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CONTRIBUTIONS DES DOCTORANTS

Une éthique si ordinaire : Iris Murdoch

Camille BRAUNE
p. 13-28

Résumés

Sous le titre « Une éthique si ordinaire : Iris Murdoch », cet article entend montrer comment nous pouvons situer Iris Murdoch au cœur de ce que l’on peut appeler une nouvelle éthique ordinaire contemporaine, qui embrasse à la fois les concepts d’attention au langage (c’est-à-dire ce que cela signifie d’être attentif au langage) et d’éthique ordinaire (c’est-à-dire comment la vie ordinaire peut être le terrain privilégié de la vie morale). Il s’agit d’une approche linguistique et littéraire qui fait se rejoindre le courant du perfectionnisme en philosophie morale et l’approche conceptuelle en éthique, et entend proposer une nouvelle éthique de l’attention au langage en tant que projet moral singulier. En resituant Iris Murdoch au cœur des débats de la philosophie morale oxfordienne des années 1950-1960, cet article entend, d’une part, faire la généalogie des concepts clés de la philosophie murdochienne, à savoir la vision, l’amour, le Bien et l’attention, tout en tentant, d’autre part, d’en montrer l’efficacité pour une éthique ordinaire contemporaine.

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Texte intégral

  • 1  Pour une analyse de cette période de l’histoire de la philosophie britannique, voir C. Mac Cumhail (...)

1Dévoiler la richesse de l’œuvre méconnue de la romancière et philosophe britannique Iris Murdoch, c’est d’abord revenir à Oxford dans les années 1930-1940. Jeune irlandaise née à Dublin en 1919, Iris Murdoch entre au Somerville College en 1938 pour y étudier les classiques. Elle débute son apprentissage de la philosophie morale dans un contexte troublé, qui suit la déclaration de « guerre à la métaphysique et à l’éthique » par Freddie Ayer, chercheur à Christ Church, formé à Cambridge par Ryle et rompu aux idées du Cercle de Vienne. Tout ce qui échappe au critère de validation scientifique est déclaré pur non-sens. L’éthique et la métaphysique sont renvoyées à l’insignifiance. Le monde mystérieux et transcendant s’évapore. Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, la logique moderne telle que prônée par Ayer demeure au programme de philosophie, mais ses défenseurs quittent Oxford, pour le front. La métaphysique regagne fébrilement sa valeur dans les leçons des professeurs, dont un retient particulièrement l’attention d’Iris Murdoch : Donald MacKinnon. Ce dernier s’oppose fermement à Freddie Ayer, dont il perçoit le positivisme logique comme dangereux, et dénonce le prétendu « démocratisme » de l’empirisme logique du Cercle de Vienne comme un mythe autoritariste, subordonnant l’homme à la science1.

2En 1942, Iris Murdoch part à Londres. Son amie Elizabeth Anscombe quitte à son tour Oxford pour Cambridge, où elle va suivre, au fil des mois de l’année 1945, le rythme intense des leçons de Ludwig Wittgenstein au Trinity College. À travers lui, Elizabeth Anscombe découvre une nouvelle manière de philosopher, plus ordinaire et humaine, prenant en compte l’étrangeté de l’arrière-fond de nos vies humaines, dont elle ne cessera de discuter avec Iris Murdoch. Alors qu’une philosophie du langage « ordinaire » se tisse autour de ce qui deviendra les Philosophical Investigations de Ludwig Wittgenstein, une nouvelle manière d’approcher le langage redessine les contours de l’éthique classique, qui conduira dans le même temps Iris Murdoch à repenser la philosophie morale dans sa tradition analytique.

Contre une éthique flasque : Iris, jeune flâneuse existentialiste

3En 1945, Iris Murdoch se rend dans une galerie d’art avant-gardiste bruxelloise, et assiste à la présentation du manifeste existentialiste de Jean-Paul Sartre. Kant y est interprété d’une tout autre manière que celui qu’elle a rencontré durant les cours d’Heinz Cassirer à Oxford. Le monde dans lequel nous naissons est sans valeur, l’homme n’est destiné à rien. Chaque individu crée de la valeur à travers ses choix et ses actes, par sa propre volonté. Au travers de ses choix, l’homme se crée, perpétuellement, et il endosse une image de l’homme telle qu’il croit qu’il devrait être. Sans aucune norme externe de réalité, de nature ou de Dieu pour évaluer nos actes, la responsabilité devient entièrement nôtre. Cette responsabilité est la cause d’une pure angoisse. Compte tenu de cela, nous ne devons pas agir de manière inconséquente, performer notre vie comme si nous avions une sorte d’essence prédéfinie : le faire est d’être de mauvaise foi. Et s’il existe une quelconque forme de valeur objective, c’est l’authenticité. Telle est la philosophie existentialiste sartrienne qui jaillit dans l’esprit d’Iris Murdoch, qu’elle admire parce qu’offrant une toute nouvelle morale substantielle, loin de l’éthique flasque qu’elle déplorait à Oxford.

  • 2  C. Mac Cumhaill et R. Wiseman, Metaphysical Animals, op. cit., p. 158 [ma traduction].

4Amie de Raymond Queneau, Iris Murdoch s’engage au sein de l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration), travaille auprès de réfugiés, et réfléchit à une éthique qu’elle désire plus humaine, réaliste, ordinaire, prise dans l’action de la vie. La jeune existentialiste veut parler d’homme vivant, « avec du sang dans ses veines, et une psychologie complexe (et en partie conscient de cela) et avec des problèmes sociaux et émotionnels auxquels faire face ‒ l’homme qui va au cinéma, qui fait l’amour, et qui se bat pour ou contre Hitler »2. Elle nourrit de plus en plus sa philosophie d’ordinaire. Aussi les émotions telles que la fierté, le chagrin, la joie, l’amour, ne sont-elles plus envisagées comme de simples expériences intérieures, mais deviennent connectées à des schémas de parole et d’action, qui font partie du tissu profond de la vie humaine, de notre vie commune. D’où la nécessité de reconnaître l’importance des schémas quotidiens de nos vies.

