Notes
J’ai consulté les anciennes éditions de La Colère données par Gomperz 1864 et Wilke 1914, mais j’ai surtout utilisé l’édition d’Indelli 1988, ainsi que l’édition-traduction de La Colère par David Armstrong, qu’avec sa générosité coutumière il a mise à ma disposition. Encore inédite à ce jour, elle paraîtra bientôt dans la série des ‘Writings from the Greco-Roman World’ of the Society of Biblical Literature. Les traductions sont les miennes, même si elles doivent beaucoup à l’élégante traduction d’Armstrong. Pour les colonnes xlvii.18-l.8, j’ai également consulté le travail inédit de Kirk Sanders, que je tiens à remercier. Annas 1992, Erler 1992, Fillion-Lahille 1984, Fish 2004, Harris 2001, Nussbaum 1994, Procopé 1998, Sorabji 2000, et bien d’autres ouvrages m’ont servi à éclairer divers aspects et implications du traitement par Philodème de la colère.
Deux monographies complètes sur la colère nous sont parvenues, qui sont l’œuvre de Sénèque le Jeune et de Plutarque.
Harris 2001 fait bien voir la naissance et la persistance du thème du contrôle ou de l’élimination de la colère intense, et recourt pour cela à un nombre important de textes anciens, depuis Homère jusqu’aux premiers chrétiens.
Cicéron et Atticus semblent tous deux avoir eu conscience de cette distinction, indépendamment de Philodème ; voir Armstrong 2004. Wilke 1914 (p. vii) suggère que le contenu de La Colère appartient au même abrégé de l’ouvrage de Zénon que La Liberté de parole et tient le passage du De lib. dic. 36.24-25 pour une preuve à l’appui de cette interprétation. Crönert 1906 (p. 91) adopte en substance la même position. Tsouna 2007 suggère que Philodème pourrait avoir emprunté la distinction entre colère acceptable et inacceptable, colère naturelle et vide, à Zénon de Sidon ou à Démétrius Lacon.
Cf. Procopé 1998, p. 174-175. Selon Procopé, les faiblesses de style et de langue pouvaient être corrigées sur place par le maître lui-même.
Voir, dans un sens différent, Procopé 1998, p. 175, qui suggère que La Colère n’est pas du tout un ouvrage à visée thérapeutique ; il serait moins destiné à des gens souffrant de leur irascibilité qu’à des épicuriens désireux de devenir des thérapeutes ou de s’informer sur la colère.
Cf. Harris 2001, p. 51-52. Comme le note Harris, le désaccord est grand sur les nuances exactes de ces différents termes et, de plus, ce n’est pas toujours la même signification qui leur est attachée. Homère renvoie habituellement à la colère d’Achille avec le mot menis mais aussi, parfois, avec cholos ; et ochthesas peut signifier « affligé » et non, comme souvent, « en colère ». Néanmoins, il est clair que la menis est une colère sans frein, aux effets terrifiants, et redoutable pour celui qui en est l’objet. Sur la colère et le vocabulaire de l’agression à la période archaïque, voir aussi Adkins 1969, Considine 1966, 1986, Scully 1984.
Cf. Harris 2001, n. 11.
Cf. Harris 2001, p. 52, Sullivan 1993. D’autres mots peuvent être aussi utilisés, qui conservent généralement leur signification première. Parmi ceux-ci, cholos, nemesis (qui renvoie typiquement à l’indignation justifiée), chalepotes, et les verbes chalepainein et aganaktein. Harris 2001 (p. 53) suggère que ces trois derniers termes sont moins forts qu’orge, même s’ils renvoient à des affections qui font naître la violence.
Les stoïciens en particulier cherchent à maintenir la distinction entre thymos et orge, en présentant le premier comme une orge qui commence à peine (SVF II, 886-887, III, 395-397). Comme nous le verrons, Zénon de Sidon et ses successeurs s’efforcent d’opérer une distinction analogue, mais ils renversent les sens quasi techniques de thymos et orge.
Renehan 1963 suggère de façon convaincante que l’expression e thermou, « ou une bouffée de chaleur », est une interpolation, et devrait être retranchée du texte. Dans la tradition directe, autrement dit chez les commentateurs d’Aristote, la définition physiologique de la colère donnée dans le livre I du De anima contient dans sa forme standard haimatos, « du sang », sans e thermou. Dans la tradition indirecte, thermou se rencontre souvent à la place de haimatos, mais Renehan 1963 soutient que les auteurs qui se rattachent à cette tradition n’utilisent pas comme source le De anima dans les passages en question.
Voir Nehamas 1992.
Cf. De ira, xxxi.24-25, xxxii.3-4.
Comme nous le verrons, Philodème aussi reconnaît la valeur authentique, quoique limitée, de la conférence Sur la colère du philosophe éclectique Bion de Borysthène – la première monographie antique connue à avoir été consacrée de manière spécifique à la colère (De ira, i.7-27).
Cette position a été défendue pour la première fois par Wilke 1914, mais, comme Fillion-Lahille 1984 le fait bien voir, rien de décisif ne vient l’appuyer. Armstrong discute cette question d’une manière très éclairante dans l’introduction à son édition-traduction de La Colère. Une partie de la section en diatribe de La Colère, cependant, concerne de manière spécifique les effets de la colère à l’intérieur d’une école qui fait penser à celle de Philodème (xviii.35-xxi.6 : l’endroit où s’achève cette section est difficile à préciser). Procopé 1998, p. 186, affirme qu’en fait, la section en diatribe de La Colère est nettement épicurienne dans le ton.
C’est à Armstrong qu’on doit cette ingénieuse suggestion.
Ces deux points sont discutés dans Nussbaum 1994, p. 396-398.
Cf. Procopé 1998.
