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Varia

La φαντασία et ses diverses expressions
dans le monde latin

Béatrice Bakhouche
p. 167-188

Texte intégral

1Dans la philosophie antique, la φαντασία constitue une notion clé au croisement de la psychologie, de l’éthique et de l’esthétique. Deux diffi­cultés cependant surgissent pour qui veut étudier ce terme. C’est d’abord que, assez fréquent dans les textes grecs en tant que marqueur de chacun des systèmes philosophiques qui se sont succédé, il ne relève pas tou­jours de la puissance cognitive de l’âme ; c’est ensuite que le terme pose de redoutables problèmes de transferts, liés aussi bien à la spécificité de sa mise en texte qu’à la pluralité de ses équivalents soit en latin soit dans les langues modernes.

2C’est dire que la notion est à la fois plastique et difficile à cerner. Loin d’être univoque, elle a été investie par chaque auteur, chaque école, et s’est vue dotée de significations propres. Le terme en effet a fait l’objet d’interprétations et de traductions variées. Le problème est donc de sa­voir, quand on rencontre ce terme, de quel sens il s’agit et, corrélative­ment, d’étudier ses différents modes de transfert, ses différentes pos­sibilités de traduction.

  • 1  Il y a vingt ans, Camassa 1988, n. 1 p. 2, jugeait les études d’ensemble relativement rares, en no (...)
  • 2  Cf. Follon 2003.
  • 3  Cf. Labarrière 2003.

3La richesse sémantique du terme grec se lit à travers les très nom­breuses études qui lui ont été consacrées et spécialement à travers les études de René Lefebvre sur sa traduction1. Si le terme apparaît déjà chez Platon, essentiellement dans le Théétète et dans le Sophiste, pour désigner la simple disponibilité à l’apparaître et être souvent traduit par « illusion »2, c’est incontestablement Aristote qui a théorisé le concept de φαντασία : définie de façon dynamique comme un mouvement qui se place entre la sensation et l’intelligence (An. 429a1-4), elle apparaît comme un mode authentique du connaître3.

4L’analyse aristotélicienne sera partiellement adoptée par les stoïciens qui entendent par φαντασία toute représentation qui arrive au principe dirigeant de l’âme (ἡγεμονικόν) par la voie des sens : la représentation sensible est une empreinte dans l’âme semblable à la marque d’un cachet sur la cire. Cette conception n’est « passive » – comme elle l’est réelle­ment pour Épicure – qu’en apparence, car en réalité, pour les stoïciens, sentir c’est toujours, à quelque degré que ce soit, consentir. C’est dire que l’assentiment complète nécessairement la sensation.

  • 4  Cf. supra n. 1.
  • 5  Watson 1988b, p. 228-229 : « It is easy to imagine a commentator much earlier than Calci­dius poin (...)
  • 6  Nous négligeons délibérément les emplois du terme dans un contexte christo­logique.

5Gerard Watson a consacré trois études importantes à la φαντασία dans les mondes grec et latin4, mais sans s’interroger vraiment sur la définition du terme ni sans en chercher les occurrences chez les témoins latins, et en associant au contraire à la φαντασία, sans véritable preuve, la δόξα μετ᾿ αἰσθήσεωϛ de Platon ou la vision de l’artiste au chapitre 343 du Commentaire du Timée de Calcidius5, pour ne citer que deux exemples. Assurément la difficulté pour rendre cette notion tient moins à un flou épistémologique qu’à son trop-plein sémantique. S’agit-il d’un acte ou d’une donnée ? La φαντασία caractérise-t-elle une activité mentale ou une image de la conscience ? Il peut être dès lors fructueux de mettre en résonance la multiplicité d’approches dans le monde grec avec son rendu dans le monde romain. C’est à cet héritage que nous nous intéresserons en sélectionnant délibérément les textes où le terme grec est accompagné de sa traduction latine, et ce pour mesurer les métamorphoses du con­cept dans la chaîne de sa réception à Rome6.

Les premières références à la φαντασία dans le monde latin

  • 7  Cf. supra n. 1 et les titres mêmes : Phantasia ~ Imaginatio (Fattori & Bianchi 1988) et De la phan (...)

6Ce qu’explicitent les premières traductions latines du terme grec, c’est bien moins, justement, le rapport à l’imagination, imaginatio, comme l’ont présenté – de façon dès lors biaisée – les éditeurs de deux colloques à quinze ans d’intervalle7, que le lien à la vue, mais dans une tension entre l’action de voir et le résultat de la vision, le terme grec au demeurant re­couvrant les deux sémantismes. Néanmoins les expressions de la vue ou vision en relation avec la φαντασία ne sont pas très nombreuses en latin.

  • 8  Cf. Lévy 1992b, IIIe partie, chap. 1, « La représentation », p. 207-243, et Lévy 1992a.

7Chez Cicéron8, le terme est évoqué en contexte stoïcien et académi­cien dans les Academica. L’Arpinate est le premier à rendre φαντασία par uisum dans les Academica posteriora à propos de la théorie de la connais­sance selon Zénon qu’il considère comme un innovateur en la matière :

  • 9  Acad. post. I, 40 : « Il a changé nombre de points dans cette troisième partie de la philosophie. (...)

Plurima autem in illa tertia philosophiae parte mutauit. In qua primum de sensibus ipsis quaedam dixit noua, quos iunctos esse censuit e quadam quasi impulsione oblata extrinsecus, quam ille φαντασίαν, nos ‘uisum’ appellemus licet, et teneamus hoc uer­bum quidem : erit enim utendum in reliquo sermone saepius. Sed ad haec, quae uisa sunt et quasi accepta sensibus, adsensionem adiungit animorum, quam esse uult in nobis positam et uoluntariam9.

  • 10  SVF II, 54, traduit par Brunschwig & Pellegrin 2001, p. 176-177.

8Nous avons ici du canonique, dans cette définition de la φαντασία en tant que uisum : dans la logique stoïcienne, le terme est mis en relation par Chrysippe avec la lumière, φῶϛ, et l’apparaître, φαίνεσθαι, et, comme la lumière, la φαντασία se révèle en même temps que ce qui l’a produite10. Le phénomène décrit correspond exactement au mécanisme de la vue, c’est-à-dire à une sensation, à un pathos en présence de l’objet de la vision. Mais pour valider l’impression cognitive, il faut, comme le précise Zénon-Cicéron, l’assentiment de l’esprit : les stoïciens estiment en effet qu’il n’y a pas de φαντασία s’il n’y a pas de réflexivité.

9C’est ce critère de vérité ou de fausseté que récuseront les académi­ciens, comme on le lit dans le Lucullus :

  • 11  Acad. pr. II, 18 : « En niant en effet qu’il y eût quelque chose qu’on pût saisir – c’est ainsi qu (...)

Cum enim ita negaret (scil. Philo) quidquam esse quod comprehendi posset – id enim uolumus esse ἀκατάληπτον –, si illud esset, sicut Zeno definiret, tale uisum – iam enim hoc pro φαντασίᾳ uerbum satis hesterno sermone triuimus – uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale esse non posset, ex eo unde non esset, id nos a Zenone definitum rectissime dicimus : qui enim potest quidquam comprehendi, ut plane confidas perceptum cognitumque esse, quod est tale quale uel falsum esse possit ? Hoc cum infirmat tollitque Philo, iudicium tollit incogniti et cogniti11.

10Dans cet exposé complexe de la spécificité académicienne (absence d’assentiment) par rapport à la définition stoïcienne, le terme de uisum s’applique à l’objet vu, tandis que, dans le premier extrait, il se rapportait à l’origine de la vision : on a ici un principe actif extérieur à l’homme (impulsio) et là un résultat passif (uisum… impressum effictumque). La com­plexité du second extrait tient sans doute, entre autres, à ce que Cicéron, en même temps qu’il expose la théorie sceptique, forge le vocabulaire latin adéquat tout en montrant la faiblesse de la position académicienne.

  • 12  Noct. XIX, 1, 14 : … quas ab Arriano digestas congruere scriptis Ζήνωνοϛ et Chrysippi non dubium e (...)

