Jaap Mansfeld et al., Eleatica 2012 : Melissus between Miletus and Elea
Jaap Mansfeld et al., Eleatica 2012 : Melissus between Miletus and Elea, a cura di Massimo Pulpito, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2016 (Eleatica, 5), 201 p., ISBN : 978-3-89665-695-7.
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif, issu de la conférence Eleatica qui a eu lieu du 15 au 18 avril 2012 à Ascea, est construit autour des trois présentations données par Jaap Mansfeld à cette occasion, intitulées « Melissus between Miletus and Elea ». Elles sont précédées d’une introduction de Massimo Pulpito, et suivies d’un ensemble de 9 courts articles (de 5 à 10 pages) qui constituent des réponses à divers points de l’intervention de Mansfeld ; enfin, Jaap Mansfeld a l’occasion de répondre en quelques paragraphes à chacun de ces articles dans la dernière partie du recueil.
2L’ensemble vise à revaloriser un auteur souvent délaissé par la critique, le présocratique Mélissos de Samos : celui-ci a longtemps été regardé comme un disciple sans éclat de Parménide, coupable de graves fautes logiques. L’introduction de Massimo Pulpito retrace de manière détaillée – jusqu’à dépasser en volume la contribution de Jaap Mansfeld – cette réception de Mélissos. Partant de la constatation que ce penseur a été depuis Aristote soit dénigré, soit négligé complètement par les critiques, il souligne un renouveau récent de l’intérêt à son égard. La partie la plus importante de cette introduction consiste en un exposé d’un « demi-siècle » de littérature critique sur Mélissos, présentée dans l’ordre chronologique depuis l’article de Booth en 1958, avec un résumé de la contribution de chaque auteur. Ce travail impressionnant aurait sans doute gagné à plus de synthèse, notamment en se concentrant sur les travaux les plus importants (comme l’édition de Reale en 1970 ou les travaux récents de Palmer), plutôt que d’offrir un traitement égal à tout.
3Les trois exposés de Mansfeld sont consacrés pour le premier à la pensée de Mélissos en miroir de celle de Parménide, pour le second à une histoire de la réception antique de ce penseur, et pour le troisième à des développements sur trois points débattus : le rôle de l’infinité de l’être chez Mélissos, son affirmation que l’être n’a pas de corps, et la manière dont il s’inscrivait dans les polémiques de son époque. L’ensemble de la présentation ne cherche pas nécessairement à présenter de nouvelles thèses, mais offre un aperçu clair des problématiques concernant la doctrine et la réception de Mélissos, et Jaap Mansfeld y développe un certain nombre d’aspects souvent négligés.
4La première partie est consacrée à « regarder Parménide avec les yeux de Mélissos » (p. 72). Bien qu’il considère que les ressemblances entre les deux penseurs prévalent sur les différences, Jaap Mansfeld insiste surtout sur ces dernières, qu’il présente à la fois comme une démystification et une clarification du propos de Parménide. Il souligne avec justesse les innovations de Mélissos : simplification de la relation de l’être au temps, importance du monisme, rôle du vide dans la démonstration de l’impossibilité du mouvement, refus de présenter une doxa. Son analyse stylistique de l’opposition entre le discours parménidien et mélisséen est particulièrement stimulante, même si elle aurait pu amener des conclusions plus nettes – notamment sur le lien entre être et langage chez Mélissos.
5La deuxième partie s’intéresse à la réception antique de Mélissos en se concentrant sur les premières mentions de ce penseur, du corpus hippocratique à Aristote, et sur les Placita. Jaap Mansfeld souligne que Parménide a été lu avec un regard mélisséen mais que, contrairement au maître d’Elée, Mélissos a parfois été vu comme un proto-sceptique critiquant la perception sensible. À propos des Placita, Mansfeld insiste sur le fait que les attributs éléates de l’être ont été prêtés au cosmos, selon lui à partir d’Aristote ; ces observations nous paraissent cependant ne pas rendre compte de l’affirmation étrange, signalée par l’auteur, selon laquelle Mélissos aurait considéré l’être comme infini mais le cosmos comme fini. On peut par ailleurs regretter que Mansfeld laisse complètement de côté le De Melisso, Xenophane et Gorgia, en renvoyant à une future publication sur le sujet.
6Enfin, la dernière partie offre un certain nombre d’arguments extrêmement convaincants sur diverses questions. Il faut signaler en particulier les éléments soulevés pour montrer que le titre prêté à l’ouvrage de Mélissos, Sur la nature ou sur l’être, est probablement une alternative entre deux titres différents, ainsi que l’interprétation de la « corporalité » de l’être mélisséen comme renvoyant aux figures géométriques – interprétation qui a déjà été développée auparavant mais n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite, comme le note Mansfeld, et est ici soutenue par de nouveaux arguments. Mansfeld a enfin raison selon nous de faire preuve de prudence quant à la chronologie respective de Mélissos et d’autres présocratiques contemporains comme Empédocle et Anaxagore, même s’il relève quelques indices qui pourraient faire penser que ce dernier a inspiré la thèse mélisséenne de l’infinité de l’être.