Les noms des deux personnages figurent dans les colonnes qui précèdent la réfutation des péripatéticiens par Philodème (cf. Nikasic[rat ---] : fr.7.15 ; Timasagoras : vii.7). On a également considéré que tous deux avaient, comme les péripatéticiens, une attitude permissive à l’égard de la colère (cf. Crönert 1906, p. 89 sq., Wilke 1914, p. xxi sq.). Nicasicratès a également été tenu pour un stoïcien ou, avec plus de vraisemblance, pour un académicien, qui admettait l’existence d’une colère naturelle pour des raisons dialectiques ; pour ce qui est de Timasagoras, on l’a rangé parmi les philosophes péripatéticiens, en faisant de lui en gros un contemporain des épicuriens Thespis et Basilide, tous deux actifs au iie s. av. J.-C. (cf. Asmis 1990, p. 2396-2398).
Cf. Longo Auricchio & Tepedino Guerra 1982, suivies par Indelli 1988, p. 153-155, 223-224.
Philodème ne les traite pas sur un pied d’égalité : cf. Asmis 1990, Procopé 1998. La présentation la plus claire et la plus complète des adversaires de Philodème se trouve dans l’introduction d’Armstrong encore inédite à La Colère.
Cf. Longo Auricchio & Tepedino Guerra 1982 ; Sedley 1989, p. 103-117 ; et Procopé 1998, p. 186. « Nicasicratès » passe pour un nom rhodien.
Cf. Procopé 1998, p. 186.
Il semble avoir loué Démocrite pour sa condamnation de toute tentative pour plaire à son entourage, y compris à ses amis : cf. De adul. PHerc. 1457, x.10 sqq.
Cf. Indelli 1988, p. 154.
Ringeltaube 1914, Procopé 1998, et l’introduction inédite d’Armstrong à La Colère.
Deux arguments viennent principalement à l’appui de cette interprétation. D’abord, Timasagoras refuse l’utilité des diatribes de Chrysippe et de Zénon, parce que, à son avis, citer de tels écrits favorise l’objectif stoïcien d’éradiquer la presque totalité des affections qui nous sont familières, y compris la colère : c’est Ringeltaube 1914 qui défend cette position. Ensuite, Philodème peut laisser entendre que Timasagoras est partisan de la colère quand il se moque de lui dans les termes suivants : « Pour sa part, il (scil. Timasagoras : son nom n’est pas cité, mais il s’agit très probablement de lui) n’était pas conscient des malheurs qui devaient découler de sa colère contre Basilide et Thespis, bien qu’il ait mis des limites, pensait-il, à sa subtilité. » (De ira, V.18-25.) Toutefois, à mon avis, ces raisons ne sont pas concluantes. En effet, aucun lien n’est attesté entre le rejet par Timasagoras des diatribes (sur lequel nous sommes bien informés par Philodème dans La Colère) et ses positions relatives à la colère (qui ne sont nulle part rapportées de façon explicite). En outre, la plaisanterie de Philodème ne prouve pas nécessairement que Timasagoras était partisan de la colère, mais peut s’interpréter différemment : le fait que Timasagoras n’était pas en mesure d’apprécier les conséquences de sa colère contre Basilide et Thespis ni de la contrôler indique qu’il aurait tiré profit des écrits mêmes qu’il rejette (les diatribes).
Cf. la traduction de bibliakoi (xlv.16) proposée par Procopé 1998, p. 183.
Cf. tines [de], xlvi.13.
Comme on l’a dit, le Therapeutikos de Chrysippe pourrait bien être la source de Philodème pour la section en diatribe de La Colère. L’utilisation que fait Chrysippe de la réprimande, c’est-à-dire le tableau frappant des maux entraînés par les passions, suggère qu’il la considérait comme particulièrement bien adaptée à la correction des jugements aberrants qui caractérisent une passion donnée, en l’occurrence la colère. Néanmoins, il n’y a aucune raison de croire que Chrysippe ait été du nombre de ceux qui « se contentent de blâmer, mais ne font rien d’autre ou presque pour la (scil. la maladie) traiter » (i.13-16), comme semble le suggérer Philodème.
Cf. les colonnes qui ouvrent ce qui subsiste de La Colère (i.1-viii.9 ou environ ; seules quelques lettres de viii.9-20 sont lisibles).
La technique de la « mise sous les yeux » était utilisée dans les écoles épicuriennes à des fins d’éducation et d’amélioration morale.
Si la restauration du texte est juste, la conjecture [anagraph]on (De ira, iii.6) peut renvoyer à l’imagination, sans que ce soit absolument nécessaire. En fait, la forme infinitive du verbe signifie habituellement cataloguer ou enregistrer. Cependant, il est clair que Philodème ne considère les images mentales induites par la technique de la « mise sous les yeux » comme produites ni par la raison ni par l’affection.
Dauer 1993, p. 265-266, affirme qu’une sorte d’imagination trouve sa place entre opinion et fantaisie, et il opère une distinction dans l’emploi d’« imaginer » entre les sens cognitifs du terme d’un côté, et de l’autre, les usages qui font référence à la libre imagination.
Selon Dauer 1993, p. 266-268, elle ressemble à l’opinion dans la mesure où, contrairement à la libre imagination, elle est soumise à des contraintes extérieures. Par ailleurs, elle ressemble à la libre imagination ou au rêve éveillé, dans la mesure où elle peut coexister à la fois avec l’opinion et avec la connaissance.
Si le but, lorsqu’on met sous les yeux les maux qu’entraîne la colère, est évidemment de les faire voir au présent plutôt qu’au futur, on pourrait se demander pourquoi la présentation des maux au présent déclencherait une plus grande aversion pour la colère que leur présentation comme des maux à venir. Une réponse possible serait que notre attitude vis-vis de la souffrance présente est différente de celle que nous avons pour des souffrances à venir. Sur ce point, voir Parfit 1984, p. 149-186.
