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Comptes rendus

L. Brisson & O. Renaut (éd.), Érotique et politique chez Platon. Erôs, genre et sexualité dans la cité platonicienne

Sankt Augustin, 2017 (Academia Philosophical Studies, 58), 276 p., ISBN 978-3-89665-725-1
Sandrine Alexandre
p. 180-183
Référence(s) :

L. Brisson & O. Renaut (éd.), Érotique et politique chez Platon. Erôs, genre et sexualité dans la cité platonicienne, Sankt Augustin, 2017 (Academia Philosophical Studies, 58), 276 p., ISBN 978-3-89665-725-1

Texte intégral

1Les douze contributions qui composent l’ouvrage portent sur ce que L. Brisson et O. Renaut ont choisi de dénommer une « érotique » platonicienne, autrement dit « cet ensemble systématique de discours et de pratiques où eros intervient » (p. 8), une érotique qui prend forme à travers une série d’ « indices » disséminés dans les dialogues plutôt qu’elle ne se présente comme une « théorie » en bonne et due forme (p. 9). La spécificité de l’ouvrage tient à la politisation de cette érotique. L’ « un des paris de [l’] ouvrage » est en effet de « ne pas isoler l’érotique platonicienne de son terreau et de sa vocation politiques » (p. 15). Il s’agit bel et bien de penser l’articulation complexe – ou l’ « entrelacs » (p. 15) – entre l’érotique et le politique, une articulation déjà mise en lumière par Léo Strauss à propos du Banquet comme le rappelle A. Jaulin : « Strauss lit, en effet, ce dialogue en le rattachant à la philosophie politique de Platon » (p. 203) et « le Banquet met en scène le rapport entre poésie et philosophie pour montrer comment l’écriture du politique se joue aussi dans l’inscription d’un nomos relatif à eros » (p. 217). Les différentes contributions, notamment celles qui sont rassemblées dans la troisième et dernière partie, permettent de comprendre « pourquoi l’érotique est au cœur du défi platonicien de cohésion de la cité », autrement dit, de saisir « en quel sens, et par quels moyens de transmission, la communauté érotique est un enjeu d’établissement de la communauté politique » (p. 16). Ce faisant, on bénéficie d’une approche originale par rapport à celle de Foucault qui, alors qu’il s’intéresse de façon générale aux « dispositifs », dissocie, dans sa lecture de Platon, le souci de soi et la question des institutions.

2Le concept d’eros et l’idée d’une érotique platonicienne est pourtant loin d’être limpide. L’introduction – dont la vocation épistémologique est manifeste – montre d’emblée les tensions herméneutiques qui divisent les chercheurs sur la lecture du Banquet d’une part, et s’attache d’autre part à problématiser une notion qui pourrait nous apparaître familière. O. Renaut rappelle en effet le danger d’un usage anarchique ou sauvage des catégories contemporaines à l’égard des mondes anciens. La notion d’« amour », par exemple, ne permet pas de penser l’eros. La réflexion sur le sens à donner à eros chez Platon est d’ailleurs au cœur du long et passionnant article – ou plutôt essai – de D. Halperin qui s’attache justement à distinguer « l’eros platonicien et ce qu’on appelle “amour” ». Contre I. Singer et G. Vlastos qui dénoncent l’insuffisance de la – prétendue – théorie platonicienne de l’amour, tout en admettant pourtant la distinction entre eros et philia, Halperin affirme que « l’eros platonicien ne convient décidément pas pour analyser la nature de l’amour », que « Platon n’a jamais voulu l’utiliser à cet effet » et qu’il a plutôt élaboré « une théorie érotique qui puisse expliquer une métaphysique du désir » (p. 68), une érotique dont C. Araújo montre qu’elle débouche sur une véritable communauté d’ordre philosophique. De même, les catégories « sexualité » ou « sexuel » ne sauraient fonctionner telles quelles pour penser une « érotique » platonicienne. D. Halperin insiste à cet égard sur la distinction entre le désir (eros) sexuel et l’appétit (epithymia) sexuel, ce qui implique de comprendre que « l’authentique objet d’eros […] n’est pas du même ordre de réalité que les objets des appétits humains » mais « se révèle être quelque chose d’insaisissable, peut-être même d’ineffable » (p. 34), à quoi il faudrait ajouter (et c’est le gain du discours de Diotime par rapport à celui d’Aristophane) que « les objets érotiques sont désirés en vue d’un bien, qu’il soit réel ou perçu » (p. 37). Plus généralement, l’érotique platonicienne n’est pas – pas seulement et pas uniquement – le sexuel. « Quand bien même on voudrait montrer que Platon isole la “sexualité” comme un champ autonome de l’existence humaine, l’érotique excède pour Platon les frontières de la sexualité » (p. 15). En effet « eros est pour Platon ce à travers quoi on peut saisir des comportements qui dépassent très largement le cadre de la sexualité » (p. 15). Il apparaît également nécessaire de prendre en compte la distinction de l’âme et du corps. Autrement dit, l’érotique intervient « à travers les corps aussi bien que les âmes, dans des domaines aussi étendus que ceux de la nourriture et de la boisson, de l’argent, ou encore dans les lois, institutions politiques et processus sociaux, ou même dans l’éducation et l’aspiration au savoir » (p. 8). Par suite l’articulation entre l’érotique et le politique apparaît sous une double forme : la question de la régulation d’une part (qui renvoie à une dimension de l’érotique restreinte à la sexualité à laquelle s’intéressent notamment K. Schöpsdau qui aborde les « prescriptions sur l’éthique sexuelle dans les Lois » et L. Brisson qui traite de l’institution du mariage), et, d’autre part, la question de l’éducation (qui renvoie au sens large que prend l’érotique et qui se réalise notamment dans la pédérastie, abordée en conclusion par C. Araújo et qui fait l’objet de l’article d’O. Renaut à partir du discours de Pausanias). Or, le sens large que prend l’érotique nous invite à comprendre que le rapport entre érotique et politique n’est pas d’ordre métaphorique comme on pourrait le croire au premier abord. Il faudrait plutôt comprendre que « tout désir, tout plaisir […] a potentiellement une incidence politique d’envergure lorsque les institutions politiques les relaient, les soutiennent ou simplement les prennent en compte » (p. 15).

