1Dans la philosophie antique, la φαντασία constitue une notion clé au croisement de la psychologie, de l’éthique et de l’esthétique. Deux difficultés cependant surgissent pour qui veut étudier ce terme. C’est d’abord que, assez fréquent dans les textes grecs en tant que marqueur de chacun des systèmes philosophiques qui se sont succédé, il ne relève pas toujours de la puissance cognitive de l’âme ; c’est ensuite que le terme pose de redoutables problèmes de transferts, liés aussi bien à la spécificité de sa mise en texte qu’à la pluralité de ses équivalents soit en latin soit dans les langues modernes.
2C’est dire que la notion est à la fois plastique et difficile à cerner. Loin d’être univoque, elle a été investie par chaque auteur, chaque école, et s’est vue dotée de significations propres. Le terme en effet a fait l’objet d’interprétations et de traductions variées. Le problème est donc de savoir, quand on rencontre ce terme, de quel sens il s’agit et, corrélativement, d’étudier ses différents modes de transfert, ses différentes possibilités de traduction.
- 1 Il y a vingt ans, Camassa 1988, n. 1 p. 2, jugeait les études d’ensemble relativement rares, en no (...)
- 2 Cf. Follon 2003.
- 3 Cf. Labarrière 2003.
3La richesse sémantique du terme grec se lit à travers les très nombreuses études qui lui ont été consacrées et spécialement à travers les études de René Lefebvre sur sa traduction1. Si le terme apparaît déjà chez Platon, essentiellement dans le Théétète et dans le Sophiste, pour désigner la simple disponibilité à l’apparaître et être souvent traduit par « illusion »2, c’est incontestablement Aristote qui a théorisé le concept de φαντασία : définie de façon dynamique comme un mouvement qui se place entre la sensation et l’intelligence (An. 429a1-4), elle apparaît comme un mode authentique du connaître3.
4L’analyse aristotélicienne sera partiellement adoptée par les stoïciens qui entendent par φαντασία toute représentation qui arrive au principe dirigeant de l’âme (ἡγεμονικόν) par la voie des sens : la représentation sensible est une empreinte dans l’âme semblable à la marque d’un cachet sur la cire. Cette conception n’est « passive » – comme elle l’est réellement pour Épicure – qu’en apparence, car en réalité, pour les stoïciens, sentir c’est toujours, à quelque degré que ce soit, consentir. C’est dire que l’assentiment complète nécessairement la sensation.
- 4 Cf. supra n. 1.
- 5 Watson 1988b, p. 228-229 : « It is easy to imagine a commentator much earlier than Calcidius poin (...)
- 6 Nous négligeons délibérément les emplois du terme dans un contexte christologique.
5Gerard Watson a consacré trois études importantes à la φαντασία dans les mondes grec et latin4, mais sans s’interroger vraiment sur la définition du terme ni sans en chercher les occurrences chez les témoins latins, et en associant au contraire à la φαντασία, sans véritable preuve, la δόξα μετ᾿ αἰσθήσεωϛ de Platon ou la vision de l’artiste au chapitre 343 du Commentaire du Timée de Calcidius5, pour ne citer que deux exemples. Assurément la difficulté pour rendre cette notion tient moins à un flou épistémologique qu’à son trop-plein sémantique. S’agit-il d’un acte ou d’une donnée ? La φαντασία caractérise-t-elle une activité mentale ou une image de la conscience ? Il peut être dès lors fructueux de mettre en résonance la multiplicité d’approches dans le monde grec avec son rendu dans le monde romain. C’est à cet héritage que nous nous intéresserons en sélectionnant délibérément les textes où le terme grec est accompagné de sa traduction latine, et ce pour mesurer les métamorphoses du concept dans la chaîne de sa réception à Rome6.
- 7 Cf. supra n. 1 et les titres mêmes : Phantasia ~ Imaginatio (Fattori & Bianchi 1988) et De la phan (...)
6Ce qu’explicitent les premières traductions latines du terme grec, c’est bien moins, justement, le rapport à l’imagination, imaginatio, comme l’ont présenté – de façon dès lors biaisée – les éditeurs de deux colloques à quinze ans d’intervalle7, que le lien à la vue, mais dans une tension entre l’action de voir et le résultat de la vision, le terme grec au demeurant recouvrant les deux sémantismes. Néanmoins les expressions de la vue ou vision en relation avec la φαντασία ne sont pas très nombreuses en latin.
- 8 Cf. Lévy 1992b, IIIe partie, chap. 1, « La représentation », p. 207-243, et Lévy 1992a.
7Chez Cicéron8, le terme est évoqué en contexte stoïcien et académicien dans les Academica. L’Arpinate est le premier à rendre φαντασία par uisum dans les Academica posteriora à propos de la théorie de la connaissance selon Zénon qu’il considère comme un innovateur en la matière :
- 9 Acad. post. I, 40 : « Il a changé nombre de points dans cette troisième partie de la philosophie. (...)
Plurima autem in illa tertia philosophiae parte mutauit. In qua primum de sensibus ipsis quaedam dixit noua, quos iunctos esse censuit e quadam quasi impulsione oblata extrinsecus, quam ille φαντασίαν, nos ‘uisum’ appellemus licet, et teneamus hoc uerbum quidem : erit enim utendum in reliquo sermone saepius. Sed ad haec, quae uisa sunt et quasi accepta sensibus, adsensionem adiungit animorum, quam esse uult in nobis positam et uoluntariam9.
- 10 SVF II, 54, traduit par Brunschwig & Pellegrin 2001, p. 176-177.
8Nous avons ici du canonique, dans cette définition de la φαντασία en tant que uisum : dans la logique stoïcienne, le terme est mis en relation par Chrysippe avec la lumière, φῶϛ, et l’apparaître, φαίνεσθαι, et, comme la lumière, la φαντασία se révèle en même temps que ce qui l’a produite10. Le phénomène décrit correspond exactement au mécanisme de la vue, c’est-à-dire à une sensation, à un pathos en présence de l’objet de la vision. Mais pour valider l’impression cognitive, il faut, comme le précise Zénon-Cicéron, l’assentiment de l’esprit : les stoïciens estiment en effet qu’il n’y a pas de φαντασία s’il n’y a pas de réflexivité.