Il est à peu près certain que c’est lui, plutôt qu’un autre philosophe, que Philodème critique dans un passage où l’accent est mis sur le fait que la réprimande ne suffit pas par elle-même à éradiquer la colère : « S’il (scil. Timasagoras) a rejeté les gens qui se contentent de blâmer en ne faisant rien d’autre ou presque contre elle (scil. la colère), comme Bion dans son livre La Colère et Chrysippe dans le livre Therapeutikos de son ouvrage Les Affections, il aurait eu une position mesurée. Mais les choses étant ce qu’elles sont, en tenant (la stratégie qui consiste à) mettre sous les yeux les maux que la colère entraîne pour ridicule, en général, et insensée, [c’est lui-même qui est insensé et ridicule]. » (i.12-27.)
Ma reconstruction de cet argument est hypothétique. De fait, il est très difficile de dire qui est l’auteur du point de vue présenté ici : Timasagoras, ou Philodème en réponse à ce dernier ?
« ... Car il n’est pas impossible [d’échapper aux maladies], mais on a un besoin très grand de ceux (médecins ou remèdes) qui vous aident d’une manière uniquement raisonnable ([eul]ogos). » (vi.9-12.)
Il commence par dénoncer la « manière bavarde » (adoleschos, i.10-11) avec laquelle Timasagoras soutient que la réprimande est insensée, et il l’injurie en des termes particulièrement énergiques (i.12-27).
Philodème appelle cette assertion « la plus honteuse de toutes » (vi.26-27).
Voir le texte ci-dessus, note 27.
Toutefois, d’autres interprétations de ce passage sont également possibles. Dans ce qui subsiste de ces lignes, l’identité des hoi de (v.7) ne peut être précisée ; il pourrait aussi bien s’agir de Timasagoras et de ses successeurs que des partisans des diatribes.
Supposant que ce passage présente le point de vue propre de Philodème, je le lis comme une riposte au grief de Timasagoras, que la thérapie devrait être menée à l’aide de moyens rationnels à l’exclusion d’autres formes de persuasion.
Ce passage suggère que, outre « la cause principale » de la suppression des passions, qui selon moi désigne la technique qui assure ou garantit la cohérence de la thérapie ([to] sun[e]chon, vi.18), il existe d’autres manières de s’attaquer aux passions.
Les écrits éthiques de Philodème laissent penser qu’il existe en fait plusieurs raisons différentes pour lesquelles la thérapie des passions doit jouer un rôle correcteur, et non préventif. Certaines sont d’ordre méthodologique (cf. le débat entre Philodème et Timasagoras concernant la thérapie de la colère), tandis que d’autres découlent de la nature ad hoc de la thérapie, et d’autres encore de l’entreprise pédagogique visant à corriger les erreurs individuelles sans prendre en compte la personnalité du patient comme un tout (cf. De lib.dic. 78-80N.1-3).
Dans ce passage Philodème brosse un parallèle intéressant entre le traitement de la colère et celui du désir amoureux. Il est difficile de saisir tous les détails du parallèle, du fait que le texte est corrompu en plusieurs endroits cruciaux. Toutefois, la chose est claire, dans un cas comme dans l’autre, le traitement s’accompagne d’appréciations comparatives (cf. epilogisasthai, vii.17) qui mettent en lumière la nature sans mélange des maux causés par ces passions. Dans le cas de la colère, comme dans celui de l’amour, le médecin épicurien fait à ses patients un tableau au naturel de leur passion, et leur montre ce qu’elle a de déraisonnable. Un autre aspect de ce parallèle souligne la manière habituelle dont la colère affecte et effraie tout le monde de la même manière (vii.26-viii.8), quoique peut-être la gravité et l’intensité de la colère éprouvée puissent différer d’un individu à l’autre. Philodème oppose (tote… [n]unei en vii.21 et vii.26, respectivement) les traits communs du traitement de la colère à certains traits du traitement de l’amour (vii.21-26), même si je ne vois pas bien en quoi consiste cette opposition. Selon une interprétation (Indelli 1988, p. 156.), dans le cas de l’amour le médecin adaptera son tableau frappant des maux aux différentes variables (par exemple, à l’âge du patient), tandis que dans le cas de la colère, il n’est pas nécessaire de mentionner de tels détails parce que les symptômes de l’affection sont communs aussi bien aux jeunes qu’aux gens âgés (viii.5-8). Cependant, le passage relatif à l’amour ne fait pas mention de l’âge ni des habitudes individuelles. En outre, je me demande si Philodème pourrait dire que la nature du désir amoureux dépend pour une part considérable de la disposition de chaque individu. De fait, le traitement épicurien de l’amour, chez Lucrèce par exemple, n’est pas particulièrement centré sur les variations individuelles de la passion.
Il peut tout aussi bien renvoyer à des facteurs extérieurs.
Dans la section en diatribe de La Colère (viii.16-xxxi.23), il n’opère pas de distinction entre différentes sortes de colère. Toutefois, il peint les caractéristiques, et les conséquences surtout, de ce qu’il appellera par la suite rage (thymos), l’espèce d’affection qui est non naturelle et nuisible, et non celles de l’orge, la colère naturelle et acceptable. Dans ce contexte, la morsure de la colère est une expérience très douloureuse, et ne doit pas être confondue avec la morsure que, après qu’il aura opéré la distinction technique entre orge et thymos, Philodème réservera à la seule orge.