11Cicéron, dans ce dialogue in utramque partem, prend la posture de l’his­torien des idées qui fait état des théories de la connaissance en milieu stoïcien et en milieu sceptique. C’est également l’attitude qu’adopte Aulu-Gelle, mais avec beaucoup moins de fermeté et de rigueur que l’Arpinate. Il tire en effet du livre V – perdu pour nous – des Entretiens d’Épictète (« qui, mis en ordre par Arrien, s’accordent avec les écrits de Zénon et de Chrysippe »12) le passage traduit en latin de la façon suivante :

  • 13  Noct. XIX, 1, 15-16 : « Les vues de l’esprit que les philosophes appellent φαντασίαι (images) desq (...)

Visa animi, quas φαντασίαϛ philosophi appellant, quibus mens hominis prima sta­tim specie accidentis ad animum rei pellitur, non uoluntatis sunt neque arbitraria, sed ui quadam sua inferunt sese hominibus noscitanda ; probationes autem, quas συγ­καταθέσειϛ uocant, quibus eadem uisa noscuntur ac diiudicantur, uoluntariae sunt fiuntque hominum arbitratu13.

12On retrouve ici les deux temps du premier extrait de Cicéron – sensa­tion et assentiment – sans cependant qu’aucun parallèle entre les deux passages soit possible, car Aulu-Gelle traduit directement, comme son prédécesseur, une autorité grecque.

13Après les stoïciens, les sceptiques au livre XI :

  • 14  Ibid. XI, 5, 6 : « De tous les objets il se produit selon eux des images qu’ils ap­pellent φαντασί (...)

Ex omnibus rebus proinde uisa fieri dicunt quas φαντασίαϛ appellant, non ut rerum ipsarum natura est, sed ut adfectio animi corporisue est eorum ad quos ea uisa perueniunt14.

14Une telle définition, étrangement rapportée aux sceptiques, n’aurait pas été désavouée par les stoïciens, dans la mesure où c’est l’état de l’âme, pour eux, qui aide à la confirmation ou à l’infirmation de l’impres­sion cognitive. En fait, sous le calame d’Aulu-Gelle, le mécanisme de la φαντασία n’est pas fondamentalement différent dans les deux écoles ; la seule différence, c’est le problème du critère de vérité pour les sceptiques et l’impossibilité, selon eux, d’une connaissance sûre, l’impossibilité de l’assentiment. Dans les deux citations d’Aulu-Gelle, les uisa (animi) dé­signent les résultats du procès dans un esprit parfaitement passif (quibus mens hominis prima statim specie accidentis ad animum rei pellitur et ut adfectio animi corporisue est eorum ad quos ea uisa perueniunt).

15Fonctionnant selon des modes opératoires divers dans les différentes écoles, la notion est, on le voit, rendue par uisum (animi). Cicéron et Aulu-Gelle se posent en témoins de doctrines qu’ils n’épousent pas nécessaire­ment, mais – c’est ce qui nous intéresse ici – qu’ils tirent d’auteurs qui font autorité dans le monde grec.

16Les épicuriens sont brièvement évoqués par Cicéron mais dans un contexte ironique, dans la Correspondance, dans une lettre à C. Cassius, un de ses amis fraîchement converti à l’épicurisme et à qui l’Arpinate confie la sensation qu’il éprouve d’avoir son ami devant lui quand il lui écrit :

  • 15  Ad fam. XV, 16, 1 : « Car je ne sais pas comment cela se fait, mais, quand je t’écris quelque chos (...)

Fit enim nescio qui ut quasi coram adesse uideare cum scribo aliquid ad te, neque id κατ᾿ εἰδ̓<ώ>λων φαντασίαϛ, ut dicunt tui amici noui, qui putant etiam διανοη­τικὰϛ φαντασίαϛ spectris Catianis excitari15.

17Si les « spectres » de l’obscur épicurien Catius traduisent le grec εἰ­δῶλα que Lucrèce rend par simulacra, le terme φαντασία désigne l’image, la représentation qui se fait dans l’esprit sous l’effet des simulacres, mais aucun assentiment n’a à confirmer ou non la validité de l’image, dans un processus cognitif – ici aussi – parfaitement passif.

18Dans une aire culturelle proche, Quintilien, dans un chapitre consacré à la façon de « diviser les sentiments et […] les faire naître », privilégie lui aussi le lien visuel (en relation avec l’émotion qu’on veut susciter) en rendant le terme grec par uisio :

  • 16  Instit. VI, 2, 29 : « … ce que les Grecs appellent φαντασία (nous les appellerions bien “visions”) (...)

Quas φαντασίαϛ Graeci uocant (nos sane uisiones appellemus) per quas imagines rerum absentium ita repraesentantur animo ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur16.

19La définition quintilienne explicite nombre de composantes de la no­tion grecque : il s’agit d’une représentation en absence, correspondant ou non à une réalité ; ce peut être le résultat de la mémoire, ou une image mentale qui sera convoquée spécialement par l’artiste. L’exemple-type est effectivement le plus souvent celui de l’artiste qui visualise un modèle à l’image duquel il va modeler son œuvre. D’ailleurs en XII, 10, 6, s’agis­sant des différents domaines où la peinture excelle, Quintilien précise : … concipiendis uisionibus quas φαντασίαϛ uocant

20L’artiste, en créant, donne à voir les choses comme il les pense, ou plutôt comme il les voit en pensée. C’est la seule référence que nous ayons trouvée à la φαντασία en rapport avec l’esthétique.

21Bref, la mise à distance de la traduction, par la référence explicite au terme grec, montre bien qu’il n’y a pas de véritable appropriation par ces auteurs d’une notion qui paraît rester à la périphérie de leurs préoccupa­tions. En revanche, Cicéron et Aulu-Gelle traduisent des auteurs de pre­mier plan dont les œuvres sont aujourd’hui perdues et, à ce titre, leur témoignage est inestimable, irremplaçable. Ces témoins privilégient le lien à la vue, car le mécanisme sensitif mis en jeu est très proche effecti­vement de celui de la vision, mais c’est un mécanisme à vide car c’est une vision en absence – comme le précise cependant le seul Quintilien –, un mécanisme plus puissant néanmoins que la vision même, par l’effet psy­chologique induit : chez Quintilien spécialement, l’accent est mis, dans la pure tradition grecque, sur l’utilisation rhétorique ou artistique de la no­tion pour susciter le pathos. Le terme de uisum, comme celui de uisio, exprime les deux modalités du voir : aussi bien le procès que le résultat du procès – les images. Enfin, à l’exception de la rapide référence aux épicuriens, c’est surtout la conception stoïcienne qui prédomine dans les témoignages.

La φαντασία chez Calcidius

22Au ive siècle, Calcidius, commentateur du Timée de Platon, ménage une double rupture avec les auteurs précédents, d’abord en ce qu’il est le seul témoin latin de la théorie aristotélicienne et ensuite en ce qu’il privi­légie l’activité libre de l’esprit, sans lien avec la vue, en choisissant de tra­duire le terme grec par imaginatio.

  • 17  Trad. Brisson 1995.

23La première occurrence d’imaginatio se trouve dans le traité sur le des­tin et Calcidius donne explicitement le terme comme équivalent du grec φαντασία. C’est Tim. 41e1-3 (« Et, y [scil. sur les astres] ayant fait monter les âmes comme sur un char, il [scil. le démiurge] leur révéla la nature de l’univers, et leur exposa les lois de la destinée »17) qui sert de prétexte à un mini-traité sur le destin, dans lequel la réfutation d’arguments stoï­ciens (chap. 176-190) est encadrée par deux exposés de la théorie plato­nicienne. Le premier jette les fondements de la pensée de Platon dès les premiers mots du chapitre 143 : « La Providence précède, le destin suit. » Un peu plus loin, au chapitre 152, l’exégète distingue trois niveaux : « ce qui dépend de nous, le destin lui-même et ce qui, selon la loi du destin, nous attend en fonction de nos mérites. » Traitant de « ce qui est au pou­voir des hommes », Calcidius aborde différentes notions liées à l’idée de destin : contingence et libre arbitre (chap. 156), divination (chap. 157), fortune et chance (chap. 158-159). Dans le chapitre 156 qui nous inté­resse ici, il est dit que le choix du contingent appartient à l’homme :

  • 18  « (Par ailleurs, s’opposent aux événements fréquents ceux qui sont d’un exemple rare, et à ceux qu (...)