9C’est ce critère de vérité ou de fausseté que récuseront les académiciens, comme on le lit dans le Lucullus :
- 11 Acad. pr. II, 18 : « En niant en effet qu’il y eût quelque chose qu’on pût saisir – c’est ainsi qu (...)
Cum enim ita negaret (scil. Philo) quidquam esse quod comprehendi posset – id enim uolumus esse ἀκατάληπτον –, si illud esset, sicut Zeno definiret, tale uisum – iam enim hoc pro φαντασίᾳ uerbum satis hesterno sermone triuimus – uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale esse non posset, ex eo unde non esset, id nos a Zenone definitum rectissime dicimus : qui enim potest quidquam comprehendi, ut plane confidas perceptum cognitumque esse, quod est tale quale uel falsum esse possit ? Hoc cum infirmat tollitque Philo, iudicium tollit incogniti et cogniti11.
10Dans cet exposé complexe de la spécificité académicienne (absence d’assentiment) par rapport à la définition stoïcienne, le terme de uisum s’applique à l’objet vu, tandis que, dans le premier extrait, il se rapportait à l’origine de la vision : on a ici un principe actif extérieur à l’homme (impulsio) et là un résultat passif (uisum… impressum effictumque). La complexité du second extrait tient sans doute, entre autres, à ce que Cicéron, en même temps qu’il expose la théorie sceptique, forge le vocabulaire latin adéquat tout en montrant la faiblesse de la position académicienne.
- 12 Noct. XIX, 1, 14 : … quas ab Arriano digestas congruere scriptis Ζήνωνοϛ et Chrysippi non dubium e (...)
11Cicéron, dans ce dialogue in utramque partem, prend la posture de l’historien des idées qui fait état des théories de la connaissance en milieu stoïcien et en milieu sceptique. C’est également l’attitude qu’adopte Aulu-Gelle, mais avec beaucoup moins de fermeté et de rigueur que l’Arpinate. Il tire en effet du livre V – perdu pour nous – des Entretiens d’Épictète (« qui, mis en ordre par Arrien, s’accordent avec les écrits de Zénon et de Chrysippe »12) le passage traduit en latin de la façon suivante :
- 13 Noct. XIX, 1, 15-16 : « Les vues de l’esprit que les philosophes appellent φαντασίαι (images) desq (...)
Visa animi, quas φαντασίαϛ philosophi appellant, quibus mens hominis prima statim specie accidentis ad animum rei pellitur, non uoluntatis sunt neque arbitraria, sed ui quadam sua inferunt sese hominibus noscitanda ; probationes autem, quas συγκαταθέσειϛ uocant, quibus eadem uisa noscuntur ac diiudicantur, uoluntariae sunt fiuntque hominum arbitratu13.
12On retrouve ici les deux temps du premier extrait de Cicéron – sensation et assentiment – sans cependant qu’aucun parallèle entre les deux passages soit possible, car Aulu-Gelle traduit directement, comme son prédécesseur, une autorité grecque.
13Après les stoïciens, les sceptiques au livre XI :
- 14 Ibid. XI, 5, 6 : « De tous les objets il se produit selon eux des images qu’ils appellent φαντασί (...)
Ex omnibus rebus proinde uisa fieri dicunt quas φαντασίαϛ appellant, non ut rerum ipsarum natura est, sed ut adfectio animi corporisue est eorum ad quos ea uisa perueniunt14.
14Une telle définition, étrangement rapportée aux sceptiques, n’aurait pas été désavouée par les stoïciens, dans la mesure où c’est l’état de l’âme, pour eux, qui aide à la confirmation ou à l’infirmation de l’impression cognitive. En fait, sous le calame d’Aulu-Gelle, le mécanisme de la φαντασία n’est pas fondamentalement différent dans les deux écoles ; la seule différence, c’est le problème du critère de vérité pour les sceptiques et l’impossibilité, selon eux, d’une connaissance sûre, l’impossibilité de l’assentiment. Dans les deux citations d’Aulu-Gelle, les uisa (animi) désignent les résultats du procès dans un esprit parfaitement passif (quibus mens hominis prima statim specie accidentis ad animum rei pellitur et ut adfectio animi corporisue est eorum ad quos ea uisa perueniunt).
15Fonctionnant selon des modes opératoires divers dans les différentes écoles, la notion est, on le voit, rendue par uisum (animi). Cicéron et Aulu-Gelle se posent en témoins de doctrines qu’ils n’épousent pas nécessairement, mais – c’est ce qui nous intéresse ici – qu’ils tirent d’auteurs qui font autorité dans le monde grec.
16Les épicuriens sont brièvement évoqués par Cicéron mais dans un contexte ironique, dans la Correspondance, dans une lettre à C. Cassius, un de ses amis fraîchement converti à l’épicurisme et à qui l’Arpinate confie la sensation qu’il éprouve d’avoir son ami devant lui quand il lui écrit :
- 15 Ad fam. XV, 16, 1 : « Car je ne sais pas comment cela se fait, mais, quand je t’écris quelque chos (...)
Fit enim nescio qui ut quasi coram adesse uideare cum scribo aliquid ad te, neque id κατ᾿ εἰδ̓<ώ>λων φαντασίαϛ, ut dicunt tui amici noui, qui putant etiam διανοητικὰϛ φαντασίαϛ spectris Catianis excitari15.
17Si les « spectres » de l’obscur épicurien Catius traduisent le grec εἰδῶλα que Lucrèce rend par simulacra, le terme φαντασία désigne l’image, la représentation qui se fait dans l’esprit sous l’effet des simulacres, mais aucun assentiment n’a à confirmer ou non la validité de l’image, dans un processus cognitif – ici aussi – parfaitement passif.
18Dans une aire culturelle proche, Quintilien, dans un chapitre consacré à la façon de « diviser les sentiments et […] les faire naître », privilégie lui aussi le lien visuel (en relation avec l’émotion qu’on veut susciter) en rendant le terme grec par uisio :
- 16 Instit. VI, 2, 29 : « … ce que les Grecs appellent φαντασία (nous les appellerions bien “visions”) (...)
