsi hésiter entre différents types de puissance qui ne sont pas clairement distingués : une même puissance peut faire une chose et son contraire, c’est-à-dire : (1) une même puissance peut faire le contraire en le sachant comme tel ; (2) une même puissance peut faire le contraire sans le savoir comme tel. Voir notamment King 1998, qui distingue une lecture éthique (l’auteur évoque l’exemple du Docteur Crippen qui avait utilisé ses compétences en médecine pour tuer sa femme) et une lecture restreinte technique (en l’illustrant cette fois au moyen de St. John Long, charlatan se faisant passser pour un médecin et responsable involontaire d’erreurs médicales). Sur les versions antiques du Docteur Crippen, voir, par exemple, Platon, Le Politique, 298a et Aristote, La Politique, III, 1287a38. Je laisserai de côté ici la question de savoir si ces puissances des contraires peuvent convenir aux animaux non rationnels, ce que pourrait suggérer l’usage du couple de termes en Θ, 5, 1048a11 : ὄρεξιν ἢ προαίρεσιν, « le désir ou le choix ». Comme on l’a noté (Freeland 1986, p. 78), Aristote exclut en Θ, 2 la question de la spécificité des puissances des vivants non rationnels.

5  République, V, 477c1-d5.

6  Je laisserai de côté ici l’objection possible selon laquelle ces deux éléments, l’opération et le domaine, seraient dissociables. Crombie 1963, II, p. 57, la signale mais en prenant un exemple inadéquat puisqu’elle objecte qu’on peut voir des poires et des pommes et, en même temps, les sentir, ce qui, selon elle, ferait opérer deux puissances distinctes sur un seul et même objet. Par « objet », il ne faut pas entendre une chose mais le corrélat objectif de la puissance, le visible ou l’olfactif. En précisant qu’il ne considérait dans une puissance qu’ « une seule chose » (477d1), Socrate suggère que ces deux paramètres sont, en fait, réductibles à un seul, mais il ne développe pas davantage cette piste par la suite (voir Gosling 1968, p. 125). Si Socrate distingue en réalité ces deux critères, c’est que cela permet de mieux reconnaître et d’attribuer plus facilement les puissances. Il peut arriver que le domaine apparaisse le premier ou que ce soit l’opération qui se montre avec le plus d’évidence, comme c’est le cas de l’opinion dans ce passage du livre V de la République.

7  Hintikka, 1974, p. 8. Il n’est pas nécessaire de souscrire, en revanche, à la thèse de l’auteur selon lequel il y aurait, dans ce passage de République, V, une identification de l’objet et de la puissance ou de la fonction, commandée par une primauté conceptuelle grecque de la fin. Voir contra, par exemple, Santas 1973.

8  République, I, 352d-353b, et dans le cas des arts, 345e-346b.

9  République, I, 353a10-11 : εἰ οὐ τοῦτο ἑκάστου εἴη ἔργον ὃ ἂν ἢ μόνον τι ἢ κάλλιστα τῶν ἄλλων ἀπεργάζηται.

10  Charmide, 165c8 ; République, I, 346a7.

11  Charmide, 171a9 ; Lachès, 195b-c. Dans le cas des sens : République, VII, 523e–524a ; Théétète, 184b7-9 ; Timée, 66b7-c1, et Lois, VII, 816e1-2 : il est impossible de connaître le sérieux sans connaître aussi le ridicule.

12  Hippias mineur, 366a6-7.

13  Voir Xénophon, Ath. Resp. II, 7.

14  On reprend, de ce point de vue, l’analyse qu’on trouve dans Goldschmidt, 1963, p. 104 : « il n’est pas absurde de supposer qu’Hippias avait enseigné une théorie de la dynamis, dont les deux dialogues dénoncent le défaut fondamental : d’être une valeur non-valeur, d’être une chose indifférente », en laissant de côté ici la question de l’attribution d’une doctrine propre de la puissance au sophiste Hippias.