Philodème la présente comme « la disposition (to te [tes di]atheseos : ii.15-16) qui fait qu’ils (scil. les colériques) [sont saisis d’égarement], sont affligés d’innombrables maux et (nous le savons bien) la plupart du temps se causent à eux-mêmes des maux [toujours] nouveaux » (ii.15-21).
Elle produit aussi « un grondement bestial qui ne trouve jamais de cesse, comme celui des lions » (xxvii.30-32).
Ces points seront abordés plus loin.
Parmi les dieux mentionnés, on relève les noms de Zeus (xvi.12, xliii.3), d’Apollon et d’Artémis (xvi.19-24), et de Dionysos (xvi.24 ; c’est là une bonne conjecture), tandis qu’Achille est le type même de la colère et de la vengeance du héros.
Cela est manifeste tant dans les symptômes que dans les conséquences de l’affection. Avant de nous y intéresser, nous voudrions toutefois faire la remarque suivante : bien que Philodème concède que les gens qui sont en proie à la colère ressentent une sorte de contrainte, il souligne néanmoins que « ce n’est pas la nécessité qui est à l’origine de leurs [hallucinations], mais plutôt des opinions ; et c’est exactement ce qu’ils éprouvent dans le cas de la contrainte » (fr. 12.5-10). Ils désirent consacrer l’essentiel de leur énergie à leur vengeance, et ils détruisent beaucoup de choses volontairement (hekousios, xxiii.25). Philodème ne précise pas pourquoi il tient pour volontaires les actes motivés par la colère. L’opposition entre la nécessité et l’opinion suggère que, alors que les événements nécessaires ne dépendent pas de nous, il est au pouvoir de chacun de corriger ses opinions (fausses), et ainsi de faire disparaître sa colère et son désir de vengeance. Ce n’est que si la colère est volontaire qu’elle peut faire l’objet d’une thérapie.
Ils ne se rendent pas compte, en particulier, que ce sont moins leurs victimes qu’eux-mêmes qu’ils maltraitent (xiii.4-11). Ils dépensent des fortunes à poursuivre ceux qui leur ont causé du tort ; parfois ils perdent tout leur bien au tribunal (xxiii.26-35), tandis que d’autres fois ils tombent sous le coup des peines fixées par la loi, pour avoir exercé des violences physiques (xii.33-40). « [Parfois] même ils s’en prennent à des gens bien plus forts qu’eux » (xii.22-25), qui sont eux aussi colériques. Leur colère provoque de nombreuses catastrophes (xi.8-9) et « souvent même des morts épouvantables, quand ils rencontrent des rois ou des tyrans [qui ont un caractère comme le leur], et qu’ils ont imprudemment commerce avec eux ; et ensuite, selon le mot de Platon, ils s’attirent “de très lourds châtiments pour leurs paroles vides et ailées” » (xi.12-21).
Le repentir en question n’est pas, bien sûr, fondé sur l’appréciation raisonnable de sa propre erreur, mais il est une réaction tout aussi déraisonnable que la colère elle-même. « Ils (scil. les gens qui sont en rage) s’asseyent tout à coup en rejetant leur chevelure en arrière et en sanglotant sur les blessures qu’ils ont infligées aux gens, et parfois même ils vont jusqu’à se tuer eux-mêmes. [L’intensité de ce sentiment est si grande] qu’il amène ceux qui enragent à envoyer promener les choses mêmes qu’ils désiraient le plus vivement. Ainsi le Phénicien rapace et fripon de la comédie qui, parce qu’il a perdu une pièce de bronze, s’étrangle de rage en disant : “Tu te promènes la bouche ouverte sans faire attention à toi”, sa colère le force à compter toutes ses pièces sur le bateau et, alors qu’il est à la recherche d’un unique tétradrachme, à jeter toute sa fortune à la mer. » (xv. 12-30.) De telles tortures mentales peuvent devenir littéralement insupportables, jusqu’à amener l’individu à se jeter du haut d’une falaise ou à se poignarder (xvi.25-34 ; voir aussi xxvi.25-34).
Cf. Harris 2001, p. 306-307.
Toutefois le contexte dans lequel s’insérait cette remarque fait défaut.
Harris 2001, p. 322, considère que ce passage souligne seulement les raisons de prudence pour lesquelles il faudrait éviter de manifester sa colère contre les esclaves : elle rend difficile leur surveillance et leur encadrement.
Posidonius avait attribué la révolte des esclaves survenue en Sicile dans les années 130 av. J.-C. en partie aux mauvais traitements infligés par les maîtres à leurs esclaves. Comme Harris 2001, p. 321, le montre bien, c’était là vraisemblablement une opinion largement répandue.
Armstrong précise comment dans ce passage Philodème cesse ses sarcasmes à la fois contre la colère et contre la forme stoïcienne de la diatribe elle-même, pour s’en prendre sérieusement à l’école, en filant la métaphore médicale comme il le fait dans La Liberté de parole.
Comme la chose est établie dans La Liberté de parole, les bons maîtres tolèrent un certain degré de colère et de ressentiment chez leurs élèves, sans en concevoir la moindre hostilité à leur égard. Aussi, les ennemis mentionnés ici (echtron : xix.11) sont ou bien des compagnons d’étude, ou bien des gens extérieurs à l’école épicurienne.
La Liberté de parole débat de la manière dont la rage induit un type de critique qui se situe exactement à l’opposé de l’authentique parrhesia.
Ceux qui étudient ont besoin d’avoir confiance en leurs maîtres et en leurs égaux pour pouvoir reconnaître avec franchise leurs erreurs : cf. De lib. dic. 40.5-14. Mais en même temps, ils devraient être très prudents pour ce qui est des fautes qu’ils reconnaissent, et des gens auprès de qui ils les reconnaissent : De lib. dic. 53.3-12.