Quas φαντασίαϛ Graeci uocant (nos sane uisiones appellemus) per quas imagines rerum absentium ita repraesentantur animo ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur…16.
19La définition quintilienne explicite nombre de composantes de la notion grecque : il s’agit d’une représentation en absence, correspondant ou non à une réalité ; ce peut être le résultat de la mémoire, ou une image mentale qui sera convoquée spécialement par l’artiste. L’exemple-type est effectivement le plus souvent celui de l’artiste qui visualise un modèle à l’image duquel il va modeler son œuvre. D’ailleurs en XII, 10, 6, s’agissant des différents domaines où la peinture excelle, Quintilien précise : … concipiendis uisionibus quas φαντασίαϛ uocant…
20L’artiste, en créant, donne à voir les choses comme il les pense, ou plutôt comme il les voit en pensée. C’est la seule référence que nous ayons trouvée à la φαντασία en rapport avec l’esthétique.
21Bref, la mise à distance de la traduction, par la référence explicite au terme grec, montre bien qu’il n’y a pas de véritable appropriation par ces auteurs d’une notion qui paraît rester à la périphérie de leurs préoccupations. En revanche, Cicéron et Aulu-Gelle traduisent des auteurs de premier plan dont les œuvres sont aujourd’hui perdues et, à ce titre, leur témoignage est inestimable, irremplaçable. Ces témoins privilégient le lien à la vue, car le mécanisme sensitif mis en jeu est très proche effectivement de celui de la vision, mais c’est un mécanisme à vide car c’est une vision en absence – comme le précise cependant le seul Quintilien –, un mécanisme plus puissant néanmoins que la vision même, par l’effet psychologique induit : chez Quintilien spécialement, l’accent est mis, dans la pure tradition grecque, sur l’utilisation rhétorique ou artistique de la notion pour susciter le pathos. Le terme de uisum, comme celui de uisio, exprime les deux modalités du voir : aussi bien le procès que le résultat du procès – les images. Enfin, à l’exception de la rapide référence aux épicuriens, c’est surtout la conception stoïcienne qui prédomine dans les témoignages.
22Au ive siècle, Calcidius, commentateur du Timée de Platon, ménage une double rupture avec les auteurs précédents, d’abord en ce qu’il est le seul témoin latin de la théorie aristotélicienne et ensuite en ce qu’il privilégie l’activité libre de l’esprit, sans lien avec la vue, en choisissant de traduire le terme grec par imaginatio.
23La première occurrence d’imaginatio se trouve dans le traité sur le destin et Calcidius donne explicitement le terme comme équivalent du grec φαντασία. C’est Tim. 41e1-3 (« Et, y [scil. sur les astres] ayant fait monter les âmes comme sur un char, il [scil. le démiurge] leur révéla la nature de l’univers, et leur exposa les lois de la destinée »17) qui sert de prétexte à un mini-traité sur le destin, dans lequel la réfutation d’arguments stoïciens (chap. 176-190) est encadrée par deux exposés de la théorie platonicienne. Le premier jette les fondements de la pensée de Platon dès les premiers mots du chapitre 143 : « La Providence précède, le destin suit. » Un peu plus loin, au chapitre 152, l’exégète distingue trois niveaux : « ce qui dépend de nous, le destin lui-même et ce qui, selon la loi du destin, nous attend en fonction de nos mérites. » Traitant de « ce qui est au pouvoir des hommes », Calcidius aborde différentes notions liées à l’idée de destin : contingence et libre arbitre (chap. 156), divination (chap. 157), fortune et chance (chap. 158-159). Dans le chapitre 156 qui nous intéresse ici, il est dit que le choix du contingent appartient à l’homme :
- 18 « (Par ailleurs, s’opposent aux événements fréquents ceux qui sont d’un exemple rare, et à ceux qu (...)
(Aduersantur porro frequentibus quae quidem rari exempli sunt, his porro quae peraeque proueniunt quae non sunt peraeque.) Erit ergo eorum quae peraeque dubia sunt optio penes hominem, qui, utpote rationabile animal, cuncta reuocat ad rationem atque consilium. Ratio porro et consilium motus est intimus eius quod est in anima principale ; hoc uero ex se mouetur motusque eius assensus est uel appetitus. Igitur assensus et appetitus ex se mouentur nec tamen sine imaginatione, quam phantasian Graeci uocant. Ex quo fit ut persaepe fallente imagine motus ille principalis animae potestatis uel consensus deprauetur et eligat uitiosa pro optimis18.
- 19 Moreschini 2003, p. 389.
24Ce passage pose, dans le détail, de redoutables problèmes de traduction et d’interprétation. Que veut dire l’adverbe peraeque ? « D’une façon égale pour tous », « avec une chance égale » ? Dans la traduction italienne, on trouve : « in modo perfettamente indifferente »19, alors que, dans la phrase précédente sur la différence de fréquence des événements, le même mot était rendu par « in modo sempre uguale ».
25À quoi renvoie hoc ? Grammaticalement à principale, ce qui suggère un mouvement spontané à la fois de l’hegemonikon et des modes du connaître, c’est-à-dire d’une partie de l’âme et de ses puissances.
- 20 Waszink 1962, apparat exégétique ad loc.
26L’arrière-plan lexical grec permet – ici aussi – d’établir des parallèles avec des modèles helléniques : optio… ad rationem atque consilium n’est pas sans rappeler ἡ γὰρ προαίρεσιϛ μετὰ λόγου καὶ διανοίαϛ de l’Éthique à Nicomaque, III, 1112a15-16 ; les emprunts aux stoïciens sont également visibles : principale… assensus… appetitus // ἡγεμονικόν... συγκατάθεσιϛ... ὁρμή. Pour autant, s’il y a une source grecque, ce qu’on peut supposer avec vraisemblance, vu la citation du terme grec et les échos avec des sources grecques, elle reste impénétrable ; ce passage en effet n’est pas redevable au De fato du Pseudo-Plutarque avec lequel J.H. Waszink a trouvé de nombreux échos dans ce traité de Calcidius sur le destin20.
