Jaap Mansfeld & David Runia, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a Doxographer
Jaap Mansfeld & David Runia, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a Doxographer, vol. 2, The Compendium, 2 parties en 2 tomes, Leyde-Boston, Brill, 2009 (Philosophia antiqua, 114), XIV + 745 p. (t. 1= XIV + 272 p.; t. 2= p. 273-745). ISBN 978-90-0417206-7.
Texte intégral
1Annoncé depuis plus de dix ans, ce second volume des Aëtiana de J. Mansfeld et D. Runia (M&R) propose la première reconstruction de l’ouvrage doxographique d’Aétius depuis celle de Diels, limitée pour le moment au livre II. L’ouvrage est divisé en deux tomes dont le premier comporte des études générales, dues à J. Mansfeld, sur Aétius et plus généralement sur la doxographie (je n’en rendrai pas spécifiquement compte ici) ; le second a été rédigé par D. Runia. Mais les auteurs, qui collaborent de longue date, assument ensemble la paternité du tout.
- 1 Un texte unifié d’Aétius avait toutefois été déjà partiellement proposé par Diels dans les DG, nota (...)
- 2 À laquelle collaborera O. Primavesi.
2Auteur fantomatique promu au rang de source doxographique majeure par la reconstruction séminale conduite par H. Diels dans ses Doxographi Graeci (1879, désormais DG), Aétius était aussi resté jusqu’à présent un auteur sans textes, ou tout au moins un auteur sans livre propre, le sien ayant été reconstitué par Diels sous la forme de deux colonnes parallèles donnant une vue synoptique des Placita du Ps.-Plutarque et d’extraits de l’Anthologie de Stobée, complétés en bas de la seconde colonne, sous la rubrique aliorum ex Aetio excerpta, d’extraits de Théodoret de Cyr et de Numénius (avec le cas échéant une indication numérique laissée vide dans le texte principal). Il n’existe donc à vrai dire aucun texte unifié d’Aétius autre que celui proposé sous son nom dans les éditions de fragments consacrées à des auteurs cités dans les notices dont il est considéré comme la source, les Epicurea d’Usener, par exemple, les Fragmente der Vorsokratiker de Diels, ou les Stoicorum Veterum Fragmenta de von Arnim, pour ne citer que trois grandes collections classiques1. L’édition de M&R, qui, comme on l’a dit, s’en tient pour l’instant au livre II, mais s’offre comme un modèle pour l’édition future de l’ensemble de l’ouvrage2, en propose un, qui se fonde sur une révision en profondeur des principes du classement adopté par Diels.
3Le choix du livre II d’Aétius n’est pas dû au hasard. Ce livre est en effet celui que Stobée (S) a cité le plus abondamment, du moins à en juger par les parties conservées de son ouvrage. En nous basant sur la collection de Diels, et sauf erreur, 42 textes de ce livre sont seulement dans S, contre 11 pour Plutarque (P). S couvre par ailleurs plus de 90 % des matériaux qui en sont conservés, contre 70 % pour P. D’autre part, ce livre est également celui qui est le plus cité par Théodoret (T) (71 textes sont représentés ou du moins évoqués, soit 32 % environ de l’ensemble, même si le nombre de textes cités par le seul T – 2 seulement – reste faible).
- 3 Et naturellement dans le premier volume des Aëtiana : J. Mansfeld & D. Runia, Aëtiana, The Method a (...)
4L’idée fondamentale, défendue à plusieurs reprises dans les travaux antérieurs de Mansfeld et de Runia3, est que la doxographie aétienne, dans la prolongation des desiderata formulés par Aristote dans les Topiques (I, 14, 105a34 sq. ; cf. M&R p. 158 sq.), organisait les doctrines d’après des méthodes de division précises et globalement codifiées. La thèse, présentée de manière synthétique dans la courte introduction qui ouvre le second tome (p. 277‑289), nous semble incontestable, ce qui ne veut pas dire qu’elle épuise les discussions de détail – elle permet bien plutôt de les ouvrir sur des bases solides.
5Trois types principaux de division (diairesis) sont distingués (p. 283‑287). Le premier (A) marque une opposition entre deux doctrines ; le deuxième (B) présente également une opposition, mais en y ajoutant une autre conception qui constitue un compromis ou une exception ; le troisième (C) est constitué d’une liste d’opinions qui s’excluent sans être fondées sur une polarité. Ces trois types sont d’autre part susceptibles de se combiner sous la forme d’arbres, l’un des embranchements d’une division de type A pouvant par exemple être complété par une liste de type C. Le type A, tel qu’il est présenté par les auteurs (p. 284) ne paraît toutefois jamais être qu’un cas particulier du type C, n’admettant que deux membres, et par conséquent la possibilité d’une alternative (a ou non-a). La question que M&R prennent à titre d’exemple, que la nature des astres est de feu ou de terre, n’épuise évidemment pas les possibilités et revient à un classement de type C ne comportant que deux membres.