(Aduersantur porro frequentibus quae quidem rari exempli sunt, his porro quae peraeque proueniunt quae non sunt peraeque.) Erit ergo eorum quae peraeque dubia sunt optio penes hominem, qui, utpote rationabile animal, cuncta reuocat ad rationem atque consilium. Ratio porro et consilium motus est intimus eius quod est in anima principale ; hoc uero ex se mouetur motusque eius assensus est uel appetitus. Igitur assensus et appetitus ex se mouentur nec tamen sine imaginatione, quam phantasian Graeci uocant. Ex quo fit ut persaepe fallente imagine motus ille principalis animae potestatis uel consensus deprauetur et eligat uitiosa pro optimis18.

  • 19  Moreschini 2003, p. 389.

24Ce passage pose, dans le détail, de redoutables problèmes de traduction et d’interprétation. Que veut dire l’adverbe peraeque ? « D’une façon égale pour tous », « avec une chance égale » ? Dans la traduction italienne, on trouve : « in modo perfettamente indifferente »19, alors que, dans la phrase précédente sur la différence de fréquence des événements, le même mot était rendu par « in modo sempre uguale ».

25À quoi renvoie hoc ? Grammaticalement à principale, ce qui suggère un mouvement spontané à la fois de l’hegemonikon et des modes du con­naître, c’est-à-dire d’une partie de l’âme et de ses puissances.

  • 20  Waszink 1962, apparat exégétique ad loc.

26L’arrière-plan lexical grec permet – ici aussi – d’établir des parallèles avec des modèles helléniques : optio… ad rationem atque consilium n’est pas sans rappeler ἡ γὰρ προαίρεσιϛ μετὰ λόγου καὶ διανοίαϛ de l’Éthique à Nicomaque, III, 1112a15-16 ; les emprunts aux stoïciens sont également visibles : principale… assensus… appetitus // ἡγεμονικόν... συγ­κατάθεσιϛ... ὁρμή. Pour autant, s’il y a une source grecque, ce qu’on peut supposer avec vraisemblance, vu la citation du terme grec et les échos avec des sources grecques, elle reste impénétrable ; ce passage en effet n’est pas redevable au De fato du Pseudo-Plutarque avec lequel J.H. Waszink a trouvé de nombreux échos dans ce traité de Calcidius sur le destin20.

  • 21  Noct. XI, 5, 6, trad. Marache 1989.

27D’où la question de savoir si le rôle de la φαντασία dans le mouve­ment que représente l’« assentiment » ou l’« appétit » n’est pas propre­ment calcidien. Le terme imaginatio doit ici être entendu comme « imagi­nation » au sens fort du terme, c’est-à-dire aptitude à se représenter des images déconnectées de la réalité, et le rapprochement avec fallente ima­gine, qui, dans la phrase suivante, reproduit le couple φαντασία, φάντασ­μα, désigne à la fois le procès – le fait d’imaginer – et le résultat de ce procès – l’image trompeuse. Il s’agit alors d’une représentation sans sup­port sensoriel, une imagination qui se donne libre cours sans être sou­mise à l’assentiment (si l’on se place dans un contexte stoïcien) ou qui le trompe. Si on revient à la définition de la φαντασία par Aulu-Gelle pour qui « les images… sont fonction… de l’affection de l’esprit et du corps de ceux à qui ces images parviennent »21, on est dans la même sphère épistémologique : en tant qu’acte psychique, l’assentiment dépend tou­jours de la qualité de l’âme de celui qui le donne, et seul le sage le don­nera à bon escient. En revanche, donner son assentiment au faux est signe d’ignorance, de faiblesse, voire de folie. C’est en tout cas fréquent (persaepe) dans le vulgaire et, plus généralement, dans l’âme insensée (cf. Tim. 44).

  • 22  Den Boeft 1970, p. 40 : « assensvs συγκατάθεσιϛ appetitvs ὁρμή. The juxta­position of the last two (...)
  • 23  Cf. Waszink 1962, Index C : Vocabula philosophiae et medicinae propria, p. 409.

28Jan den Boeft ramène un peu abusivement à Chrysippe le couple assensus… appetitus22 qui modalise un certain type de connaissance en mêlant – on le retrouvera chez Augustin – deux domaines de la philo­sophie : la logique et la psychologie. N’avons-nous pas plutôt ici la réuti­lisation du lexique platonicien quand on sait que le terme appetitus sert souvent à l’exégète platonicien pour désigner une des deux parties de l’âme irrationnelle, l’autre étant la colère (iracundia)23 ? Quand Calcidius associe la φαντασία à l’idée de représentation par imago, c’est, à la diffé­rence de ses prédécesseurs latins, pour la connoter négativement, comme Platon. Cette axiologie négative nous permet-elle de voir dans ces em­plois l’émergence d’une acception proche du sens moderne de « fantai­sie » ? C’est en tout cas chez Calcidius que l’on saisit le glissement d’un travail intellectuel contrôlé à l’expression d’une disposition à l’apparaître non maîtrisée, d’une imagination incontrôlée.

29A contrario, quand Calcidius évoque l’imaginatio seule, la référence à la φαντασία est-elle implicite ? Le terme est en effet utilisé dans la section du commentaire sur « Les raisons pour lesquelles la plupart des hommes sont raisonnables, mais d’autres sont déraisonnables » (chap. 208-235). En réalité, il s’agit moins d’expliquer les causes de la sagesse ou de la déraison humaines que de définir la nature de l’âme et de situer son hege­monikon. Dans le cas où l’âme est une substance discrète, le lieu de l’hege­monikon est quasiment impossible à trouver ; si elle est en revanche une substance continue, l’hegemonikon se situe soit dans le cœur et le sang, soit dans le cœur seul. Le point de départ de ce mini-traité sur l’âme est lié de façon lâche à la page 44 du Timée sur les illusions des sens, et surtout sur la folie de l’âme qui, d’ἄνουϛ, devient ensuite sensée, ἔμφρων. Comme à son habitude, le commentateur a recours à l’exposé doxographique pour réfuter les théories des autres philosophes avant d’offrir un exposé ap­profondi de la théorie platonicienne (chap. 225-234). Aux chapitres 222-225, Calcidius discute de la théorie d’Aristote et, au chapitre 224, il évo­que le siège de l’hegemonikon dans le cœur, là où justement, ajoute Aristote selon Calcidius, se situent aussi les autres puissances de l’âme :

  • 24  « La partie ou la puissance dirigeante de l’âme, où se portent les messages de chacun des sens et (...)

Principalis uero animae pars siue potentia, ad quam feruntur quae nuntiant sensus singuli et quae de his quae sentiuntur iudicium facit examinatque cuius modi sint ea quae occurrunt sensibus uarie, hanc uero Aristoteles asserit locatam esse in pene­tralibus cordis, ubi aliae quoque species animae sunt locatae, id est imaginatio, memoria, appetitus, excursio24.

  • 25  P. 155, 20-21 Hermann : Νόησιϛ δ᾿ ἐστὶ νοῦ ἐνέργεια θεωροῦντοϛ τὰ πρῶτα νοητά (« L’intellection es (...)
  • 26  413a23-25 : intelligence, sensation, mouvement local, mouvement nutritionnel ; 423b12-13 : faculté (...)

30Nous sommes bien dans la psychologie aristotélicienne, mais malgré tout dans une assez grande infidélité lexicale et conceptuelle à la pensée du Stagirite, puisque, si nous reconnaissons dans la principalis pars de l’âme l’hegemonikon cher aux stoïciens et pas nécessairement aux aristoté­liciens, il semble qu’il y ait confusion entre ἡγεμονικόν et ἀρχή, comme si Calcidius appliquait une terminologie stoïcienne à des concepts aristo­téliciens. Dans le De anima, à plusieurs reprises, Aristote évoque les « puissances » (δύναμειϛ) de l’âme, et pas les species, les aspects, ni d’ail­leurs l’ἐνέργεια comme l’exprime Alcinoos, dans le même contexte, à propos de l’intellection25 ; d’un passage à l’autre chez Aristote, ces puis­sances varient26, mais à aucun moment nous n’avons quelque chose qui ressemble à l’énumération de Calcidius.