- 21 Noct. XI, 5, 6, trad. Marache 1989.
27D’où la question de savoir si le rôle de la φαντασία dans le mouvement que représente l’« assentiment » ou l’« appétit » n’est pas proprement calcidien. Le terme imaginatio doit ici être entendu comme « imagination » au sens fort du terme, c’est-à-dire aptitude à se représenter des images déconnectées de la réalité, et le rapprochement avec fallente imagine, qui, dans la phrase suivante, reproduit le couple φαντασία, φάντασμα, désigne à la fois le procès – le fait d’imaginer – et le résultat de ce procès – l’image trompeuse. Il s’agit alors d’une représentation sans support sensoriel, une imagination qui se donne libre cours sans être soumise à l’assentiment (si l’on se place dans un contexte stoïcien) ou qui le trompe. Si on revient à la définition de la φαντασία par Aulu-Gelle pour qui « les images… sont fonction… de l’affection de l’esprit et du corps de ceux à qui ces images parviennent »21, on est dans la même sphère épistémologique : en tant qu’acte psychique, l’assentiment dépend toujours de la qualité de l’âme de celui qui le donne, et seul le sage le donnera à bon escient. En revanche, donner son assentiment au faux est signe d’ignorance, de faiblesse, voire de folie. C’est en tout cas fréquent (persaepe) dans le vulgaire et, plus généralement, dans l’âme insensée (cf. Tim. 44).
- 22 Den Boeft 1970, p. 40 : « assensvs συγκατάθεσιϛ appetitvs ὁρμή. The juxtaposition of the last two (...)
- 23 Cf. Waszink 1962, Index C : Vocabula philosophiae et medicinae propria, p. 409.
28Jan den Boeft ramène un peu abusivement à Chrysippe le couple assensus… appetitus22 qui modalise un certain type de connaissance en mêlant – on le retrouvera chez Augustin – deux domaines de la philosophie : la logique et la psychologie. N’avons-nous pas plutôt ici la réutilisation du lexique platonicien quand on sait que le terme appetitus sert souvent à l’exégète platonicien pour désigner une des deux parties de l’âme irrationnelle, l’autre étant la colère (iracundia)23 ? Quand Calcidius associe la φαντασία à l’idée de représentation par imago, c’est, à la différence de ses prédécesseurs latins, pour la connoter négativement, comme Platon. Cette axiologie négative nous permet-elle de voir dans ces emplois l’émergence d’une acception proche du sens moderne de « fantaisie » ? C’est en tout cas chez Calcidius que l’on saisit le glissement d’un travail intellectuel contrôlé à l’expression d’une disposition à l’apparaître non maîtrisée, d’une imagination incontrôlée.
29A contrario, quand Calcidius évoque l’imaginatio seule, la référence à la φαντασία est-elle implicite ? Le terme est en effet utilisé dans la section du commentaire sur « Les raisons pour lesquelles la plupart des hommes sont raisonnables, mais d’autres sont déraisonnables » (chap. 208-235). En réalité, il s’agit moins d’expliquer les causes de la sagesse ou de la déraison humaines que de définir la nature de l’âme et de situer son hegemonikon. Dans le cas où l’âme est une substance discrète, le lieu de l’hegemonikon est quasiment impossible à trouver ; si elle est en revanche une substance continue, l’hegemonikon se situe soit dans le cœur et le sang, soit dans le cœur seul. Le point de départ de ce mini-traité sur l’âme est lié de façon lâche à la page 44 du Timée sur les illusions des sens, et surtout sur la folie de l’âme qui, d’ἄνουϛ, devient ensuite sensée, ἔμφρων. Comme à son habitude, le commentateur a recours à l’exposé doxographique pour réfuter les théories des autres philosophes avant d’offrir un exposé approfondi de la théorie platonicienne (chap. 225-234). Aux chapitres 222-225, Calcidius discute de la théorie d’Aristote et, au chapitre 224, il évoque le siège de l’hegemonikon dans le cœur, là où justement, ajoute Aristote selon Calcidius, se situent aussi les autres puissances de l’âme :
- 24 « La partie ou la puissance dirigeante de l’âme, où se portent les messages de chacun des sens et (...)
Principalis uero animae pars siue potentia, ad quam feruntur quae nuntiant sensus singuli et quae de his quae sentiuntur iudicium facit examinatque cuius modi sint ea quae occurrunt sensibus uarie, hanc uero Aristoteles asserit locatam esse in penetralibus cordis, ubi aliae quoque species animae sunt locatae, id est imaginatio, memoria, appetitus, excursio24.
- 25 P. 155, 20-21 Hermann : Νόησιϛ δ᾿ ἐστὶ νοῦ ἐνέργεια θεωροῦντοϛ τὰ πρῶτα νοητά (« L’intellection es (...)
- 26 413a23-25 : intelligence, sensation, mouvement local, mouvement nutritionnel ; 423b12-13 : faculté (...)
30Nous sommes bien dans la psychologie aristotélicienne, mais malgré tout dans une assez grande infidélité lexicale et conceptuelle à la pensée du Stagirite, puisque, si nous reconnaissons dans la principalis pars de l’âme l’hegemonikon cher aux stoïciens et pas nécessairement aux aristotéliciens, il semble qu’il y ait confusion entre ἡγεμονικόν et ἀρχή, comme si Calcidius appliquait une terminologie stoïcienne à des concepts aristotéliciens. Dans le De anima, à plusieurs reprises, Aristote évoque les « puissances » (δύναμειϛ) de l’âme, et pas les species, les aspects, ni d’ailleurs l’ἐνέργεια comme l’exprime Alcinoos, dans le même contexte, à propos de l’intellection25 ; d’un passage à l’autre chez Aristote, ces puissances varient26, mais à aucun moment nous n’avons quelque chose qui ressemble à l’énumération de Calcidius.