5En 1948, Iris Murdoch retourne à Oxford enseigner la philosophie morale au St Anne’s College. Elle y introduit la philosophie existentialiste française, devient la première commentatrice britannique de Jean-Paul Sartre, auquel elle consacre son essai Sartre: A Romantic Rationalist (1953). Mais alors qu’à Bruxelles, Iris Murdoch avait été fascinée par sa philosophie, elle rejette dès 1950 l’image de l’égo qu’il propose, ne convenant pas à la vie ordinaire. Elle lui reproche son éthique enfermée dans la conscience, le soi seul ‒ ce qu’elle considère comme une psychologie de l’individu solitaire ‒, et veut développer de son côté une éthique (qu’elle considère plus réaliste) portée vers l’autre. Elle argumente ainsi, en contrepoint de Jean-Paul Sartre, que la liberté morale n’est pas simplement la capacité à choisir nos propres principes moraux dans un monde par ailleurs sans valeur. C’est au contraire une capacité à regarder de manière constante la réalité, et à voir les choses justement : voir ce qui compte, ce qui fait la différence, et regarder encore. Ce travail de vision n’implique pas de mouvements soudains de la volonté à des moments isolés de choix, mais c’est une tâche continue.

  • 3  Ibid., p. 265 [ma traduction].

6Jean-Paul Sartre incarne finalement pour Iris Murdoch l’existentialiste « bourgeois intellectuel européen », « rejetant l’idéologie capitaliste avec ses valeurs matérialistes, mais effrayé à l’idée d’embrasser le socialisme, tissant alors des liens avec la mythologie d’un individualisme solipsiste et nihiliste »3. Telle est la conséquence de l’expérience de la guerre et de la modernité : la perte de la toile de fond métaphysique de nos vies humaines, qui induisait des concepts tels que la vérité, la réalité, Dieu (ou le Bien), sur lesquels nous nous appuyons pourtant pour nous orienter dans les relations éthiques avec les autres. Un vide moral qu’Iris Murdoch déplore politiquement dans son essai « A House of Theory », en 1956, où elle démontre que si le socialisme n’arrive plus à rassembler les Britanniques, c’est parce que les concepts qu’il utilise ne leur parlent plus, ne les rassemblent plus et ne leur disent même plus rien.

Repenser la philosophie morale dans sa tradition analytique

  • 4  Voir I. Murdoch, « Nostalgia for the Particular », in Existentialists and Mystics: Writings on Phi (...)
  • 5  Voir I. Murdoch, « Thinking and Language », in Existentialists and Mystics, op. cit.
  • 6  Voir I. Murdoch, The Sovereignty of Good, New York, Routledge, 2ème éd., 2001, p. 16‑17.

7La jeune moraliste qu’est Iris Murdoch désire réhabiliter les manifestations mentales individuelles comme des expériences de sens4. Ses premiers essais répondent ainsi à la tendance behaviouriste à écarter tout bien-fondé à parler d’expérience intérieure5, et introduisent sa pensée d’une psychologie morale. Acceptant le point de départ wittgensteinien consistant à dire que le sens est l’usage, elle s’oppose aux conclusions qui réfutent l’existence de la vie intérieure, étant propre à la pratique des termes psychologiques, selon elle, qu’il y a davantage dans leur signification que ce qui est présent de manière vérifiable dans les occasions où ils sont utilisés correctement. Si Iris Murdoch insiste sur l’importance de la vie intérieure, c’est qu’elle considère sérieusement l’idée que si nous concevons l’entendement comme étant infiniment améliorable dans le sens d’une parfaite compréhension idéalisée, nous devons reconnaître, étant donné notre nature, que nos propres idées, à mesure qu’elles progressent, risquent en pratique de devenir de plus en plus privées. Même si ces expériences peuvent être ouvertes aux autres, le nombre de personnes en position d’être suffisamment attentives pour les reconnaître est faible et, au fur et à mesure que ces expériences s’accumulent dans leur particularité, devient de plus en plus faible. Si Iris Murdoch insiste autant sur l’importance de la vie intérieure et du privé, c’est qu’elle tente d’articuler sa vision de la vie morale à la théorie de Ludwig Wittgenstein de l’impossibilité du langage privé : en tant que phénomène irréductiblement social, le langage ne peut effectivement pas être « privé ». Mais cette théorie ne devrait pas signifier, pour autant, qu’il n’y a rien d’intime dans le langage. Reconnaître une intimité dans le langage, et de la vie morale, est en particulier ce qui est mis en scène dans « The Idea of Perfection » à travers l’exemple de la belle-mère, qui retravaille sa perception de sa belle-fille d’une manière qui lui est, finalement, plus bienveillante6.

  • 7  Voir I. Murdoch, « Metaphysics and Ethics », in Existentialists and Mystics, op. cit. ; et « Visio (...)

8Au tournant des années 1950, Iris Murdoch détourne son attention du behaviourisme en général, pour se focaliser sur les approches linguistiques et behaviouristes de la morale en particulier7. Défiant le prescriptivisme universel de Richard Hare, Iris Murdoch introduit la notion de « réalité morale ». Les jugements moraux peuvent être décrits comme des cas de « prise de conscience » et, dans cette perspective, des « faits moraux » sont observables grâce à la possession de « concepts spécialisés » appropriés. Si les comportementalistes ont raison, en un sens, de rejeter l’introspection comme source de connaissance privilégiée de nos états mentaux, il n’y a aucune raison de rejeter la vision de la vie « personnelle » ou « privée », capable d’être exprimée aussi bien ouvertement, qu’intérieurement.