31En revanche, Aristote dit et répète que la φαντασία est une sorte de mouvement, ce que Calcidius exprime sans doute par excursio, un terme dont le sémantisme ne se comprend, semble-t-il, que rapproché de la définition que donne Porphyre de la φαντασία, après une évocation de la vision par les yeux :

σαύτωϛ δὲ καὶ ἡ φαντασία ἀεὶ ἐπὶ τὸ ἔξω φέρεται καὶ τῇ τάσει αὐτῆϛ τὸ εἰκόνισμα παρυφίσταται ἤτοι καὶ παρασκευαζόμενον ἔξωθεν ἥ αὐτῇ τῇ πρὸϛ τὸ ἔξω τάσει αὐτῆϛ ὡϛ ἔξω ὄντοϛ εἰκο­νίσματοϛ ἐνδεικνύμενον.

  • 27  Sent. 43, 21-25 Brisson 2005 (cf. également l. 11-12).

Et de même aussi l’imagination se porte toujours vers l’extérieur, et c’est du fait de sa tension que subsiste l’image, qu’elle soit procurée de l’extérieur, ou que, du fait même de la tension de l’imagination vers l’extérieur, elle soit montrée comme s’il y avait une image à l’extérieur27.

32En opposition avec la théorie matérialiste de la connaissance chère aux stoïciens, le néoplatonicien Porphyre, comme son lointain maître Platon, distingue plusieurs facultés de connaître qui diffèrent non seule­ment par leurs objets mais aussi par leur mode opératoire. Cette vision dynamique de la φαντασία n’était d’ailleurs pas étrangère à Aristote.

33L’imaginatio est donc entendue par Calcidius comme une représenta­tion entièrement déconnectée de la perception visuelle, comme une vue de l’esprit, une cogitatio, comme Augustin définira la φαντασία. C’est par­ticulièrement vrai pour l’appréhension de quelque chose d’aussi insaisis­sable, d’aussi peu perceptible que la matière, au chapitre 345 :

  • 28  « Mais la matière est de fait une chose indéterminée, puisqu’elle est sans forme et sans figure, s (...)

Sed enim silua indefinita res est, utpote informis et figura carens iuxta naturam suam ; minime igitur cum sensu eius fit imaginatio, « sine sensu » igitur28.

  • 29  Lefebvre 1997, p. 600.

34En tant donc que mouvement, que projection de la vision hors du seul présent, la φαντασία peut se décliner sous le terme de memoria quand le mouvement se tourne vers le passé et d’appetitus quand il se pro­jette dans l’avenir. « C’est seulement lorsqu’il y a temporalisation que le rôle de la phantasia devient manifeste, observe R. Lefebvre, et il est alors positif : il est difficile de ne pas considérer que si la phantasia a pu être la simple disponibilité à l’apparaître, y compris fallacieux, elle tend à deve­nir une projection de la vision hors du seul présent, une représentation en l’absence. S’agissant du désir d’un objet absent, on comprendra que la phantasia le nourrit par une anticipation de plaisir, ou le plaisir d’une anti­cipation, laquelle ne serait guère possible sans le souvenir de plaisirs pas­sés, ou le plaisir pris à les revoir29. »

35Dans ces conditions, memoria, appetitus et excursio seraient des modali­tés de la φαντασία/imaginatio. Dans le passage doxographique du com­mentaire calcidien, l’héritage aristotélicien devient presque méconnais­sable par le métissage du lexique et une certaine confusion dans les notions.

36À l’opposé, dans la section du commentaire consacrée à l’astronomie (chap. 56-118), le même terme imaginatio est utilisé, au chapitre 74, pour désigner la position apparente des planètes dans leurs trois types de mou­vements, le mouvement direct, la station et la rétrogradation :

  • 30  « Le mouvement en sens contraire, c’est l’aspect et l’apparence d’une planète qui semble se dirige (...)

Est quippe sequacitas uisum imaginatioque stellae uelut ad sequentia signa pergentis atque ad orientem transeuntis, ut a Cancro ad Leonem. Statio uero uisum et ima­ginatio stellae diu manentis in eodem loco iuxta aliam fixam stellam nec errantem. Porro regradatio uisum et imaginatio stellae propter stationem, quasi ad contrarium iter prioris itineris prouectio. Quae omnia ita fieri nobis uidentur sed reapse non ita fiunt ut uidentur30.

37Le doublet uisum imaginatioque ne laisse aucun doute sur le sens à don­ner à imaginatio : nous sommes dans le domaine de la phénoménologie et l’emploi du terme paraît justifié par le rapport avéré entre φαίνω et φαντασία. Du reste, pour ce passage de Calcidius, nous avons conservé le témoin grec qui est sans aucun doute la source de l’exégète latin. Il s’agit de Théon de Smyrne (iie s.) qui utilise déjà φαντασία pour désigner les apparences célestes :

Ἔστι γὰρ ὑπόλειψιϛ μὲν φαντασία πλάνητοϛ ὡϛ εἰϛ τὰ ἑπόμενα τῶν ζῳδίων καὶ πρὸϛ ἀνατολὰϛ ἀπίοντοϛ, ὥϛ φησιν ὁ ῎Αδραστοϛ, ὡϛ δὲ ὁ Πλάτων φησίν, οὐ φαντασία, ἀλλὰ τῷ ὄντι μετάβασιϛ πλάνητοϛ εἰϛ τὰ ἑπόμενα ζῴδια ἐπ᾿ ἀνατολὰϛ ἀπιόντοϛ κατὰ τὴν ἰδίαν κίνησιν, οἷον ἀπὸ Καρκίνου εἰϛ Λέοντα...· Στηρίγμοϛ δέ ἐστι φαντασία πλάνητοϛ ὡϛ ἐπὶ πλέον ἑστῶτοϛ καὶ μένοντοϛ παρά τινι τῶν ἀπλανῶν. ̓Αναποδισμὸϛ δε´ ἐστι φαντασία πλάνη­τοϛ ὑποστροφῆϛ ἀπὸ στηριγμοῦ ὡϛ ἐπὶ τὰ ἐναντία τῇ πρόσθεν κινήσει. Πάντα δὲ ταῦτα ἡμῖν φαίνεται γίνεσθαι, οὐ μὴν οὕτωϛ ἐπιτελεῖται.

  • 31  Hiller 1878, 147, 14-148, 6 = trad. Dupuis 1892 (modifiée), p. 240-241.

Le mouvement contraire est, d’après Adraste, l’apparence d’une planète qui semble toujours aller vers les signes qui arrivent à l’orient. Mais, d’après Platon, ce n’est pas une apparence, c’est, en réalité, le mouve­ment propre d’un astre qui va à l’orient dans les signes suivants, par exemple du Cancer dans le Lion… La station est l’apparence d’une pla­nète qui semble s’arrêter et rester quelque temps près de quelqu’une des étoiles fixes. La rétrogradation est le retour apparent d’une planète en sens contraire de son premier mouvement. C’est ainsi que paraît se pro­duire tout cela, mais ce n’est pas ainsi que cela se réalise31.

  • 32  Cf. Bakhouche (à paraître), introduction générale : « Les sources ».

38Ce passage est très intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, le texte heureusement conservé de Théon, confronté à celui de Calcidius, montre la dette de ce dernier à l’égard de l’auteur grec ; on a ici l’exemple rare d’un medium qui transmet un enseignement vulgarisé et différent déjà des théories professées par Aristote ou Platon. Les différences entre les deux sont également significatives : Théon, à notre avis32, dans son Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, expose les connaissances « mathématiques » indispensables pour comprendre Platon – spécialement le Timée – et le commentaire de ce dialogue qu’en avait fait le péripatéticien Adraste. Cette contextualisation de l’écriture est étrangère aux préoccupations de Calcidius et les références à Adraste, chez Théon, n’intéressent nullement l’exégète latin qui les omet donc systématiquement.