31En revanche, Aristote dit et répète que la φαντασία est une sorte de mouvement, ce que Calcidius exprime sans doute par excursio, un terme dont le sémantisme ne se comprend, semble-t-il, que rapproché de la définition que donne Porphyre de la φαντασία, après une évocation de la vision par les yeux :
Ὡσαύτωϛ δὲ καὶ ἡ φαντασία ἀεὶ ἐπὶ τὸ ἔξω φέρεται καὶ τῇ τάσει αὐτῆϛ τὸ εἰκόνισμα παρυφίσταται ἤτοι καὶ παρασκευαζόμενον ἔξωθεν ἥ αὐτῇ τῇ πρὸϛ τὸ ἔξω τάσει αὐτῆϛ ὡϛ ἔξω ὄντοϛ εἰκονίσματοϛ ἐνδεικνύμενον.
- 27 Sent. 43, 21-25 Brisson 2005 (cf. également l. 11-12).
Et de même aussi l’imagination se porte toujours vers l’extérieur, et c’est du fait de sa tension que subsiste l’image, qu’elle soit procurée de l’extérieur, ou que, du fait même de la tension de l’imagination vers l’extérieur, elle soit montrée comme s’il y avait une image à l’extérieur27.
32En opposition avec la théorie matérialiste de la connaissance chère aux stoïciens, le néoplatonicien Porphyre, comme son lointain maître Platon, distingue plusieurs facultés de connaître qui diffèrent non seulement par leurs objets mais aussi par leur mode opératoire. Cette vision dynamique de la φαντασία n’était d’ailleurs pas étrangère à Aristote.
33L’imaginatio est donc entendue par Calcidius comme une représentation entièrement déconnectée de la perception visuelle, comme une vue de l’esprit, une cogitatio, comme Augustin définira la φαντασία. C’est particulièrement vrai pour l’appréhension de quelque chose d’aussi insaisissable, d’aussi peu perceptible que la matière, au chapitre 345 :
- 28 « Mais la matière est de fait une chose indéterminée, puisqu’elle est sans forme et sans figure, s (...)
Sed enim silua indefinita res est, utpote informis et figura carens iuxta naturam suam ; minime igitur cum sensu eius fit imaginatio, « sine sensu » igitur28.
- 29 Lefebvre 1997, p. 600.
34En tant donc que mouvement, que projection de la vision hors du seul présent, la φαντασία peut se décliner sous le terme de memoria quand le mouvement se tourne vers le passé et d’appetitus quand il se projette dans l’avenir. « C’est seulement lorsqu’il y a temporalisation que le rôle de la phantasia devient manifeste, observe R. Lefebvre, et il est alors positif : il est difficile de ne pas considérer que si la phantasia a pu être la simple disponibilité à l’apparaître, y compris fallacieux, elle tend à devenir une projection de la vision hors du seul présent, une représentation en l’absence. S’agissant du désir d’un objet absent, on comprendra que la phantasia le nourrit par une anticipation de plaisir, ou le plaisir d’une anticipation, laquelle ne serait guère possible sans le souvenir de plaisirs passés, ou le plaisir pris à les revoir29. »
35Dans ces conditions, memoria, appetitus et excursio seraient des modalités de la φαντασία/imaginatio. Dans le passage doxographique du commentaire calcidien, l’héritage aristotélicien devient presque méconnaissable par le métissage du lexique et une certaine confusion dans les notions.
36À l’opposé, dans la section du commentaire consacrée à l’astronomie (chap. 56-118), le même terme imaginatio est utilisé, au chapitre 74, pour désigner la position apparente des planètes dans leurs trois types de mouvements, le mouvement direct, la station et la rétrogradation :
- 30 « Le mouvement en sens contraire, c’est l’aspect et l’apparence d’une planète qui semble se dirige (...)
Est quippe sequacitas uisum imaginatioque stellae uelut ad sequentia signa pergentis atque ad orientem transeuntis, ut a Cancro ad Leonem. Statio uero uisum et imaginatio stellae diu manentis in eodem loco iuxta aliam fixam stellam nec errantem. Porro regradatio uisum et imaginatio stellae propter stationem, quasi ad contrarium iter prioris itineris prouectio. Quae omnia ita fieri nobis uidentur sed reapse non ita fiunt ut uidentur…30.
37Le doublet uisum imaginatioque ne laisse aucun doute sur le sens à donner à imaginatio : nous sommes dans le domaine de la phénoménologie et l’emploi du terme paraît justifié par le rapport avéré entre φαίνω et φαντασία. Du reste, pour ce passage de Calcidius, nous avons conservé le témoin grec qui est sans aucun doute la source de l’exégète latin. Il s’agit de Théon de Smyrne (iie s.) qui utilise déjà φαντασία pour désigner les apparences célestes :
Ἔστι γὰρ ὑπόλειψιϛ μὲν φαντασία πλάνητοϛ ὡϛ εἰϛ τὰ ἑπόμενα τῶν ζῳδίων καὶ πρὸϛ ἀνατολὰϛ ἀπίοντοϛ, ὥϛ φησιν ὁ ῎Αδραστοϛ, ὡϛ δὲ ὁ Πλάτων φησίν, οὐ φαντασία, ἀλλὰ τῷ ὄντι μετάβασιϛ πλάνητοϛ εἰϛ τὰ ἑπόμενα ζῴδια ἐπ᾿ ἀνατολὰϛ ἀπιόντοϛ κατὰ τὴν ἰδίαν κίνησιν, οἷον ἀπὸ Καρκίνου εἰϛ Λέοντα...· Στηρίγμοϛ δέ ἐστι φαντασία πλάνητοϛ ὡϛ ἐπὶ πλέον ἑστῶτοϛ καὶ μένοντοϛ παρά τινι τῶν ἀπλανῶν. ̓Αναποδισμὸϛ δε´ ἐστι φαντασία πλάνητοϛ ὑποστροφῆϛ ἀπὸ στηριγμοῦ ὡϛ ἐπὶ τὰ ἐναντία τῇ πρόσθεν κινήσει. Πάντα δὲ ταῦτα ἡμῖν φαίνεται γίνεσθαι, οὐ μὴν οὕτωϛ ἐπιτελεῖται.
- 31 Hiller 1878, 147, 14-148, 6 = trad. Dupuis 1892 (modifiée), p. 240-241.
