Jaap Mansfeld, Studies in early Greek philosophy : a collection of papers and one review
Jaap Mansfeld, Studies in early Greek philosophy : a collection of papers and one review, Leiden/Boston, Brill, 2018 (Philosophia antiqua, volume 151), IX-428 p., ISBN 978-90-04-38205-3
Texte intégral
1Jaap Mansfeld (M.) a rassemblé dans ce livre dix-neuf articles, parmi lesquels une (longue) recension, qui portent tous sur les penseurs préplatoniciens et leur interprétation. La plupart des travaux sélectionnés sont récents, puisqu’à l’exception de deux d’entre eux, ils ont tous été publiés après 2004. Ils sont reproduits avec la pagination d’origine indiquée en marge et peu de modifications : une partie du chapitre 19 a été enlevée pour éviter des redondances avec le chapitre 3, et des addenda, qui portent essentiellement sur la bibliographie, sont ajoutés à la fin de certains articles. Un des textes, « Parmenides on Sense Perception in Theophrastus and Elsewhere », est toutefois inédit, tandis que « Anaximenes’ Soul » est traduit depuis le néerlandais. Des index généraux ont été introduits à la fin du livre, mais chaque article est accompagné de sa propre bibliographie.
2L’ensemble est organisé par ordre chronologique des auteurs traités. Les deux premiers articles portent sur l’ensemble des préplatoniciens : le premier offre une analyse de la manière dont Aëtius a sécularisé les opinions des présocratiques, le second un examen des incipit d’Héraclite, Empédocle et Parménide. S’en suivent des articles consacrés à des préplatoniciens individuels, d’Anaximandre à Socrate. L’ouvrage se conclut sur une étude de la méthode et de la pensée de Hermann Diels. La recension du premier volume du Grundriss der Geschichte der Philosophie, consacré aux présocratiques et édité par H. Flashar, D. Bremer et G. Rechenauer, se trouve avant les études qui portent sur Protagoras et Socrate ; on pourrait penser que sa place aurait plutôt été parmi les premiers chapitres ou à la toute fin.
3Si les auteurs étudiés par M. sont très variés (ainsi, Anaximandre, Alcméon et Démocrite se voient dédier deux études chacun et Parménide trois), ces articles portent l’empreinte de ce qui constitue l’apport caractéristique de M. aux études de philosophie ancienne, à savoir l’attention particulière à la réception et à la manière dont celle-ci influence notre jugement sur les présocratiques. Cette réception n’inclut pas seulement l’interprétation des auteurs anciens, puisque M. consacre aussi deux articles entiers, qui sont d’ailleurs les plus longs de l’ouvrage, à la manière dont les présocratiques ont été lus par les critiques modernes, en particulier au XIXe siècle et au début du XXe. Il examine ainsi, dans « Bothering the infinite », l’histoire de l’interprétation de notre unique fragment d’Anaximandre, et souligne que celle-ci dépend moins de choix éditoriaux, qui devraient pourtant être déterminants, que d’une certaine conception des débuts de la philosophie et de leur lien avec le mysticisme oriental. Le dernier article de l’ouvrage est quant à lui consacré au parcours intellectuel de Hermann Diels, et examine comment se sont construits sa conception des présocratiques et son projet éditorial. Si les résultats de ces deux enquêtes sont originaux et fascinants, la volonté de M. de présenter l’ensemble du dossier en rend parfois la lecture fastidieuse : on peut notamment se demander s’il était nécessaire de décrire toutes les interprétations du fragment d’Anaximandre, même les plus brèves et insignifiantes, depuis Brücker (1767) jusqu’à Jaeger (1924).
4L’ouvrage met aussi l’accent, comme nous l’avons dit, sur la manière dont les préplatoniciens sont présentés dans les textes antiques. M. s’y intéresse autant dans une perspective d’histoire de la réception que pour permettre de mieux analyser la valeur du témoignage que ces doxographies nous livrent. Dans la logique de son travail fondamental sur cet auteur, M. consacre à Aëtius un article entier (« Detheologization ») et de nombreux développements (en particulier dans « Anaximenes’ soul », « Parmenides from right to left », « Heraclitus on Soul and Super-Soul », « Alcmaeon and Plato on Soul » et « The Body Politic »). Sa prise en compte de l’ensemble des notices doxographiques, et pas seulement, comme les critiques ont souvent tendance à le faire, de passages isolés portant sur un auteur précis, lui permet de mieux évaluer et expliquer les opinions qu’Aëtius attribue aux présocratiques. D’autres articles sont consacrés à l’interprétation aristotélicienne (« Aristotle on Anaxagoras in Relation to Empedocles in Metaphysics A » et « Aristotle on Socrates’ Contributions to Philosophy ») et théophrastienne (« Parmenides on Sense Perception in Theophrastus and Elsewhere »). Nous avons particulièrement apprécié l’article « Out of touch », qui porte sur la représentation de l’atomisme démocritéen chez Philopon, plus précisément sur son idée que les atomes ne peuvent entrer en contact. M. montre que Philopon ne se repose pas sur sa connaissance de la pensée démocritéenne mais sur les besoins de son commentaire, et il met en lumière l’incohérence du commentateur qui va compléter diversement les affirmations aristotéliciennes souvent laconiques sur Démocrite. Je contesterai cependant l’opposition qu’il voit (p. 310-312) entre In GC 158.26-159.3 et 163.14-17 : dans les deux cas, Philopon affirme que le contact a lieu dia tou kenou, à travers le vide, au sens où il n’y a pas véritablement de contact. Il me semble que M. a tort (ou du moins devrait justifier) d’interpréter dia tou kenou dans le second passage comme signifiant au contraire que le vide n’empêche pas le contact entre les corps. J’ajouterai qu’il pourrait trouver une justification à ce rejet du contact entre les atomes dans l’affirmation aristotélicienne en GC I.8 325a2-28 que les atomistes, contrairement aux Éléates, ont pu expliquer la multiplicité parce qu’ils acceptaient l’existence d’un vide séparateur : Philopon pourrait en avoir déduit que sans vide intermédiaire, les atomes perdraient leur individualité, et qu’ils ne doivent donc pas se toucher.