  • 33  Follon 2003, p. 13.

39Si l’on s’en tient aux passages généralement retenus par les historiens de la philosophie qui étudient le concept de φαντασία, on serait tenté de rapprocher cet emploi de l’acception originellement platonicienne du terme au sens d’apparence, comme dans le Théétète où « le mot signifie apparition sensible et équivaut carrément à sensation (αἴσθησιϛ) », ainsi que le précise Jacques Follon33. Dans les textes qui nous occupent, le mot sert effectivement à désigner une donnée phénoménologique : de fait, en astronomie antique, le maître mot de la recherche a été effectivement de « sauver les phénomènes », c’est-à-dire de rendre compte, d’expliquer rationnellement les apparences célestes, τὰ φαινόμενα. Dans un tel cadre, la φαντασία correspond bien à la position apparente des astres, c’est-à-dire à un φαινόμενον ou, comme le dit Calcidius, à un uisum. Or, dans le De caelo d’Aristote, le terme est utilisé deux fois pour opposer, exactement comme le fera Théon, l’apparence, l’impression visuelle, et la réalité, appliquées à la forme – sphérique – de la Terre (en 294a7) et à sa grandeur (en 297b31).

40Ce sémantisme a certainement été repris d’Aristote par Adraste puis d’Adraste par Théon et de Théon par Calcidius.

41Bref, en dehors de l’emploi du terme dans ce contexte phénoméno­logique, tributaire, en outre, d’une source grecque, Calcidius envisage la φαντασία comme déconnectée de la réalité sensible, comme une vue de l’esprit. Qu’en sera-t-il après lui ?

Φαντασία et imaginatio chez Augustin et Boèce

  • 34  L’occurrence du terme φαντασία dans la Cité de Dieu, XVII, xxxii (phantasia quippe uisio est quam (...)

42C’est également dans le domaine scientifique et dans la logique que sera convoquée la notion chez Augustin, qui revient à plusieurs reprises sur ce type de représentation, spécialement dans deux œuvres à peu près contemporaines, les Soliloques et le De musica, composés au cours de sa retraite à Cassiciacum en 386, et, quelques années plus tard, dans le Com­mentaire de la Genèse34.

43Dans les Soliloques, le terme est employé pour qualifier la perception des vérités mathématiques, en opposition avec la perception visuelle. S’agissant des vérités géométriques, Augustin pointe la difficulté que l’on a à les représenter :

  • 35  Solil. II, xx, 35, trad. de Labriolle 1948, p. 161 : « L’œil a-t-il jamais vu, peut-il voir jamais (...)

Quid tale unquam oculus uidit, aut uidere potest, cum ipsa imaginatione cogita­tionis fingi quidquam huiusmodi non potest ? Annon hoc probamus, cum etiam minimum circulum imaginando animo describimus, et ab eo lineas ad centrum duci­mus ? Nam cum duas duxerimus, inter quas quasi acu uix pungi possit, alias iam in medio non possumus ipsa cogitatione imaginaria, ut ad centrum sine ulla commix­tione perueniant ; cum clamet ratio innumerabiles posse duci, nec sese in illis incredi­bilibus angustiis nisi centro posse contingere, ita ut in omni earum interuallo scribi etiam circulus possit. Hoc cum illa phantasia implere non possit, magisque quam ipsi oculi, deficiat, siquidem per ipsos est animo inflicta, manifestum est et multum eam differre a ueritate, et illam, dum haec uidetur, non uideri35.

44La phantasia, encore appelée imaginatio cogitationis ou cogitatio imaginaria, est peut-être traduite de façon ambiguë par P. de Labriolle (cf. n. 35) par « imagination », car, si ce terme a surtout aujourd’hui le sens d’aptitude à imaginer des choses irréelles, des chimères, le terme, chez Augustin, doit être entendu dans son sens premier de faculté de penser en images, de se représenter des images, en l’occurrence des figures géométriques.

  • 36  Δόξῃ μετ᾿ αἰσθήσεωϛ περιληπτόν. Watson 1994, p. 4788-4790, a retenu de Cal­cidius le commentaire d (...)

45S’établit en outre une hiérarchie entre trois types de perceptions : ratio, phantasia (ou ses synonymes) et oculi (comme métaphore de la vue). Si la φαντασία est le mode d’appréhension des réalités mathématiques, elle constitue un moyen terme cognitif entre la perception de l’intelligible et celle des réalités sensibles, selon une structure analogique ternaire chère à Platon dans le Timée, et, à ce titre, elle porte sur un intermédiaire ontologique. Correspond-elle à « l’opinion jointe à la sensation » de Tim. 52a836 ? On ne saurait l’affirmer, mais Porphyre propose, dans les Sentences, une hiérarchie gnoséologique à trois termes qui n’est pas sans annoncer celle d’Augustin :

Γνωστικαὶ... δυνάμειϛ ἐν ἡμῖν ἀθρόον αἴσθησιϛ, φαντασία, νοῦϛ.

  • 37  Sent. 43, Brisson 2005, t. I, p. 370-371.

Comme facultés de connaître, il y a en nous tout ensemble sensation, imagination, intellect37.

46Dans le De musica encore, Augustin revient à la φαντασία, sans cher­cher à traduire le terme grec mais en l’associant à un mode d’appréhen­sion différent :

  • 38  Mus. VI, xi, 32, trad. Finaert & Thonnard 1947, p. 426-429 : « Donc, tout ce que cette mémoire ret (...)

Haec igitur memoria quaecumque de motibus animi tenet, qui aduersus passiones corporis acti sunt, φαντασίαι graece uocantur ; nec inuenio quid eas latine malim uocare : quas pro cognitis habere atque pro perceptis opinabilis uita est, constituta in ipso erroris introitu. Sed cum sibi isti motus occursant, et tanquam diuersis et repugnantibus intentionis flatibus aestuant, alios ex aliis motus pariunt ; non iam eos qui tenentur ex occursionibus passionum corporis impressi de sensibus, similes tamen tanquam imaginum imagines, quae phantasmata dici placuit. Aliter enim cogito patrem meum quem saepe uidi, aliter auum quem nunquam uidi. Horum primum phantasia est, alterum phantasma. Illud in memoria inuenio, hos in eo motu animi, qui ex iis ortus est quos habet memoria38.

47Augustin tente ici d’expliquer le glissement de la φαντασία au φάν­τασμα. La première est définie comme un phénomène de remémoration d’objets connus, de vision en absence, alors que le second se rapporte à une évocation qui n’est pas fondée sur un souvenir personnel mais qui renvoie tout de même à un objet ou à un être qui, s’il n’a pas été connu, aurait pu l’être. On est ici dans une justification psychologique originale, qui fait de la notion quelque chose de tout à fait différent de ce qu’elle était dans le monde grec, une production d’images sous l’effet des « pas­sions », avec ou sans rapport au réel.

48Si la φαντασία est définie comme imago, est-ce à dire que, quand nous trouverons ce dernier mot, il renvoie à la φαντασία ? L’évêque d’Hippone consacre tout un chapitre au type de représentations que sont les visions, au livre XII du Commentaire de la Genèse, à travers un exposé synoptique précis sur ce sujet vraiment central dans ce dernier livre d’exégèse biblique. Il distingue en effet trois sortes de visions :

  • 39  De Gen. XII, vi, 15, trad. Agaësse & Solignac 1972, p. 348-349 : « De ces trois sortes de visions, (...)