15  République, I, 332d, 333e-334a ; Hippias mineur, 366a-369c.

16  Voir, en ce sens, Freeland 1986, p. 78-79. On ne remarque pas assez que le substantif δύναμιs n’intervient pas, dans l’Hippias mineur, avant l’extrême fin du dialogue (375d8, e1, e7, 376a3), comme une manière de généraliser les résultats acquis avec quelques précautions. Le dialogue s’intéresse à « l’homme capable » plus qu’à la puissance.

17  Voir les superlatifs en 366d, 367b6, e2-3. Il y a là évidemment une part de flatterie ironique d’Hippias, mais la capacité de dire le faux, pour qu’elle ne tombe jamais sur le vrai par accident, exige effectivement la plus grande connaissance possible de la matière concernée.

18  C’est la définition du « capable » donnée en 366b7-c1 : Δυνατὸς δέ γʹ ἐστὶν ἕκαστος ἄρα, ὃς ἂν ποιῇ τότε ὃ ἂν βούληται, ὅταν βούληται.

19  Metaph. Θ, 2, 1046 a36-b29.

20  Ross 1924, II, p. 243, considère τοῖς ἄνευ λόγου δυνατοῖς comme spuria ; l’expression serait une glose erronée sur τἀναντία. Pourtant ces mots figurent dans tous les manuscrits, ce pour quoi Ross et Jaeger les conservent dans leurs éditions. On peut traduire τἀναντία de manière adverbiale : « […] produit de manière contraire à ce qui est puissant sans raison », ce qui n’aurait guère de sens. On a aussi pensé (Burnyeat et al., 1984, p. 57) à construire ποιεῖ avec τοῖς […] δυνατοῖς, ce qui donnerait : « produisent des contraires pour ce qui est puissant sans raison ».

21  Metaph., Δ, 12, 1019a15-16 ; Θ, 1, 1046a10-11 ; 8, 1049b6-7 et, dans le texte cité, en Θ, 2, 1046b3-4.

22  Metaph., Θ, 8, 1049b12-17.

23  Metaph., Θ,8, 1050a8-11, 21-28.

24  Le texte principal sur ce point est Métaphysique, Λ, 5, 1071a8-11.

25  Du Ciel, I 12, 281 a 28-281 b 2.

26  Le raisonnement dans le cas de la substance est plus difficile à accepter. De manière générale, sont laissées de côté les difficultés logiques de la démonstration en question, d’autant plus difficile à reconstituer que certaines parties de la fin du texte sont altérées, comme le suggère Paul Moraux 1965, p. 52, n. 1. On pourra se reporter à la contribution de S. Waterlow, dans Burnyeat et al. 1984, p. 69-92.

27  De gen. an. II, 4, 740b18, par exemple.

28  Voir Θ, 4, 1047b29 ; De motu an. 4, 699b18-21 ; Phys., III, 4, 204a3-7. Un texte de l’Éthique à Nicomaque (III, 2, 1111a2-18) qui précise, d’un tout autre point de vue, les particularités de l’action que peut ignorer l’agent, complète l’énumération des conditions définitoires d’une puissance.