5Ces études de la réception sont remarquables par leur précision et leur érudition, à la fois en ce qui concerne les textes anciens et les interprétations modernes ; en témoignent l’abondance des notes en bas de page et des bibliographies. Cette riche érudition, indispensable pour bien saisir le contexte des témoignages, ne va toutefois pas sans défaut : la multiplication des citations de textes parallèles, à chaque fois mis en contexte, peut faire perdre de vue le fil de l’argumentation. Ainsi, dans « Heraclitus on Soul and Super-Soul », on aurait sans doute préféré qu’une partie du matériau soit laissée de côté, notamment le long développement recensant les diverses traditions qui établissent une relation entre l’âme et les astres (p. 231-236), qui ne nous semble pas apporter de véritable éclairage aux lemmes d’Aëtius que M. se propose de mettre en contexte. La thèse que ces textes constituent des « tentatives de donner un sens aux affirmations opaques d’Héraclite » (p. 220) aurait sans doute été soutenue plus clairement en insistant moins sur la multiplicité des parallèles stoïciens ou platoniciens et en montrant plus comment ces traditions platonico-stoïciennes sont utilisées pour interpréter les fragments d’Héraclite.
6Enfin, M. ne laisse pas de côté l’examen des fragments des présocratiques, mais il y consacre un certain nombre de courts articles qui en proposent des analyses philologiques, en général convaincantes. Il offre aussi dans deux textes plus longs son interprétation du fragment d’Anaximandre (« Anaximander’s Fragment : Another Attempt ») et de l’épistémologie de Protagoras (« Protagoras on Epistemological Obstacles and Persons »). Dans le premier, il remet en question l’interprétation d’Anaximandre, commune depuis l’abandon de la lecture « mystique », selon laquelle le monde créé à partir de l’infini est éternel et stable, mais il soutient qu’il est destiné à disparaître ; sa lecture permet notamment de rendre compte du témoignage selon lequel la mer finira par s’assécher complètement. Dans le second article, il affirme que Protagoras soulève des problèmes épistémologiques qui concernent notre connaissance personnelle, conçue non pas à un moment précis mais comme se construisant tout au long de notre vie ; il fait ainsi de Protagoras, plus qu’un relativiste, un partisan d’une théorie de la vérité-cohérence à un niveau individuel. Cette interprétation permet d’expliquer divers propos attribués à Protagoras, en particulier la justification de son agnosticisme, ainsi que sa prétention à éduquer et convaincre. On pourrait faire remarquer (sans que cela soit nécessairement une objection) que son contemporain Gorgias, d’après un témoignage pseudo-aristotélicien (Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, 6, 980b14-16), insiste à l’inverse sur l’absence d’identité de l’individu, qui perçoit des choses différentes non seulement à des moments différents, mais aussi au même instant, au travers des divers organes des sens.
7Dans l’ensemble, les études proposées dans cet ouvrage sont stimulantes et solidement argumentées, et le plus souvent convaincantes. Leur richesse et leur insistance sur les détails a certes parfois le défaut d’en rendre la lecture ardue (malgré un style toujours clair et agréable), mais cette difficulté est souvent inévitable dans le domaine des études préplatoniciennes, auquel le travail de Jaap Mansfeld, dans cet ouvrage comme ailleurs, a apporté une contribution exceptionnelle.
Pour citer cet article
Référence papier
Mathilde Brémond, « Jaap Mansfeld, Studies in early Greek philosophy : a collection of papers and one review », Philosophie antique, 19 | 2019, 170-172.
Référence électronique
Mathilde Brémond, « Jaap Mansfeld, Studies in early Greek philosophy : a collection of papers and one review », Philosophie antique [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 27 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/2018 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.2018
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