Pierre-Marie Morel, La nature et le bien. L’Éthique d’Aristote et la question naturaliste
Pierre-Marie Morel, La nature et le bien. L’Éthique d’Aristote et la question naturaliste, Louvain-La-Neuve, Peeters, 2021 (Aristote. Traductions et études), p. 279. ISBN 978-90-429-4642-2.
Texte intégral
1Il y a plus de soixante ans, G. E. M. Anscombe, dans l’essai « Modern Moral Philosophy » (Philosophy 33/124 (1958) p. 1-19) proposait une révision dans un sens non-subjectiviste et non-empiriste de la philosophie morale contemporaine de langue anglaise. Cette révision devait fournir des outils conceptuels permettant de définir certaines actions comme mauvaises en elles-mêmes et non pas seulement sur la base de leurs conséquences ou de choix éthiques individuels. L’un des auteurs qui pourrait être utilisé à cette fin, selon Anscombe, serait Aristote, même si, selon Anscombe, Aristote lui-même n’a pas réussi à clarifier complètement le concept de vertu. Cet article a donné naissance à un important volet du débat éthique contemporain, appelé Virtue Ethics, dont l’un des fruits les plus importants a été l’ouvrage de Ph. Foot, Le bien naturel (2001, traduction française Genève 2014). Dans cet ouvrage l’autrice propose, comme critère d’évaluation, la nécessité, « pour les membres d’une espèce particulière, d’être comme ils doivent être et de faire ce qu’ils doivent faire » (p. 52), c’est-à-dire une nécessité fondée sur le mode de vie naturel de l’espèce humaine. Il s’agit donc d’un type d’éthique prescriptive et naturaliste. Cette thèse semble trouver un appui dans certains passages de l’éthique d’Aristote, par exemple dans l’Éthique à Nicomaque 1099b21-22 : « Les êtres naturels sont engendrés de manière à se trouver autant que possible dans leur meilleur état », mais un regard plus approfondi la révèle complexe et incertaine ; elle a été développée de diverses manières et aussi combattue de différentes façons, au cours des discussions contemporaines.
2Les propositions d’Anscombe, de Foot et d’autres sont des thèses de philosophie morale et non des thèses historiographiques, et doivent être évaluées avant tout en fonction de leur capacité à intervenir dans le débat éthique contemporain. Mais comme elles proposent une interprétation du concept de nature chez Aristote, elles doivent également être discutées d’un point de vue historiographique, afin d’évaluer la justesse de l’appel à l’autorité du penseur antique et, surtout, de trouver si dans la lettre du texte aristotélicien il y a d’autres idées théoriques plus complexes, utiles à la fois pour une compréhension historique du concept de nature chez Aristote et pour l’utilisation de ce concept dans une discussion moderne sur l’idée du bien humain. C’est la tâche entreprise par P.M. Morel (=M.) dans son beau livre sur La nature et le bien, dans lequel il examine aussi le problème de la relation de continuité et de distinction entre la conduite animale et l’action humaine.
3Le livre fournit une analyse complète des emplois de termes et expressions comme phusis, ta kata phusin, etc., chez Aristote, et effectue une enquête sur les aspects qui pourraient être les plus intéressants pour le débat moderne sur la philosophie morale. Il se compose d’une introduction (p. 1-24) dans laquelle M. présente les résultats les plus importants du débat contemporain, et d’une étude en trois parties : « Physique et philosophie pratique » (p. 27-95), « Natures et vertus » (p. 99-177) et « La nature et l’action » (p. 181-249) plus une brève « Conclusion » (p. 251-253). La discussion est très équilibrée, M. pèse dans chaque section de son étude le pour et le contre d’une interprétation naturaliste de l’éthique d’Aristote, et la conclusion à laquelle il arrive est que le rôle de la nature dans l’éthique aristotélicienne est réel, mais plutôt limité, et que la nature n’est pas, dans aucun des sens du terme, le seul fondement des choix moraux. Dans les limites d’un compte rendu, nous ne pouvons pas aborder tous les aspects analysés par M., du plaisir à la responsabilité en passant par la nature de l’homme en tant qu’animal politique ; nous nous concentrerons plutôt sur quelques points nodaux de la question.
4Dans la première partie du volume, qui sert de base aux autres recherches, nous trouvons un aperçu des différentes significations de phusis chez Aristote. Certaines d’entre elles, comme celle d’« ordre général des choses », sont peu attestées ; d’autres sont plus importantes, notamment celles de « nature comme puissance » et de « nature comme forme ». Dans cette section, nous trouvons également un tableau très utile des utilisations de la phusis dans les Éthiques (p. 42-43).
5La notion de nature dans l’éthique aristotélicienne est parfois utilisée comme une source de données objectives sur le comportement humain (p. 51, 94). À d’autres moments, elle est utilisée de manière dialectique et analogique, notamment dans le cas de la comparaison entre l’éthologie animale et l’action humaine (p. 57, 79, 114) et l’on ne trouve jamais chez Aristote une véritable référence à la nature humaine comme fondement des prescriptions éthiques : le bien humain n’est pas seulement la mise en œuvre spontanée des capacités naturelles de notre espèce (p. 197).