« À quoi bon ajouter que beaucoup de gens qui sont bien disposés à devenir amis, mais n’ont pas été encore reçus comme amis, en viennent à souhaiter mettre une distance astronomique entre eux-mêmes et la simple approche et vue de telles personnes ? Aucun de ceux qui ont une quelconque relation avec eux ne souhaite même leur donner des conseils, que ce soit de manière spontanée ou à leur demande, puisque ces gens-là [s’irritent contre tout un chacun], ni ne désire les aider quand ils sont objet de haine, ni même [se mêler de travailler avec eux] quand l’occasion s’en présente. » (De ira, xx.28-xxi.4.)
Cf. kan[onikou] logou, De ira, xxxi.10-11.
Philodème ne donne pas l’identité des auteurs des paramythiai, mais il s’agit probablement des stoïciens. Philodème a déjà admis que leurs diatribes ne font pour ainsi dire que blâmer la colère (i.12-20), et il se peut qu’il ait traité plus longuement cette question dans la partie perdue du livre. Aussi, si l’on suppose qu’il a composé la section en diatribe de La Colère comme une parodie de diatribe stoïcienne, il considère probablement qu’il en a dit suffisamment pour bien faire voir toute la folie des paramythiai stoïciennes. D. Armstrong a montré que paramythia et synegoria ne sont pas exactement synonymes. Le premier terme signifie habituellement réconfort ou consolation, mais il peut aussi parfois signifier la même chose que synegoria : encouragement (c’est ainsi que Indelli 1988, p. 121, 211-212, traduit paramythia). Armstrong suggère que les « consolateurs ineptes », ce sont les stoïciens, tandis que ceux qui encouragent et renforcent la passion sont, selon Philodème, les péripatéticiens.
Cf. enioi goun ton Peripatetikon (xxxi.24-25) ... enioi [de kai a]uto[m]atas... (xxxii.3-4). Il est difficile d’établir une différence entre leurs positions relatives à la colère. Ce qu’en dit Philodème suggère que ces deux groupes avaient pour l’essentiel le même point de vue, même s’il se peut qu’ils aient souligné des aspects légèrement différents de l’affection et des biens qui en résultent. Le second groupe mentionné semble en particulier avoir mis en lumière le caractère approprié et le plaisir de la vengeance.
Cf. Platon, Resp. III, 411b ; Plutarque, De coh. ira 457B. Il paraît vraisemblable que Plutarque songe aux mêmes philosophes péripatéticiens que Philodème.
Philodème dit qu’il les a nommés plus haut, dans la partie de La Colère aujourd’hui perdue (cf. xxxi.25-27).
Ce passage est fort restauré, mais telle paraît bien être l’idée générale.
Cf. Fillion-Lahille 1984, p. 211-220.
La section qui traite cette question va, grosso modo, de XXXIV.16 à XXXVII.9. L’endroit où elle se termine est difficile à préciser, du fait que plusieurs lignes après XXXVII.9 sont à peu près illisibles.
Seules quelques lettres se lisent dans les lignes qui suivent immédiatement le passage.
C’est précisément parce que le sage aime ses disciples qu’il les réprimande tous, ou la plupart d’entre eux, de manière fréquente et vigoureuse (xxxv.17-21). Il peut lui arriver d’exagérer, notamment lorsqu’il n’a pas pleinement conscience que l’erreur sur laquelle il se fixe a été commise, en réalité, de façon accidentelle (xxxv.22-26). Il réfute avec vigueur les arguments fautifs d’autres philosophes aussi bien dans ses écrits que dans ses leçons (xxxv.33-36), critique ses amis, ce qui a pour résultat que certains d’entre eux s’éloignent de lui (xxxv.36-40) ou le haïssent ([misos], xxxvi.1) et, en général, il montre de la colère (orgai, De ira, xxxv.26) quand il voit un motif de réprimande. Son comportement réservé et austère envers la multitude (xxxv.30-32 ; cf. De superb. xxi.3-4), qui décourage les gens de prendre trop de libertés avec lui ou d’essayer de lui dire ce qu’il doit faire (v.26-33), peut également donner l’impression qu’il est colérique aussi bien qu’arrogant (cf. De superb. vi.19-21). Et il se peut même qu’on le tienne pour responsable du comportement colérique de ses domestiques (xxxvi.3-4 ; Philodème fait une remarque semblable concernant l’arrogance, De superb. ix.24-34).
Comme Philodème l’indique (De ira, xxxvi.24-26), les raisons pour lesquelles certains sages sont plus critiques que d’autres étaient également discutées dans le livre La Liberté de parole. Selon Zénon et Philodème, les particularités de chaque sage se manifestent à la fois dans son style et dans sa manière d’exercer la parrhesia (cf. De lib. dic. via. 2-8) : « Lorsqu’ils s’adressent à quelqu’un qui est désorienté, [ou] affaibli [ou] arrogant, ou à quelqu’un de trop timide [ou à un autre] qui est trop exalté, les sages agiront pour de nombreuses raisons différemment les uns des autres, et aussi d’eux-mêmes d’un jour sur l’autre. » (IVa.1-8.) Les circonstances qui entourent la naissance et l’éducation de chacun des sages (Va.3-10), mais également la proportion et l’intensité de la parrhesia que chaque sage a reçue de ses maîtres (VIb.8-15), sont en partie responsables de telles différences.
Les critiques motivées par les passions, et en particulier par la rage, sont continuelles et abusives (De lib. dic. 79 = 81N.4-12) ; elles impressionnent l’étudiant en minant sa confiance (79 = 81N.9-10), ruinent son estime de soi (cf. 78.1 sqq.), et constituent quelque chose de déplaisant et d’inamical (aphilon : 78 = 80N).