  • 8  I. Murdoch, « Vision and Choice in Morality », Proceedings of the Aristotelian Society, art. cit., (...)

Leur vision entière de la vie, reflétée dans leur façon de parler ou leur silence, leur choix des mots, leurs appréciations des autres, leur conception de leur propre vie, ce qu’ils trouvent attrayant ou louable, ce qu’ils pensent drôle : en bref, les configurations de leur pensée qui se manifestent continuellement dans leurs réactions et leur conversation8.

  • 9  Voir C. Braune, « From Inattentiveness Towards Moral Failures: Acknowledging Simone Weil in Iris M (...)

9Iris Murdoch considère la « vision » comme plus importante que le « choix » pour la morale. Un désaccord moral, en ce sens, ne tient pas tant dans une différence de choix moraux, ou de faits, que dans la possession par un individu de concepts moraux. Un individu peut ainsi manquer de vocabulaire moral et, en un certain sens, vivre dans un monde moral totalement différent de celui qui le possède. Si les différences morales sont conceptuelles, dans le sens où elles sont des différences de vision, alors cela rend impossible la réduction de l’éthique à la logique, à partir du moment où cela suggère que la morale doit être étudiée historiquement. L’étude conceptuelle ne peut s’envisager qu’à travers l’analyse de concepts évoluant dans le temps, et différemment accessibles aux individus en fonction de l’évolution de leur situation et de leur expérience personnelle historique. Cette perspective enjoint de prendre au sérieux le background de nos attitudes morales et de notre activité conceptuelle ‒ une approche de la pensée conceptuelle qui se retrouve dans la philosophie de Wittgenstein des années 1940. Si, traditionnellement, la liberté en philosophie morale repose sur la liberté de choisir à quoi appliquer les concepts moraux (par exemple, dire que telle ou telle chose est bonne), Iris Murdoch défend l’idée d’une liberté résidant dans la liberté d’approfondir, de réorganiser, ou de resignifier, nos concepts, dans un processus de perfectionnement moral. La liberté est ainsi redéfinie comme une affaire de connaissance, qui se perfectionne dans la vision juste et aimante d’un individu autre que soi, et ainsi, de la réalité. Telle est la difficile sortie de l’égo, qui constitue le cœur de la « difficulté » de l’attention, et dès lors, pour atteindre le Bien. Une difficulté qui s’incarne comme une trame narrative comique, et récurrente, dans ses romans9.

  • 10  Voir C. Diamond, « “We are perpetually moralists”: Iris Murdoch, fact and value », in Iris Murdoch (...)
  • 11  Voir I. Murdoch, Metaphysics as a Guide to Morals, Londres, Chatto & Windus, 1992, p. 326.
  • 12  Voir I. Murdoch, « The Idea of Perfection », in The Sovereignty of Good, op. cit. ; et les analyse (...)

10Incarnant le courant moral post-wittgensteinien, Iris Murdoch conserve des réticences à embrasser toute la philosophie de Ludwig Wittgenstein : en particulier à propos de la distinction entre fait et valeur. En effet, pour Iris Murdoch, lorsque nous parlons et pensons, nous examinons et modifions constamment notre sens de l’ordre et de l’interdépendance de nos valeurs. L’étude de cette imbrication est la réflexion morale10 et, à un niveau plus théorique, les concepts d’amour, de liberté et de Bien doivent redevenir intelligibles comme des lieux centraux de la vie morale11. On doit tout de même à Ludwig Wittgenstein une influence majeure, qui est celle de partir des différences, des formes de vies, de penser une philosophie à partir de nos vies ordinaires. En effet, le système moral murdochien est celui d’une perception des détails, offrant la possibilité de libérer la pensée morale de l’assimilation au sentiment, au jugement descriptif et à la formulation de règles. Iris Murdoch insiste sur la dépendance de la pensée morale à l’égard du schème conceptuel12 : je ne peux choisir qu’à l’intérieur du monde que je vois. L’appareil conceptuel d’une personne détermine, et révèle, en un sens, le caractère du monde moral dans lequel elle vit. Iris Murdoch caractérise ces schèmes conceptuels en insistant sur les différences et les désaccords entre les personnes dans une perspective morale : une différence non pas seulement dans la mise en œuvre de concepts partagés, mais dans le répertoire même de concepts que différentes personnes comprennent et emploient.

11Dans cette perspective, qui fait se rejoindre l’approche conceptuelle en éthique et le perfectionnisme moral, le processus par lequel nous reprenons contact avec les ressources conceptuelles exige une transformation intérieure. La morale se glisse dans le domaine continu de la vie intérieure, et le langage devient l’expression du travail d’approfondissement de notre connaissance de la réalité, mais aussi ce qui permet la transformation de notre rapport avec les choses et les personnes ; certains mots permettant mieux que d’autres d’exprimer ce mouvement de reconstruction intérieure de la réalité externe. La morale devient un processus qui se déroule de manière continue, dans le mouvement de l’intériorité. La vie intérieure est alors envisagée comme lieu non exclusif mais privilégié de l’amélioration morale. Mais reconnaître l’importance de la vie intérieure en morale ne signifie pas, pour autant, proposer une philosophie de l’égo.

  • 13  Voir notamment S. Lovibond, « The Simone Weil Factor », in Iris Murdoch, Gender and Philosophy, Ne (...)