6Dans la deuxième partie du volume, l’analyse du rapport entre biologie et éthique se concentre sur la différence que la possession de la raison introduit entre l’homme et l’animal, contre des interprétations du rapport entres les espèces animales et l’homme, qui insistent sur la continuité. M. montre comment la discontinuité entre l’homme et l’animal l’emporte sur l’analogie entre les espèces (p. 82) ; en ce sens il souligne l’importance de l’éducation morale et de la délibération dans la formation éthique de l’homme. L’un des principaux éléments qui distinguent les humains des animaux est la plus grande plasticité de la nature humaine : alors que les animaux vivent la vie de leur espèce avec des différences relativement peu importantes, les êtres humains ont des différences individuelles très remarquables, et qui déterminent en chaque individu sa propre vertu (p. 144). De nombreux partisans de l’éthique de la vertu s’accorderaient volontiers sur ces différences, à commencer par Anscombe, qui cherche la norme de la vertu dans l’espèce « homme », non pas en tant qu’entité biologique, mais en tant qu’espèce dotée de la capacité de penser et de choisir.
7Dans la troisième partie du volume, l’analyse est étendue aux conditions de possibilité de l’action humaine proprement dite. La question d’un fondement naturaliste de l’éthique se pose surtout par rapport à l’idée de la nature comme forme, et donc comme réalisation excellente de la nature humaine, en un sens essentialiste et finaliste, qui est celui qui, comme le dit M., « résiste mieux à l’analyse » (p. 181).
8M. soutient que la finalité humaine comprend des activités, comme la contemplation, qui dépassent le niveau purement humain (p. 112, 123). Dans la définition de l’ergon de l’homme selon M., les données psycho-biologiques ne nous fournissent qu’une partie des critères d’évaluation de nos actions. La prise en compte des données naturelles ne peut que nous amener à un niveau antérieur à celui des choix moraux proprement humains, entre un mode de vivre et un autre. Les vertus elles-mêmes, plutôt que de fournir un critère du bien humain, constituent un ensemble de potentialités : il n’est pas possible de passer de la détermination de la fonction naturelle de l’homme à un ensemble de normes concrètes utiles à nos choix moraux, observe M. (p. 127). C’est dans ce contexte que s’inscrit la proposition positive de M. concernant la fonction du concept de nature dans l’éthique aristotélicienne.
9M. souligne l’aspect positif de la nature humaine dans le fait d’être un ensemble de potentialités spécifiques (p. 248), qui sont comme une dotation de base de l’individu, mais qui ne se développent pas par elles-mêmes. Elles nous donnent plutôt la possibilité de faire ces choix rationnels qui sont la caractéristique distinctive de notre espèce. D’autre part la nature humaine constitue aussi une série de contraintes et de limites à nos capacités, limites avec lesquelles la rationalité humaine doit composer. M. propose donc un « naturalisme problématique et critique, selon lequel la nature est une source de questions ... et non pas une norme », qui est en même temps un « naturalisme problématique des possibles » (p. 252-253).
10Cette proposition semble cohérente avec l’utilisation aristotélicienne du concept de nature dans les traités de philosophie pratique, et utile pour l’étude historique de l’éthique aristotélicienne. De ce point de vue, on ne peut que souscrire aux thèses de M. Il resterait à vérifier dans quelle mesure ce type de naturalisme peut répondre à la nécessité originelle du débat sur l’éthique de la vertu au sens d’Anscombe et de Foot, qui est de surmonter « le subjectivisme qui domine la philosophie morale en Grande Bretagne, aux États Unis et dans les autres pays où l’on enseigne la philosophie analytique » (Foot, p. 38).
11Foot a suggéré de baser les évaluations morales sur la forme de vie de notre espèce. La proposition de M. ne nous semble pas s’opposer fondamentalement à cette exigence, mais plutôt la compliquer : la vie humaine est proposée, par les néo-aristotéliciens anglophones, comme une « norme » au sens d’une réalisation normativement complète des capacités humaines. Si, toutefois, la nature de l’homme est plutôt celle d’un ensemble de potentialités et de limites, toutes deux naturelles, comme le suggère M., une éthique qui n’est ni relativiste ni subjectiviste devrait pouvoir prendre en compte ces deux aspects pour formuler une notion positive et non simplement conventionnelle du bien humain. Si dans un débat moderne le bien proprement humain est conçu comme la possibilité qui doit être donnée à chacun de réaliser ses propres capacités, il pourrait donc servir de critère suffisamment « aristotélicien » et non purement subjectif pour l’orientation des choix moraux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Carlo Natali, « Pierre-Marie Morel, La nature et le bien. L’Éthique d’Aristote et la question naturaliste », Philosophie antique [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 07 mai 2022, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/5533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.5533
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page