À ma connaissance, Procopé 1998, p. 173, a été le premier à bien faire voir que la marque caractéristique de la présentation de Philodème n’est pas la distinction entre colères modérée et excessive, mais plutôt entre colères naturelle et vide. L’analyse qu’on rencontrera plus loin va dans ce sens.
Les opinions mises en jeu dans la colère sont des jugements sur la réalité des choses, et des jugements comparatifs qui portent sur la gravité du tort ressenti et la sévérité d’une punition appropriée (kolasesi, xxxvii.38-39) pour l’auteur du tort. On pourrait penser plus généralement que les espèces d’opinions vides mises en jeu dans la colère et dans d’autres passions concernent la présence d’un mal à proximité, et la façon de réagir en conséquence.
Philodème attribue aux opinions un rôle prédominant dans la génération des affections, et de la colère en particulier. Il les considère comme des conditions nécessaires de la colère (cf. par exemple De ira, vi.14-15, xlii.3-4), mais laisse entendre souvent qu’elles sont en fait des composantes essentielles de la colère : le colérique est en rage contre quelqu’un à propos de quelque chose – les opinions en rapport provoquent l’affection et font que la rage persiste aussi longtemps qu’elles persistent elles-mêmes.
Voir la classification épicurienne des désirs en désirs naturels et en désirs vides, en fonction des espèces d’opinions dont ils dépendent (Sent. 29).
La position de Philodème paraît être la suivante. Le fait de ne pas réagir par la colère naturelle à un tort causé intentionnellement ne prouve pas qu’on ne soit pas enclin à une quelconque espèce de colère. En fait, quelqu’un qui se comporte de la sorte doit vraisemblablement se mettre en rage subitement pour des choses sans importance, choses auxquelles, probablement, il accorde beaucoup plus de valeur qu’elles n’en ont. Comme Armstrong le fait remarquer, tout le passage (xxxviii.22-33) est une digression ; à la fin, Philodème revient brutalement à sa thèse principale, « en tout cas, c’est une bonne chose que d’admettre la (colère naturelle) » (xxxviii.33-34).
La position que Philodème attribue à Nicasicratès a quelque chose de paradoxal : il existe quelque chose comme la colère naturelle, mais celle-ci est mauvaise tant par elle-même que par ses conséquences. Comme nous le verrons, le problème tourne autour de ce qu’on entend par « naturel ». Voici comment Philodème rapporte la position de Nicasicratès : « Chez Nicasicratès nous lisons que la colère naturelle est douloureuse non seulement du fait de sa nature propre, mais aussi parce qu’elle obscurcit le raisonnement autant qu’elle le peut, fait généralement obstacle au caractère supportable et serein de la vie [avec] les amis, et apporte avec elle nombre des maux [qui ont été énumérés]. » (xxxviii.34-xxxix.7.) Nicasicratès soutient donc que la colère naturelle est un mal, à la fois en elle-même et fonctionnellement. Même le sage se causera du tort à lui-même en éprouvant cette affection (xxxvii.4-7) et, par conséquent, le mieux est d’éviter la colère autant que possible.
La réponse de Philodème à son adversaire est la suivante : si l’on est appelé sage, c’est en partie parce qu’on n’est pas affecté par des folies. Puisque le sage éprouve la colère naturelle, si la colère naturelle était un mal et une folie de ce genre, jamais on ne l’aurait appelé sage (xxxix.17-21). Aussi, si l’on adopte la position de Nicasicratès, on n’a plus d’argument à opposer à « ceux qui cherchent à priver le sage de toute colère » (xxxix.23-25), c’est-à-dire probablement les stoïciens (en fait, la thèse de Nicasicratès pourrait sembler offrir une coloration stoïcienne ; voir Indelli 1988, p. 228). En outre, puisque l’absence de (toute espèce de) colère fait obstacle à des biens tels que la protection et la défense de soi-même, et cause de nombreux maux, si l’on suppose que tout ce qui est naturel entraîne non pas de telles conséquences, mais plutôt l’inverse, l’absence totale de colère ne peut pas être naturelle. Bien plus, si la colère naturelle est inévitable, comme Nicasicratès semble vouloir l’admettre, et si on l’appelle naturelle en ce sens précisément, alors de deux choses l’une : ou elle est un grand mal que même le sage doit supporter, ou bien il est des accès de colère qui peuvent survenir chez un homme de bien parce qu’ils ne s’accompagnent pas de conséquences mauvaises (xxxix.29-38). Philodème laisse entendre que, si la première possibilité est absurde, la seconde implique que le sage ressente à l’occasion de la colère naturelle. Aussi soutient-il que la colère naturelle est à la fois inévitable pour le sage et compatible avec sa sagesse, par le biais de la distinction entre l’affection elle-même et les conséquences qui suivent et augmentent à la fois une colère violente (xl.2-26). Alors que, généralement parlant, l’homme ne peut échapper à la colère (anekpheukton : xl.20), le sage évite l’espèce de colère dont la violence est renforcée par ce qui vient s’y ajouter (e]k ton prosthe[se]on : xl.9-10), et particulièrement par les maux qui sont la conséquence de cette affection. Par ailleurs, même Nicasicratès ne peut qu’être lui-même sujet à la colère naturelle, dans la mesure où il est un être humain (xl.22-26).