Le mouvement contraire est, d’après Adraste, l’apparence d’une planète qui semble toujours aller vers les signes qui arrivent à l’orient. Mais, d’après Platon, ce n’est pas une apparence, c’est, en réalité, le mouvement propre d’un astre qui va à l’orient dans les signes suivants, par exemple du Cancer dans le Lion… La station est l’apparence d’une planète qui semble s’arrêter et rester quelque temps près de quelqu’une des étoiles fixes. La rétrogradation est le retour apparent d’une planète en sens contraire de son premier mouvement. C’est ainsi que paraît se produire tout cela, mais ce n’est pas ainsi que cela se réalise31.
- 32 Cf. Bakhouche (à paraître), introduction générale : « Les sources ».
38Ce passage est très intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, le texte heureusement conservé de Théon, confronté à celui de Calcidius, montre la dette de ce dernier à l’égard de l’auteur grec ; on a ici l’exemple rare d’un medium qui transmet un enseignement vulgarisé et différent déjà des théories professées par Aristote ou Platon. Les différences entre les deux sont également significatives : Théon, à notre avis32, dans son Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, expose les connaissances « mathématiques » indispensables pour comprendre Platon – spécialement le Timée – et le commentaire de ce dialogue qu’en avait fait le péripatéticien Adraste. Cette contextualisation de l’écriture est étrangère aux préoccupations de Calcidius et les références à Adraste, chez Théon, n’intéressent nullement l’exégète latin qui les omet donc systématiquement.
39Si l’on s’en tient aux passages généralement retenus par les historiens de la philosophie qui étudient le concept de φαντασία, on serait tenté de rapprocher cet emploi de l’acception originellement platonicienne du terme au sens d’apparence, comme dans le Théétète où « le mot signifie apparition sensible et équivaut carrément à sensation (αἴσθησιϛ) », ainsi que le précise Jacques Follon33. Dans les textes qui nous occupent, le mot sert effectivement à désigner une donnée phénoménologique : de fait, en astronomie antique, le maître mot de la recherche a été effectivement de « sauver les phénomènes », c’est-à-dire de rendre compte, d’expliquer rationnellement les apparences célestes, τὰ φαινόμενα. Dans un tel cadre, la φαντασία correspond bien à la position apparente des astres, c’est-à-dire à un φαινόμενον ou, comme le dit Calcidius, à un uisum. Or, dans le De caelo d’Aristote, le terme est utilisé deux fois pour opposer, exactement comme le fera Théon, l’apparence, l’impression visuelle, et la réalité, appliquées à la forme – sphérique – de la Terre (en 294a7) et à sa grandeur (en 297b31).
40Ce sémantisme a certainement été repris d’Aristote par Adraste puis d’Adraste par Théon et de Théon par Calcidius.
41Bref, en dehors de l’emploi du terme dans ce contexte phénoménologique, tributaire, en outre, d’une source grecque, Calcidius envisage la φαντασία comme déconnectée de la réalité sensible, comme une vue de l’esprit. Qu’en sera-t-il après lui ?
- 34 L’occurrence du terme φαντασία dans la Cité de Dieu, XVII, xxxii (phantasia quippe uisio est quam (...)
42C’est également dans le domaine scientifique et dans la logique que sera convoquée la notion chez Augustin, qui revient à plusieurs reprises sur ce type de représentation, spécialement dans deux œuvres à peu près contemporaines, les Soliloques et le De musica, composés au cours de sa retraite à Cassiciacum en 386, et, quelques années plus tard, dans le Commentaire de la Genèse34.
43Dans les Soliloques, le terme est employé pour qualifier la perception des vérités mathématiques, en opposition avec la perception visuelle. S’agissant des vérités géométriques, Augustin pointe la difficulté que l’on a à les représenter :
- 35 Solil. II, xx, 35, trad. de Labriolle 1948, p. 161 : « L’œil a-t-il jamais vu, peut-il voir jamais (...)
Quid tale unquam oculus uidit, aut uidere potest, cum ipsa imaginatione cogitationis fingi quidquam huiusmodi non potest ? Annon hoc probamus, cum etiam minimum circulum imaginando animo describimus, et ab eo lineas ad centrum ducimus ? Nam cum duas duxerimus, inter quas quasi acu uix pungi possit, alias iam in medio non possumus ipsa cogitatione imaginaria, ut ad centrum sine ulla commixtione perueniant ; cum clamet ratio innumerabiles posse duci, nec sese in illis incredibilibus angustiis nisi centro posse contingere, ita ut in omni earum interuallo scribi etiam circulus possit. Hoc cum illa phantasia implere non possit, magisque quam ipsi oculi, deficiat, siquidem per ipsos est animo inflicta, manifestum est et multum eam differre a ueritate, et illam, dum haec uidetur, non uideri35.
44La phantasia, encore appelée imaginatio cogitationis ou cogitatio imaginaria, est peut-être traduite de façon ambiguë par P. de Labriolle (cf. n. 35) par « imagination », car, si ce terme a surtout aujourd’hui le sens d’aptitude à imaginer des choses irréelles, des chimères, le terme, chez Augustin, doit être entendu dans son sens premier de faculté de penser en images, de se représenter des images, en l’occurrence des figures géométriques.
- 36 Δόξῃ μετ᾿ αἰσθήσεωϛ περιληπτόν. Watson 1994, p. 4788-4790, a retenu de Calcidius le commentaire d (...)
45S’établit en outre une hiérarchie entre trois types de perceptions : ratio, phantasia (ou ses synonymes) et oculi (comme métaphore de la vue). Si la φαντασία est le mode d’appréhension des réalités mathématiques, elle constitue un moyen terme cognitif entre la perception de l’intelligible et celle des réalités sensibles, selon une structure analogique ternaire chère à Platon dans le Timée, et, à ce titre, elle porte sur un intermédiaire ontologique. Correspond-elle à « l’opinion jointe à la sensation » de Tim. 52a836 ? On ne saurait l’affirmer, mais Porphyre propose, dans les Sentences, une hiérarchie gnoséologique à trois termes qui n’est pas sans annoncer celle d’Augustin :
Γνωστικαὶ... δυνάμειϛ ἐν ἡμῖν ἀθρόον αἴσθησιϛ, φαντασία, νοῦϛ.