6Ces diaireseis ne doivent pas ou ne peuvent la plupart du temps être prises dans le sens d’une rigoureuse division logique, ce qui revient à dire qu’il ne s’agit pas d’appliquer un schéma a priori (cf. p. 287). La classification ancienne des opinions, quelle que soit la liberté qu’elle suppose parfois à leur égard, partait du moins d’opinions réellement émises, et la reconstruction de cette ancienne classification doit tenir compte d’abord des ordres constatés (notamment chez P, S ou T) et de leurs différences. L’ordre de P reste le plus souvent suivi (cf. p. 279), mais le parti pris n’est plus, comme chez Diels, de le suivre coûte que coûte – attitude qui supposait que la compilation de P n’ait consisté qu’à supprimer des notices. P, pour les besoins de sa propre compilation, a pu remanier à l’occasion le plan original. À en juger par le résultat obtenu par M&R, P reste cependant le plus souvent un guide assez fidèle : mis à part le chapitre 27 (où le problème d’ordre vient sans doute de la transmission propre du texte de P), et sauf erreur de notre part, seuls cinq chapitres, pour l’édition de A, renoncent franchement à l’ordre des notices de P : chap. 4, 11, 13, 20, et 23.
7Chaque chapitre de A est étudié à part, selon un plan dont le schéma général reste à peu près identique. Le commentaire s’ouvre sur une présentation des sources principales, en commençant en général par le Ps.‑Plutarque. À cette occasion, des commentaires sur le texte peuvent être proposés, par exemple sur les citations de P dans les sources secondaires. Stobée, puis Théodoret le cas échéant, subissent ensuite un traitement similaire. Les principaux problèmes, notamment structurels, du chapitre sont ensuite posés sur la base de la comparaison des sources et une solution d’organisation est proposée, qui s’appuie à l’occasion sur des parallèles « dialectico‑doxographiques » (voir infra) extérieurs au corpus aétien. Les différents lemmes, sauf exception, ne sont pas commentés pour eux-mêmes, bien que l’on trouvera ici et là, bien entendu, des indications d’interprétation. L’édition du chapitre est précédée de deux schémas, le premier donnant son plan détaillé, le second indiquant l’arbre que suppose la reconstitution. Le texte est enfin produit, accompagné d’une traduction indicative. L’apparat, très réduit, est fondé sur les éditions de référence et se limite en général à indiquer les principales différences entre les sources, ou entre celles-ci et le texte édité. Seules les variantes les plus significatives d’une même source sont proposées.
8Enfin, on trouvera à la fin de chaque chapitre une collection non exhaustive mais importante de parallèles « dialectico-doxographiques » classés chronologiquement. La formule « dialectico-doxographiques » indique qu’on n’y trouvera pas les parallèles doxographiques des doctrines exposées dans les lemmes, mais seulement des textes qui présentent les opinions philosophiques impliquées dans le chapitre dans le cadre d’une organisation dialectique (fût‑ce de manière anonyme). Précédant la bibliographie, un index des noms présents dans les lemmes, et l’index des parallèles dialectico-doxographiques, on trouvera en fin de volume une reproduction du texte grec suggéré, de l’apparat et, en vis-à-vis, de la traduction, de l’ensemble du livre II. La table de concordances avec les DG, publiée à la fin du tome I, donne les concordances pour les cinq livres, et non pour le livre II seulement, ce qui peut surprendre au premier abord (l’entrée M&R de la table restant bien entendu vide pour les quatre autres livres), mais peut être utile pour contrôler rapidement les sources utilisées par Diels. Précisons que la bibliographie qui figure à la fin du tome II est commune aux deux tomes.
9S’agissant du plan d’ensemble du livre II, on notera que trois chapitres sont ajoutés par M&R. Afin de préserver la numérotation traditionnelle, ces ajouts sont numérotés 2a, 5a et 17a. Le chapitre 2a, pour lequel M&R proposent le titre Περὶ κινήσεως κόσμου, est entièrement tiré de T IV, 16. Le chapitre 5a (Ποῦ ἔχει τὸ ἡγεμονικὸν ὁ κόσμος), construit sur la base de S I, 21, était déjà distingué par Diels qui ne lui avait cependant pas donné de numéro distinct et classait ce chapitre fantôme à la suite de A, II, 4 (lemmes 15‑17). Qu’il l’ait toutefois considéré comme un chapitre à part entière est certain : « at unum certe caput post II 4 14 neglexit epitomator, quod Stobaei codices inscriptum testantur ποῦ ἔχει τὸ ἡγεμονικὸν ὁ κόσμος » (DG, p. 62). Il n’est pas exact cependant de dire que Diels « also recognized that the best place of this chapter was after P 2.5 » (p. 375). L’annotation « additur post c. 5 3 p. 333b12 » dans l’apparat de Diels (p. 332b), que M&R semblent interpréter comme une recommandation, a en fait une valeur purement descriptive relative à l’ordre des textes du seul Stobée. Quant à 17a, il semble effectivement que deux questions, celle de la lumière des astres et celle de la manière dont ils sont nourris, s’y laissent distinguer. Elles paraissent avoir été fusionnées, peut-être accidentellement.