In his tribus generibus illud primum manifestum est omnibus ; in hoc enim uidetur caelum et terra et omnia quae in eis conspicua sunt oculis nostris. Nec illud alterum, quo absentia corpora corporalia cogitantur, insinuare difficile est ; ipsum quippe caelum et terram et ea quae in eis uidere possumus, etiam in tenebris constituti cogitamus, ubi nihil uidentes oculis corporis, animo tamen corporales imagines intue­mur, seu ueras, sicut ipsa corpora uidimus et memoria retinemus, seu fictas, sicut cogi­tatio formare potuerit. Aliter enim cogitamus Carthaginem, quam nouimus, aliter Alexandriam, quam non nouimus. Tertium uero illud, quo dilectio intellecta con­spicitur, eas res continet, quae non habent imagines sui similes, quae non sunt quod ipsae39,

49et plus loin, chacune de ces visions porte un nom : la première, on s’en doute, est dite corporelle (corporale), et, tandis que la troisième est appelée « vision intellectuelle » (intellectuale), la seconde est qualifiée de spirituale, « vision spirituelle » :

  • 40  De Gen. XII, vii, 16, p. 350-351 : « Assurément l’image d’un corps absent, bien que semblable à un (...)

… quidquid enim corpus non est et tamen aliquid est, iam recte spiritus dicitur et utique non est corpus, quamuis corpori similis sit, imago absentis corporis, nec ille ipse obtutus quo cernitur40.

50Cette seconde vision, la vision en absence, correspond à ce qui a déjà été défini comme étant la φαντασία, moins en tant que processus cogni­tif que résultat de ce processus, une image vue non par les yeux mais par l’esprit. Dans ces deux citations, les nombreuses occurrences de termes ressortissant au champ lexical de la vue insistent d’ailleurs sur l’idée d’image.

  • 41  Solère 2003, p. 103-136, notamment p. 120.
  • 42  Id., p. 122.

51Contrairement à ce que pense Jean-Luc Solère41, l’imaginatio de Calci­dius n’est guère différente de la vision intérieure d’Augustin. Il n’y a pas non plus grand-chose de stoïcien dans cette structure triadique de la vision42 ; certes, la terminologie est stoïcienne, mais dans un héritage métissé de théories platonicienne et aristotélicienne, dans un héritage revu et corrigé pour faire du phénomène un des éléments clés de la con­naissance, une des étapes de la perception du divin. Marquée surtout par une dimension plus psychologique que logique, la notion de φαντασία est intégrée, chez Augustin, à une véritable théologie du voir, à travers une tension cogitatio / imago qui décline la dualité du terme grec.

  • 43  Id., p. 121-132.
  • 44  Cf. chap. 44, 137, 193, 237 (3), 238, 248, 274, 343, 348.

52L’intervention du pathos par le recours à la métaphore des flots con­traires appliquée aux mouvements de l’âme n’est pas sans rappeler l’élé­ment appétitif du chapitre 156 de Calcidius. En outre, l’intentio sur la­quelle insiste J.-L. Solère43 dans l’analyse de la perception comme un élément original de la théorie augustinienne – terme qui traduit τάσιϛ (comme on le trouve dans l’extrait cité plus haut des Sentences de Por­phyre) plutôt que ἐπίτασιϛ – n’est pas spécifiquement augustinien : le terme est fréquemment employé par Calcidius pour exprimer la tension de l’esprit, spécialement dans l’action de connaître44.

53Boèce enfin, dans la Consolation de Philosophie, développe, dans la partie métrique du prosimetrum iv du livre V, la théorie stoïcienne de la φαν­τασία, qui s’exprime à travers le mot imago, le terme grec n’étant jamais utilisé. Avant et après, nous rencontrons le terme imaginatio. Dans le pas­sage qui précède immédiatement l’exposé de la théorie stoïcienne, Boèce traite de la Providence et de la liberté humaine. À la tripartition augusti­nienne des modes du connaître répond ici une hiérarchie à quatre termes entre les différents modes gnoséologiques s’exerçant sur l’objet homme :

  • 45  Trad. Guillaumin 2002, p. 135 : « L’homme lui-même est perçu différemment par les sens, l’imaginat (...)

Ipsum quoque hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur45.

  • 46  Cf. Calcidius, chap. 156 : (homo) qui, utpote rationabile animal… // Boèce (V iv, l. 108) homo est (...)

54Pour ces quatre modes d’appréhension de l’être, on distingue derrière la terminologie latine des modèles grecs, répartis deux à deux dans une distribution qui remonte à la fameuse « ligne » de Platon dans la Répu­blique (510 sqq.) : sensus et imaginatio correspondent aux modes inférieurs de la connaissance, tandis que ratio et intellegentia recouvrent ses modes supérieurs. La tonalité platonicienne est indiscutable. On peut trouver d’ailleurs un vague parallèle avec la section de Calcidius sur le destin, avec une même référence – bien que ce soit chez Boèce dans une per­spective différente – à l’homme en tant qu’animal doué de raison46. Ce pourrait être un hasard. Mais le même Calcidius évoque, au chapitre 342 de son commentaire, le même passage de la République :

  • 47  « Il (scil. Platon) appelle, dans ce passage, intellection le mouvement de com­préhension de l’âme (...)

Secat enim intellectum quidem in duo haec, scientiam et recordationem, opinionem uero in alia totidem haec, credulitatem et aestimationem, singulaque haec quattuor conuenientibus sibi rebus accommodat, scientiam quidem altis et sapientia sola percipibilibus rebus, cuius modi sunt deus et intellectus eius, quas ideas uocamus ; recordationem uero rebus deliberatiuis, hoc est his quae praeceptis artificialibus et theorematibus percipiuntur ; credulitatem porro sensilibus, scilicet quae oculis, auribus ceterisque sensibus comprehenduntur ; aestimationem fictis commenticiisque et imagi­nariis rebus, quae iuxta ueros simulata uultus corpora tamen perfecta et uiua non sunt. Quae cuncta dicit « per semet esse intellectu potius quam sensibus assequenda », quia nihil ex his quattuor sub sensus nostros uenit sed tam scientiam quam opinio­nem et ceteras mente discernimus47.

55On a effectivement un souvenir de la République de Platon (509d1-511c2) sur les quatre objets de connaissance et les quatre opérations de l’esprit, peut-être transmis dans le monde latin à travers le résumé d’Alci­noos :

Δόξαν μὲν τῶν σωμάτων φησίν, ἐπιστήμην δὲ τῶν πρώτων, διά­νοιαν δὲ τῶν μαθημάτων. Τίθεται δέ τι καὶ πίστιν καὶ εἰκασίαν, τούτων δὲ τὴν μὲν πίστιν τῶν αἰσθητῶν, τὴν δὲ εἰκασίαν τῶν εἰκόνων καὶ εἰδώλων.

  • 48  Enseignement des doctrines de Platon, 7, p. 162, 15-19 Hermann, trad. Louis 1990.

L’opinion, d’après Platon, s’applique aux corps, la science aux premiers intelligibles et la connaissance discursive aux mathématiques. Il pose aussi la croyance et la conjecture, la première s’appliquant aux choses sensibles, la seconde aux copies et aux images48.

56Les modes de connaître sont fonction des objets de connaissance et, à son niveau, l’imaginatio, chez Boèce, permet de saisir les objets en absence mais aussi ceux qui n’existent pas, selon une fonction « imagina­tive » qui correspond au sens moderne du terme :

  • 49  Trad. Guillaumin 2002, p. 136 : « L’imagination aussi, même si ce ne sont pas les sens qui sont à (...)

Imaginatio quoque tametsi ex sensibus uisendi formandique figuras sumpsit exor­dium, sensu tamen absente sensibilia quaeque conlustrat non sensibili sed imaginaria ratione iudicandi49.

57À travers les proximités relevées entre Calcidius, Augustin et Boèce, on mesure la présence d’un même environnement culturel, environne­ment qui est marqué par un net platonisme, sans cependant toujours puiser directement à la source, si l’on peut dire. Ces auteurs s’approprient des termes et des notions qu’il ont plus sûrement découverts à travers des intermédiaires comme Théon ou Alcinoos, vulgarisateurs de la pen­sée du maître de l’Académie, à la différence d’un Cicéron ou d’un Aulu-Gelle qui traduisent des textes faisant autorité.

58Si par le seul témoin latin qu’est Cicéron nous avons une idée assez juste de la théorie stoïcienne de la représentation, le développement doxographique de Calcidius sur la psychologie arsitotélicienne des facul­tés de l’âme est, on l’a vu, beaucoup plus sujet à caution.