3Même s’il est important de se méfier d’un usage naïf et immédiat de nos catégories de pensée, l’ambition de l’ouvrage est d’utiliser, à titre d’outils et avec toute la précaution qui s’impose, les catégories de genre et de sexe aussi bien que de sexualité (mobilisées par les études de genre et en histoire de la sexualité) pour penser l’eros platonicien et l’érotique qui lui est associée. De la même manière, un certain nombre d’articles choisissent d’interroger l’érotique platonicienne, notamment telle qu’elle intervient dans le Banquet, à partir de perspectives postérieures : le Discours sur les courtisanes de Lucien (R. Blondell & S. Boehringer), la lecture de Léo Strauss (A. Jaulin), le Séminaire VIII de Lacan consacré au transfert (J. P. Lucchelli). Dans un cas comme dans l’autre, le gain n’est pas mince puisque ces catégories et ces perspectives « révèlent, même pour Platon qui est un témoin d’une société d’avant la “sexualité”, un ensemble de postures, d’actions, de désirs, de manières de poser des différences, qui enrichissent notre compréhension de l’histoire de la sexualité antique » et qu’ « elles nous permettent surtout de mesurer l’importance des infléchissements philosophiques que Platon fait subir à certaines catégories comme celles de nature et d’éducation, de “sexualité” » (p. 13). Ce que R. Blondell & S. Boehringer formulent pour leur part ainsi : « mieux percevoir certains aspects des catégories sexuelles et érotiques de l’époque grecque classique », « mieux voir, également, en quoi l’érotique platonicienne s’en distingue » et « aborder la sexualité antique de façon plus complète que cela ne se fait généralement » (p. 183).

4Concrètement, Platon se fait le témoin des normes de genre de son époque qu’il contribue néanmoins à déplacer de façon complexe, qu’il s’agisse de brouiller le rapport sexe / genre – puisqu’il attribue aux femmes, dans la République, des fonctions de commandement traditionnellement réservées aux hommes – ou de gommer dans une certaine mesure la différence de genre – en proposant dans les Lois notamment une éducation qui concerne les jeunes gens aussi bien que les jeunes filles. Les contributions s’attachent aussi et surtout à souligner la complexité des déplacements à l’œuvre. Si « Platon promeut explicitement la participation des femmes au gouvernement politique », A. Larivée montre qu’il valorise les qualités et les fonctions traditionnellement vues comme « féminines ». Même si c’est « uniquement de manière indirecte et implicite » (p. 149), Platon apparaît dès lors moins éloigné de Xénophon, comme on le lit souvent, lequel « valorise les fonctions féminines de soin, de supervision et de protection » mais « suggère de manière indirecte et implicite […] que les femmes sont aptes à jouer un rôle politique ». C. Calame insiste pour sa part sur la différence entre la position défendue dans le Banquet et la perspective adoptée dans les Lois qui est plutôt celle d’une « fabrication (normative) de l’humain » (p. 166) indépendamment de la question du genre ou de l’âge. Dans cette perspective, la khoreia rompt avec les pratiques chorales archaïques fondées sur une différence de genre qu’elles reproduisent, sur des relations de types homoérotiques asymétriques et, plus généralement, sur la tâche de « guide susceptible d’inscrire la valeur dans la nature humaine » (p. 167) que le Socrate du Banquet, via Diotime, attribue à eros et sur quoi insiste notamment C. Araújo.