10Nous ne pouvons, dans le cadre de ce compte rendu, entrer dans une série de problèmes particuliers que nous nous proposons de développer ailleurs. L’essentiel est que le progrès, par rapport à Diels, est considérable. Le travail de ce dernier constitue toujours la base, mais la nouvelle grille de lecture proposée prouve son efficacité et établit en tout cas la nécessité du recours au contexte dans l’usage de la doxographie. Le projet d’édition d’un texte unique d’Aétius, s’il est parsemé de difficultés, est certainement légitime. C’est en particulier le cas quand les différences textuelles, notamment entre P et S, s’expliquent par des changements de plan. Dans d’autres cas, la question reste posée, et l’on peut préférer les deux colonnes de Diels, qui montrent mieux les problèmes. Il nous paraît en tout cas essentiel que, pour les autres livres, les principes de la reconstruction puissent rester transparents et les sources rester directement sous le regard du lecteur. Les auteurs annonçant une version plus légère, espérons que celle-ci ne le devienne pas trop, ce qui risquerait de fonder une nouvelle vulgate qui viendrait clore une discussion à peine rouverte. Leurs propres remarques (p. 660 sq.) permettent toutefois de ne pas nourrir trop de craintes de ce côté‑là.
11S’agissant des autres livres, des problèmes d’une autre nature que ceux que présente le livre II seront rencontrés, notamment dans le cas du livre IV, et surtout du livre V, pour lesquels Stobée fait en partie ou complètement défaut (on peut au reste se demander s’il ne s’agit pas là d’une importante limite à l’édition d’Aétius). Le traitement du livre I s’annonce comme passionnant à suivre, à en juger par les remarques de Mansfeld dans le tome I, en particulier pour ce qui regarde le difficile chapitre 3 (I, chap. 7, p. 73‑96). Faisons, avec les auteurs, le vœu que leur initiative relancera (ou lancera ?) les études aétiennes : les bases de la discussion n’ont en toute certitude jamais été meilleures.
12Je signale pour terminer quelques erreurs que j’ai pu repérer : le schéma de division fourni pour le chapitre 4 est manifestement erroné sur deux points, ce que montre la comparaison avec le plan fourni par les auteurs (p. 362) : trois embranchements sont développés pour le point A, alors que seuls deux le sont dans le plan ; d’autre part, le point C2 devrait comprendre trois points, a, b, c, alors qu’il n’en comprend que deux. Pour G.54 (p. 435) M&R impriment à la fin, pour Galien, μίγματος (qui est en fait dans Plutarque) à la place de συνεστῶτα (sans doute le résultat d’un malheureux copier/coller). On s’étonne, chap. 25. 1 (p. 574), de ne pas trouver d’indication dans l’apparat pour le choix d’ἐπιστροφάς. Concernant le chap. 20. 14, note 22 (p. 531), pour autant que l’apparat de Mras est exact, κισηροειδὲς καὶ σπογγοειδές n’est pas la leçon des manuscrits d’Eusèbe, mais une correction de l’éditeur, déjà suggérée par Diels pour A et notamment adoptée par Usener (Epicurea, § 343). Les manuscrits d’Eusèbe portent en fait κισσηροειδῶς καὶ σπογγοειδῶς. Ces exemples incitent à une certaine prudence dans l’usage des textes fournis par M&R.
Notes
1 Un texte unifié d’Aétius avait toutefois été déjà partiellement proposé par Diels dans les DG, notamment dans les comparaisons du Theophrasteorum apud excerptores conspectus, p. 132-144.
2 À laquelle collaborera O. Primavesi.
3 Et naturellement dans le premier volume des Aëtiana : J. Mansfeld & D. Runia, Aëtiana, The Method and Intellectual Context of a Doxographer, vol. 1, The Sources, Leyde, Brill, 1997.
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Référence papier
Gérard Journée, « Jaap Mansfeld & David Runia, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a Doxographer », Philosophie antique, 11 | 2011, 247-250.
Référence électronique
Gérard Journée, « Jaap Mansfeld & David Runia, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a Doxographer », Philosophie antique [En ligne], 11 | 2011, mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philosant/1201 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philosant.1201
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