- 37 Sent. 43, Brisson 2005, t. I, p. 370-371.
Comme facultés de connaître, il y a en nous tout ensemble sensation, imagination, intellect37.
46Dans le De musica encore, Augustin revient à la φαντασία, sans chercher à traduire le terme grec mais en l’associant à un mode d’appréhension différent :
- 38 Mus. VI, xi, 32, trad. Finaert & Thonnard 1947, p. 426-429 : « Donc, tout ce que cette mémoire ret (...)
Haec igitur memoria quaecumque de motibus animi tenet, qui aduersus passiones corporis acti sunt, φαντασίαι graece uocantur ; nec inuenio quid eas latine malim uocare : quas pro cognitis habere atque pro perceptis opinabilis uita est, constituta in ipso erroris introitu. Sed cum sibi isti motus occursant, et tanquam diuersis et repugnantibus intentionis flatibus aestuant, alios ex aliis motus pariunt ; non iam eos qui tenentur ex occursionibus passionum corporis impressi de sensibus, similes tamen tanquam imaginum imagines, quae phantasmata dici placuit. Aliter enim cogito patrem meum quem saepe uidi, aliter auum quem nunquam uidi. Horum primum phantasia est, alterum phantasma. Illud in memoria inuenio, hos in eo motu animi, qui ex iis ortus est quos habet memoria38.
47Augustin tente ici d’expliquer le glissement de la φαντασία au φάντασμα. La première est définie comme un phénomène de remémoration d’objets connus, de vision en absence, alors que le second se rapporte à une évocation qui n’est pas fondée sur un souvenir personnel mais qui renvoie tout de même à un objet ou à un être qui, s’il n’a pas été connu, aurait pu l’être. On est ici dans une justification psychologique originale, qui fait de la notion quelque chose de tout à fait différent de ce qu’elle était dans le monde grec, une production d’images sous l’effet des « passions », avec ou sans rapport au réel.
48Si la φαντασία est définie comme imago, est-ce à dire que, quand nous trouverons ce dernier mot, il renvoie à la φαντασία ? L’évêque d’Hippone consacre tout un chapitre au type de représentations que sont les visions, au livre XII du Commentaire de la Genèse, à travers un exposé synoptique précis sur ce sujet vraiment central dans ce dernier livre d’exégèse biblique. Il distingue en effet trois sortes de visions :
- 39 De Gen. XII, vi, 15, trad. Agaësse & Solignac 1972, p. 348-349 : « De ces trois sortes de visions, (...)
In his tribus generibus illud primum manifestum est omnibus ; in hoc enim uidetur caelum et terra et omnia quae in eis conspicua sunt oculis nostris. Nec illud alterum, quo absentia corpora corporalia cogitantur, insinuare difficile est ; ipsum quippe caelum et terram et ea quae in eis uidere possumus, etiam in tenebris constituti cogitamus, ubi nihil uidentes oculis corporis, animo tamen corporales imagines intuemur, seu ueras, sicut ipsa corpora uidimus et memoria retinemus, seu fictas, sicut cogitatio formare potuerit. Aliter enim cogitamus Carthaginem, quam nouimus, aliter Alexandriam, quam non nouimus. Tertium uero illud, quo dilectio intellecta conspicitur, eas res continet, quae non habent imagines sui similes, quae non sunt quod ipsae39,
49et plus loin, chacune de ces visions porte un nom : la première, on s’en doute, est dite corporelle (corporale), et, tandis que la troisième est appelée « vision intellectuelle » (intellectuale), la seconde est qualifiée de spirituale, « vision spirituelle » :
- 40 De Gen. XII, vii, 16, p. 350-351 : « Assurément l’image d’un corps absent, bien que semblable à un (...)
… quidquid enim corpus non est et tamen aliquid est, iam recte spiritus dicitur et utique non est corpus, quamuis corpori similis sit, imago absentis corporis, nec ille ipse obtutus quo cernitur40.
50Cette seconde vision, la vision en absence, correspond à ce qui a déjà été défini comme étant la φαντασία, moins en tant que processus cognitif que résultat de ce processus, une image vue non par les yeux mais par l’esprit. Dans ces deux citations, les nombreuses occurrences de termes ressortissant au champ lexical de la vue insistent d’ailleurs sur l’idée d’image.
- 41 Solère 2003, p. 103-136, notamment p. 120.
- 42 Id., p. 122.
51Contrairement à ce que pense Jean-Luc Solère41, l’imaginatio de Calcidius n’est guère différente de la vision intérieure d’Augustin. Il n’y a pas non plus grand-chose de stoïcien dans cette structure triadique de la vision42 ; certes, la terminologie est stoïcienne, mais dans un héritage métissé de théories platonicienne et aristotélicienne, dans un héritage revu et corrigé pour faire du phénomène un des éléments clés de la connaissance, une des étapes de la perception du divin. Marquée surtout par une dimension plus psychologique que logique, la notion de φαντασία est intégrée, chez Augustin, à une véritable théologie du voir, à travers une tension cogitatio / imago qui décline la dualité du terme grec.
- 43 Id., p. 121-132.
- 44 Cf. chap. 44, 137, 193, 237 (3), 238, 248, 274, 343, 348.
52L’intervention du pathos par le recours à la métaphore des flots contraires appliquée aux mouvements de l’âme n’est pas sans rappeler l’élément appétitif du chapitre 156 de Calcidius. En outre, l’intentio sur laquelle insiste J.-L. Solère43 dans l’analyse de la perception comme un élément original de la théorie augustinienne – terme qui traduit τάσιϛ (comme on le trouve dans l’extrait cité plus haut des Sentences de Porphyre) plutôt que ἐπίτασιϛ – n’est pas spécifiquement augustinien : le terme est fréquemment employé par Calcidius pour exprimer la tension de l’esprit, spécialement dans l’action de connaître44.