12La découverte de Simone Weil constitue un tournant dans la pensée morale d’Iris Murdoch, en lui dévoilant l’importance des concepts d’amour et d’attention13. La philosophie weilienne est marquée par un platonisme au fort accent mystique (Iris Murdoch redécouvre Platon à travers Simone Weil), où l’expérience de la souffrance est une expérience de la réalité, en ce qu’elle force notre attention sur elle, son altérité désarmant nos tentatives habituelles de nous consoler par des artifices et des fantasmes égoïstes. Le progrès moral y est envisagé comme une question de méditation, non plus simplement d’action, où, lorsque nous dirigeons notre attention vers le bien, cela excite l’amour en nous, bien que nous reconnaissions dans le même temps que nous sommes incapables de l’atteindre. Si Iris Murdoch ne reprend pas l’ensemble des thèmes weiliens à son compte, plus optimiste quant à la possibilité réelle de vertus ordinaires, cette découverte est fondamentale, et lui ouvre les portes d’un chemin de pensée difficile dans la tradition philosophique oxfordienne qui est alors non religieuse et non mystérieuse.

Une éthique de l’attention au langage

  • 14  Voir S. Laugier, La Voix et la vertu. Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010.

13Si le perfectionnisme, en philosophie, est une théorie cherchant à obtenir la plus grande perfection possible chez un être humain, une caractéristique du courant perfectionniste hérité d’Iris Murdoch est d’être de nature langagière, revendiquant une approche consistant à faire attention à ce que nous disons, et à ce que nous voulons dire. Il s’agit d’arriver à la perfection par l’expression, la conversation et une attention à nos usages moraux. La réflexion morale se déroule à l’intérieur du langage. Cela signifie prendre au sérieux l’idée que n’importe quel mot puisse donner expression à une pensée morale. Se suivre soi-même, suivre ce qui compte pour soi, tel est le fondement du perfectionnisme moral qui est moins une théorie du développement et du progrès qu’une approche de l’individualité comme expression14. Le perfectionnisme moral, tel qu’il peut s’appréhender à partir de l’éthique proposée par Iris Murdoch, est un élan vers un dehors de soi. C’est à cette source d’intérêt pour l’existence des autres, pour le détail infime du monde, que réagit l’activité morale. Le progrès moral ne consiste pas seulement à user de propositions morales déjà disponibles, ni à réajuster nos attributions de valeurs de vérité à celles-ci, mais plutôt à réviser nos concepts moraux eux-mêmes. C’est-à-dire, à rendre pensable pour nous ce qui ne l’était pas auparavant. Ce progrès ne peut passer que par une forme d’attention au langage, et notamment au choix des mots dont nous faisons usage au quotidien.

14Une éthique de l’attention au langage, sur laquelle on peut réfléchir à partir d’Iris Murdoch, n’est pas sans rapport avec Elizabeth Anscombe. Si l’importance du concept d’attention dans la pensée d’Iris Murdoch provient de sa lecture des écrits de Simone Weil, le fait de rapporter cette attention au langage, précisément, est directement inspiré de ses discussions avec Elizabeth Anscombe. En effet, le bilan de la perception que fait cette dernière dans les années 1950 est que lorsqu’il s’agit de voir, nous sommes toujours limités ‒ ou capables ‒ par notre pratique du langage humain. La richesse et la diversité du monde humain s’accroît, se rétracte et s’altère à mesure que nous apprenons à parler et agir. Nos manières de parler et nos expressions communes nous guident et jouent sur nos états d’âme, nos convictions et nos perceptions.

  • 15  Collection d’écrits d’Iris Murdoch traduits en français dans L’Attention romanesque. Écrits sur la (...)

15Le langage apparaît ainsi dans la philosophie d’Iris Murdoch comme un vecteur moral, dont presque toutes les utilisations transmettent des valeurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes presque toujours moralement actifs. La vie est imprégnée de morale, la littérature aussi. Là encore, la romancière n’est jamais très loin de la philosophe, lorsqu’Iris Murdoch explique que « le plus grand diseur de vérités » est toujours, en définitive, le romancier. Pour la romancière, chaque fois que l’on écrit, on devrait écrire aussi bien qu’on le peut, afin de défendre la langue, et de clarifier et raffiner cette matière qui est la structure la plus profonde de notre esprit. L’étude d’une langue ou d’une littérature, ou plus généralement toute étude qui accroît et raffine notre capacité à exister par et à travers le mot, fait partie d’une « bataille pour la civilisation, la justice et la liberté, pour la clarté et pour la vérité, contre la laideur du faux jargon scientifique, le débraillé veule du style journalistique et la mystification du tyran »15. Les mots sont là où nous vivons en tant qu’êtres humains et comme agents moraux et spirituels. Ils constituent la substance et la structure ultimes de notre être moral. Il va de soi que l’éloquence n’est pas une garantie de bonté et qu’un homme qui a du mal à s’exprimer peut être vertueux. Mais la qualité d’une civilisation dépend de sa capacité à discerner et à révéler la vérité, et cela dépend de l’étendue et de la précision de sa langue. Telle est la thèse défendue par Iris Murdoch. Tout dictateur tend ainsi à dénaturer la langue, parce que c’est un moyen de mystification, et de brouillage de la précision verbale qui est une poursuite vers la vérité.

16Un Samuel Beckett pourrait écrire la même chose, quand il creuse les profondeurs du langage, en quête du dire pour se dire. Dans L’Innommable, paru en 1949, « l’innommable » est un homme immobile, incapable de bouger, incapable de parler, incapable de ne pas parler. Assis dans un endroit gris, environné de gris, l’homme ne voit presque rien, n’entend rien, ne sent rien. L’homme est réduit à sa plus simple expression, à savoir une conscience. L’atmosphère est angoissante : « Il faut dire vite », dit l’homme. Conscience d’être et conscience d’avoir une conscience, qui dit « je », qui se cherche et qui cherche ce qu’est la vie.

  • 16  S. Beckett, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 34.

Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais, c’est autour de cela qu’il faut tourner, c’est à propos de cela qu’il faut parler, avec cette voix qui n’est pas la mienne, mais qui ne peut être que la mienne, puisqu’il n’y a que moi, ou s’il est d’autres que moi, à qui cette voix pourrait appartenir, ils ne viennent pas jusqu’à moi, je n’en dirai pas davantage, je ne serai pas plus clair16.

  • 17  Voir S. Cavell, Must we Mean what we Say? A Book of Essays, 2ème éd., Cambridge, Cambridge Univers (...)

17« Cette voix qui n’est pas la mienne » rappelle le désir de Stanley Cavell à « trouver sa propre voix » dans la multitude des voix du langage17. Qu’est-ce qu’un homme, lorsqu’il est réduit à sa simple conscience ? Il ne lui reste plus que les mots pour exister. Puisqu’il « a à parler », l’homme parle, de ce qu’il sait ou plutôt, de ce qu’il ne sait pas, de ses doutes, de ce que lui disent ses voix intérieures, des histoires des différents personnages qu’il convoque : Mahood et Worm. Samuel Beckett pousse à l’extrême le questionnement de l’existence, de ce qu’elle est, des indices de sa présence ou de son absence. Les mots apparaissent comme une souffrance ; souffrance des mots qui ne peuvent assez dire, qui sont toujours à côté, et qui pourtant sont le seul moyen de nous dire. Les mots semblent toujours ailleurs, jamais à nous, toujours gravitant autour de nous, toujours partagés, parfois épuisés par le temps. Quelle est cette quête du dire ? Comment dire ce que l’on veut dire vraiment ?

  • 18  S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 45.

Toute cette histoire de tâche à accomplir, pour pouvoir m’arrêter, de mots à dire, de vérité à retrouver, pour pouvoir la dire, pour pouvoir m’arrêter, de tâche imposée, sue, négligée, oubliée, à retrouver, à acquitter, pour ne plus avoir à parler, plus avoir à entendre, je l’ai inventée, dans l’espoir de me consoler, de m’aider à continuer, de me croire quelque part, mouvant, entre un commencement et une fin, tantôt avançant, tantôt reculant, tantôt déviant, mais en fin de compte grignotant toujours du terrain18.

18Cette quête du dire est celle de l’existence : dire, c’est toujours « gagner du terrain ». L’homme de L’Innommable apparait pressé par le temps et la mort. Il veut toujours parler, dire tout ce qu’il sait, ne sait pas, dire encore plus, aller toujours plus loin dans le langage.

  • 19  Ibid., p. 178.

Impossible de m’arrêter, impossible de continuer, mais je dois continuer, je vais donc continuer, sans personne, sans rien, que moi, que ma voix à moi, c’est-à-dire que je vais m’arrêter, je vais finir, c’est la fin déjà, la fin qui commence, qui n’en sera pas une19.

19Au fur et à mesure que l’homme creuse dans le langage, les barrières de la compréhension s’écartent et laissent place à la libération de la pensée, à la forme intelligible, qui donne du sens. L’enjeu est de fuir l’absurde, au cœur de l’absurde. C’est là l’impossible quête de Beckett, qui est la quête de tout être humain. On ne peut pas se trouver totalement, et en même temps on ne peut pas ne pas se chercher. Les mots ne s’arrêtent jamais. Samuel Beckett veut aller jusqu’au bout des mots, leur faire dire jusqu’au bout l’impossibilité même de dire, d’être, d’exister, de penser, de représenter. Il fait dire aux mots le vide. Quand on perd toute transcendance, tout absolu, il ne reste que le langage, seule présence aux frontières du néant. Mais pour Iris Murdoch, la transcendance n’est pas perdue. C’est ce qui la différencie de Samuel Beckett, de l’absurde et des existentialistes d’après-guerre, et qui fait de son œuvre un joyau d’humour, de gaité, et d’optimisme.

  • 20  Voir S. Panizza, The Importance of Attention in Morality: An Exploration of Iris Murdoch’s Philoso (...)
  • 21  Voir à ce sujet J. Trächtler, « Facts, concepts and patterns of life ‒ Or how to change things wit (...)

20L’éthique de l’attention au langage n’est pas une tentative pour créer un répertoire, un dictionnaire ou un système linguistique, qui serait composé de « mots parfaits ». Ce serait mécomprendre l’idée même de (forme de) vie dans le langage, défendue aussi bien par Iris Murdoch, Elizabeth Anscombe ou Ludwig Wittgenstein. C’est une manière d’appréhender le langage, précisément comme un lieu de vie, donc un lieu ouvert ; un lieu qui entremêle le culturel et le naturel, un lieu qui croise les dynamiques d’usages, de normes et de recherches de sens. C’est une façon de voir, d’observer ce qui s’y joue, et de comprendre notre situation dans les jeux de langage, pour ne pas s’y rendre étrangers. Dans The Ethics of Attention: Engaging the Real with Iris Murdoch and Simone Weil, Silvia Panizza définit le concept d’attention comme impliquant des attitudes et des facultés épistémiques particulières qui sont censées permettre au sujet d’appréhender la réalité morale et de parvenir à une compréhension et à une réponse morales correctes20. Appliqué au langage, le concept d’attention en fait une pratique de perception morale, une prise de conscience, qui revalorise les mouvements imaginatifs au cœur de nos ingénieries conceptuelles, pour contrecarrer les handicaps cognitifs potentiellement inhérents à nos schémas conceptuels, et ce, en particulier, vers un plus grand objectif de justice sociale ‒ c’est-à-dire pour percevoir quand il y a des injustices (sociales) dans le langage, et comment nous pouvons les travailler21. Ces mouvements imaginatifs n’étant pas des « sauts » dans des formes d’intelligibilité extraordinaires, mais faisant plutôt partie, suivant la théorie d’Iris Murdoch, d’un raffinement quotidien de nos usages dans la langue, quelque chose qui se fait aussi dans la littérature, la poésie ou l’art en général. En cela la vision morale murdochienne s’appuie sur une éthique de l’attention au langage, puisque le perfectionnement moral est de nature linguistique. À la question « comment pouvons-nous nous rendre moralement meilleurs ? », qui oriente la philosophie d’Iris Murdoch, l’éthique de l’attention au langage ajoute : quel rôle le langage peut-il venir jouer dans cette quête à nous rendre moralement meilleurs ?