5Qu’il s’agisse d’analyser des prescriptions proprement dites ou un certain nombre d’institutions comme le mariage ou la pédérastie, P. Ludwig, L.-A. Dorion, K. Schöpsdau, O. Renaut – et dans une certaine mesure C. Calame, R. Blondell & S. Boehringer, L. Brisson – se répondent notamment sur la question de ce qu’il est plus juste d’appeler des relations « homoérotiques », les uns insistant sur « la position rigoriste de Socrate » (L.-A. Dorion, p. 123), les autres insistant sur la place de telles relations dans l’éducation et plus généralement dans la cité (C. Araújo, O. Renaut) et sur leur évolution (C. Calame), d’autres analysant la complexité des prescriptions en matière d’éthique sexuelle (K. Schöpsdau) ou encore le fait que Platon soit l’un des rares auteurs à mentionner un homoérotisme féminin (R. Blondell & S. Boehringer). L’essentiel reste pourtant de déterminer les critères au nom desquels les relations homoérotiques sont proscrites (les Lois) ou au contraires valorisées (le Banquet), ce qui conduit à interroger ce qu’il faut entendre par « nature » et à retrouver l’enjeu politique dont dépend l’érotique et réciproquement.

6De même que les pratiques chorales analysées par C. Calame, la question de la pédérastie qu’aborde C. Araújo et qu’étudie O. Renaut à travers le discours de Pausanias dans le Banquet apparaît au cœur du projet consistant à penser une érotique platonicienne et l’articulation entre cette érotique et le politique à partir de concepts contemporains. O. Renaut fait du discours de Pausanias consacré à la pédérastie un « défi à l’érotique pédagogique platonicienne » (p. 230) et « un discours capital pour l’éducation platonicienne, dans la mesure où il pose le problème spécifiquement politique de la régulation des mœurs sexuelles, de leur compatibilité avec la loi, mais surtout de l’usage, par le législateur, des relations (homo-)érotiques pour l’éclosion de la vertu, non pas chez les philosophes, mais pour la Cité tout entière » (p. 230). À travers ce discours, la pédérastie ne saurait se réduire à une affaire de sexualité et elle engage moins un affaiblissement des normes de genre que leur élaboration. Ce faisant, c’est une lecture traditionnellement admise de Platon, contempteur de la pédérastie, qui se trouve mise en question. Ce sont également nos catégories contemporaines d’« homosexualité » et plus généralement de « sexualité » ou encore d’« éducation » qui sont rendues à leur contingence.

7À travers les contributions réunies dans cet ouvrage, Platon apparaît donc tout à la fois comme un témoin et comme un penseur, ses dialogues comme le témoignage d’un certain nombre de représentations qu’il contribue aussi à déconstruire, à problématiser, à faire évoluer. L’ouvrage échappe de ce fait au clivage qui oppose trop souvent historiens de la philosophie et historiens de la sexualité. Il contribue à enrichir de façon significative les études platoniciennes et nous engage à penser et à repenser de façon problématisée un certain nombre de catégories contemporaines au cœur de débats et de luttes pleinement actuels, comme le suggère d’ailleurs l’article de P. Ludwig.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sandrine Alexandre, « L. Brisson & O. Renaut (éd.), Érotique et politique chez Platon. Erôs, genre et sexualité dans la cité platonicienne »Philosophie antique, 19 | 2019, 180-183.

Référence électronique

Sandrine Alexandre, « L. Brisson & O. Renaut (éd.), Érotique et politique chez Platon. Erôs, genre et sexualité dans la cité platonicienne »Philosophie antique [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/1845 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.1845

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Auteur

Sandrine Alexandre

Université Paris-Ouest Nanterre La Défense – IRePh

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