53Boèce enfin, dans la Consolation de Philosophie, développe, dans la partie métrique du prosimetrum iv du livre V, la théorie stoïcienne de la φαντασία, qui s’exprime à travers le mot imago, le terme grec n’étant jamais utilisé. Avant et après, nous rencontrons le terme imaginatio. Dans le passage qui précède immédiatement l’exposé de la théorie stoïcienne, Boèce traite de la Providence et de la liberté humaine. À la tripartition augustinienne des modes du connaître répond ici une hiérarchie à quatre termes entre les différents modes gnoséologiques s’exerçant sur l’objet homme :
- 45 Trad. Guillaumin 2002, p. 135 : « L’homme lui-même est perçu différemment par les sens, l’imaginat (...)
Ipsum quoque hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur45.
- 46 Cf. Calcidius, chap. 156 : (homo) qui, utpote rationabile animal… // Boèce (V iv, l. 108) homo est (...)
54Pour ces quatre modes d’appréhension de l’être, on distingue derrière la terminologie latine des modèles grecs, répartis deux à deux dans une distribution qui remonte à la fameuse « ligne » de Platon dans la République (510 sqq.) : sensus et imaginatio correspondent aux modes inférieurs de la connaissance, tandis que ratio et intellegentia recouvrent ses modes supérieurs. La tonalité platonicienne est indiscutable. On peut trouver d’ailleurs un vague parallèle avec la section de Calcidius sur le destin, avec une même référence – bien que ce soit chez Boèce dans une perspective différente – à l’homme en tant qu’animal doué de raison46. Ce pourrait être un hasard. Mais le même Calcidius évoque, au chapitre 342 de son commentaire, le même passage de la République :
- 47 « Il (scil. Platon) appelle, dans ce passage, intellection le mouvement de compréhension de l’âme (...)
Secat enim intellectum quidem in duo haec, scientiam et recordationem, opinionem uero in alia totidem haec, credulitatem et aestimationem, singulaque haec quattuor conuenientibus sibi rebus accommodat, scientiam quidem altis et sapientia sola percipibilibus rebus, cuius modi sunt deus et intellectus eius, quas ideas uocamus ; recordationem uero rebus deliberatiuis, hoc est his quae praeceptis artificialibus et theorematibus percipiuntur ; credulitatem porro sensilibus, scilicet quae oculis, auribus ceterisque sensibus comprehenduntur ; aestimationem fictis commenticiisque et imaginariis rebus, quae iuxta ueros simulata uultus corpora tamen perfecta et uiua non sunt. Quae cuncta dicit « per semet esse intellectu potius quam sensibus assequenda », quia nihil ex his quattuor sub sensus nostros uenit sed tam scientiam quam opinionem et ceteras mente discernimus47.
55On a effectivement un souvenir de la République de Platon (509d1-511c2) sur les quatre objets de connaissance et les quatre opérations de l’esprit, peut-être transmis dans le monde latin à travers le résumé d’Alcinoos :
Δόξαν μὲν τῶν σωμάτων φησίν, ἐπιστήμην δὲ τῶν πρώτων, διάνοιαν δὲ τῶν μαθημάτων. Τίθεται δέ τι καὶ πίστιν καὶ εἰκασίαν, τούτων δὲ τὴν μὲν πίστιν τῶν αἰσθητῶν, τὴν δὲ εἰκασίαν τῶν εἰκόνων καὶ εἰδώλων.
- 48 Enseignement des doctrines de Platon, 7, p. 162, 15-19 Hermann, trad. Louis 1990.
L’opinion, d’après Platon, s’applique aux corps, la science aux premiers intelligibles et la connaissance discursive aux mathématiques. Il pose aussi la croyance et la conjecture, la première s’appliquant aux choses sensibles, la seconde aux copies et aux images48.
56Les modes de connaître sont fonction des objets de connaissance et, à son niveau, l’imaginatio, chez Boèce, permet de saisir les objets en absence mais aussi ceux qui n’existent pas, selon une fonction « imaginative » qui correspond au sens moderne du terme :
- 49 Trad. Guillaumin 2002, p. 136 : « L’imagination aussi, même si ce ne sont pas les sens qui sont à (...)
Imaginatio quoque tametsi ex sensibus uisendi formandique figuras sumpsit exordium, sensu tamen absente sensibilia quaeque conlustrat non sensibili sed imaginaria ratione iudicandi49.
57À travers les proximités relevées entre Calcidius, Augustin et Boèce, on mesure la présence d’un même environnement culturel, environnement qui est marqué par un net platonisme, sans cependant toujours puiser directement à la source, si l’on peut dire. Ces auteurs s’approprient des termes et des notions qu’il ont plus sûrement découverts à travers des intermédiaires comme Théon ou Alcinoos, vulgarisateurs de la pensée du maître de l’Académie, à la différence d’un Cicéron ou d’un Aulu-Gelle qui traduisent des textes faisant autorité.
58Si par le seul témoin latin qu’est Cicéron nous avons une idée assez juste de la théorie stoïcienne de la représentation, le développement doxographique de Calcidius sur la psychologie arsitotélicienne des facultés de l’âme est, on l’a vu, beaucoup plus sujet à caution.
59De notion quasiment exotique que les Latins traduisent sans véritablement l’intégrer à leur système de pensée, la φαντασία est « naturalisée » par Calcidius qui en fait un mixte d’éléments relevant initialement de théories philosophiques définies – stoïciennes ou aristotéliciennes. À son tour, Augustin s’appropriera l’imagination comme l’aptitude de l’esprit à produire des images, des visions spirituelles, dans une dialectique ascensionnelle qui sera reprise également par Boèce – mais pas exactement dans les mêmes termes. Les auteurs tardifs sont beaucoup plus tributaires de la tradition platonicienne et paraissent parfois revenir à la φαντασία-illusion du Maître, au terme d’une authentique réflexion autour de la représentation. Paradoxalement, ces auteurs que l’on considère volontiers comme de piètres philosophes arrivent à construire un système original qui préfigure le nôtre.
60Bref, la notion met du temps à s’intégrer au système de pensée romain, par méfiance sans doute à l’égard de spéculations perçues comme coupées de la réalité vécue, mais se voit attribuer une place de choix dans la logique et la métaphysique augustiniennes.