Une métaphysique si ordinaire

21« Comment pouvons-nous nous rendre moralement meilleurs ? » Telle est effectivement la question qui tisse la toile de la philosophie d’Iris Murdoch. En s’écartant de ce qui est traditionnellement théorisé en philosophie morale, en particulier des éthiques kantiennes, Iris Murdoch enjoint de penser le travail moral comme résidant davantage dans l’activité continue de construction et de réajustement de notre image du charactère moral des personnes et des choses dans le monde, plutôt que dans les moments où un choix particulier semble devoir être fait. Dans cette perspective, la liberté n’est pas affaire de volonté, mais de progrès dans la vision juste et aimante d’un individu, une chose infiniment perfectible ‒ car elle est difficile. Elle n’est plus ce qui apparaît sans entrave à certains moments de choix, mais c’est une petite affaire, au coup par coup, qui se poursuit sans relâche. La liberté devient la connaissance de la réalité révélée par une juste attention, la réalité devenant elle-même ce qui est dévoilé à l’œil de l’amour.

22L’essai « On “God” and “Good” » (1969) révèle l’importance de Platon dans la philosophie d’Iris Murdoch. Le Bien est un point central de sa réflexion, dont elle fait un parallèle avec le Dieu de la théologie chrétienne, pour en comprendre ce qu’il peut signifier en philosophie morale. Le Bien est objet d’attention aimante, par lequel nous recevons l’énergie pour l’action bonne, et qui nous sauve de notre nature égoïste, à l’instar de Dieu qui est l’objet de prières, pouvant être compris par la grâce, et qui nous rachète du péché de la nature humaine. L’analogie est forte : le chemin de la foi vers Dieu est identifié à celui de l’agent moral vers le Bien, conçu comme objet d’attention unique, transcendant, non-représentable et nécessairement réel. Le Bien possède les attributs de la perfection et de la nécessité, qu’Iris Murdoch inscrit dans ses romans, où les personnages sont toujours sujets à une conversion morale. L’amour est mis en scène comme chemin privilégié vers le Bien, quand il n’est pas désir de possession ou projection de soi-même. La vertu suprême du Bien, telle que l’envisage Iris Murdoch, est la lucidité comme regard non plus tourné vers soi mais vers les autres, une awareness comme vertu d’attention. Au travers des épreuves subies par les personnages de ses romans, à la fois sombres et envoûtants, Iris Murdoch rend visible en chacun d’eux le travail de confrontation entre obsession du moi et contemplation du réel, entre volonté et attention. Le projet littéraire d’Iris Murdoch est audacieux : créer une nouvelle forme esthétique, qui puisse dire le monde sans l’enfermer dans une grille de lecture univoque.

23À partir de là, Iris Murdoch définit la morale comme une forme de réalisme. La bonté devient une vision juste, consistant à voir les choses telles qu’elles sont réellement. La métaphysique élaborée par Iris Murdoch laisse entrevoir une liberté conçue comme celle de voir la réalité telle qu’elle est : l’amour est ce qui permet la libération. Comment pouvons-nous nous rendre moralement meilleurs ? En nous détournant de nous-mêmes, et en nous tournant vers la réalité du monde qui nous entoure, grâce à une éducation progressive aux vertus. Iris Murdoch définit davantage le Bien comme une affaire de perfection, un idéal éloigné, qu’une chose que l’on pourrait aisément posséder ou voir. Nous pouvons sentir son attraction, et s’en rapprocher au fur et à mesure que l’on s’éloigne des angoisses de l’égo, lieu de toutes les illusions, pour parvenir à voir, réellement, le non-soi. C’est en voyant réellement l’autre, que l’on se voit avec justesse soi-même. La bonté est transcendante en ce qu’il s’agit d’aller au-delà de nous-mêmes et au-delà de nos perceptions fausses. C’est une tâche infinie, que nous pouvons toujours mieux accomplir.

  • 22  J. Broackes, Iris Murdoch, Philosopher, op. cit., p. 80.
  • 23  Voir I. Murdoch, « Sein und Zeit: Pursuit of Being », in Iris Murdoch, Philosopher: A Collection o (...)

24L’originalité du réalisme moral tel qu’établi ici est d’avoir autant à voir avec la perception morale et la vertu que d’être en harmonie avec une pensée réflexive ordinaire. En effet, dès la fin des années 1960, Iris Murdoch tente de penser une philosophie au sol de nos vies. Elle commence à penser qu’au-delà des concepts de vertu et de liberté se joue quelque chose de plus fondamental, qui commence « au niveau de la nourriture et du logement »22. Si, à la fin de sa vie, Iris Murdoch pose la question de savoir comment la métaphysique peut être un guide pour la morale ‒ dans Metaphysics as a Guide to Morals ‒, la richesse de sa réflexion est de faire de cette métaphysique quelque chose de tout à fait ordinaire. Pour établir l’argument transcendantal pour la réalité du Bien, de deux choses l’une : d’abord, notre expérience et notre conscience ordinaires révèlent des occasions, plus nombreuses que ce que l’on peut croire, où nous affichons notre attachement à une conception du Bien ; ensuite, cet attachement ne doit pas être rejeté comme une illusion. Le Bien pénètre le monde ordinaire à différents degrés, mais il le pénètre en permanence. Il n’est pas une chose étrangère, mais davantage une particularité de l’esprit, ou d’un esprit, à voir les choses dans leur environnement ordinaire, comme elles sont. Pour Iris Murdoch, les situations quotidiennes sont pétries d’activité morale. C’est dans cette perspective qu’elle reproche à Heidegger, dans sa distinction entre ce qui est authentique, et ce qui est inauthentique dans le langage ordinaire, de situer « la valeur, l’orientation morale, la vertu, à un niveau excessivement supérieur à celui du quotidien », et de dévaloriser discrètement l’Alltäglichkeit, la quotidienneté, « en traitant ses diverses manifestations comme quasi-factuelles et indignes de recevoir le compliment d’une critique morale discriminante »23.