7On peut noter qu’alors que Pulpito mettait en valeur dans son introduction un Mélissos qui ne serait plus regardé ni comme un simple répétiteur ni comme un philosophe inférieur à Parménide, Mansfeld considère clairement que la version mélisséenne de l’éléatisme amoindrit cette pensée autant qu’elle la clarifie : il affirme à plusieurs reprises que cette interprétation de Parménide conduit à une impasse, alors qu’à la même époque des pluralistes comme Anaxagore, Empédocle et les atomistes faisaient preuve de plus de « créativité » (p. 93) pour relever le défi ontologique du maître d’Elée.
8Les neuf articles qui constituent le « débat » avec Mansfeld portent sur des sujets variés : la doctrine de Mélissos elle-même (Curd, Pulpito), sa méthode (Marcacci, Rossetti), son rapport avec Parménide (Calenda, Daniele, Robbiano) et la réception antique (Di Girolamo, Palmer). Nous les présenterons selon cette classification plutôt qu’en suivant l’ordre alphabétique adopté par l’ouvrage.
9Les trois articles qui reprennent la question du lien entre Parménide et Mélissos présentent chacun une lecture originale de Parménide pour ensuite examiner si la doctrine de Mélissos est en accord avec celle-ci – la réponse est négative dans le cas de Calenda et Daniele, positive dans le cas de Robbiano. Nous pouvons questionner cette démarche : si l’on accepte que la pensée de Parménide peut être source d’interprétations variées, on peut difficilement traiter Mélissos de « traître », comme le fait Calenda dans le titre même de son intervention, ou à l’inverse le considérer comme un disciple fidèle selon qu’il ait adopté ou non l’option interprétative de l’auteur de l’article. Les interprétations de Parménide proposées par Daniele et Robbiano ont en commun, malgré de grandes différences sur le reste, de considérer les attributs de l’être moins comme des arguments que comme des manières de faire signe vers l’être, ce qui est réfuté avec raison nous semble-t-il par Mansfeld. Ce dernier rejette aussi de façon pertinente l’affirmation de Calenda que l’être parménidien serait inconnaissable.
10L’article de Curd présente l’hypothèse que l’être de Mélissos puisse avoir un caractère divin. Cette lecture offre une approche intéressante de l’argumentation mélisséenne, mais, comme le remarque Mansfeld dans sa réponse, il y a peu d’éléments pour la défendre. Curd aurait sans doute gagné à prendre en considération quelques témoignages, comme celui de Diogène Laërce, qui traitent du rapport de Mélissos avec la divinité.
11Pulpito soulève un débat stimulant avec Mansfeld sur le statut des exemples pris par Mélissos pour réfuter la validité de la perception : les deux auteurs sont d’accord sur le fait que Mélissos vise un public de savants, mais alors que Mansfeld suppose que les exemples qu’il prend se réfèrent à des explications scientifiques, Pulpito pense qu’ils renvoient plutôt à l’expérience commune. Certains exemples vont plutôt dans le sens de Pulpito, comme le chaud qui devient froid ou l’usure du fer, d’autres dans le sens de Mansfeld, en particulier la surprenante affirmation que la terre est engendrée à partir d’eau (le renvoi de Pulpito à la formation des stalagmites n’est guère convaincant). Nous pourrions suggérer qu’il n’apparaît pas nécessaire de trancher dans un sens ou dans l’autre : si l’on admet que le public de Mélissos est au fait des théories présocratiques, il est possible de lui présenter à la fois des exemples relevant de la perception directe et d’autres relevant de l’analyse indirecte.
12L’insistance de Marcacci sur la forme contrefactuelle des arguments de Mélissos, rapidement mentionnée par Mansfeld, est bienvenue, ainsi que celle de Rossetti sur l’innovation du style mélisséen. À propos de ce dernier, nous partageons cependant la remarque de Mansfeld que Rossetti tend à aller trop loin dans l’influence qu’aurait eu le style proprement mélisséen.
13En ce qui concerne enfin l’histoire de la réception, Di Girolamo essaye de montrer que le texte du Théétète de Platon traitant de l’éléatisme, à propos duquel Mansfeld avait remarqué avec justesse qu’il s’inspirait surtout de la doctrine mélisséenne, renvoie aussi à des éléments d’une théorie méréologique plus proprement parménidienne. Si ses remarques sur la présence d’une telle théorie dans d’autres passages de Platon sont très éclairantes, elles ne semblent pas s’appliquer de manière évidente au texte en question. Palmer, enfin, défend, comme il l’a fait dans d’autres études consacrées aux Eléates, l’idée que Platon et Aristote ont cherché à prendre des distances avec l’association sophiste entre Parménide et Mélissos ; ses analyses sont, comme toujours, très précises et pertinentes.
14Pour conclure, cet ouvrage constituera sans doute un travail de référence pour les études mélisséennes. Il fait à la fois le bilan des recherches précédentes et donne un grand nombre d’éléments de réflexion pour l’interprétation de Mélissos. Sa forme dialectique est l’occasion de débats stimulants, dont on peut espérer qu’ils se prolongeront dans des travaux futurs.
Pour citer cet article
Référence papier
Mathilde Brémond, « Jaap Mansfeld et al., Eleatica 2012 : Melissus between Miletus and Elea », Philosophie antique, 17 | 2017, 209-211.
Référence électronique
Mathilde Brémond, « Jaap Mansfeld et al., Eleatica 2012 : Melissus between Miletus and Elea », Philosophie antique [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 29 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/302 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.302
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