29  Metaph. Δ, 22, 1022b27-31.

30  Metaph. Δ, 12, 1019b12-13, 20-21.

31  Ce passage est parfois considéré comme un ajout à la fois déplacé et de sens difficile (M. Burnyeat et al. 1984, p. 58 ; King 1998, p. 78). Le sens est considéré comme difficile si l’on traduit ἀκολουθεῖν par « être impliqué » car il est faux de dire que la puissance de bien produire ou pâtir n’est pas toujours impliquée par la puissance de produire ou de pâtir. En effet, au sens strict, la première puissance n’est jamais impliquée par la seconde. Hintikka 1973, p. 43-53, montrant que la traduction par « impliquer » ne donne aucun sens dans un certain nombre de passages de l’Organon, a proposé deux autres traductions : (1) être compatible, soit aller ensemble dans un cas au moins, et (2) être équivalent, c’est-à-dire aller ensemble dans tous les cas. Mais aucune de ces deux traductions ne convient ici. On a donc préféré une traduction plus lâche, au moyen du verbe « accompagner ». R.J. King choisit de traduire par « suivre » au sens de « être dirigé ou guidé par », ce qui introduit entre les deux puissances un rapport de subordination : ainsi le médecin médiocre suit le bon médecin. Comme l’auteur le remarque, cette solution convient moins bien pour les puissances passives.

32  Comme le confirme aussi de manière générale un passage des Parties des animaux (I, 4, 644a16-19) : les différences de plus et de moins appartiennent au même genre.

33  Voir une définition moins positive de l’art médical en Rhet. I, 1, 1355b12.

34  J’ai traduit ce terme par « raison » ou conservé le terme grec de logos, difficilement traduisible ici de manière homogène. Tricot le traduit par « raison » et « rationnel ». La traduction proposée dans Burnyeat et al. 1984, p. 5, par « raisonnement » ou « pouvoir de raisonner », ne paraît pas plus satisfaisante.

35  An. post. II 19, 100b12 ; Eth. Nic. VI, 6, 1140b33. Barnes 1994, p. 269, traduit le μετὰ λόγου de 100b12 comme le fait de « donner, ou d’être capable de donner, une déduction de P ».

36  Metaph. Α, 1, 981a1-24.

37  Le verbe συνάψασα (1046b22) désigne le raisonnement qui réunit les contraires à un même terme qui est le logos, comme le moyen terme relie les deux extrêmes dans un syllogisme. Voir les références données par Ross 1924, II, p. 243.

38  Cette phrase est ambiguë du fait que, juste avant (1046b17, 21), « principe » renvoyait au principe du mouvement dans l’âme. Que faut-il donc ici entendre par « principe de mouvement » ? Est-ce le logos ou autre chose ? Il est très difficile de le dire : en 1046b20-21, c’est nécessairement autre chose que le logos, étant donné le sens général de la phrase, mais, en 1046b24, les deux termes semblent identifiés. Il faut sans doute penser que le terme « principe » renvoie tantôt au principe de mouvement dans l’âme tantôt à logos. Ce principe de mouvement, non mentionné, devrait être le désir, s’il est vrai que la pensée en tant que telle n’est pas principe de mouvement.

39  Voir, par exemple, Phys. IV, 10, 218a12-14 ; IV, 12, 221a13-17.

40  Voir surtout Phys. I, 5, 189a2.

41  On peut, en effet, penser que sain et malade appartiennent à deux séries différentes de contraires. Cependant, il semble qu’Aristote, à la fin de Θ, 2, n’ait plus en vue les contraires « sain » et « malade » mais « chaud » et « froid » (1046b18-20). Il faut comprendre, dans ce cas, que le chaud et le froid peuvent être l’un et l’autre utilisés par le médecin pour produire la santé et qu’à ce titre chaud et froid sont bien contenus, à titre de moyens, par le logos de la santé, ce qui évite de dire qu’un contraire contient l’autre. Mais si les contraires sont les moyens, il devient difficile de comprendre l’insistance d’Aristote sur le fait que le logos ne montre pas les deux de la même façon (1046b20).

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Pour citer cet article

Référence papier

David Lefebvre, « Comment bien définir une puissance ? sur la notion de puissance des contraires (Aristote, Métaphysique, Θ2) »Philosophie antique, 3 | 2003, 121-144.

Référence électronique

David Lefebvre, « Comment bien définir une puissance ? sur la notion de puissance des contraires (Aristote, Métaphysique, Θ2) »Philosophie antique [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 18 juillet 2023, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/7238 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.7238

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Auteur

David Lefebvre

École Normale Supérieure, Paris

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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