Le souci des autres

  • 24  Voir S. Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.

25L’ordinaire n’est pas seulement une investigation philosophique, c’est autant, dans l’œuvre d’Iris Murdoch, une méthode littéraire, et c’est ce qui suscite l’originalité de sa fiction. C’est aussi ce qui en fait une figure inspirante pour l’élaboration d’une éthique ordinaire contemporaine. Sa manière de considérer la littérature en fait une nouvelle forme d’attention à la vie ordinaire, comme expérience éthique véritable qui transforme la pensée morale et enrichit nos différentes formes de vie24. Déracinés, asservis (et asservissants), aveuglés par leur propre inattention à la réalité des autres, les personnages des romans d’Iris Murdoch symbolisent nos vies ordinaires insouciantes (uncaring), c’est-à-dire absolument dénuées d’attention et de compassion à la réalité des autres.

26Le Prince noir (1976) est l’un des romans les plus représentatifs de la pensée murdochienne. Il met en scène Bradley Pearson, écrivain narcissique convaincu que l’inspiration va bientôt lui surgir, et autour duquel gravite un enchevêtrement complexe de personnages tous plus grotesques les uns que les autres – son meilleur ami, Arnold Baffin, écrivain médiocre et prolifique, qui plaît au public, son ex-compagne qui aimerait le récupérer, son beau-frère, un homosexuel fauché, et psychanalyste de pacotille, la femme d’Arnold qui s’offre à lui – à l’exception de Julian, la fille d’Arnold, dont Bradley tombe éperdument amoureux. Dans son introduction au roman, la romancière britannique Sophie Hannah remarque :

  • 25  Voir S. Hannah, Introduction à Iris Murdoch, The Black Prince [1973], Londres, Penguin Random Hous (...)

Il est difficile de croire qu’une création humaine puisse atteindre une telle perfection, tout en étant plus proche de l’essence de la vie réelle que n’importe quelle autre œuvre de fiction que j’ai rencontrée25.

27Dans Le Prince noir, ni histoire extraordinaire, ni héros romantique, ni comportement exemplaire. Rien que Bradley Pearson, un common man égoïste, grotesque et misogyne, qui ne porte absolument aucune compassion aux personnes qui l’entourent, même lorsque sa propre sœur, maltraitée par son ex-mari l’ayant abandonnée pour une femme plus jeune dont il attend un enfant, se suicide, victime d’une société qui asservit les femmes aux hommes. D’attention, Bradley n’en a que pour lui-même, plongé dans les méandres de ses réflexions solipsistes sur l’art. Son amour pour Julian, qu’il considère comme Eros se manifestant à lui, est en réalité un désir aveugle de possession, qui le conduira à la violer. Bradley Pearson n’est même pas un anti-héros sombre et disgracieux, simplement un homme ordinaire, inattentif à la réalité des autres.

  • 26  Voir S. Hannah, Introduction, id[ma traduction].

Au moment où Bradley Pearson est le plus frustré, il se retrouve soudain profondément et inopinément amoureux de la fille des Baffin, Julian. Sa réaction n’est pas de faire quelque chose de noble, de grandiose ou de tragique, mais plutôt de s’allonger sur le tapis pendant un très long moment. C’est à ce moment-là que je suis tombée éperdument amoureuse du Prince noir et que j’ai su que je l’aimerais toujours. J’ai su que je lisais quelque chose de plus fidèle et de plus représentatif de la réalité que tout ce que j’avais lu auparavant26.

  • 27  Voir S. Laugier, « Care for the Ordinary », in The Murdochian Mind, S. Panizza et M. Hopwood (dir. (...)

28Ce n’est pas par hasard si, dans les romans d’Iris Murdoch, la vie intérieure des personnages tient une place plus grande, plus intense, et plus complexe que leurs actions extérieures. Car si la vie intérieure est envisagée comme le lieu privilégié, mais pas exclusif, de l’amélioration morale, c’est aussi le lieu le plus ordinaire de nos vies ; l’espace où nous passons la majorité de notre vie demeure notre intériorité. Et toute la difficulté d’une philosophie morale capable de nous conduire vers le Bien réside dans cette articulation de l’importance de la vie intérieure pour la vie morale, et la nécessité de ne pas s’emprisonner dans son propre égo au risque de passer à côté de toute possibilité d’amélioration morale ‒ car le Bien qui excite le désir en nous de nous améliorer requiert nécessairement une fuite en avant de nous-mêmes, une sortie de notre propre intériorité, une prise de conscience d’autrui (en particulier, dans sa souffrance, sa dépendance ou sa différence) qui est une vertu d’attention. Aussi est-il aisé de se reconnaître, pour les lectrices et lecteurs, dans la vie intérieure des personnages, à travers leurs réactions émotionnelles excessives, leurs jugements mesquins, leurs ambitions irréalistes... Les protagonistes sont constamment en train de se plaindre : « Ne te préoccupe pas de toi, et moi alors ? » à un public, finalement, tout aussi insensible et égocentrique. Comment ne pas voir en Iris Murdoch une figure inspirante pour les éthiques du care27 ?