Zénon de Sidon et son entourage avaient exploré ces ambiguïtés. Démétrius Lacon, en particulier, a essayé d’expliquer l’affirmation d’Épicure que l’amour qu’on éprouve pour ses enfants n’est pas naturel, en distinguant les différents sens dans lesquels on peut dire d’une chose qu’elle est « par nature » (physei). « L’homme est, dit-on, “par nature” à même de se procurer sa nourriture, parce qu’il agit ainsi du fait d’un instinct non perverti (c’est ainsi que Procopé traduit excellemment adiastrophos, cf. Procopé 1998, p. 179 et n. 37) ; “par nature” sujet à la souffrance, parce qu’il est tel par contrainte (katenankasmenos) ; “par nature” à même de rechercher la vertu, parce qu’il le fait pour son profit (sumpherontos) ; de plus, nous disons que les premières émissions de mots étaient “par nature” dans la mesure où ... » (PHerc. 1012, lxvii.1 sqq.) Selon Démétrius, l’expression “par nature” dans la bouche d’Épicure ne signifie pas « sans perversion ou distorsion », mais « librement, sans contrainte ni violence » (PHerc. 1012, lxvii.1-lxviii.10). L’explication sémantique résout le problème (aporia) et, en même temps, le trouble qu’il a causé ([ta]rachthe[seta]i : PHerc. 1012, lxviii.9-10).
Cf. Procopé 1998, p. 179-181.
« [Appeler la colère] une faiblesse (to asthenes) et l’attribuer ensuite au sage, de manière à le rendre faible également, ce n’est pas un problème pour nous, comme ce l’est pour certains penseurs. Ces derniers, écrivant contre les Maximes capitales, soutenaient que c’était extraordinaire que quelqu’un ait osé affirmer que la colère, la gratitude et toutes les choses de cette sorte se rencontrent dans la faiblesse, étant donné qu’Alexandre, l’homme le plus puissant qui ait jamais existé, était sujet à de fréquents accès de colère et a accordé des faveurs à une multitude de gens. Toutefois, ce n’est pas de la faiblesse opposée à la forte constitution des athlètes et des rois que parle cet argument (d’Épicure), c’est plutôt d’une constitution naturelle sujette à la mort et à la souffrance, dont Alexandre et, bien sûr, tous les autres humains participent, et peut-être surtout ceux qui, comme lui, sont les plus puissants selon l’autre acception du terme. » (xliii.14-41.) La Liberté de parole (xxiib.10 sqq.) peut aussi suggérer une idée analogue : la colère se rencontre chez les gouvernants et les rois, plus que dans les autres catégories sociales.
Cf. Annas 1989.
Les désirs naturels et nécessaires concernent surtout les choses qui soulagent la souffrance physique.
Sur ce point, voir Procopé 1998, p. 178.
Le texte est reconstitué. Toutefois, la chose est certaine, Philodème établit une opposition entre le moment où la colère vient juste de naître, et un temps postérieur où l’affection s’est intensifiée, et oppose la souffrance légère due à la colère à ses débuts ([m]ikron, en xl.7, est une très bonne conjecture) à la souffrance due à une violente colère.
Le grec de ce passage est extrêmement difficile. Une conjonction paraît nécessaire devant la proposition qui commence par an elthoi (cf. xli.6) et qui à mon avis doit être tenue pour une apodose. Laissons de côté la question de savoir si le sujet de gignoskei (xli.3) est le sage (comme le pense Armstrong), ou bien celui qui cause du tort (cf. Indelli 1988, p. 125) ; ce qui compte surtout, pour Philodème, c’est que la colère du sage est douloureuse, et qu’elle vise, elle aussi, la réalisation d’un objectif pragmatique qui est de mettre fin à l’angoisse et à la torture provoquées par celui qui cause du tort.
Philodème recourt occasionnellement à la préconception (prolepsis) pour résoudre des disputes d’ordre esthétique ou éthique (cf. De oec. xx.1-32), et il est probable que, dans son idée, la signification proleptique, donc naturelle, d’un mot se rencontre en principe dans la langue de tous les jours.
« Nous dirons à notre adversaire que le sage se rendra profondément étranger (et il le haïra, bien sûr) à celui qui lui inflige d’aussi grandes [offenses], ou qui à l’évidence lui causera un [grand] dommage à l’avenir – car c’est là une conséquence appropriée (ak[olo]uthon, xlii.3-4) –, mais il n’en éprouve pas de grande perturbation psychique. [Aucune] chose extérieure [n’a non plus d’importance], puisque le sage n’est même pas sujet à de grandes perturbations psychiques en présence d’une grande souffrance physique, encore moins en présence de sentiments de colère. En effet, [se trouver dans un état de souffrance effroyable], cela découle de la folie. Ainsi pour qui est fou, cette souffrance peut être [inévitable]. Bien sûr, ils sont en nombre infini, les malheurs que sa folie entraîne et dont elle est la cause ; mais le sage, qui en a une vision parfaitement claire (theoron, xlii.19-20), n’y tombera jamais. » (xli.39-xlii.20.)
À ce propos, il nous faut prendre en compte l’attitude du sage face à une souffrance physique intense. Comme Épicure l’a montré sur son lit de mort, le sage est capable de gérer une telle souffrance sans perdre sa sérénité ni son bonheur, même s’il est, à coup sûr, beaucoup plus facile de garder l’esprit en paix face aux assauts de la colère naturelle, quelque intense que celle-ci puisse être.
Comme il est « le plus doux et le plus raisonnable des hommes » (xliv.26-28), il est impossible d’imaginer qu’il prenne plaisir à se venger (xliv.32-35). Bien qu’il soit capable de thymos au sens le plus commun du terme (quand il a, selon Philodème, la même valeur qu’orge, xliii.41-xliv.5), le sage n’éprouve pas le thymos au sens technique, celui d’une rage durable qui pousse à la vengeance comme à quelque chose de très plaisant (xliv.5-8).