59De notion quasiment exotique que les Latins traduisent sans vérita­blement l’intégrer à leur système de pensée, la φαντασία est « natura­lisée » par Calcidius qui en fait un mixte d’éléments relevant initialement de théories philosophiques définies – stoïciennes ou aristotéliciennes. À son tour, Augustin s’appropriera l’imagination comme l’aptitude de l’es­prit à produire des images, des visions spirituelles, dans une dialectique ascensionnelle qui sera reprise également par Boèce – mais pas exacte­ment dans les mêmes termes. Les auteurs tardifs sont beaucoup plus tributaires de la tradition platonicienne et paraissent parfois revenir à la φαντασία-illusion du Maître, au terme d’une authentique réflexion autour de la représentation. Paradoxalement, ces auteurs que l’on con­sidère volontiers comme de piètres philosophes arrivent à construire un système original qui préfigure le nôtre.

60Bref, la notion met du temps à s’intégrer au système de pensée romain, par méfiance sans doute à l’égard de spéculations perçues comme coupées de la réalité vécue, mais se voit attribuer une place de choix dans la logique et la métaphysique augustiniennes.

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Notes

1  Il y a vingt ans, Camassa 1988, n. 1 p. 2, jugeait les études d’ensemble relativement rares, en notant cependant une intensification de la recherche dans les années soixante-dix. Ce mouvement n’a fait que s’amplifier, spécialement à propos de la notion chez Aris­tote. Parmi les très nombreuses études sur cette notion, nous n’avons retenu, pour ce travail, que les titres suivants : Fattori & Bianchi 1988 ; Lefebvre 1997 ; id. 2003 ; Lories 1998 (chap. 3 et 4) ; Lories & Rizzerio 2003 ; Sheppard 1997 ; Watson 1988a ; id. 1988b ; id. 1994, à quoi on peut ajouter la bibliographie (p. 151-155) de Lories & Rizzerio 2003.

2  Cf. Follon 2003.

3  Cf. Labarrière 2003.

4  Cf. supra n. 1.

5  Watson 1988b, p. 228-229 : « It is easy to imagine a commentator much earlier than Calci­dius pointing out that Plato’s doxa met’ aistheseos is called by him elsewhere phantasia. »

6  Nous négligeons délibérément les emplois du terme dans un contexte christo­logique.

7  Cf. supra n. 1 et les titres mêmes : Phantasia ~ Imaginatio (Fattori & Bianchi 1988) et De la phantasia à l’imagination (Lories & Rizzerio 2003).

8  Cf. Lévy 1992b, IIIe partie, chap. 1, « La représentation », p. 207-243, et Lévy 1992a.

9  Acad. post. I, 40 : « Il a changé nombre de points dans cette troisième partie de la philosophie. Dans cette partie, il a d’abord dit certaines choses nouvelles sur les percep­tions sensorielles qui, selon lui, se constituent à partir d’une sorte de choc porté de l’exté­rieur qu’il appelle φαντασία et que nous pourrions appeler “vision”, et gardons ce mot en mémoire : il faudra en effet l’utiliser assez souvent dans le reste de l’exposé. Mais à ce qui est vu et pour ainsi dire agréé par les sens, il ajoute l’assentiment de l’esprit qu’il veut voir dépendre de nous et spontané. »

10  SVF II, 54, traduit par Brunschwig & Pellegrin 2001, p. 176-177.

11  Acad. pr. II, 18 : « En niant en effet qu’il y eût quelque chose qu’on pût saisir – c’est ainsi que nous voulons rendre ἀκατάληπτοϛ –, si, comme l’a défini Zénon, il s’agit d’une représentation – en effet dans notre conversation d’hier nous avons employé assez souvent ce mot pour traduire φαντασία – une représentation donc qui s’imprime (scil. dans l’âme), conforme à son objet et telle qu’elle ne pourrait être à partir de ce qui n’est pas son objet, cette définition de Zénon est, disons-nous, très juste : comment peut-on saisir quelque chose en étant tout à fait convaincu que ce qui a été perçu et connu pourrait tout aussi bien être faux ? En détruisant et supprimant cela, Philon supprime la distinction entre connu et inconnu. »

12  Noct. XIX, 1, 14 : … quas ab Arriano digestas congruere scriptis Ζήνωνοϛ et Chrysippi non dubium est.

13  Noct. XIX, 1, 15-16 : « Les vues de l’esprit que les philosophes appellent φαντασίαι (images) desquelles l’esprit de l’homme, dès la première apparence de l’objet arrivant à l’âme, reçoit une impulsion, ne sont pas du ressort de la volonté ni du jugement, mais par une force qui leur est propre elles se portent chez les humains pour se faire connaître ; les assentiments au contraire qu’on appelle συγκαταθέσειϛ par lesquelles ces mêmes vues sont reconnues, sont désirées et se font par le jugement des hommes. » (Trad. Julien 1998.)

14  Ibid. XI, 5, 6 : « De tous les objets il se produit selon eux des images qu’ils ap­pellent φαντασίαϛ, qui sont fonction non pas de la nature des objets eux-mêmes mais de l’affection de l’esprit et du corps de ceux à qui ces images parviennent. » (Trad. Marache 1989.)

15  Ad fam. XV, 16, 1 : « Car je ne sais pas comment cela se fait, mais, quand je t’écris quelque chose, je crois te voir pour ainsi dire présent devant moi, et cela ne résulte pas des représentations des images émises par les objets, comme le disent tes nouveaux amis, qui pen­sent que même les représentations mentales sont suscitées par les “spectres” de Catius. »

16  Instit. VI, 2, 29 : « … ce que les Grecs appellent φαντασία (nous les appellerions bien “visions”) par quoi les images des choses absentes sont présentées à l’âme de façon à nous faire croire que nous les voyons de nos yeux comme si elles étaient là… »

17  Trad. Brisson 1995.

18  « (Par ailleurs, s’opposent aux événements fréquents ceux qui sont d’un exemple rare, et à ceux qui se produisent exactement pareil ceux qui ne sont pas d’une fréquence exactement égale.) Ainsi donc le choix de ce qui est contingent de façon rigoureusement identique appartient à l’homme qui, en tant que vivant doué de raison, ramène tout à la raison et à la délibération. Or la raison et la délibération, c’est le mouvement intime de ce qui, dans l’âme, est la partie principale ; mais il se meut de lui-même et son mouvement est assentiment ou appétit. Donc assentiment et appétit se meuvent d’eux-mêmes, mais pas cependant sans l’imagination que les Grecs appellent φαντασία. Il en résulte que très souvent, sous l’effet d’une image trompeuse, ce mouvement de la puissance principale de l’âme ou mieux son accord est corrompu et choisit le mauvais à la place du bon. » (Trad. Bakhouche à paraître.)

19  Moreschini 2003, p. 389.

20  Waszink 1962, apparat exégétique ad loc.

21  Noct. XI, 5, 6, trad. Marache 1989.

22  Den Boeft 1970, p. 40 : « assensvs συγκατάθεσιϛ appetitvs ὁρμή. The juxta­position of the last two terms in this context is after the manner of Chrysippus. »

23  Cf. Waszink 1962, Index C : Vocabula philosophiae et medicinae propria, p. 409.

24  « La partie ou la puissance dirigeante de l’âme, où se portent les messages de chacun des sens et qui porte un jugement sur ce qui est senti et examine le genre de ce qui s’offre aux sens de façon variée, Aristote affirme qu’elle est située dans le fond du cœur, où sont situés aussi les autres aspects de l’âme, c’est-à-dire l’imagination, la mé­moire, le désir, le mouvement vers le dehors. » (Trad. Bakhouche à paraître.) J.-L. Solère met à tort ce passage doxographique au compte de Calcidius lui-même (Solère 2003, p. 120, n. 92).

25  P. 155, 20-21 Hermann : Νόησιϛ δ᾿ ἐστὶ νοῦ ἐνέργεια θεωροῦντοϛ τὰ πρῶτα νοητά (« L’intellection est l’opération de l’intellect qui contemple les premiers intelli­gibles. » Trad. Louis 1990.)