Conclusion

29Sous le titre « Une éthique si ordinaire : Iris Murdoch », cet article espère avoir su montrer comment nous pouvons situer Iris Murdoch au cœur de ce que l’on peut appeler une nouvelle éthique ordinaire contemporaine, qui embrasse à la fois les concepts d’attention au langage (c’est-à-dire ce que cela signifie d’être attentif au langage) et d’éthique ordinaire (c’est-à-dire comment la vie ordinaire peut être le terrain privilégié de la vie morale). Il s’agit d’une approche linguistique et littéraire qui, comme l’article espère en avoir montré l’efficacité éthique, fait se rejoindre le courant du perfectionnisme en philosophie morale et l’approche conceptuelle en éthique, et entend défendre une éthique de l’attention au langage comme projet moral singulier.

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Bibliographie

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Notes

1  Pour une analyse de cette période de l’histoire de la philosophie britannique, voir C. Mac Cumhaill et R. Wiseman, Metaphysical Animals: How Four Women Brought Philosophy Back to Life, Londres, Chatto & Windus, 2022 ; ainsi que N. Krishnan, A Terribly Serious Adventure: Philosophy and War at Oxford, 1900-1960, Londres, Penguin Random House, 2023.

2  C. Mac Cumhaill et R. Wiseman, Metaphysical Animals, op. cit., p. 158 [ma traduction].

3  Ibid., p. 265 [ma traduction].

4  Voir I. Murdoch, « Nostalgia for the Particular », in Existentialists and Mystics: Writings on Philosophy and Literature, P. Conradi (dir.), Londres, Penguin Books (3ème éd.), 1999.

5  Voir I. Murdoch, « Thinking and Language », in Existentialists and Mystics, op. cit.

6  Voir I. Murdoch, The Sovereignty of Good, New York, Routledge, 2ème éd., 2001, p. 16‑17.

7  Voir I. Murdoch, « Metaphysics and Ethics », in Existentialists and Mystics, op. cit. ; et « Vision and Choice in Morality », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes 30, 1956.

8  I. Murdoch, « Vision and Choice in Morality », Proceedings of the Aristotelian Society, art. cit., p. 39 [ma traduction].

9  Voir C. Braune, « From Inattentiveness Towards Moral Failures: Acknowledging Simone Weil in Iris Murdoch’s Literary Writings », Labyrinth: An International Journal for Philosophy, Value Theory and Sociocultural Hermeneutics, vol. 25, n° 2, 2024, p. 47‑73. Voir aussi S. Panizza, The Ethics of Attention: Engaging the Real with Iris Murdoch and Simone Weil, New York et Londres, Routledge, 2022.

10  Voir C. Diamond, « “We are perpetually moralists”: Iris Murdoch, fact and value », in Iris Murdoch and the Search for Human Goodness, Maria Antonaccio et William Schweiker (dir.), Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 79‑109.

11  Voir I. Murdoch, Metaphysics as a Guide to Morals, Londres, Chatto & Windus, 1992, p. 326.

12  Voir I. Murdoch, « The Idea of Perfection », in The Sovereignty of Good, op. cit. ; et les analyses de J. Broackes dans son introduction à Iris Murdoch, Philosopher: A Collection of Essays, Oxford, Oxford University Press, 2012.

13  Voir notamment S. Lovibond, « The Simone Weil Factor », in Iris Murdoch, Gender and Philosophy, New York et Londres, Routledge, 2011 ; E.M. Düringer, « Murdoch and Weil », in The Murdochian Mind, S. Panizza et M. Hopwood (dir.), New York et Londres, Routledge, 2022, p. 306‑317 ; G. Griffin, The Influence of the Writings of Simone Weil on the Fiction of Iris Murdoch, New York, Mellen Research University Press, 1993.

14  Voir S. Laugier, La Voix et la vertu. Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010.

15  Collection d’écrits d’Iris Murdoch traduits en français dans L’Attention romanesque. Écrits sur la philosophie et la littérature, La Table Ronde, 2005, p. 168.

16  S. Beckett, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 34.

17  Voir S. Cavell, Must we Mean what we Say? A Book of Essays, 2ème éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

18  S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 45.

19  Ibid., p. 178.

20  Voir S. Panizza, The Importance of Attention in Morality: An Exploration of Iris Murdoch’s Philosophy [Thèse de doctorat en philosophie], University of East Anglia, 2015, p. 2 ; et S. Panizza, The Ethics of Attention, op. cit.

21  Voir à ce sujet J. Trächtler, « Facts, concepts and patterns of life ‒ Or how to change things with words », Philosophies 8, n° 4, p. 1‑13.

22  J. Broackes, Iris Murdoch, Philosopher, op. cit., p. 80.

23  Voir I. Murdoch, « Sein und Zeit: Pursuit of Being », in Iris Murdoch, Philosopher: A Collection of Essays, op. cit., p. 101 [ma traduction].

24  Voir S. Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.

25  Voir S. Hannah, Introduction à Iris Murdoch, The Black Prince [1973], Londres, Penguin Random House, Vintage Classics, 2019, p. 12 [ma traduction].

26  Voir S. Hannah, Introduction, id[ma traduction].

27  Voir S. Laugier, « Care for the Ordinary », in The Murdochian Mind, S. Panizza et M. Hopwood (dir.), Londres, Routledge, 2022, p. 223‑235.

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Pour citer cet article

Référence papier

Camille BRAUNE, « Une éthique si ordinaire : Iris Murdoch »Philonsorbonne, 18 | 2024, 13-28.

Référence électronique

Camille BRAUNE, « Une éthique si ordinaire : Iris Murdoch »Philonsorbonne [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philonsorbonne/3708 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11scr

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