En effet, bien que le sage puisse éprouver une grande colère, et même de la haine, quand les circonstances le justifient (xlii.3-4), il ne trouve jamais de plaisir à prendre sa revanche. Il sait que dans la réalité la punition n’a rien de plaisant, il la voit comme quelque chose de très déplaisant ; il reconnaît que souvent elle vaut comme moyen d’obtenir des biens naturels, et il la recherche dans cette unique perspective (cf. xliv.15-22). Philodème compare le colérique à un homme « qui sait bien que la plus grande vengeance que ce genre d’individu (scil. le colérique) puisse tirer, c’est de lui-même qu’il la tire (xlii.21-39).
Cf. Procopé 1998, p. 182.
Comme on l’a dit, ces critiques littéraires pourraient bien être des successeurs de Timasagoras, en même temps que les auteurs des trois epilogismoi avec lesquels Philodème achève son livre. Autre possibilité : il pourrait s’agir de deux groupes différents d’épicuriens maximalistes, les premiers soutenant la position faible : le sage éprouvera à la fois orge et thymos, tandis que les seconds (tines [de], xlvi.13) affirment qu’en fait « le sage n’éprouvera [pas moins que] l’homme ordinaire le thymos » (xlvi.13-16).
Cf. De ira, xlv.4-5, xliii.41-xliv.8.
Il est moins probable que ce soient des successeurs de Nicasicratès qui prétendent que, si le sage est sujet à la colère naturelle, il doit aussi être sujet à la rage (cf. xlvii.41-xlviii.3) et que, en conséquence, il devrait essayer d’éviter totalement la colère. Procopé 1998, p. 188, suggère que si les auteurs des epilogismoi sont des successeurs de Nicasicratès (pour Procopé aussi, il s’agirait plus vraisemblablement de maximalistes), leur but serait alors de montrer que, en admettant la colère naturelle, Zénon et Philodème deviennent vulnérables aux mêmes objections que celles qu’ils ont adressées aux péripatéticiens.
Sur la matière des trois epilogismoi, voir Annas 1989, Procopé 1998, Schofield 1996 et, très récemment, Sanders (voir n. 1).
Non seulement la colère et la gratitude ne peuvent pas ne pas se rencontrer ensemble dans une même personne, mais elles constituent aussi les extrêmes d’une même catégorie, et sont nécessairement en corrélation : si une personne est sujette à l’une, alors elle doit être aussi sujette à l’autre.
Cette position ne se rencontre pas dans ce qui subsiste de La Gratitude (De grat. = PHerc. 1414) de Philodème. Ce dernier met l’accent sur la reconnaissance que le sage reçoit de la part de ceux à qui il a enseigné la philosophie épicurienne (cf. De grat. i.5-6), et décrit également la manière dont les gens qui ont bon caractère distribuent et reçoivent des faveurs (cf. par exemple iv.6, v.6-14, viii.1-2, ix.14 sqq., et xvi.11-12).
Selon Indelli 1988, p. 247, Philodème imagine qu’une objection de ce type pourrait être soulevée par ses adversaires. La même chose vaut pour l’objection de xlviii. 24-28.
Armstrong suggère que ces « certaines autres choses » (xlviii.26-27), ce sont les biens que nous recevons de ceux qui sont traditionnellement nos plus grands bienfaiteurs, au premier rang desquels les dieux, nos parents et la polis.
A partir d’ici, le texte est terriblement corrompu. Je suis à titre provisoire l’édition d’Indelli, qui adopte pour xlvi.10-17 la restauration proposée par Philippson.
Aristote, par exemple, recourt à la fois à l’ivresse et à la colère pour illustrer l’idée qu’agir par ignorance est apparemment différent d’agir en état d’ignorance (Eth. Nic. III, 1, 1110b24 sqq.). Cicéron, lui, dit que, s’il a agi avec bravoure dans sa vie publique, il n’a certainement pas agi en état de colère, car la colère comme l’ivresse et la démence n’ont rien à voir avec la bravoure (Tusc. IV, 52). Sénèque exprime une idée semblable : la colère ne confère pas la bravoure, car, si l’on suivait ce raisonnement, l’ivresse aussi le ferait (De ira, i.13).
Concernant les leçons manuscrites de ce passage, je suis Usener 1887. Cependant, sur la base de telle des leçons proposées, on pourrait comprendre qu’Épicure dit que le sage plongera dans une ivresse profonde (par exemple, il dit des folies comme les non-sages, ou agit avec autant d’insolence qu’eux, ou relâche sa vigilance comme eux, etc.).
L’argument ad hominem de Philodème pourrait indiquer que ses adversaires sont des maximalistes : une indulgence comme celle dont ils font preuve à leur propre égard pourrait tout justifier, y compris la colère violente. Voir son sarcasme à l’endroit du minimaliste Nicasicratès, qui pensait que, bien que la colère soit naturelle, il serait possible de l’éviter : « Lui-même, dans la mesure où il a part à la nature humaine, il ne peut pas échapper totalement à la colère, mais il est à coup sûr prédisposé à une certaine forme de colère. » (xl.22-26.)
Cf. Schofield 1996, p. 227.
Tout dernièrement, Sanders a lu le papyrus et fait une proposition nouvelle concernant le texte et le contenu de la réponse de Philodème au dernier epilogismos (cf. supra n. 1). Il a, en particulier, modifié le texte établi par Indelli 1988 sur deux points importants. Je lui suis très reconnaissante de m’avoir adressé la dernière version de son article sur ce sujet. Toutefois, puisque le texte de Sanders n’est pas encore publié, et que je n’ai pas encore pu contrôler sur le papyrus les lectures qu’il propose, je préfère utiliser le texte d’Indelli, qui restaure les passages en discussion en suivant Gomperz 1864 et Wilke 1914.
L.2-3 to [pa]ntos Indelli, qui suit Wilke.
L.6 : k[ai] Indelli, qui suit Gomperz.
Cette interprétation se fonde sur le texte d’Indelli.
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