26  413a23-25 : intelligence, sensation, mouvement local, mouvement nutritionnel ; 423b12-13 : facultés nutritive, sensitive, discursive, mouvement ; 413b24-25, les mêmes et peut-être l’intelligence en plus.

27  Sent. 43, 21-25 Brisson 2005 (cf. également l. 11-12).

28  « Mais la matière est de fait une chose indéterminée, puisqu’elle est sans forme et sans figure, selon sa nature propre ; l’idée qu’on se fait d’elle ne s’accompagnera donc nullement de perception sensorielle, elle échappera donc aux sens. » (Trad. Bakhouche à paraître.)

29  Lefebvre 1997, p. 600.

30  « Le mouvement en sens contraire, c’est l’aspect et l’apparence d’une planète qui semble se diriger vers les signes qui suivent et aller vers l’est, du Cancer dans le Lion par exemple. La station en revanche, c’est l’aspect et l’apparence d’un astre qui reste longtemps au même endroit près d’une autre étoile fixe, qui n’erre pas. La rétrogradation, quant à elle, c’est l’aspect et l’apparence d’une planète qui, à la suite d’une station, semble repartir en sens contraire de sa première route. Tous ces phénomènes nous paraissent se produire de cette façon, mais en réalité ils ne se produisent pas comme ils le paraissent… » (Trad. Bakhouche à paraître.) Cf. de même chap. 259 où le terme imaginatio désigne une fausse image, voire les illusions visuelles.

31  Hiller 1878, 147, 14-148, 6 = trad. Dupuis 1892 (modifiée), p. 240-241.

32  Cf. Bakhouche (à paraître), introduction générale : « Les sources ».

33  Follon 2003, p. 13.

34  L’occurrence du terme φαντασία dans la Cité de Dieu, XVII, xxxii (phantasia quippe uisio est quam non tenuit…) pour commenter Habac. iii, 10 d : Altitudo phantasiae suae, n’est pas à retenir ici.

35  Solil. II, xx, 35, trad. de Labriolle 1948, p. 161 : « L’œil a-t-il jamais vu, peut-il voir jamais rien de pareil puisque l’imagination même ne saurait se le représenter ? Ne prou­vons-nous pas cette impuissance, lorsque nous décrivons par l’imagination un cercle extrêmement petit et que nous menons des lignes au centre ? Quand nous en avons tiré deux, entre lesquelles c’est à peine si trouverait place une pointe d’aiguille, nous ne pou­vons, même par l’imagination, nous représenter que d’autres lignes intermédiaires par­viennent au centre sans se confondre. Et pourtant la raison proclame que l’on peut en mener à l’infini, et que dans cet espace incroyablement étroit, elles ne se toucheront qu’au centre et qu’on pourrait encore inscrire un cercle dans l’intervalle qui sépare chacune d’elles. L’imagination est incapable de se représenter rien de semblable, et sa carence est encore plus marquée que celle des yeux, puisque c’est par eux qu’elle est imposée à l’es­prit ; il est donc évident qu’elle diffère beaucoup de la vérité et que l’une disparaît dès que l’autre se montre. »

36  Δόξῃ μετ᾿ αἰσθήσεωϛ περιληπτόν. Watson 1994, p. 4788-4790, a retenu de Cal­cidius le commentaire de cette page du Timée (chap. 343) pour illustrer sa théorie de la φαντασία.

37  Sent. 43, Brisson 2005, t. I, p. 370-371.

38  Mus. VI, xi, 32, trad. Finaert & Thonnard 1947, p. 426-429 : « Donc, tout ce que cette mémoire retient des mouvements de l’âme qui ont été produits à l’encontre des passions corporelles s’appelle en grec φαντασίαι et je ne trouve pas de quel nom j’aime­rais mieux l’appeler en latin. Or, tenir ces choses pour des objets connus et perçus, c’est une vie soumise à l’opinion, placée à la porte même de l’erreur. Mais quand ces mouve­ments vont à l’encontre les uns des autres, et s’enflamment pour ainsi dire par les souffles divers et opposés de l’attention, les uns en engendrent d’autres. Ce ne sont plus alors des mouvements retenus comme venant de l’influence des passions corporelles et comme imprimés par les sens, bien qu’ils leur ressemblent, comme des images d’images, et on est convenu de les appeler “phantasmes”. Autre, en effet, est ma pensée de mon père que j’ai vu souvent, et autre celle de mon aïeul que je n’ai jamais vu ; je trouve la première dans la mémoire, la seconde dans ce mouvement de l’âme qui est sorti des objets possédés par la mémoire. »

39  De Gen. XII, vi, 15, trad. Agaësse & Solignac 1972, p. 348-349 : « De ces trois sortes de visions, la première est manifeste à tous : c’est en effet de cette façon que nous voyons et le ciel et la terre et tout ce qui, dans le ciel ou sur la terre, tombe sous notre regard. La seconde sorte de vision, grâce à laquelle nous nous représentons des choses corporelles absentes, il n’est pas non plus difficile de suggérer en quoi elle consiste : nous nous représentons, même dans l’obscurité, le ciel et la terre et tout ce que nous pouvons y voir ; bien qu’alors nous ne voyions rien avec les yeux du corps, néanmoins nous nous représentons intérieurement des images corporelles – que ces images soient vraies, comme celles que nous avons des corps et que nous retenons dans notre mémoire, ou fictives, comme celles que peut construire l’imagination : autre en effet est la représenta­tion de Carthage que nous connaissons, autre celle d’Alexandrie que nous ne connaissons pas. Quant à la troisième sorte de vision par laquelle nous voyons intellectuellement la dilection, elle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne soient pas ce qu’elles sont elles-mêmes. »

40  De Gen. XII, vii, 16, p. 350-351 : « Assurément l’image d’un corps absent, bien que semblable à un corps, n’est pas un corps, et ce regard même avec lequel on la voit ne l’est pas non plus. »

41  Solère 2003, p. 103-136, notamment p. 120.

42  Id., p. 122.

43  Id., p. 121-132.

44  Cf. chap. 44, 137, 193, 237 (3), 238, 248, 274, 343, 348.

45  Trad. Guillaumin 2002, p. 135 : « L’homme lui-même est perçu différemment par les sens, l’imagination, la raison et l’intelligence. »

46  Cf. Calcidius, chap. 156 : (homo) qui, utpote rationabile animal… // Boèce (V iv, l. 108) homo est animal bipes rationale.

47  « Il (scil. Platon) appelle, dans ce passage, intellection le mouvement de com­préhension de l’âme ; il lui compare l’opinion dans la plupart des autres livres, et en parti­culier, de façon évidente, dans la République. Il divise en effet l’intellection en deux parties – science et pensée discursive –, et l’opinion de même en deux autres parties – croyance et conjecture ; il applique chacun de ces quatre concepts aux objets qui leur conviennent : la science aux objets élevés et perceptibles par la sagesse, genre auquel appartiennent Dieu et son intellect que nous appelons Formes ; la pensée discursive aux objets de réflexion, c’est-à-dire à ce qu’on connaît par des règles techniques et des théorèmes ; la croyance aux objets sensibles, c’est-à-dire à ceux qu’on saisit par les yeux, les oreilles et les autres organes des sens ; la conjecture aux objets fictifs, inventés et imaginaires, qui, bien que simulant une apparence de vérité, ne sont cependant pas des corps parfaits ni vivants. » (Trad. Bakhouche à paraître.)

48  Enseignement des doctrines de Platon, 7, p. 162, 15-19 Hermann, trad. Louis 1990.

49  Trad. Guillaumin 2002, p. 136 : « L’imagination aussi, même si ce ne sont pas les sens qui sont à l’origine des figures qu’elle voit et qu’elle forme, se passe cependant des sens quand elle passe en revue toutes les choses sensibles, avec un mode d’évaluation qui n’est pas celui des sens, mais celui de l’imagination. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Béatrice Bakhouche, « La φαντασία et ses diverses expressions
dans le monde latin »
Philosophie antique, 9 | 2009, 167-188.

Référence électronique

Béatrice Bakhouche, « La φαντασία et ses diverses expressions
dans le monde latin »
Philosophie antique [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 25 juillet 2019, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/2716 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.2716

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